La Guerre du Nizam/Chapitre 3

Hachette (p. 55-77).

III

L’habitation de Nerbudda.

Les deux cavaliers avaient franchi tout l’espace que le plus rapide élan peut dévorer en quatre heures. À mille pas de Mundesur, ils mirent pied à terre, lièrent leurs chevaux à un arbre, et s’avancèrent avec toutes les précautions usitées dans cette formidable guerre de surprises, de ruses, d’embûches infernales toujours dénouées par des assassinats. Edward et son guide rampaient comme deux reptiles, en supprimant leur souffle comme deux plongeurs, toujours voilés par la verdure, et n’avançant qu’à la faveur des brises intermittentes de la nuit, pour laisser attribuer au vent l’agitation des feuilles. Ils arrivèrent ainsi au pied du block-house de Mundesur, à la frontière des possessions anglaises. Hydrabad et son territoire sont censés appartenir à un chef indien, lequel n’est, au fond, que l’esclave docile des conquérants du Mysore. Les naturels du pays, doués de quelque intelligence, ont deviné cette politique de gouvernement occulte, organisée par l’étranger. La guerre des Taugs le prouve bien.

Edward coiffa sa tête nue de fleurs de tulipier, se lit un masque avec une large feuille d’acanthe, imperceptiblement piquée à la place de ses yeux, et regarda le block-house et ses environs en laissant flotter sa tête à la direction du vent.

Le silence de ce lieu était triste et donnait un augure funèbre. Tout attestait que le poste avait perdu ses soldats ; le drapeau seul s’inclinait sur la corniche, entre les sculptures de la licorne et du lion. Devant le block-house, une fontaine coulait avec un murmure effrayant, parce qu’il n’était jamais brisé dans sa monotonie par les mains ou les lèvres d’un soldat, dans un pays ardent, où l’eau vive est comme un ami consolateur que la souffrance appelle à son secours. Une heure écoulée, le doute n’était plus permis ; il fallait changer en réalité une horrible supposition.

Cependant sir Edward attendit le lever du soleil pour se montrer à découvert dans cette campagne ennemie, où il était sans doute arrivé une heure trop tard. La clarté du jour révéla les secrets de la nuit ; autour du block-house, il n’y avait pas une goutte de sang sur les gazons, mais les feuilles des arbres et les fleurs sauvages, élevées au-dessus du niveau des hautes herbes portaient l’empreinte d’une résistance convulsive, et attestaient les efforts suprêmes d’une agonie au désespoir. Il paraissait évident que la petite garnison, endormie dans une sécurité imprudente, et ne croyant plus au retour des hostilités, avait été surprise et enlevée par une meute de Taugs.

Sir Edward jeta un regard mélancolique sur l’horizon du midi, formé par de hautes montagnes arides, et dont les antres recelaient sans doute les cadavres des victimes et l’armée des assassins. Ce regard était l’adieu donné aux morts.

Edward et son guide rentrèrent dans le chemin qu’ils avaient déjà parcouru, et remontèrent à cheval pour se rendre à l’habitation de Nerbudda.

Le colonel Douglas entendit le galop des chevaux dans l’avenue et s’élança d’un pas lent, avec la fièvre à l’âme, pour serrer les mains de sir Edward.

« Pas un mot de ce que vous avez vu à qui que ce soit, » dit Edward à son guide en lui donnant son cheval ; puis s’adressant à Douglas, le sourire sur les lèvres : « Eh bien ! mon cher colonel, je me suis égaré dans la campagne ; c’est ma faute, j’avais pris un guide. Donnez-moi des nouvelles du seigneur nabab et de miss Arinda.

— Sir Edward, dit le colonel, point de détour ; personne ne peut nous entendre. La famille prend son repas du matin. Dites promptement ce que vous avez à me dire. Votre gaieté m’annonce des malheurs…

— Ma gaieté ne ment pas : tout a péri. Nous sommes arrivés une heure trop tard.

— Tous morts ?

— Tous, mon cher Douglas ! et pas une goutte de sang !

— Oui, c’est leur guerre. Les Taugs ont horreur du sang humain ; ils étranglent… Oh ! cette horrible guerre ne finira donc jamais !… Je vais écrire à sir William Bentinck.

— Colonel, sir William Bentinck est à Calcutta ; il vous faut des troupes demain !

— J’ai les garnisons voisines, c’est suffisant pour trois mois ; mais la guerre va prendre un caractère atroce et gagner tout le pays intérieur de la presqu’île… Cette maudite fête de leur déesse Dourga les a fanatisés !… Voilà bien les conséquences du système de Whitehall !… La douceur, la tolérance religieuse, la colonisation pacifique !… Oui, avec des bandits, des assassins !… Je voudrais voir messieurs les clercs du Foreign-Office dans la province de Nizam, prêchant leur théorie de tolérance à ces démons de Taugs !… Comme il est aisé d’être philanthrope, lorsqu’en ouvrant sa croisée le matin on voit le jardin de Whitehall et la statue de Jacques II !… Mon Dieu ! il y a un système de tolérance bien plus simple, abandonner les Indes et venir faire le commerce entre le pont de Londres et Kensington-Garden ! Nous laisserons les Taugs vivre en paix avec leur déesse Dourga… En 1812, on recommandait la même tolérance au lieutenant Mousell. On envoyait des Bibles aux Taugs, et les Taugs étranglaient nos plus braves officiers à chaque ballot de Bibles ! Vingt ans d’expérience n’ont corrigé personne… N’importe, il faut faire notre devoir de soldat jusqu’au bout, sans murmure, sans repos, dans une héroïque obscurité : se battre aux étoiles et dormir au grand soleil.

— Colonel Douglas, dit Edward, tout ce que vous dites est fort sensé ; mais les clercs de Whitehall ne nous entendent pas, et pourtant il faut prendre un parti. Nous voilà, je crois, au centre de la guerre.

— Au foyer, sir Edward.

— Votre quartier général est établi à Nerbudda, chez le nabab ?

— Oui.

— Nous devons laisser ignorer au nabab tous les événements, n’est-ce pas ?

— Oh ! le nabab ne doit rien savoir, rien, sir Edward.

— Voilà une singulière existence qui nous attend. Il faut venir au cœur du Bengale pour vivre ainsi. Le jour, nous serons d’heureux et nonchalants campagnards, faisant de longs repas, cultivant la Flore indienne, déchiffrant des partitions, peignant un paysage, élevant des oiseaux-pêcheurs pour la chasse aux étangs. Pour ma part, je remercie Dieu qui m’a fait arriver à cette vie de mon goût par trois gradations : d’abord je me suis voué au service d’un seul ami, puis au service d’une famille, enfin au service d’une armée. Il n’y a que le premier pas qui coûte dans la carrière de I’obligeance. Aujourd’hui, j’exerce ma profession en grand, et je me souhaite des imitateurs.

— Un conseil, sir Edward, dit le colonel en serrant les mains de son compagnon ; sur quel pied devons-nous vivre avec le comte Élona ? Ne trouvez-vous pas qu’il est embarrassant ?

— Le comte Élona mènera la vie que nous menons ; c’est sa faute si cette vie ne lui convient pas. Il s’est embarqué furtivement à Smyrne avec nous, et à votre insu, pour se dérober à un malheur mystérieux qui est encore son secret. Proscrit, toute terre lui est bonne ; toute patrie est la sienne ; tout péril doit le trouver prêt. Il est brave, résolu, sombre et peu causeur ; c’est donc l’homme des gruerres de nuit. Nous l’enrôlons. Je réponds du comte Élona.

— Tout est dit, sir Edward ; les croisées et les oreilles sont ouvertes devant nous. »

L’habitation de Nerbudda donne à l’Européen la plus haute idée du luxe des nababs. Elle est bâtie en pierres blanches, et ses murs sont épais comme ceux d’une forteresse ; cependant le style de son architecture ne manque ni de grâce ni de légèreté. La solidité massive de l’édifice est déguisée par des sculptures, des corniches à jour, et des balcons aériens avec des balustres en bois de santal. Le toit a la forme d’un cône écrasé : quatre rangs de supports le séparent du corps de logis, et permettent à l’air de circuler librement dans un grand espace. Aussi les étages supérieurs se dérobent à l’action verticale des rayons du soleil, qui n’embrase qu’une toiture inhabitée, espèce de bouclier levé contre la chaleur. Les salles basses ont banni les meubles lourds et étouffants : le bois de naucléa s’y entrelace en mille formes sveltes et capricieuses pour tous les besoins de la sieste, du recueillement, du repos et de la causerie nonchalante. Les gerbes d’eau vive, les persiennes des balcons, les grandes ailes des pankas, y entretiennent une fraîcheur éternelle, dans un demi-jour plein de volupté.

Le colonel Douglas et sir Edward entrèrent la joie au front, et prirent place à la table du nabab.

« Seigneur Sourah-Berdar, dit Edward en acceptant un plat de riz benafouly, j’ai voulu voir les ruines du temple de Doumar-Leyna, et je me suis égaré en chemin.

— Les ruines de Doumar-Leyna, dit le vieux nabab, sont dans la montagne, à quarante milles de Nerbudda. Vous avez commis une grande imprudence, sir Edward, et fort inutilement, je vous assure, parce que votre guide est un cipaye de Ceylan, et il ne connaît pas nos chemins.

— Il faut donc une bonne escorte, seigneur nabab, si l’on veut voyager sans imprudence de ce côté ? dit Edward avec un accent d’indifférence très-marqué.

— Sans doute, sir Edward.

— À cause des tigres…

— D’abord, à cause des tigres, sir Edward…

— Oh ! ce sont pour moi de vieux amis…

— Oui, sir Edward, dit miss Arinda en croisant ses bras nus sur la table avec une exquise nonchalance ; oui, mais il y a d’autres animaux dans la montagne, qui sont vos vieux ennemis.

— Ah ! » dit Edward d’un air ébahi.

Et il continua d’enlever les grains de riz à la pointe de l’aiguille avec la dextérité d’un Chinois.

« Vous dites : Ah ! poursuivit la jeune Indienne d’un ton moqueur, on voit bien que vous arrivez de Londres… Tenez, connaissez-vous ce quadrupède… là… regardez… »

Edward suivit l’indication du doigt d’Arinda, et vit sur la muraille une gravure anglaise fort connue à Londres, et représentant un Taug. Il regarda longtemps, et de l’air d’un homme qui cherche un nom oublié pour le mettre au bas d’un portrait anonyme.

« Vous ne reconnaissez pas cela, sir Edward ! dit la jeune fille en croisant ses jolies petites mains d’ivoire doré.

— C’est le sea-bishop (l’évêque de mer), si je ne me trompe, » dit Edward avec un naturel parfait.

Miss Arinda laissa éclater un rire fou, dont le timbre était bien en harmonie avec la carnation de la jeune Indienne. On aurait cru entendre rouler une cascade de perles sur des lames d’or.

Edward se leva vivement pour examiner la gravure de plus près.

« Il est vrai que l’on pourrait s’y méprendre comme sir Edward, dit le colonel Douglas. Ce Taug, avec son air mystique, son front chauve taillé en mitre, et sa hache de Déera, ressemble assez bien de loin à un évêque de mer.

— Ah ! c’est un Taug ! dit Edward en se frappant le front ; on a beaucoup parlé des Taugs à Londres. J’ai vu un drame au théâtre d’Adelphi, sur les Taugs : la scène se passe dans l’Inde, sous le règne d’Alexandre le Grand, quelques siècles avant Jésus-Christ. »

Et il ajouta lestement :

« Seigneur nabab, le riz benafouly est le meilleur de l’Inde : je le préfère au riz de Mangalore, dont le grain est pourtant plus fort… Pardon, miss Arinda, vous croyez donc qu’il y a encore des Taugs dans les montagnes de Doumar-Leyna ?

— Certainement.

— Des Taugs fossiles ?

— Des Taugs vivants comme vous et moi, sir Edward.

— Oui… peut-être… il est à présumer, dit avec insouciance le colonel Douglas, que la dernière guerre a laissé là-bas quelques ermites.

— Mon père vous affirmera, dit miss Arinda en fixant ses grands yeux sur le visage impassible d’Edward, que, le mois dernier, deux voyageurs ont été étranglés sur la route de Mazulipatnam.

— Par des Taugs ? dit sir Edward.

— Et par qui donc ?…

— Miss Arinda, dit sir Edward en s’inclinant, Dieu me garde de vous contrarier ! Je crois à l’existence des Taugs, et je me garderai bien d’aller sans escorte à Doumar-Leyna et à Mazulipatnam.

— Toute la nuit j’ai rêvé de ces monstres-là, dit Arinda en frissonnant ; cela prouve bien qu’ils existent.

— Alors c’est incontestable, dit Edward. On m’avait pourtant bien affirmé que la guerre était finie depuis longtemps.

— Sans doute la guerre est finie, sir Edward ; mais le vieux Sing n’est pas mort. La guerre peut donc recommencer à tout moment ; et, si elle recommence, je ne reste pas à Nerbudda, j’entraîne mon père au littoral du Malabar ou du Coromandel. Je ne dormirai pas une seule nuit dans cette habitation.

— Point d’inquiétude, miss Arinda, dit le colonel Douglas, nous veillons pour vous. On est en sûreté ici comme à Tranquebar ou à Bombay. Nous avons derrière nous trois régiments échelonnés sur le territoire britannique. Les Taugs, s’ils existent encore, ne remueront pas. »

Le repas fini, tous les convives descendirent sur la terrasse ; et furent rendus à leur liberté. Les serviteurs déroulèrent leurs nattes sur le plancher d’un chattiram à colonnades de bois d’érable, où l’on respirait une fraîcheur délicieuse devant un magnifique tableau.

Les yeux se reposaient d’abord sur un petit étang bordé de narcisses jonquilles et de trèfles d’eau, et sillonné dans toute sa longueur par des arabesques de nénufar blanc. À l’autre rive s’élançaient comme des fusées les tiges des cocotiers, épanouis à leurs cimes en gerbes gracieuses ; et, par les éclaircies de ce péristyle végétal, on voyait fuir jusqu’à l’horizon bleu une campagne où la verdure des sénevés confondait ses teintes ardentes avec la neige des cotonniers bengalis. Une pluie de lumière semblait inonder cette création immense et la faire tressaillir sous des caresses de feu. C’était le Bengale dans tout son éclat dévorant, avec son grand soleil qui donne la langueur de la force, qui tue et ressuscite, verse l’amour au cœur de l’homme, et le diamant au cœur de ses monts.

La jeune fille du nabab, à demi couchée sur la natte du chattiram, jouait avec des tulipes sauvages écloses dans les fentes du bois de santal, et les lançait par-dessus sa tête au nabab son père, qui fumait le houka non loin d’elle. Edward et le comte Élona herborisaient aux bords du lac. Une foule de serviteurs, indolents comme des maîtres, étaient échelonnés sur les marches du chattiram, et s’écoutaient vivre dans une somnolence voluptueuse, fille du ciel indien.

Le colonel Douglas, debout et appuyé contre un pilastre, engageait un entretien avec miss Arinda.

« Je crois, ma charmante Arinda, disait le colonel, que ces maudits Taugs vous ont donné de l’humeur.

— Colonel, disait Arinda, voulez-vous me faire un beau présent de noces ?

— Parlez, miss Arinda.

— Apportez-moi le vieux Sing dans une cage.

— Arinda, vous avez une idée fixe, vous ne rêvez que de ces bandits la nuit et le jour. Vraiment j’en suis jaloux ; prenez garde ! je me ferai Taug… Voici le cadeau de noces que je vous destine, belle Arinda ; je l’attends par le premier télinga qui doit nous apporter nos lettres de Bombay. C’est une garniture de perles pour vos beaux cheveux de soie. Il faut toujours choisir ce qu’il y a de plus indigent pour l’offrir à la plus riche. Cependant je suis obligé de rehausser la valeur de mon cadeau. C’est moi qui ai retiré ces perles du fond de la mer à Ceylan ; je les ai données à Hamlet, qui est à Londres le roi des bijoutiers, et qui refuserait le trône de Danemark, occupé par les fantômes ses aïeux. Hamlet a pris l’ouvrage à cœur ; il le soigne comme Dieu a soigné le soleil, et il a gravé sur l’agrafe, large comme l’œil d’un bengali, sa signature, HAMLET, surmontée de ces mots si touchants, lorsque le prince de Danemark les adresse à Ophélia : Madame, puis-je me reposer sur vos genoux[1] ?

— Ah ! voilà qui est très-gracieux ! » colonel Douglas, dit Arinda en renversant sa tête en arrière, pour donner un regard de bas en haut à Douglas.

Dans cette position horizontale du visage, les boucles soyeuses des cheveux noirs de la jeune Indienne descendaient en se festonnant jusqu’au sol de bois de santal, et ses lèvres de corail, à demi ouvertes par le sourire, laissaient entrevoir un échantillon de perles fines inconnues aux bazars du Coromandel. Arinda ressemblait ainsi à une nouvelle fleur du Bengale, créée, à midi, par le puissant caprice du soleil, et remerciant son père céleste avec un regard de flamme lancé au firmament.

« Il me semble, dit Douglas, que je fais au grand jour le plus doux des rêves. Laissez-vous adorer ainsi quelques instants, miss Arinda. Vous êtes belle comme la fleur de la terre et le rayon du ciel. Croiriez-vous ? Ô folie de l’esprit ! Croiriez-vous que je vous plains, parce que vous ne pouvez pas en ce moment vous voir et vous aimer, comme je vous vois et comme je vous aime ?

— Colonel Douglas, dit Arinda, avec cette gracieuse coquetterie, vertu de toutes les femmes, sans distinction de zone, de nuance ou de couleur, lorsque j’aurai votre garniture de perles, je me ferai coiffer comme Sidonia, la nièce de sir William. Elle a des cheveux comme les miens : quand on les serre étroitement, on peut les cacher tous dans la main ; quand on les abandonne à flots, ils enveloppent le corps, comme un sari de veuve. Si les perles sont très-fines, on les tresse avec les cheveux ; elles font un effet charmant ; on en laisse pendre une grappe, sous le nœud, derrière la tête ; les deux nattes se déroulent sur les tempes, arrondies et lisses comme des plaques d’ébène, mais sans mélange de perles ; elles chargeraient trop le front. Avec cette coiffure Sidonia était adorable dans un bal… je n’avais que des diamants, moi : c’est vulgaire. Colonel, je vous remercie ; vous connaissez mes goûts.

— Je voudrais connaître vos pensées, belle Arinda…

— Ah ! c’est plus difficile, colonel ! »

Arinda prit un papillon qui venait de se poser sur ses genoux, le regarda un instant, et lui rendit la liberté.

« Colonel Douglas, poursuivit la jeune fille, j’ai attaché une pensée sur les ailes de ce papillon ; devinez-la.

— Me permettez-vous de réfléchir longtemps ?

— Non, monsieur, je vous ordonne de la deviner tout de suite… le papillon s’est reposé en traversant le lac… tant pis ! ma pensée a raison… Eh bien ! colonel, avez-vous deviné ?

— Excusez-moi, charmante Arinda, je n’ai jamais étudié les mœurs des papillons.

— Colonel, je vous parle sérieusement ; répondez-moi sérieusement.

— Miss Arinda, je vais m’asseoir sur cet escalier, immobile comme un fakir, patient, muet, éternel comme lui ; passez devant moi, une fois tous les dix ans, jusqu’à la mort ; et quand j’aurai, dans mon recueillement et ma solitude, récapitulé toutes les pensées humaines, il est possible que je devine la vôtre quelque jour, et je vous la rendrai.

— Colonel Douglas, dit Arinda en inclinant la tête sur l’épaule et en donnant au doigt indicateur de sa main droite un mouvement de menace amicale, colonel, vous ne seriez pas fakir un seul jour, si je vous prenais au mot,… Oui, oui, monsieur, ouvrez vos grands yeux indigo… Voyons si vous aurez de la franchise…, j’attendais un tête-à-tête pour vous interroger… Dites-moi, colonel, qu’avez-vous été faire à Londres ?… voyez comme il pâlit !

— Mais vous le savez très-bien, miss Arinda… on m’a appelé au Foreign-Office, pour donner les renseignements sur la guerre des Taugs… heureusement terminée aujourd’hui.

— Et pourquoi pâlissez-vous ? pourquoi frissonnez-vous en me répondant ?

— Je vous affirme, charmante Arinda, que je n’ai aucune émotion.

— Comme il tremble en disant cela !

— Miss Arinda, votre père est à dix pas de nous ; il peut nous entendre…

— Il a peur de mon père aussi, maintenant ! mais tout le fait donc trembler, ce colonel !… Heureusement, comme vous le dites, la guerre est terminée aujourd’hui.

— Miss Arinda, dit le colonel d’une voix étouffée, mais qui ne laissait égarer aucune syllabe, miss Arinda, depuis deux ans je vous aime, et tout ce qu’il y a d’amour sur cette terre de flamme, entre ces jardins et le soleil, je le sens bouillonner en moi, et je ne le sens que pour vous. Je ne vous aime pas parce que vous êtes riche, parce qu’on vous a surnommée le diamant de l’Inde, parce que vous méritez d’être assise sur le trône du Bengale, à côté du Soleil, votre époux ; je vous aime parce qu’un attrait mystérieux, invincible, inexorable, m’a cloué dans la trace de vos pieds, quand je vous vis, pour la première fois, descendre de votre navire sur le sable du Coromandel. Ce fut un de ces moments d’extase qui font la vie d’un homme, et ne lui permettent plus de vivre que dans ce moment éternel. Depuis, vous le savez, j’ai fait une guerre d’extermination ; j’ai vu bien des nuits de sang et d’horreur, j’ai vu s’accomplir d’affreuses funérailles ; j’ai donné tout ce que j’avais de larmes à d’inconsolables amis ; j’ai brisé tous les ressorts de mon âme, au point de croire que j’avais enfin obtenu cette insensibilité bienheureuse qui est la récompense de ceux qui ont abusé de la douleur. Eh bien ! mon amour a traversé toutes ces ténèbres sanglantes, ce chaos de deuil et de désolation ; il est encore là, devant vous, avec l’énergie de sa première aurore. Dans cet ouragan infernal déchaîné sur mon front, toute chose qui était en moi s’est éteinte, excepté la flamme de cet amour ! Osez maintenant, miss Arinda, osez me parler avec cette contrainte glacée, avec cette méfiance injurieuse indigne de vous et de moi. Si j’ai commis une faute envers vous, c’est un crime, ayez le courage de me le jeter au front, et je le ferai descendre au cœur, à la pointe de ce poignard. »

L’arme étincela sur la ceinture du colonel.

Il y a dans la passion vraie un accent inimitable, que l’oreille la plus novice reconnaît aux premières notes. Les femmes ont la perception merveilleuse de toutes les choses qui viennent du cœur : celles qui se laissent tromper par la parodie de cet accent ne méritent pas l’honneur d’être femmes.

Arinda essuya des larmes honteuses, et cueillant une tulipe sauvage, elle dit avec un sourire céleste :

« Colonel, faisons un échange, donnez-moi votre arme, et prenez cette fleur… Obéissez, monsieur… C’est bien, je suis contente de vous… Je sais aussi que vous m’aimez, colonel Douglas… Voulez-vous que je vous cite les partis que j’ai refusés ? M. Lewis Wyatt, l’agent de la Compagnie des Indes ; M. Baretto, fils de l’associé de John Palmer ; M. Riow, qui possède quinze vaisseaux à Surate ; le major Flamstead, neveu de sir William… J’en citerais vingt. Pourquoi les ai-je refusés ? parce que je sais que vous m’aimez, vous ; que vous m’aimez pour moi, et non pour les diamants de mon père… Maintenant, colonel Douglas, il faut revenir au commencement de notre entretien, mais sans nous fâcher, n’est-ce pas ?… Savez-vous ce qu’on m’a dit à Hydrabad l’autre jour ? C’est ce que je voulais vous faire deviner lorsque votre colère est arrivée au poignard… On m’a dit qu’au mois de juin dernier, vous avez été sur le point de vous marier en Europe…

— Sans doute, dit le colonel Douglas avec beaucoup de sang-froid, c’est un de vos amoureux refusés qui vous a dit cela ?

— Oui. C’est M. Riow.

— M. Riow a menti. Je jure sur l’honneur que je n’ai jamais eu l’intention de me marier en Europe.

— Je vous crois, mon cher colonel… Ah ! c’est que j’ai besoin de vous croire…

— Arinda, je jure de n’avoir jamais d’autre femme que vous… Aujourd’hui même, j’aurai un entretien avec votre père, et nous fixerons le jour de notre mariage dans la première quinzaine du mois prochain… J’ai quelques affaires de service à terminer dans les cantonnements voisins… c’est une inspection pour la forme. Nous sommes en pleine paix. Mes devoirs de militaire remplis, je serai à vos pieds comme époux, ma chère Arinda.

— Mon colonel, je vous rends votre poignard.

— Arinda, j’espère bien que vous m’aimerez un peu…

— Je suis trop riche pour faire l’aumône. Quand je donne, je veux enrichir. »

On aurait dit, en ce moment, que le prédestiné au seuil du paradis avait prêté son sourire d’extase au visage de Douglas.

La jeune Indienne se leva et descendit l’escalier du chattiram, pour laisser toute liberté à l’entretien du nabab et du colonel.

Sir Edward, qui se promenait avec le comte Élona, dit à son compagnon :

« Voilà miss Arinda qui vient dépouiller le parterre pour vêtir de fleurs ses vases du Japon : c’est l’heure de cette toilette odorante. Comte Élona, vous êtes un peu trop sauvage ; cela n’est pas permis dans l’Inde. Allez donc offrir votre bras à la jeune reine des roses du Bengale. Je vous invite à cette politesse : elle est due à la fille de la maison.

— Sir Edward, dit Élona en souriant, il me semble que vous pouviez vous adresser à vous-même cette initation.

— Lorsqu’il s’agit d’un plaisir à prendre, je le cède toujours à un ami. C’est l’inverse lorsqu’il s’agit d’une peine : essayez-moi. »

Le comte Élona fit un signe d’adhésion et s’avança pour recevoir miss Arinda au bas de l’escalier.

Edward, resté seul, tourna nonchalamment sur ses pieds, comme pour s’assurer qu’aucun regard n’était fixé sur lui ; ensuite il fit quelques pas dans une direction opposée à celle qu’il voulait prendre ; il côtoya l’étang, cueillit des narcisses et des tulipes sauvages, et retira des eaux, sans le moindre étonnement, une feuille de papier roulé qui ressemblait à une feuille de nénufar. Il déploya cette fleur d’espèce nouvelle en ayant soin de la dérober aux regards, sous le bouquet massif qu’il venait de composer, et les lignes suivantes furent dévorées avec tant de calme apparent, que le lecteur ressemblait au loin à un botaniste étudiant avec amour une belle collection de fleurs.


« Sir Edward, mon noble maître,

« Vous êtes arrivé trop tard à Mundesur ; c’est ma faute : j’ai couru, il fallait voler.

« J’ai assisté au dernier conseil tenu dans les ruines de Doumar-Leyna. Je sais où marchera le vieux Sing. Dites au colonel Douglas de renforcer demain les postes entre le village de Boudjah et la montagne de Sérieh, à deux milles de votre habitation de Nerbudda. Deux heures après le coucher du soleil, inventez quelque stratagème pour faire fermer les portes de l’habitation. Le vieux Sing a prononcé le nom du nabab Sourah-Berbar. Dieu veille sur nous ; veillons.

« NIZAM. »

Le brave serviteur était arrivé à l’étang sans être aperçu, en rampant sous les hautes herbes. Il s’était blotti dans l’eau, la tête voilée de larges feuilles stagnantes, et il avait envoyé aux oreilles d’Edward ce sifflement léger que l’intelligence du maître distinguait si bien au milieu de tous ces murmures confus qui s’élèvent des eaux, des montagnes, des bois, sur cette terre puissante où la vie abonde, où la plante, l’oiseau, l’insecte, ont toujours quelque chose à dire aux étoiles et au soleil.

Le comte Élona et la jeune fille du nabab s’avançaient vers Edward, qui ne se laissa pas surprendre son billet à la main.

« Miss Arinda, dit-il à la distance de quelques pas après avoir serré la missive de Nizam, il est fâcheux que les bouquets les plus gros soient aussi les plus lourds. Je vous offre celui-ci, mais je le garde. Il est cueilli à votre intention, et vous le trouverez à table ce soir devant vous.

— Sir Edward, je vous remercie, dit Arinda d’un air plein de distraction et d’inquiétude, vous faites les bouquets admirablement Sir Edward, vous avez l’œil et l’oreille de l’Indien ; n’avez-vous pas remarqué une agitation, là, dans les gazons et les bambous ? J’ai vu onduler l’herbe jusque sous les arbres qui montent de l’étang à la forêt.

— Est-ce dans la direction du vent ? demanda Edward d’un ton naturel.

— Au contraire, sir Edward, et c’est ce qui me donne de l’inquiétude.

— Miss Arinda, dit Edward avec une tranquillité persuasive, il est impossible de supposer qu’une bête fauve vienne boire en plein jour devant vingt mille personnes, à la porte d’une habitation. Je connais les animaux de l’Inde : cela n’est pas dans leurs mœurs. Voulez-vous, miss Arinda, que nous allions en chasse de ce côté ?

— Non, non, sir Edward… Si c’est un tigre, il est déjà bien loin ; si c’est un serpent, il ne vaut pas la peine de se déranger pour si peu.

— Ce doit être un serpent, miss Arinda. On a fait à ces reptiles une réputation de finesse bien usurpée. Le serpent est stupide comme un naturaliste du siècle dernier. »

Cette dissertation zoologique fut interrompue par la brusque arrivée du colonel Douglas. Il descendit l’escalier du chattiram, le visage rayonnant de joie, et serrant les mains d’Edward et du comte Élona.

« Messieurs, leur dit-il, je vous invite à signer mon contrat de mariage. Le nabab vient de fixer lui-même le jour de la cérémonie : j’épouse miss Arinda d’aujourd’hui à vingt jours, au village anglais de Boudjah. »

Un éclair de joie surhumaine éclaira le front du comte Élona. Il semblait que ce jeune homme, toujours silencieux et sombre, ressuscitait d’entre les morts. Personne ne remarqua cette transformation.

« Colonel Douglas, dit Edward exalté, cette nouvelle me comble de joie. Il me semble que je me marie. Mon système triomphe. L’Occident épouse l’Orient ; le vieux sang de la vieille Angleterre va se rajeunir au cœur du Bengale. L’intelligence et la force humaine ne périront pas… Voilà un bel exemple à suivre, comte Élona Brodzinski. Vous êtes jeune, grand, robuste ; nous vous trouverons quelque fille de nabab… Eh ! vous avez assez pleuré sur les malheurs de Varsovie ! Dieu sait pourquoi il fait tomber les villes, et le czar ne le sait pas. Le reflux de l’océan humain commence. Le Nord s’ennuie d’être Nord. Nous rentrons au berceau du soleil, qui est notre berceau. À cette heure le canon de la France troue l’Atlas ; les colons américains de la baie d’Agoa, et les nouveaux planteurs français de l’Afrique, bientôt se rencontreront, la charrue à la main, sous des zones inconnues, et s’embrasseront dans un hyménée de géants. Un jour on verra quelle puissante et nouvelle race d’hommes est sortie des entrailles de l’Afrique et du Bengale, de ces terres fécondes qui allaitaient les tigres, les éléphants et les lions, en appelant toujours des lèvres humaines attendues depuis six mille ans !

— Sir Edward, dit le comte Élona, ce jour renouvelle mon existence. Vous serez content de moi. Tout a une fin dans ce monde, même la douleur.

— À ce soir, messieurs, dit le colonel Douglas. Permettez-moi de conduire miss Arinda vers son père, qui l’attend.

— Sir Edward, dit Arinda, n’oubliez pas mon bouquet.

— Il s’est changé en bouquet de noces, miss Arinda ; je dois l’oublier beaucoup moins. »

Edward et le comte Élona, restés seuls, eurent ensemble ce court et vif entretien :

« Sir Edward, dit le comte polonais, je puis parler maintenant, je puis vous parler à vous, qui avez un cœur noble et digne de toutes ces confidences. Savez-vous ce que je suis venu faire au Bengale ?

— Non.

— Sir Edward, je suis venu me mettre dans les pieds du colonel Douglas… En arrivant à Alexandrie, figurez-vous ma stupéfaction lorsque je vis sur le pont le colonel Douglas !… J’avais quitté Smyme pour lui… il n’avait donc point épousé Amalia ! Je vous adressai une question timide, embarrassée… Vous me répondîtes sans connaître l’intérêt puissant que j’attachais à vos paroles… le mariage n’avait pas eu lieu… Alors, je pris une résolution étrange… avec ce titre de proscrit, qui semble justifier tous les voyages aventureux à travers le monde, je me déterminai à suivre le colonel Douglas partout. Je ne m’expliquai pas trop bien quel bénéfice je retirais de ma résolution, mais elle semblait donner un adoucissement vague à mon désespoir : cela me suffisait. Concevez-vous, sir Edward, la joie immense qui a rafraîchi mon cœur lorsque le colonel nous a annoncé son mariage avec la fille du nabab ? On ne meurt pas de joie, je vis… maintenant, mon destin change. Ce Bengale s’écroule sous mes pieds ; il faut que je parte, sir Edward : mon âme est bien loin d’ici ; il faut que mon corps se lève pour la chercher.

— Comte Élona, dit Edward, dans votre discours, il faut que je devine la seule chose que vous avez oubliée.

— J’ai foi en votre intelligence, sir Edward.

— Vous aimez la jeune Grecque Amalia ?… Votre silence répond… et sans doute Amalia vous aime ?… Bien ! je garderai le silence à mon tour… Enfin tous ces mystères d’Europe et d’Asie commencent à s’éclaircir… Un fils de la malheureuse Pologne, une fille de la malheureuse Grèce, deux orphelins de deux illustres guerres !… C’était un amour inévitable et fort naturel… il n’y a que les diplomates qui arrangent des mariages impossibles… L’amour est plus intelligent que lord Palmerston, quoique le noble lord se soit surnommé Cupido… Eh bien ! mon cher comte, que puis-je faire pour vous ?

— Il faut, sir Edward, vous qui êtes plus Indien que Brama…

— Bravo ! comte Élona, vous avez les plaisanteries du convalescent… Achevez…

— Il faut que vous me trouviez un vaisseau pour mon retour.

— Je vous trouverai une flotte… mais avant tout, comte oublieux, il faut assister au mariage du colonel… Vous êtes invité officiellement…

— C’est bien mon intention ! je ne serai complètement guéri qu’en entendant le oui des deux époux, prononcé en bon anglais.

— Vous êtes très-raisonnable pour un amoureux. Le lendemain du mariage, je vous apporte un vaisseau à trois mâts.

— Vous avez l’habitude d’obliger vos amis, sir Edward ; ainsi je ne vous remercierais pas pour une habitude.

— Oui, comte Élona, il est trop facile de suivre une habitude. Je me suis habitué à vivre de la vie des autres ; de cette manière on centuple la durée de son existence : c’est un calcul d’égoïste. J’ai trouvé le secret de vivre plus longtemps que Mathusalem.

— Et vous, sir Edward, qui feriez un si bon mari, est-il vrai que vous ayez renoncé au mariage ? Cependant vous devriez, comme chef de secte, donner l’exemple du croisement des races. C’est le reproche que vos disciples vous feront.

— Comte Élona, n’approfondissons pas mon histoire domestique à cet endroit. Les étoiles nous trouveraient ici… J’ai trente-huit ans, et je ne suis pas marié ; il est fort aisé maintenant pour moi de continuer ce système : il n’y a que les premiers trente-huit ans qui coûtent… et, pour vous rendre confidence pour confidence, comte Élona, je vous avoue que j’ai toujours un certain penchant pour les femmes que d’autres vont épouser. C’est une fatalité !… En arrivant à Hydrabad, j’ai été frappé de miss Arinda… Heureusement le colonel s’est prononcé… Je vous ai parlé de miss Elmina ; eh bien ! miss Arinda, c’est miss Elmina traduite de l’américain en indien… À Smyrne, Dieu m’a sauvé deux fois dans un an… Vous avez connu la comtesse Octavie ? Ah ! quelle femme ! je voudrais bien que Dieu me dit si c’est un ange ou un démon… Elle avait de plus l’attrait irritant de la jeune veuve. Oh ! pour éviter cette Circé de l’Hermus, cette sirène de l’Ionie, il ne fallait pas se fermer les oreilles avec de la cire ; la cire fond, et l’on est perdu : il fallait partir sur un nuage de vapeur, et laisser derrière soi la barrière de deux tropiques et de deux océans !… À cette heure, la comtesse Octavie doit être mariée, puisque j’ai failli en devenir amoureux… Je souhaite deux anges gardiens à son mari ! Comte Élona, pour rassurer miss Arinda, qui a vu onduler les gazons au bord de l’étang, je vais faire ma sieste, même de ce côté. Allez le lui dire, là-haut, dans ce chattiram. Quand elle daignera jeter ses beaux yeux vers moi pour calmer ses inquiétudes, je dormirai. »

  1. Shall I lie in your lap ?HAMLET.