La Guerre en montagne

La Guerre en montagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 601-631).
LA
GUERRE EN MONTAGNE


I. — LES ROUTES D’UNE ARMÉE

Dès que nous arrivons dans la grande plaine vénitienne près du quartier général de l’armée, on nous explique les fronts italiens avec une clarté parfaite et qui rend les cartes inutiles.

— Nous avons trois fronts, me dit l’officier qui va me servir de guide. Sur le premier, le front de l’Isonzo, qui est la route de Trieste, nos troupes peuvent marcher, quoique la marche ne soit pas facile ; sur le second, le Trentin, vers le Nord, où l’ennemi approche le plus de nos plaines, il faut que nos troupes grimpent. Partout ailleurs, elles doivent grimper et faire de l’alpinisme. Vous verrez.

Il m’indique, au loin dans la direction du Sud-Est et de l’Est, à travers une brume de chaleur, des hauteurs d’aspect sinistre, où les canons se répondent comme dans une querelle grandiose.

— Ici le Carso, où nous allons maintenant.

Puis il se tourne vers le Nord-Est et le Nord, où des montagnes plus proches, plus hautes, montrent des traînées de neige dans leurs plis.

— Ici les Alpes Juliennes. Tolmino est derrière. Toujours au Nord, où la neige est plus épaisse, les Alpes Carniques. Nous combattons par là. A l’Ouest de cette chaîne, les Dolomites, théâtre ordinaire des ascensions des touristes et sujet de leurs livres. Nous y combattons aussi. Les Dolomites rejoignent le Trentin et le plateau d’Asiago, où nous combattons encore. De là nous tournons au Nord jusqu’à ce que nous rencontrions la frontière suisse. Toujours des montagnes, comme vous voyez.

Il désigne les pics l’un après l’autre, avec l’aisance d’un homme accoutumé à repérer des points sous tous les angles de vision et tous les jeux de lumière. Mais les yeux d’un étranger ne peuvent rien saisir de ce lointain décor, si ce n’est un véritable rempart de montagnes immobiles — « comme des géans à la chasse » — tout le long de l’horizon septentrional. La jumelle les divise en chaînes enchevêtrées de monticules boisés, pics aux flancs creux, fendus par des ravins noirs ou gris, bandes de rocs incolores, balafrés et entaillés de blanc ; glaçons de neige durcie qui dépassent comme un gros ongle les éclats de pierre ; et derrière tout cela, une agonie de rochers torturés à l’arrière-plan du ciel. Il faut que les hommes soient rompus à la montagne, si même ils n’y sont pas nés, pour y évoluer librement. Elle a, à un trop haut degré, son génie propre et comme son démon qui la hante. Les plaines autour d’Udine sont meilleures, — les grasses plaines, unies, couvertes de mois- sons, — pièces de blé et d’orge entre des vignes bien soignées, chaque plant de vigne vigoureux et bien venu, et les bras étendus pour accueillir le printemps, chaque champ bordé de vieux mûriers consciencieusement étêtés pour les vers à soie, et chaque route flanquée de canaux étincelans qui murmurent agréablement dans la chaleur.

De distance en distance sur la route, à peu près tous les vingt mètres, un carré bien net de cailloutis calcaire, encadré par une dérivation d’eau. Tous les cent mètres, un vieillard et un jeune garçon travaillent ensemble, l’un avec une longue pelle, l’autre avec un seau de fer-blanc au bout d’une perche. Dès que quelque usure se manifeste à la surface de la route, le vieux bourre le creux avec une pelletée de cailloutis, le gamin y verse de l’eau et il n’y a plus qu’à laisser passer les véhicules pour que ce soit aussi dur et serré qu’un caoutchouc de chambre à air. La perfection et le bon entretien des routes sont presque tout pour l’automobile. Là où il n’y a pas de bosses, il n’y a pas d’effort, même avec les plus lourdes charges. Les camions glissent de la tête de ligne jusqu’à leur destination, reviennent et repartent de nouveau sans exiger de réparation ni causer de retard. Toute cette campagne italienne s’appuie sur le principe très simple que la civilisation est une question de transports : chaque morceau de route, chaque courbe le prouve. Sur le front français, la Providence ne fournit pas l’avantage si appréciable de ces rivières dont le lit permet de remplir à la pelletés wagonnets qui promènent à travers tout le paysage la jolie pierre destinée aux routes. On ne trouve pas non plus, en France, ces montagnes généreuses où un homme n’a qu’à étendre la main pour en tirer la pierre de toutes les Pyramides. Et enfin nulle part il n’existe des populations habiles de naissance aux travaux de maçonnerie. Disons-le donc, en transposant un mot de Macaulay : ce que la hache est au Canadien, ce que le bambou est au Malais, ce que le bloc de neige est à l’Esquimau, la pierre et le ciment le sont à l’Italien, et j’espère le montrer par la suite.

Les soldats italiens portent un casque d’acier qui diffère un peu du casque français et les fait ressembler de loin à des légionnaires romains sur une frise triomphale. La taille, le physique et, par-dessus tout, l’équilibre des hommes leur sont particuliers. Ils semblent plus souples dans leurs mouvemens d’ensemble et moins surchargés d’accessoires que les soldats français et anglais ; mais la différence essentielle consiste dans leur manière de marcher, — la manière même dont ils frappent du pied le sol et semblent, à chaque pas, en prendre possession. Ce peuple a un sentiment de la propriété aussi vif que celui du Français. Les innombrables troupes en gris-vert laissent voir dans leur marche à travers ces belles campagnes leur amour des moissons et leur respect de la terre. Quand des hommes vivent toujours en plein air, il y a entre eux et leur milieu une sorte de pénétration réciproque et naturelle, qu’on ne trouve pas chez ceux que le climat ou leurs occupations maintiennent à la maison pendant la plus grande partie de l’année. L’espace, la lumière, l’air, tout le mouvement de la vie sous le ciel vivifiant, entrent pour une grande part dans le fond psychologique de l’Italien.

Si bien que lorsqu’on ordonne à un soldat de s’asseoir dans la poussière et de rester là sans bouger, tandis que passent les obus, il le fait aussi naturellement qu’un Anglais approche une chaise du feu.


LE VENTRE DES PIERRES

— Et voici la rivière de l’Isonzo, nous indique l’officier quand nous atteignons le bord de la plaine d’Udine.

Elle pourrait sortir du Kashmir avec ses larges ondulations de bancs de sable clair qui éparpillent le courant en une brume dansante. Les eaux d’un jade laiteux sentent la neige des collines, cependant qu’elles tirent sur les amarres du ponton disposées de manière à lui laisser du jeu pour s’élever et s’abaisser : un cours d’eau sorti des neiges a la marche aussi peu sûre qu’un ivrogne. L’odeur des mules, les feux allumés partout et le cortège des chariots siciliens, bas sur roues avec leurs panneaux historiés d’images bibliques, ajoutent à l’illusion d’Orient. Mais la chaîne qui, là-bas, au bord de la rivière, paraissait si escarpée et n’était en réalité qu’un petit remblai assez plat au milieu des montagnes — quelque chose comme un avorton de pierraille boueuse hachée par les intempéries — ne ressemble à aucun pays de la terre. Tout le long de sa base, sourds désormais aux cris perçans des mules, à la toux des moteurs, aux ronflemens des machines et aux bruits discordans des camions, gisent, dans des cimetières qui forment une ceinture interminable, les cadavres des soldats qui ont les premiers frayé la voie vers les hauteurs dominant leurs tombes.

— C’est ici que nous les descendions pour les ensevelir après chaque combat. Et combien n’y a-t-il pas eu de combats ! Des régimens entiers sont couchés là, — et là, — et là ! Quelques-uns de ces morts tombèrent dans les premiers jours, quand nous faisions la guerre sans routes. D’autres sont morts plus tard, quand nous avions les routes, mais que les Autrichiens avaient les canons. D’autres enfin tombèrent les derniers, quand nous battîmes les Autrichiens. Regardez !

En vérité, comme dit le poète, la bataille est gagnée par les hommes qui tombent. Dieu sait combien de mères ont leurs fils endormis le long de la rivière devant Gradisca, à l’ombre de la première chaîne du Carso maudit ! Le dernier sommeil de ces braves est troublé par l’effort de leurs compatriotes indomptables, qui continuent à se frayer la route à coups de dynamite vers l’Orient et Trieste ; la vallée de l’Isonzo multiplie le grondement de l’artillerie lourde autour de Goritz et dans les montagnes du Nord. Ils gisent là comme dans une forge géante où les anneaux de la nouvelle Italie sont en train de se souder dans la fumée, les flammes et la chaleur, — la chaleur qui monte devant eux, des bancs de sable desséchés de la rivière, et celle qui rayonne de la chaîne desséchée derrière eux.

La route grimpe en serpentant parmi des tranchées vides, à travers des fils de fer rouillés qui s’enchevêtrent sur le sol avec un air de « herses faites pour dévider les corps des hommes comme de la soie, » — entre les monticules ordinaires de sacs de sable crevés, autour des fosses creusées pour les canons et dont les saisons en se succédant ont adouci les angles. On ne peut pas creuser de tranchées, pas plus qu’on ne peut trouver d’eau sur le Carso, car à une pelle de profondeur la pierre ingrate se change en roc revêche et il faut tout forer et faire sauter à la dynamite.

Pour le moment, le printemps ayant été humide, les pierres conservent une teinte verdâtre ; mais d’ailleurs aucune apparence de végétation sur ce roc brûlé par l’été. Comme si ce n’était pas assez de toute cette sauvagerie, les pentes nues et les sommets désolés sont parsemés d’innombrables fosses, quelques- unes merveilleusement dessinées par le diable pour y poster des mitrailleuses, d’autres pareilles à de petits cratères bons à loger des howitzers de onze pouces, s’ouvrant au fond par des crevasses dans des cavernes sèches où les régimens peuvent se cacher et se tenir à l’abri. J’ai sous les yeux une de ces excavations, utilisée contre les bombes par deux régimens autrichiens, non loin d’un petit groupe abandonné de murs intérieurs de maisons, tous gris d’argent, qui se penchent et se parlent tout bas dans l’air léger, comme des fantômes. C’est là tout ce qui reste d’un village maintes fois pris et repris. La seule chose qui y demeure vivante est une pompe à vapeur amenant l’eau par des tuyaux du haut des collines et la conduisant, sur des paliers de pierre, à travers la brume lointaine, jusqu’aux troupes altérées qui séjournent dans les tranchées sans eau.

— Il nous est arrivé ici même de mettre les Autrichiens en pleine déroute, et d’être arrêtés dans notre poursuite par le manque d’eau. Les hommes allèrent de l’avant jusqu’au moment où ils suffoquèrent dans la poussière. Maintenant, ces tuyaux les suivent.

Nous montons la route qui serpente sous les plus hauts sommets de la chaîne, et nous débouchons sur le versant le plus sûr, dans ce que les Arabes appelleraient le « ventre des pierres. » Pas ombre de verdure, aussi loin que le regard peut s’étendre : rien que le roc brisé et rebrisé par le feu de l’artillerie. Si battue que soit la terre par les obus, on peut trouver quelque moyen d’y marcher ; mais ici, le pied n’a pas plus de prise que dans une montée de cauchemar. Il n’y a pas deux éclats de la même dimension, et quand on trébuche sur le bord d’un cratère d’obus, ses parois dégringolent avec le bruit de quelque chose de desséché qui s’affaisse. De grandes tombes communes dressent leur masse, retenues par des murs de pierres : ce sont les meules de la moisson de la mort. Sur l’une d’elles quelqu’un a posé un vieux fémur noirci. Le lieu frissonne de fantômes dans la chaude clarté comme les pierres frissonnent dans la chaleur. Des pics arides, bossues comme des hanches de vache, font saillie le long de la chaîne que nous dominons. L’un d’eux, plus bas de quelques pieds seulement que l’endroit où nous nous trouvons, a été pris et perdu six fois.

— Ils nous ont chassés avec des mitrailleuses de l’endroit où nous sommes maintenant. Aussi fallut-il d’abord nous emparer de ce point culminant. Cela nous coûta gros.

Et notre guide nous conte des histoires de régimens décimés, reconstitués et décimés de nouveau, qui achevèrent, à leur troisième ou quatrième résurrection, les conquêtes que leurs anciens avaient commencées. Il nous parle d’ennemis tombés par milliers, dont on a relégué quelque part les cadavres sous les pierres sonnantes, et d’une certaine division de la Honved autrichienne qui prétend que, par le droit du sang, c’est à elle qu’il appartient tout spécialement de défendre cette section du Carso. Ces hommes aussi surgissent des rochers, meurent et semblent renaître pour mourir encore.

— Entrons un instant dans ce trou d’obus, — il ne serait pas prudent d’y rester trop longtemps, — j’essaierai de vous montrer ce que nous voulons faire à notre prochaine attaque. Précisément, nous sommes en train de nous y préparer.

Et l’officier nous explique, en précisant d’un geste de l’index, comment on se propose d’opérer, le long de collines dominant les routes qui aboutissent en fin de compte à la pointe de l’Adriatique, — on peut la voir comme une traînée d’argent terne, vers le Sud, — sous des hauteurs sombres et ombreuses qui couvrent Trieste. Une conduite d’eau chauffée par le soleil traverse notre trou d’obus à peu près à la hauteur du menton, et l’eau bourdonne à l’intérieur comme le ronflement d’un obus lointain. L’explication est ponctuée par le grondement de grosses pièces isolées sur le front italien, qui tirent afin de se mettre en goût pour l’action sérieuse en perspective. Tout à coup, le soi se met à hoqueter à quelques mètres en avant de nous, et les pierres — les pierres aux tranchans venimeux du Carso — volent avec le bruit d’une compagnie de perdrix.

— Des mines qui explosent, observe tranquillement l’officier, tandis que les civils, d’un geste automatique, relèvent leurs cols. On travaille à l’escarpement des pentes... Mais on aurait pu nous avertir !

Les mines explosent en effet, en bon ordre d’alignement ; et comme il est impossible de courir sur les pierres, il ne reste plus qu’à les regarder, avec un sentiment très vif que les milliers et milliers de morts qui sont là, au-dessous et autour et derrière, regardent, eux aussi. Un marteau à air comprimé fait un bruit souterrain comme un claquement de dents.

— Je n’aurais jamais imaginé une telle sarabande de pierres...

— Et encore, elles ne sont pas toutes dans la danse. Nous voudrions bien qu’elles y fussent. Mais elles tiennent ferme. Venez voir !

Hors du grimaçant éclat du soleil, nous suivons une grande galerie taillée dans le roc : des rails courent sous nos pieds ; des hommes jettent à la pelle dans des wagons tout le rebut qui jonche le sol. Le jour entre par une demi-douzaine d’embrasures à travers trente pieds de roc.

— Ce sont de nouvelles positions d’artillerie. Pour des canons de six pouces peut-être ; peut-être pour du calibre de onze.

— Comment vous y prenez-vous pour faire monter ainsi des canons de onze pouces ?

L’offîcier sourit un peu : je compris, un peu plus tard, au sommet des montagnes, la signification de ce sourire.

— Nous les faisons monter à bras, me dit-il. Et il se tourna vers le soldat du génie chargé de ce service, pour lui reprocher d’avoir fait exploser les mines sans avertissement.

Nous sortons du « ventre des pierres, » et quand nous nous retrouvons en terrain plat, au delà de l’Isonzo, nous reportons nos regards sur ce paysage, à travers ses lignes de cimetières en bordure. C’est le premier obstacle rencontré par l’Italie sur son propre seuil, après qu’elle eut forcé le large Isonzo malaisé, où, comme m’avait dit mon guide, les troupes peuvent marcher, mais où la marche n’est pas commode... On s’en apercevait !


III. — PODGORA

— Nous en avons fini pour quelque temps avec les pierres, déclare notre guide. Maintenant, nous allons à une montagne de boue. Elle est sèche à présent, mais cet hiver elle ne tenait pas en place.

Au bord de la route montante, sur une étendue d’environ un arpent, le terrain est encore difficile : il s’est affaissé en un mélange de terre et de racines d’arbres, que des hommes enlèvent à la pelle.

— C’est une route toute récente. Nous avons au total environ six mille cinq cents kilomètres de routes neuves, — ou vieilles routes améliorées, — sur un front de six cents kilomètres. Mais, vous le voyez, nos kilomètres ne sont pas à plat...

Le paysage, formé d’un choix de tous les verts du printemps, est celui des tableaux de sainteté des Primitifs italiens : les mêmes collines isolées, escarpées, s’élevant de prairies en émail ou de massifs en fleur, dans la belle ordonnance des mêmes entablemens de roc, couronnés par un campanile ou par un bouquet d’arbres sombres. Sur les routes blanches au-dessous de nous, les autos et les mules de transport déroulent leurs longues files, qui avancent d’un train monotone. A un moment, nous dûmes embrasser du regard plus de trente kilomètres de ces routes en pleine activité, mais il ne nous fut jamais possible d’y surprendre une brèche. Le système des transports italiens a fait ses preuves dans la guerre depuis longtemps.

Plus les plaines s’abaissent, à mesure qu’on suit la route, plus on se rend compte de la hauteur des montagnes dont le cercle nous domine. Podgora, la Montagne de Boue, est un petit Gibraltar d’environ huit cents pieds de haut, presque perpendiculaire d’un côté, ayant vue sur la ville de Goritz, qui, en temps de paix, était une sorte de Cheltenham mal aéré pour officiers autrichiens en retraite. Partout ailleurs la colline de Podgora pourrait attirer l’attention ; mais vous auriez beau installer une demi-douzaine de Gibraltars parmi ce soulèvement de collines : dans un mois, le ruban lisse des routes italiennes les couvrirait, comme les vrilles de la vigne recouvrent des tas d’immondices.

Les seigneurs de la guerre, autour de Goritz, ce sont les monts de quatre à cinq mille pieds massés l’un derrière l’autre, et dont chaque angle, chaque plateau, chaque vallée offre ou masque la mort. Les montagnes sont un mauvais champ d’action pour les aéroplanes, parce que l’atterrissage y est partout difficile ; mais les appareils n’en viennent pas moins des deux côtés battre au-dessus d’elles, et les canons de la défense aérienne, qui rte sont pas impressionnans au grand air des plaines, emplissent les gorges de leur toux multipliée par l’écho, et qui ressemble plus au rugissement d’un lion qu’au tonnerre. L’ennemi vole haut, par-dessus les montagnes, et on le voit se détacher sur le bleu du ciel comme un petit tourbillon de cendres échappé d’un feu de joie. Il laisse tomber généreusement ses bombes, et le destin se charge du reste, soit que les unes, aveugles, éclatent sur la nudité du roc, sans autre mal qu’un long bourdonnement de la pierre fendue, soit qu’un bruit sinistre de bois, d’hommes et de mules fracassés proclame que la bombe est tombée cette fois au bon endroit.

Aussi bien, tout ce cadre a tant de charme, la lumière, le feuillage, les fleurs et les papillons confondus sur les revers gazonneux des vieilles tranchées jettent un tel défi aux ouvriers vivans de la mort, qu’il faut se faire violence pour s’interdire les digressions...

Nous poursuivons à pied notre escalade dans la Montagne de Boue, à travers des galeries et des contre-galeries, jusqu’à un poste d’observation discrètement dissimulé. Maintenant Goritz, rose, blanche et bleue, s’étend au-dessous de nous avec toute l’apparence de dormir, parmi ses marronniers en pleine floraison, au bord de l’Isonzo bavard. Elle est aux mains des Italiens, conquise après de furieux combats ; mais les canons ennemis, des montagnes qu’ils occupent, peuvent encore la bombarder à loisir. Les prochains mouvemens, nous explique l’officier, seraient destinés à nettoyer certaines hauteurs.

— Pouvez-vous voir nos tranchées qui montent vers eux en grimpant sous leurs menaces ?

Ici et là il nous indique que les troupes italiennes mèneront en rampant leur escalade, couvertes par le feu de l’artillerie, jusqu’à ce qu’elles arrivent à celle d’une nue d’où elles doivent faire toutes seules leur attaque, qui est réellement une escalade. Si cette attaque échouait, alors il leur faudrait creuser des tranchées au milieu des rochers et coucher dehors sous le ciel rude ; car c’est la guerre en montagne, une guerre où les vallées sont des pièges de mort et où seules les hauteurs comptent.

Nous nous retournons pour regarder derrière nous les collines capturées, qui depuis le temps de leur création étaient restées si parfaitement ignorées, mais qui maintenant, à cause du prix dont on les aura payées, vivront dans l’histoire aussi longtemps qu’il y aura une histoire d’Italie. Quant aux montagnes qui se dressent devant nous, ce sont cimes encore païennes qui ont à recevoir le baptême et à s’inscrire au livre d’or, et personne ne peut dire à ce moment laquelle d’entre elles recueillera le plus d’honneur ou quel groupe de huttes de bergers portera à travers les âges le nom d’une bataille d’un mois.

Le recueillement qui présage une grande attaque étend son manteau sur le repos des deux lignes. Le silence général n’est coupé que par quelques pièces occupées à finir un travail pour leur propre compte. Les Autrichiens ont, eux aussi, à mettre une dernière touche : ils tirent sur un couvent qui domine au versant des collines, — calculant leurs coups, un par un. Un gros canon au-dessous de nous se met paresseusement à faire sa partie de notre côté, ébranlant toute la Montagne de Bouc. Soudain mettant l’oreille au récepteur, nous entendons, dans les ténèbres sous nos pieds, une voix jeune, — celle du correcteur d’artillerie, — prononcer ces mots qui n’ont aucun rapport avec la justesse du tir :

— Toutes nos félicitations ! Alors vous dinez avec nous ce soir et vous payez le vin...

Tout le monde se met à rire. Notre guide nous explique :

— L’officier observateur, — il est en bas vers Goritz, — vient de téléphoner qu’il a été promu aspirant, — vous dites sous-lieutenant, n’est-ce pas ? Il aura à grimper ici au mess d’artillerie ce soir, et l’on boira à son avancement.

— Je parie qu’il viendra, propose quelqu’un.

Mais personne ne se présente pour parier contre. Car, voyez- vous, la jeunesse est partout immortellement la même.


IV. — GORITZ

Nous descendons de Podgora à Goritz par une route plus merveilleuse qu’aucune de celles que nous avions trouvées jusqu’ici. Elle ressemble à une piste de tobogan, mais si parfaitement remblayée à chaque tournant que le roulage aurait pu se laisser glisser sur la descente, si on le lui avait permis.

A notre entrée dans la ville, des hommes réparaient le pont jeté sur la rivière, — et pour cause. On fait beaucoup de réparations à Goritz. Les Autrichiens emploient des pièces lourdes contre la place, — quelquefois du matériel de douze pouces, — avec lesquelles ils tirent méthodiquement et lentement de très loin au delà des hautes collines. J’ai essayé de trouver une maison qui ne portât pas ce monotone pointillage de shrapnells, mais ce fut difficile. Aucun endroit de la ville n’est hors de portée des canons ennemis.

Dans le vallon paisible où repose la ville, pas un souffle d’air, à peine un murmure dans les dômes des marronniers. Des troupes en marche passent pour monter à leurs tranchées, là-haut sur le flanc de la colline, et le bruit de leurs pas résonne entre les hautes murailles du jardin où les fils du service télégraphique sont agrafés, parmi des grappes de glycines en pleine floraison. Il y a dans la cité plusieurs centaines de civils qui ne se sont pas encore souciés de s’éloigner, car l’Italien est aussi tenace dans ce cas-là que le Français. Sur la place principale, où les façades des maisons ont le plus souffert du bombardement et où le gros pilier de lumière électrique se courbe jusqu’à terre, j’aperçois une jeune fille marchandant une carte de boutons à la porte d’une boutique : à cette importante occupation elle prodigue sans compter ses mains, ses yeux, ses gestes, et le vendeur n’est pas moins absorbé qu’elle-même. Est-ce donc moins obsédant que nous ne nous l’imaginons, de vivre avec l’idée qu’on vous surveille toujours de là-haut et de sentir en quelque sorte dans sa nuque le souffle de bouches invisibles ?

Un peu plus tard, dans un jardin plein d’iris, des Anglaises qui possèdent une installation radiographique et deux voitures fouettées par les obus me racontent confidentiellement qu’on leur avait promis au moment de l’attaque qu’elles pourraient s’abriter avec leur matériel à Goritz même, dans une jolie chambre souterraine où il n’y avait à peu près rien à craindre des obus qui troublent les blessés et ébranlent l’appareil radiographique. Elles ajoutent :

— N’était-ce pas aimable de la part des autorités ?


V. — LA VEILLÉE DES CANONS

Les étonnans camions automobiles serrent la file sur la route encore plus étonnante. Notre compagnon s’excuse pour eux.

— Vous voyez, nous avons eu quelque chose à transporter là-haut, au front, par ce chemin-là, pendant les derniers jours.

Nous nous dirigeons vers le haut des collines par des routes qui ne sont pas encore sur les cartes, mais qui ont toute la résistance qu’à force de travail on peut leur assurer contre la charge roulante des camions et les sabots tranchans des mules aussi bien que contre la détérioration de l’hiver qui est pour des routes le véritable ennemi. Celle où nous nous engageons suit les derniers replis d’une chaîne qui n’a guère que trois ou quatre mille pieds, plus ou moins parallèle au cours de l’Isonzo descendant du Nord. Des rivières, qui avaient grondé à notre niveau, dégringolent et finissent par ne plus paraître que des filets bleus presque invisibles à travers la forêt. Les montagnes avancent des genoux durs et schisteux autour desquels nous grimpons en faisant mille lacets qui déconcertent toute orientation.

Comme l’ennemi, à sept milles de là, avait vue sur nous, on avait masqué avec des nattes de roseaux certaines parties de la route encombrée ; mais des trous déchiquetés, au-dessus ou au-dessous de nous, prouvaient que l’ennemi l’avait serrée de près dans ses recherches. Ensuite, le colossal giron d’une montagne tout animée d’eaux qui s’égouttent nous cacha dans la verdure et l’humidité, jusqu’à ce que la vue d’un frêne circonspect encore en bourgeons — nous avions vu ses frères, il y a dix minutes, vêtus de la tête au pied, — nous annonçât que nous nous étions élevés de nouveau à la hauteur de la zone aride. Il y a là batteries sur batteries des plus lourdes pièces, disposées et cachées avec tant de variété qu’il ne sert à rien d’en découvrir une pour être sur la trace des autres. Des pièces de onze, de huit, de quatre, de six, et de onze encore sur des roues rampantes, sur des affûts de marine adaptés au service de terre, séparés de leur tracteur indépendant ou en équilibre et arc-boutés sur leur propre moteur à grande vitesse, se succèdent pendant des milles et des milles, avec leurs dépôts souterrains de munitions, leurs ateliers et les baraquemens nécessaires pour leurs milliers de servans, tout cela dispersé ou en file derrière eux sur les pentes raides. Cachées dans l’ombre des fosses ou des dépressions, elles pointent vers le ciel, et quant à comprendre comment elles ont été amenées jusqu’ici pour être descendues là, c’est ce qui passe l’imagination. Elles mettent le nez dehors par de simples fentes dans le gazon vert et se tiennent en retrait des rebords et des avancées de terrain où aucune lumière ne peut trahir leur forme, ou bien elles ne font plus qu’un avec un tas de fumier derrière une étable. Elles se nichent dans l’épaisse végétation de la forêt comme des éléphans en plein midi ou, en quelque sorte, rampent accroupies sur leur ventre jusqu’aux bossoirs mêmes des crêtes qui dominent des mers de montagnes. Elles aussi, comme les autres en bas sur le front, attendent l’heure et l’ordre. Il n’y en a pas une douzaine parmi cette multitude qui desserrent les dents.

Quand nous eûmes grimpé jusqu’à un endroit désigné, le volet d’un poste d’observation s’ouvrit sur le tableau mouvant qui s’étendait à nos pieds. Nous vîmes l’Isonzo presque verticalement au-dessous de nous, et au loin sur le côté étaient les tranchées italiennes qui grimpaient péniblement de la rive à la crête des montagnes nues où vit l’infanterie qu’il faut ravitailler à la faveur de la nuit, tant que les Autrichiens n’auront pas été chassés des hauteurs d’où ils la dominent.

— C’est tout à fait comme lorsqu’on poursuit un voleur sur les toits. Vous pouvez le découvrir d’une cheminée d’usine, mais lui peut vous découvrir du clocher de la cathédrale, — et ainsi de suite.

— Et ces hommes en bas dans les tranchées ?...

— On a vue sur eux des deux côtés, c’est vrai ; mais nos canons les couvrent. Ainsi en est-il toujours dans notre guerre : la hauteur est tout.

L’officier ne dit rien de l’effroyable labeur qu’il a fallu accomplir avant qu’un homme ou un canon pût arriver à sa place : rien de la bataille qui avait été livrée dans la gorge en dessous, pour le passage de l’Isonzo, quand les tranchées italiennes s’agriffaient dans le sang et ouvraient à la scie leur sentier dans le roc ; à peine parlait-il du museau ensanglanté d’une hauteur appelée le Sabotino qui fut prise, perdue et reprise, si glorieusement, aux premiers jours de la guerre, et qui vous a maintenant des airs innocens de pâturage de montagne.

Peuple solide, ces Latins qui ont eu à combattre les montagnes et tout ce qu’elles renferment, mètre par mètre, et qui savent gré à leurs champs de bataille de ne pas s’incliner à plus de quarante-cinq degrés.


VI. — UNE PASSE, UN ROI ET UNE MONTAGNE

Un faucon s’envola du sommet de la colline et plana au-dessous de nous cherchant la vallée au bout de la passe. L’ordinaire sentier de caravanes grossièrement pavé conduisait au-dessus d’elle entre des baraquemens de planches, de roc et de terre. Un artilleur sort et nous offre aimablement du café : c’est un commandant basané dont les yeux sont habitués à regarder de très lointains horizons. Il vit là-haut avec ses canons toute l’année, et sur les pâturages qui s’étendent des deux côtés de son repaire, de sombres trous d’obus à la douzaine marquent les points où l’ennemi lui a donné la chasse. La neige, qui vient de disparaître, n’a laissé en fondant qu’une herbe morte sur les bords des plus anciens cratères. Ce commandant dirige un poste d’observation. Quand il fait claquer son volet, nos regards plongent comme ceux des faucons sur une ville autrichienne avec un pont démoli au-dessus d’une rivière, et sur les lignes de tranchées italiennes qui s’y acheminent en rampant à travers des terrains d’alluvion, toutes dessinées comme sur une carte, à trois mille pieds au-dessous de nous. La ville attend, — comme Goritz attend, — cependant que là-haut, au-dessus d’elle, on décide, sans qu’elle en sache rien, si elle doit vivre ou mourir. Le commandant nous en énumère les beautés, car elle est son domaine, voyez-vous, par droit d’expropriation pour utilité publique, et il y dispense la haute, la basse et la moyenne justice.

Donc, nous prenions le café, quand un sous-officier vint avertir que les Autrichiens, à dix kilomètres de là, étaient occupés à déplacer quelque chose qui pourrait bien être un canon : les canons prennent toutes sortes de formes quand on a à les déplacer. Le commandant s’excusa et les appareils téléphoniques firent appel aux observateurs placés quelque part en dessous parmi les pentes enchevêtrées et les bois qui s’y accrochent.

— Erreur, fit-il presque aussitôt en secouant la tête, ce n’est qu’une charrette, qui ne vaut pas un coup de canon.

il y avait un bien plus gros gibier, qui remuait ailleurs, et j’imagine que les ordres étaient de ne pas le faire lever trop vite.

Le vent, âpre, hurle sur le gazon et tambourine sur les planches des huttes. Un soldat sur un banc met des clous à sa botte et chantonne à mi-voix tout en assénant ses coups de marteau. Un ou deux sons de trompette éclatent quelque part au bas de la route que nous avons suivie en venant : des échos naissent et se prolongent à travers la vallée. Puis une trompe d’automobile d’un son très particulier fait entendre sa voix impétueuse et perçante.

— La voiture du Roi ! Il va peut-être venir ici, écoutez ! Non ; il continue pour aller visiter quelques-unes des nouvelles batteries. On ne sait jamais où on va le voir apparaître ; mais il est toujours quelque part sur le front, et il veut tout voir par lui-même.

La remarque ne s’adressait pas au troupier à la botte, mais celui-ci rit en montrant les dents, comme font les soldats au nom d’un général populaire.

Il court beaucoup de bonnes histoires dans les armées italiennes au sujet du Roi. C’est un fait que les rois et les dépôts de munitions sont de belles cibles pour les aéroplanes ; mais si ce qu’on raconte est vrai, et cela cadre avec tout ce qui a été dit de lui, il y a au moins un roi qui est lui-même un tireur consommé. Rien dans son costume, aucun détail ne le distingue d’un général quelconque en tenue de campagne : il porte même le galon qui témoigne d’une année de service au front. Toujours calme, consciencieux, attentif, il se mêle en toute simplicité à ses soldats et s’offre à tous les hasards de la guerre.

Toute cette journée, un pic neigeux triangulaire s’est dressé comme une grande vague, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre de notre route. Sur les plus raides des pentes neigeuses, il porte un large V ouvert dont chaque jambage a plusieurs milles de long et qui apparaît, suivant les changemens de lumière, comme une marque de bétail à peine indiquée ou comme de gigantesques pistes de ski, ou comme ces vagues canaux de Schiaparelli qui sillonnent la face de la rouge planète Mars. C’est le Monte Nero, et la marque est la ligne des tranchées italiennes. Elles sont taillées à travers la neige qui fond, dans la neige durcie qui ne s’amollit jamais ; et là où la neige ne reste pas, sur le roc nu, elles sont ouvertes à coups de dynamite dans les débris gelés et fendus de la crête de la montagne. Là-haut les hommes combattent avec des canons de montagne, des mitrailleuses et des fusils et avec ces armes plus mortelles : de simples pierres rassemblées en tas et qu’ils font glisser le long de la pente au bon moment. Là-haut, pour peu qu’un blessé saigne seulement quelques instans avant d’être relevé, le froid le tue : c’est une affaire de minutes, non pas d’heures. Des compagnies entières peuvent être gelées, estropiées pour la vie, rien qu’à rester immobiles pour se dissimuler pendant les temps d’arrêt d’une attaque ; les ouragans de montagne saisissent en passant les sentinelles dans leur abri de rochers, au moment où elles se mettent debout pour la relève, et les lancent dans l’espace. La montagne fait monter son ravitaillement et ses troupes pendant des milles et des milles sur des routes neuves qui se détachent des grandes artères de la circulation et se divisent en sentiers de mules et sentiers de piétons, se ramifiant à la fin contre les rochers nus et formant un réseau aussi fin et aussi grêle que les racines dessinées sur un diagramme d’histoire naturelle pour illustrer l’attraction capillaire. On n’imagine pas ce qu’il a fallu d’invention, de préparation et d’endurance pour gagner et tenir ce simple poste ; et cet effort a passé presque inaperçu des autres nations, parce que chacune est absorbée dans l’horreur de son propre enfer.

— Nous avons grimpé, grimpé : nous avons enlevé les abords de la position ; maintenant nous sommes là, tout en haut, et les Autrichiens sont un peu à droite de ce nuage qui s’enfonce sous cette colline. Quand ils seront délogés, nous serons entièrement maîtres de cette hauteur.

L’officier parle sans émotion ; lui et quelques millions d’autres êtres humains ont été poussés à sortir de leur vieille vie familiale pour exécuter l’incroyable. Ils ont laissé chez eux la faculté de s’étonner, — avec les tableaux, les papiers de tenture et les hommes impropres au service.


VII. — DES ARMÉES ET DES AVALANCHES

— Si vous faites une route, il faut que ce soit une route… Il insiste sur le mot.

— C’est entendu, mais se peut-il que d’aussi formidables travaux soient vraiment nécessaires ?

— Croyez-moi, nous ne posons pas une pierre de plus qu’il ne faut. Vous voyez nos routes dans la belle saison ; mais c’est en songeant à l’hiver en montagne que nous les construisons ; il faut qu’elles soient capables de résister à tout.

Ces routes s’accrochent au flanc de la colline par des arches de soutien en ciment ; elles s’enfoncent dans des revêtemens de maçonnerie jointoyée profonds de trente ou quarante pieds, protégées au-dessus par des murs de pierre qui sortent du rocher lui-même, et par-dessus cela encore par des murs d’ailes pour séparer et détourner les éboulemens de neige ou les dégringolades de pierres à quelque quatre cents mètres plus haut. Elles sont coupées de solides ponts et percées de conduits souterrains à chaque tournant où peut s’accumuler l’écoulement des eaux, ou bien flanquées de longs radiers et caniveaux en pierre goudronnée, là où quelque pente détrempée de la montagne, s’affaissant en larges éventails de pierraille, pourrait déchaîner soudain, à la fonte des neiges, un torrent de cailloux et d’eau.

De distance en distance, environ tous les cent mètres, se retrouvent le fidèle vieillard et le fidèle gamin, le tas de pierres et la pelle ; et les camions qui font vingt milles à l’heure roulent aussi doucement sur la surface irréprochable qu’ils feraient en plaine. Nous passons devant une pancarte du Touring Club, posée là en temps de paix, et qui recommande de « faire attention » aux avalanches. Un enchevêtrement de pins, brisés comme des brins de paille sous une masse de rochers à peu près grosse comme une maison, et qui s’est abattue là-dessus comme un ivrogne, souligne l’avertissement.

— Faire attention… Avant la guerre les gens ne manquaient pas de baisser la voix et de retenir leur souffle quand ils passaient à ces tournans-là en hiver. Mais maintenant ! Entendez quel bruit cette file de voitures fait dans les gorges ! Imaginez cela en hiver ! Et songez qu’une simple motocyclette peut suffire quelquefois à déclancher une avalanche ! Nous avons perdu beaucoup d’hommes de cette manière ; mais il va sans dire que les transports ne peuvent pas s’arrêter à cause de la neige.

Et le fait est qu’ils ne s’arrêtent pas. A notre tour, nous avançons, comme les camions eux-mêmes, dans des sentiers de neige fondante, bordés de touffes de gentiane, de bruyère et de crocus ; ces sentiers durcissent par couches, jusqu’à l’entrée d’une passe, où nous trouvons un tas de dix pieds de neige ramassée à la pelle pour dégager le milieu de la route sèche et parfaitement nivelée. Nous la suivons, à travers des villages où danse l’eau brillante des ruisseaux, et nous arrivons à Cortina. C’était, avant la guerre, une station balnéaire, appartenant depuis longtemps aux Autrichiens qui la remplissaient d’hôtels « art nouveau, » tous plus horribles les uns que les autres. Aujourd’hui, par suite des allées et venues des troupes et des transports, les horreurs en « modem style » et en verres de couleur ressemblent à des dames attifées qui se trouveraient éperdues au milieu d’une rafle de police. L’ennemi ne bombarde pas beaucoup les hôtels parce qu’ils sont la propriété d’heiduques autrichiens qui espèrent revenir et reprendre leur illustre négoce. Dans le vieux temps, on écrivait des romans entiers sur Cortina. Les montagnes peu fréquentées qui l’entourent faisaient un fond impressionnant aux histoires d’amour et aux aventures des ascensionnistes. L’amour s’en est allé maintenant de cet énorme massif des Dolomites, et l’ascensionnisme est pratiqué par des pelotons chargés d’une œuvre meurtrière, non par des touristes en train de lire des journaux sportifs devant des clubs alpins.

Sur la plupart des autres fronts la guerre se fait dans un brûlant contact avec tout ce qui constitue l’œuvre de l’homme ; celui qui tue et celui qui est tué se tiennent du moins compagnie dans un monde qu’ils ont eux-mêmes créé. Mais ici on se trouve en face de l’immense mépris des montagnes, occupées de leurs propres affaires ; car entre la gelée, la neige et les eaux qui les minent, les montagnes sont toujours occupées. Les hommes qui ont à conduire mules ou automobiles sont affairés, eux aussi ; ce sont eux qui font la vie des routes. Ils habitent, au sein des sombres forêts de pins, des cités desservies par des sentiers taillés dans la neige durcie et dont les bas côtés résonnent du bruit des machines ; ils se mettent en marche, s’ordonnent et se répartissent parmi les champs de neige, plus haut, par régimens entiers. Détournez d’eux vos regards pour un instant : ils disparaissent absorbés dans l’immensité des choses, longtemps avant d’atteindre le soulèvement des murs de rocs où commencent les montagnes et le combat.

Il n’existe aucune échelle sur quoi l’on puisse se régler. Les plus gros obus font une tache pas plus grosse qu’un moucheron, au coin d’un pli d’ondulation sur le bord d’un champ de neige. Une caserne pour deux cents hommes est un nid d’hirondelle plâtré sous le rebord d’un toit et n’est visible que quand la lumière est bonne, — la même lumière qui révèle la toile d’araignée brillante formée par les fils d’acier tendus à travers les abîmes et qui sont le chemin de fer aérien destiné au ravitaillement de ce poste. Quelques-unes de ces lignes ne travaillent que la nuit, quand les bannes qui glissent suspendues aux fils de fer ne peuvent pas être bombardées. D’autres, en perpétuelle activité, bourdonnent tout le jour contre les fentes et les cheminées du roc, avec leur chargement de matériaux de construction, de vivres, de munitions, et les lettres bénies du foyer, ou bien un précieux fardeau de blessés, deux à la fois, qu’on fait glisser, ainsi jusqu’en bas après quelque combat sur la crête même.

Depuis ce fil métallique et sa banne jusqu’à la mule qui porte deux cents livres, au camion ou au chariot de cinq tonnes, à la tête de ligne, tout passe par là de ce qui monte à ce champ de bataille ou en descend. Exceptez-en les gros canons : ceux-ci arrivent à leur place exacte par les mêmes moyens qui servirent à la construction de Rome.

On ne se lasse pas de m’expliquer et de me réexpliquer la question des transports ; on me donne les poids, les mesures, les distances et la ration moyenne des troupes par tête et par jour. Le système italien n’est pas le même que le nôtre. Il semble n’avoir pas notre abondance de formalités et d’entraves, non plus que nos palais peuplés d’employés en kaki paraphant les feuilles de papier en quadruple expédition.

— Des formalités et de la paperasserie, oh ! nous en avons, nous aussi : nous en avons autant qu’on peut en avoir ; seulement c’est dans les villes qu’elles fleurissent : elles ne poussent pas bien dans la neige.

— Tous mes complimens. Mais ce qui m’impressionne ici, par-dessus tout, c’est le labeur infini que vous impose cet entourage de montagnes où vous opérez. Vous procédez comme si vous n’aviez jamais affaire qu’à des charges d’un maximum de deux cents livres qu’on hisse le long d’une maison ; et vous avez à manœuvrer de l’artillerie lourde le long des glaciers !

— C’est vrai, mais nous sommes ici dans notre milieu et notre peuple y est habitué. Il est habitué à monter et à descendre la montagne avec des fardeaux, habitué à manier des objets et des brides et des traits et des harnais et des bêtes et des pierres : ces gens font cela toute leur vie. En outre, nous sommes à cette tâche depuis deux ans, c’est pourquoi la longue file avance en bon ordre.

Voici pourtant, à l’endroit où nous arrivons, une brèche affreuse qui s’y est produite en dépit de tout. Il y a eu là une batterie installée au grand complet sur le flanc de la montagne, avec canons, mules, baraquemens, etc. jusqu’au jour où il a semblé bon à la montagne de secouer tout cela, comme une femme fait tomber d’un coup de brosse un peu de neige qui est sur sa jupe.

— Cinquante cadavres furent retrouvés et ensevelis, nous raconte notre guide en nous montrant une rangée de petites croix émergeant à peine d’un vallon neigeux. Quatre-vingt-dix sont en tas dans la vallée avec les mules et le reste. Ceux-là, nous ne les retrouverons jamais. Comment est-ce arrivé ? Il faut très peu de chose pour détacher une avalanche, quand la neige est mûre. Il suffit d’un coup de fusil. Or nous ne pouvons nous arrêter et nous sommes obligés d’ébranler continuellement l’atmosphère par le tir de nos canons. Ecoutez plutôt !

Il ne se passait rien sur ce front en ce moment. Cependant, à intervalles, une pièce cachée ici ou là répondait à l’adversaire. Parfois la décharge résonnait comme un cri de triomphe à travers les neiges, puis comme la chute des arbres là-bas dans l’épaisseur des bois ; mais c’était plus terrible quand elle expirait en un bruit sourd, pas plus fort que le battement du sang dans les oreilles après une ascension, ou pareil à l’avis qu’un pan de montagne pourrait donner avant de se décider à se mettre de lui-même en mouvement.


VII. — QUELQUES PAS SEULEMENT PLUS HAUT

Pour une besogne spéciale il faut des spécialistes ; mais quand il y a de tout à faire, rien ne vaut la jeunesse ! Cette partie de la frontière italienne, où il faut que les hommes soient des montagnards et des alpinistes, est tenue par des régimens alpins. Recrutés parmi les populations qui habitent les montagnes et qui en connaissent la psychologie, ces régimens sont composés d’hommes habitués à transporter des fardeaux le long de sentiers de dix-huit pouces, et à contourner des abîmes de mille pieds. Ils s’expriment dans l’argot des montagnes, avec le mot propre pour chaque aspect de la neige, de la glace ou du rocher, comme le Zoulou qui parle de son bétail. Leur feutre mou s’orne d’une plume d’aigle (dont l’usure ne laisse plus pendre qu’une hampe honorablement dégarnie) ; les clous de leurs bottes ressemblent à des crocs de loups et restent aussi acérés : leurs yeux sont comme les yeux de nos aviateurs ; quand ils marchent sur leur propre terrain on pense à la mer, et je n’ai encore jamais eu l’honneur de rencontrer une plus joyeuse troupe de jeunes démons hâlés, tannés, le regard assuré.

Je leur demande ce qu’ils font. J’ai la sottise de leur poser cette question dans la sécurité d’un mess à sept mille pieds de haut parmi les pins et les neiges. Pour le moment, on échappe à l’oppression des montagnes dont la vue est coupée par la forêt.

— Ce que nous faisons ? Venez avec nous, répondent ces joyeux enfans : nous vous ferons les honneurs de notre travail : c’est un peu plus haut sur la route, à quelques pas seulement.

Ils m’emmènent en voiture au-dessus de la ligne des arbres, jusqu’au pied vertical d’un mur de roc surplombant que j’avais vu lorsque, quelques heures plus tôt, j’approchais en suivant la route. À une distance de vingt ou trente milles, sa masse soutenue par des colonnes ne m’avait fait qu’une impression d’hostilité implacable, fort semblable à celle que cause le Mont-Blanc vu du lac. À mesure que je m’approchais, il se dressait plus escarpé, et un désert farouche se révélait tout hérissé de pointes et crevassé. Vue de près, quand on était presque exactement en dessous, la chose montait tout droit sans faire saillie en dehors, comme le flanc d’un vaisseau qu’on lance. Chaque détail monstrueux de sa face, tracé par le soleil avec la netteté d’une eau-forte dans l’air absolument limpide, Saisissait brutalement le regard, accablant l’esprit comme pourrait le faire un monde nouveau, fatiguant l’œil comme fait un gigantesque agrandissement photographique. Le tout nous fut caché de nouveau par un tunnel de neige assez large pour un véhicule et deux mules. Le tunnel était d’un brun sombre là où son toit était épais, et éclairé par une lueur bleuâtre et qui ne semblait pas de ce monde là où il était mince, et finissait soudain dans une lumière aveuglante là où la chaleur de mai avait fait fondre sa voûte. Mais on marchait tout le long du chemin sur du sable fin et, de chaque côté, des rigoles recueillaient avidement, pour l’entraîner bien vite, la neige qui s’égouttait. A l’air libre ou dans les ténèbres, l’Italie ne fait qu’une seule espèce de route.

— C’est notre nouvelle route, m’expliquent les joyeux garçons. Elle n’est pas tout à fait terminée... Mais si vous voulez monter sur cette mule, nous vous conduirons jusqu’où elle doit aller... seulement à quelques pas plus haut.

Je lève de nouveau les yeux et regarde entre les orgueilleux talus de neige. Il n’y a pas une ride sur la face de la montagne maintenant ; mais des pinacles lisses, couleur de miel, se forment en grappes comme des écoulemens de chandelle, autour du corps principal du rocher impassible. Et toute cette architecture penche vers moi. Sur la route se mêlent le sable, les pierres et les équipes de travailleurs. Personne ne se presse ; personne ne se met dans les jambes de son voisin ; on donne très peu d’ordres ; mais il semble que la mule elle-même trace la route à mesure qu’elle grimpe le long de ses lacets.

Il y a, en Suisse, au pied de certaines montagnes russes, de petits ascenseurs qui pour cinquante centimes hissent les sportsmen et leurs toboggans jusqu’au sommet en funiculaire. La même installation est établie ici sur une plate-forme taillée dans le roc : elle a exactement la même odeur de planches fraîches, de pétrole et de neige, le même grincement de crampons sur le sol bourbeux. Mais au lieu du chemin de fer à crémaillère, un fil d’acier, soutenu par de frêles étais et portant une corbeille en treillis d’acier, escalade la face du roc à un angle qui n’a pas besoin d’être spécifié. Comme chemin de fer ce n’est rien, et le fait est qu’on a vu de plus grandes lignes, en bas, dans les vallées, et qui montent plus haut ; mais, une certaine nudité du roc, et la neige en dessous, et sur les côtés l’air qui vous soufflette au passage des entonnoirs et des fentes, rendent celle-ci tout à fait intéressante.

Au terminus, à quatre ou cinq cents pieds au-dessus de nos têtes (nous sommes à plus de deux mille pieds au-dessus du mess bâti dans les pins), se voit — rappelant les marques que le vieux lierre laisse sur un mur après qu’on l’en a arraché — un réseau de traces et de sentiers dans la neige foulée et bourbeuse : il relie les casernes, la cuisine, le mess des officiers et, je suppose, le terrain de parade de la garnison. Si le cuisinier laisse tomber un seau, il a six cents pieds à descendre pour le retrouver. Si un visiteur s’avance trop loin à un tournant pour admirer le merveilleux panorama, il devient visible à des Autrichiens peu artistes qui s’empressent de lui envoyer un shrapnell. Tout ce nid d’aigles bouillonne d’une jeunesse de vie et d’énergie, tandis que les planches et les poutres et les autres matériaux montent par la voie aérienne et que la montagne, au-dessus, se penche sur tout cet ensemble qui est encore à des centaines de pieds du sommet.

— Notre tâche ne commence vraiment qu’un peu plus haut, à quelques pas d’ici seulement, insistent-ils.

Mais c’est leur Dante qui a dit combien il est amer de monter et de descendre l’escalier d’autrui. D’ailleurs, leur œuvre n’a d’intérêt pour personne en dehors de l’ennemi qui leur fait face ; c’est tout juste la routine ordinaire de ces secteurs : grimper le long d’une fissure ou d’une cheminée de roc, — en s’aidant des épaules et des genoux comme font les alpinistes, — et choisir la nuit, parce que durant le jour l’ennemi laisse tomber des pierres en bas de la cheminée. Une compagnie d’alpins a mis une quinzaine de nuits d’hiver à se hisser en haut d’une cheminée de ce genre ; c’est qu’il leur avait fallu transporter avec eux des mitrailleuses et quelques autres choses encore.

— Soit dit en passant, certaines de nos mitrailleuses sont de fabrication française ; aussi notre « Souvenir du corps des mitrailleurs » — veuillez le prendre, nous désirons que vous l’emportiez, -— représente les profils de France et d’Italie à côté l’un de l’autre.

Quand vous émergez de votre cheminée, — ce qu’il faut faire de préférence par un orage ou une tempête, parce que les bottes garnies de clous font du bruit sur le rocher, — vous découvrez que vous dominez le poste de l’ennemi installé au sommet, et alors vous le détruisez, à moins que vous ne préfériez lui couper son ravitaillement en bombardant le seul sentier de chèvres par où on le lui apporte ; ou bien encore vous découvrez que l’ennemi vous domine de quelque corniche ou protubérance de rocher que vous ne soupçonniez pas : alors vous redescendez pour faire une tentative ailleurs. Et voilà comment on procède tout le long de cette section de la frontière où le terrain ne permet pas de faire autrement.

Il existe une autre méthode quelque peu différente. Vous choisissez un sommet de montagne que vous avez lieu de croire occupé par l’ennemi et fortifié par lui. Vous vous accrochez là avec les dents, vous vous agrippez avec les pieds. Vous minez le roc dur avec des perforateurs à air comprimé sur autant de centaines de mètres que vous jugez nécessaire d’après vos calculs. Quand vous avez fini, vous remplissez vos galeries avec de la nitroglycérine et faites sauter la montagne, puis vous occupez le cratère avec des hommes et des mitrailleuses aussi vite que vous le pouvez. Vous vous assurez ainsi une position dominante d’où vous pouvez gagner d’autres positions par les mêmes moyens.

— Mais sûrement, vous connaissez tout cela. Vous avez vu le Castelletto...

Il se dresse là-bas dans la clarté du soleil, bastion crevassé, couronné de pics pareils aux racines d’une molaire. Le plus grand pic a disparu : un ravin, un cratère et un vaste éboulement de rocher ont pris sa place. Oui, j’ai vu le Castelletto, mais cela m’intéresse de voir les hommes qui l’ont fait sauter.

— Tenez, celui-ci : il a été de l’affaire.

Un homme aux yeux de poète ou de musicien riait et opinait de la tête. Oui, il en convenait, il avait été mêlé à l’affaire du Castelletto, il avait même écrit un rapport là-dessus. On avait employé trente-cinq tonnes de nitroglycérine pour cette mine. On les avait montées là à bras, — au jour lointain où il était lieutenant en second et où les hommes vivaient dans les tentes, avant la construction des funiculaires, — il y a déjà longtemps.

— Et c’est votre bataillon qui a fait tout cela ?

— Non, non, il n’a pas tout fait... Mais nous avons rempli l’office de mineurs et de mécaniciens, avec adjonction de quelques autres métiers auxquels nous n’avions jamais pensé auparavant. A la guerre comme à la guerre.

— Et vous continuez toujours avec les mines ?

Oui, je pouvais le dire qu’ils continuaient toujours avec les mines... Et maintenant voudrais-je leur faire le plaisir de venir écouter quelques airs de la musique du régiment ? Elle était cantonnée sur des rebords de rochers et elle jouerait la marche du régiment et celle de la compagnie ; mais un des joyeux enfans secouait la tête tristement :

— Ces Autrichiens ne sont pas de vrais musiciens. Ils ne savent pas du tout écouter la musique.

Imaginez-vous un mur de roc qui forme résonateur derrière une bande de musiciens pleins de zèle et qui se recourbe au-dessus d’eux pour concentrer la mélodie, et des arêtes de roc des deux côtés pour rabattre le son à mille pieds de là jusqu’aux champs de neige durcie qui s’étendent en bas, et des échos tonitruans que renvoient chaque crevasse et chaque cul-de-sac alignés sur un demi-mille le long d’une sonore paroi de montagne : le résultat, je vous l’assure, réduit la musique de Wagner à un murmure. Que ces musiciens aient réveillé l’Autriche, ce n’est pas là ce qui m’étonne : elle est là, toute proche, aussitôt le coin tourné : mais il me semble que toute l’Italie va les entendre à travers ces abîmes d’air subtil. Les sons éclatent, hennissent, mugissent, et les visages des musiciens se plissent de joie derrière les cuivres, et la montagne claironne fidèlement le défi qu’ils lancent à son silence. La marche de la compagnie ne provoque aucun applaudissement, — je suppose que l’ennemi l’avait entendue trop souvent. Nous nous embarquons alors dans les hymnes nationaux. La Marseillaise n’obtient qu’un succès d’estime, n’attirant guère qu’un ou deux shrapnells, lancés par manière d’acquit ; mais quand les musiciens lui offrent, en même temps qu’à toute la voûte accusatrice des cieux, la Brabançonne, l’ennemi se montre très ému...

Mais il faut savoir s’arrêter ; d’ailleurs, il était temps pour les bandes de travailleurs de rentrer par les routes. On annonça donc de là-haut, au-dessus de nous, à notre auditoire invisible, que le concert était terminé et que ce n’était plus la peine d’applaudir. Ce fut signifié un peu plus brièvement que cela et avec un bruit exactement pareil à celui d’une paire de gifles. Le silence s’étendit avec les grandes ombres des piliers de roc à travers la neige ; il y eut des coups frappés et un cliquetis, et de temps en temps, un bruit de pierres qui glissent tout là-haut au flanc de la montagne ; le chemin de fer aérien continuait de marcher comme à l’ordinaire ; les bandes de travailleurs jetaient vivement leurs outils et les ruses de la nuit commençaient. La dernière vision que j’eus des joyeux enfans fut un groupe de figures de gnomes à deux cents mètres au-dessus, qui semblait, car on ne lui voyait aucun point d’appui, ne se tenir sur rien. ils se séparèrent pour aller chacun à sa besogne et n’étaient plus, que de simples points en mouvement vers le sommet ou le long des flancs du rocher, dans lesquels ils finirent par disparaître comme des fourmis. Leur véritable travail s’accomplissait « un peu plus haut encore, à quelques pas d’ici seulement, » où les postes d’observation, les factionnaires, les soutiens et tout le reste occupent un terrain en comparaison duquel les pistes de singes qui entourent le mess et les baraquemens sont unies comme un trottoir.

Les patrouilles doivent être faites par tous les tem))s et quel que soit l’éclairage qu’il y ait à onze mille pieds, avec la mort pour compagne à chaque pas et la largeur d’un pied à droite et à gauche, dans la moins accidentée. Le rocher couvert de verglas où une botte aux clous émoussés, si elle fait une glissade, ne glissera, pas deux fois ; une protubérance de schiste pourri s’écroulant sous la main ; une cheville tordue au fond d’une crevasse de quatre-vingt-dix-neuf pieds ; une chute mugissante de rochers détachés par la neige de quelque coin que le soleil a miné pendant le jour : ce sont là quelques-uns des risques auxquels ils ont à faire face à l’aller et au retour quand ils vont chercher au mess le café ou les gramophones, u dans l’accomplissement ordinaire de leur service. »

Un tournant de la descente les dérobe à ma vue, eux et leur campement que mes yeux ne reverront plus. Mais l’ardente jeunesse, la force débordante, l’heureuse et insouciante insolence de tout cela, la gravité qui se maintenait si joliment devant les tasses de café mais qui se détendait quand la musique donnait un concert à l’ennemi, et la bonne grâce naturelle de ces garçons, j’en garderai le vivant souvenir. Et derrière tout cela, on sent, fine comme l’acier des cordes du funiculaire, dure comme la montagne, la vigueur de leur race.


IX. — LE FRONT DU TRENTIN

Point n’est besoin d’un expert pour distinguer les caractères des différens fronts italiens. Ils se dégagent, quand on est encore loin derrière les lignes, des troupes au repos ou de la circulation sur la route. Même derrière le charmant Asolo de Browning où, vous vous le rappelez, Pippa passait, il y a soixante-seize ans, annonçant que, « tout allait bien dans le monde, » on avait une sensation d’étouffement.

L’officier nous invite à suivre ses explications sur la carte.

— Voyez : où notre frontière à l’Ouest des Dolomites plonge au Sud dans cette tête de lance en forme de V, c’est le Trentin. Les volontaires de Garibaldi l’avaient conquis en entier dans notre guerre d’indépendance. La Prusse était notre alliée alors contre l’Autriche ; mais la Prusse fit la paix dès qu’elle y trouva son compte, — je parle de 1864, — et nous dûmes accepter la frontière qu’elle et l’Autriche avaient tracée. La frontière italienne est mauvaise partout, — la Prusse et l’Autriche ont pris soin qu’il en fût ainsi, — mais la section du Trentin est particulièrement mauvaise.

Le brouillard enveloppe le plateau que nous escaladons. Les montagnes se sont changées en hauteurs arrondies ayant presque la forme de barriques et dressées à peu près à pic au-dessus de vallées arides. Des routes nombreuses et neuves ; et toujours l’inévitable groupe du vieillard et du gamin pour veiller à leur bon entretien. Des bruyères comme celles d’Ecosse ; des plateaux rouges couturés de tranchées et percés de trous d’obus ; une confusion de collines sans couleur et, dans le brouillard, presque sans forme, qui s’élèvent et s’abaissent derrière nous. Des troupes se cachent dans tous les replis qui toujours attendent d’autres troupes ; et les tranchées se multiplient du haut en bas des pentes.

Nous descendons une montagne fracassée de la tête au pied, mais conservant encore, comme des rides sur un front, les lignes des tranchées qui avaient suivi ses contours. Un fossé étroit et peu profond (peut-être une ancienne conduite d’eau) court verticalement jusqu’au haut de la colline, coupant à angle droit les tranchées à demi effacées.

— C’est là que nos hommes se tenaient avant que les Autrichiens eussent été repoussés dans leur dernière attaque, — l’attaque de l’Asiago, comme vous l’appelez, n’est-ce pas ? Il fallut aux Autrichiens dix jours pour descendre à mi-chemin du sommet de la montagne. Nos hommes poussèrent cette tranchée droit en haut de la colline, comme vous voyez, puis ils grimpèrent et les Autrichiens furent enfoncés. Ce n’est pas aussi terrible que l’on pourrait croire, parce que, dans une opération de ce genre, si l’ennemi là haut fait un faux pas, il roule jusqu’au bas parmi vos hommes, tandis que si c’est vous qui trébuchez, la glissade ne fait que vous ramener au milieu de vos amis.

Je murmurai :

— Qu’est-ce que cela vous a coûté ?

— Hélas ! cela nous a coûté gros. Et sur cette montagne, de l’autre côté de la gorge, — mais le brouillard ne vous permet pas de la voir, — nos hommes ont combattu pendant une semaine, le plus souvent sans eau.

Il me raconte la longue bataille acharnée où les Autrichiens crurent, jusqu’à ce que le général Cadorna les détrompât, qu’ils tenaient à leur merci les plaines du Sud. Je ne me soucierais pas d’être Autrichien, avec le Boche par derrière et l’Exercitus Romanus en face de moi. Ce fut le plus tranquille des fronts et la plus discrète des armées. Elle vivait parmi les forêts, dans de véritables villes où nous retrouvons de la neige boueuse amoncelée en tas dont les flancs creux laissent échapper toutes les immondices que l’hiver y a accumulées. Des bataillons de corvée ont nettoyé tout cela. D’autres équipes se hâtaient de boucher les trous d’obus : les camions n’aiment pas à être arrêtés dans leur marche.

Une autre ville, improvisée parmi les pierres, n’abrite plus que des cuisiniers et un ou deux cantonniers ennuyés. La population s’est transportée en haut de la montagne afin de creuser et faire sauter à la dynamite ; en bas, dans des vallons boisés qui ressemblent à des parcs, des bataillons glissent comme des ombres à travers les brouillards, entre les pins. Quand nous arrivons à une lisière, quelle qu’elle soit, il n’y a, comme à l’ordinaire, rien d’autre que de l’herbe arrachée sur une certaine largeur et une maison « insalubre » qui, dans ses flancs ravagés par le canon, a jadis abrité des hommes, et où l’eau de pluie s’égoutte dans les caves au plafond constellé de trous. La vue, de là, embrasse les tranchées autrichiennes sur les pentes blafardes, et l’on entend les canons autrichiens, qui, cette fois, ne sont pas paresseux, mais ardens et querelleurs. Cependant, de notre côté, on ne répond pas.

— S’ils veulent se renseigner, dit en riant l’officier, ils n’ont qu’à venir voir.

On imagine combien les hommes qui sont derrière ces canons donneraient pour une place dans la voiture qui nous conduit, pendant les quelques heures suivantes, le long d’une autre ligne bien dissimulée...

Autour de nous, le brouillard s’épaissit et noie au loin les montagnes et les masses d’hommes soudain entrevues qui émergent un instant, pour disparaître de nouveau. Nous nous dirigeons vers le sommet jusqu’à la rencontre des brouillards et des nuages, par une route plus raide qu’aucune de celles dont nous nous sommes servis jusqu’ici. Elle aboutit à une galerie de roc où d’immenses canons, prêts à tirer sur un certain point quand une certaine heure sera venue, attendent dans l’obscurité.

— Marchez avec précaution ! Il y a par ici un tournant plutôt rapide.

La galerie ouvre sur un espace nu et une chute à pic, à des centaines de pieds, de rocs striés, garnis de touffes de bruyères en fleurs. Au pied du mur, commence la véritable montagne, à peine moins escarpée : plus bas encore, elle s’infléchit en pentes douces qui descendent, par une suite de contreforts ou de monticules, jusqu’aux immenses et antiques plaines situées à quatre mille pieds plus bas. Vers le Nord, les brouillards cachent la vue ; mais on peut suivre à la trace le cours des larges rivières qui descendent vers le Sud, les ombres minces des aqueducs et les silhouettes échelonnées des villes dont chacune a un passé qui, à lui seul, vaut plus que l’avenir de tous les Barbares menant leur tumulte derrière les chaînes qu’on nous montre par les fenêtres de l’observatoire.

... L’officier achevait de nous faire l’historique des combats et des bombardemens d’une année.

— Enfin, ce point à l’horizon, à droite de cette crête lisse, juste sous les nuages, est une mine que nous avons fait sauter.

A ces mots, le volet du poste d’observation, derrière sa frange de glands de cuir, se ferma doucement : on fait tout sans bruit sur cette terre silencieuse et dure.


X. — LA NOUVELLE ITALIE

Si on laisse de côté l’incroyable labeur qui marque toutes les phases de la guerre italienne, c’est cette dureté qui vous impressionne en toute occasion, depuis la nudité austère du grand quartier du général Cadorna, qui pourrait être un monastère ou un laboratoire, jusqu’à l’endurance du muletier, blanc de poussière, mais sans une perle de sueur, qui grimpe derrière sa bête les rudes échelons du sentier de montagne, ou de la sentinelle isolée qui se couche comme une panthère, collée contre une bosse de rocher, et reste aussi immobile que la pierre, sauf le mouvement de ses cils sur ses yeux.

Rien pour la pompe et l’ostentation, rien pour se faire valoir. « Voici, semble sous-entendre chacun, la besogne que nous faisons. Voici les hommes et les machines dont nous nous servons : tirez vos conclusions vous-même. » Aucune hâte, aucune fièvre, et « l’excitable Latin » de la légende boche n’apparaît pas. On trouve à sa place un système équilibré et souple, que met en œuvre un dévouement passionné ; l’ordre et l’économie dans les plus petits détails, avec la même sagesse et la même largeur de vues qui sait verser, quand il le faut, pour défendre les positions, le sang de vingt mille hommes. C’est la manière italienne, sans rien d’inhumain ni d’oppressif, et qui ne prétend pas non plus à la sainteté, mais fonctionne comme le couteau, — doucement et paisiblement, — jusqu’au manche.

Peut-être est-ce à la modération naturelle du peuple et à son existence au grand air, à ses habitudes strictes d’économie et à sa disposition à risquer légèrement sa vie pour des questions personnelles qu’il faut attribuer le développement de ce système ; ou bien peut-être s’est-il produit sous le glaive une renaissance de son génie séculaire d’administrateur. Quand on considère le plan d’ensemble de l’œuvre accomplie, on incline à la première opinion ; quand on regarde les visages des généraux, ciselés par la guerre en véritables camées de leurs ancêtres, on croit voir se dresser au-dessus d’eux les aigles romaines, et on incline vers la seconde.

Il faut dire aussi que l’Italie compte, en plus grand nombre que la plupart des pays, des hommes revenus avec leur pécule de la République de l’Ouest, pour se réinstaller chez eux. (On les appelle Américanos.) Ils se sont servis du Nouveau Monde, mais c’est l’Ancien qu’ils aiment. Ils exercent une influence étonnamment étendue qui, agissant sur la vivacité de l’intelligence et l’habileté nationale, profite, j’imagine, à l’invention et au talent. Ajoutez à cela la conscience que la nouvelle Italie prend d’elle-même dans ces immenses efforts et ces immenses besoins, — phénomène indéfinissable comme l’aurore, mais qu’on sent comme elle dans l’air, — et vous commencerez à comprendre quelle sorte d’avenir s’ouvre pour cette nation, la plus vieille et la plus jeune de toutes. Avec l’économie, la bravoure, la tempérance et une Idée, on va loin. L’Italie combat maintenant comme toute la civilisation combat, contre ce qu’il y a d’essentiellement démoniaque dans le Boche ; et elle le connaît mieux que nous ne le connaissons en Angleterre, parce qu’elle a été son alliée. A cette fin elle donne, sans gaspillage ni parcimonie, tout son effort. Mais elle n’a aucune illusion quant aux garanties nécessaires après la guerre et sans lesquelles sa propre existence ne saurait être assurée. Elle combat pour cela aussi, parce que, comme la France, elle est logique et regarde les faits en face dans toute leur étendue. Elle a de nombreuses difficultés, générales et particulières. Mais l’Italie accepte ces charges et d’autres, exactement dans le même esprit qu’elle accepte les plateaux criblés de trous, l’âpreté des montagnes, l’instabilité des neiges et toutes les épreuves imposées à ses armes. Tout cela est dur, mais elle est plus dure.

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Pourtant quel homme peut prétendre à rien juger ? Nous étions dans un hôtel, attendant un train de nuit ; un officier parlait de certains vers de d’Annunzio qui ont littéralement eu pour effet de soulever des montagnes dans cette guerre. Il expliquait une allusion qui s’y trouve par une citation de Dante. Un vieux porteur, attendant pour nos bagages, sommeillait ratatiné sur une chaise près de la véranda. A mesure qu’il saisissait la cadence des vers, ses yeux s’ouvrirent, son menton sortit de son plastron de chemise, et il finit par s’asseoir comme un petit faucon sur un perchoir, attentif à chaque vers, son pied battant doucement la mesure.


RUDYARD KIPLING.