La Guerre du Nizam/Chapitre 2

Hachette (p. 38-55).

II

À Golconde.

La grande place de Doudy, à Golconde[1], a un aspect charmant ; on ne saurait mieux la comparer qu’à la Piazza del Campo, à Sienne, surtout à cause de l’effet que produisent les façades à briques rouges, entre l’ombre mobile des arbres et l’éblouissante irradiation du soleil. Deux mandars ou pagodes aux coupoles coniques, trois mosquées aux dômes arrondis, et plusieurs maisons de nababs, avec leurs balcons, leurs kiosques, leurs vérandas, encadrent admirablement cette place et lui donnent ce caractère indien primitif, qui s’efface aujourd’hui peu à peu devant la colonisation de l’Occident.

Un seul édifice rappelle l’Europe, sans nuire toutefois à l’effet général du tableau, car il est tout voilé par un rideau de tamariniers, et ce n’est que par une éclaircie de verdure, habilement ménagée, qu’on peut lire sur la façade cette enseigne : West-India hotel. Il y a toujours grande affluence d’étrangers dans cette auberge européenne. Elle est bâtie sur le modèle d’Adelphi à Liverpool, et la cuisine de Star and garter de Richmond y fraternise avec les plats extravagants de l’Indien et du Chinois : on trouve sur la carte le potage de tortue et le potage de nids d’oiseaux ; la colline de bœuf rôti et l’entrée innocente de bourgeons de frêne et de racines de nénufar. Le land-lord ou maître d’hôtel est en costume de bal et porte des diamants de Golconde à tous ses doigts ; les domestiques sont habillés comme le chef, moins les diamants ; les chambres ont des meubles d’acajou, lumineux comme des miroirs, des lits, des nattes, des hamacs, au choix des voyageurs ; un assortiment complet de parfums et de savons de Windsor, des persiennes légères qui tremblent au moindre souffle sur le balcon des kiosques, et sont les grands éventails de l’hôtel.

On célébrait sur cette place la fête indienne de Dourga, déesse de la destruction.

L’idole, ornée de ses formidables attributs, s’élevait sur un piédestal au milieu d’un cercle de hideux fakirs, immobiles comme des figures de bas-reliefs. L’air retentissait du concert aigu formé par tous les instruments que l’Inde a inventés pour déchirer les oreilles des hommes et des dieux. Les jeunes baloks, les belles ran-djénys, dansaient la natche nationale avec une furie d’élan et un dévergondage effrénés, au son du baunk, la trompette du Bengale, et du bansy, la flûte de bambou ; tandis que les sarada-caren, accompagnés de l’aigre sitar, chantaient les amours adultères de Kistna et la délivrance de la belle Sita, ravie par le monstre de Ceylan. Une foule immense applaudissait avec des sifflements de boas à ce concert de cuivres et de voix de démons, aux tours de force des jongleurs qui pirouettaient à la cime des bambous, aux danses de l’orgie, à ce spectacle infernal donné au peuple en l’honneur de la déesse de la destruction.

Des groupes de voyageurs européens passaient à travers cette foule avec un dandysme superbe ; de jeunes femmes créoles, l’ombrelle négligemment posée sur des épaules nues, mêlaient leur éblouissante carnation à ce tourbillon cuivré de chair sauvage, à ces flots de bronze vivant. Par toutes les issues, on voyait s’entrouvrir les rideaux soyeux des mohhafas, les palanquins des femmes riches, et descendre, dans tout l’éclat des étoffes et des pierreries, les filles, les épouses, les concubines des nababs. Kiosques, balcons, vérandas, portiques de bois de sandal, terrasses des pagodes, étaient inondés de spectateurs : mosaïque mouvante formée de tous les épidermes et de tous les costumes de l’univers, où se déployaient partout les larges ailes des pankas, agités par des milliers d’esclaves libres, pour répandre une fraîcheur d’emprunt aux heures incendiaires du milieu du jour.

L’attention des spectateurs européens qui se promenaient sur la place se fixait avec une curiosité singulière sur le balcon d’une maison opulente, bâtie à côté de l’hôtel de West-India. C’était la résidence du nabab Sourah-Berdar, le plus riche marchand de pierreries de Golconde, par excellence la ville des diamants.

Ce nabab, après les victoires de lord Cornwallis, n’avait pas balancé, pour conserver ses mines, à déserter le culte de Siva. Il était devenu l’ami de ses conquérants, et ses maisons de ville et de campagne servaient souvent d’hôtellerie ou de corps de garde aux officiers de cipayes et aux voyageurs.

Cependant, malgré ses diamants et son apostasie, ce n’était point lui que la foule regardait. Le nabab, étendu nonchalamment sur une natte, fumait le gourgoury-houka, et ne prêtait qu’une attention fort distraite à la fête de la déesse indienne. Près de lui étincelaient, sur une figure d’ange dorée au soleil indien, deux yeux noirs d’une dimension surhumaine, et qui ne permettaient pas aux regards de l’Européen de descendre jusqu’au triple collier de pierreries, roulé sur un sein de quinze ans. Le corps svelte et suave de la jeune fille se voilait, avec un mystère diaphane, sous le sari de soie à franges brodées ; et le châle de crêpe chinois, semé de fleurs et d’oiseaux, laissait dans leur nudité lumineuse des épaules d’or de sequin. Un concert d’admiration, formé de toutes les langues de l’Europe, s’élevait du pavé de la place au balcon du nabab, et la belle Indienne, sensible à ces hommages, répondait par des sourires célestes et des regards veloutés et limpides à l’enthousiasme de ses adorateurs. Il semblait que Dieu, qui a créé tant de femmes diverses, avec un luxe de complaisance digne de lui, venait d’en inventer une nouvelle, toute parée de charmes inconnus, pour renverser l’idolâtrie de la déesse Dourga.

La civilisation et la conquête opèrent, à notre insu, chaque jour de singuliers miracles ! Cette jeune fille qui, le siècle dernier, aurait adoré Siva et porté au front le signe blanc des sectateurs de ce dieu, était, un peu après 1830, une demoiselle aussi bien élevée qu’une princesse européenne ; elle avait reçu à Calcutta la plus brillante éducation, dans le palais de sir Willam Bentinck, d’où le nabab, son père, ne l’avait rappelée qu’à l’âge de treize ans.

Dans le groupe d’Européens qui sont debout sur le balcon, à côté du nabab et de sa fille, nous n’en distinguerons que trois, et il nous suffira de les entendre causer pour les reconnaître. Nos trois personnages portent le modeste costume blanc du pays du Soleil ; mais, à la distinction de leurs visages, à l’aisance gracieuse de leurs manières, il est facile de voir qu’ils appartiennent au monde élégant du Nord.

« Sir Edward, disait le plus jeune, je ne comprends pas quel est le but de la politique anglaise, en autorisant à perpétuité ces bacchanales indiennes.

— Comte Èlona, vous êtes bien intolérant. Que diable voulez-vous que fassent ces pauvres Indiens ? L’Angleterre ne doit pas se mêler de leurs plaisirs ; elle se mêle de leurs affaires, c’est le plus essentiel. Voulez-vous que lord Bathurst envoie aux Indes une collection de Caligula, de Néron, de Domitien anglais, pour établir des ateliers de supplices depuis les Cinq-Rivières jusqu’à Ceylan ?

— Non, sir Edward ; mais il me semblé qu’en tolérant ce fanatisme effréné, l’Angleterre s’expose à subir quelquefois de sanglantes déceptions.

— C’est un malheur, comte Élona. L’Angleterre porte aux Indes un gant de velours sur une main de fer ; ceux qui ne veulent pas sentir le gant ne tardent pas de sentir la main.

— Sir Edward, le colonel Douglas qui nous écoute ne paraît pas être de votre avis.

— Comte Èlona, dit le colonel, hier encore je pensais comme sir Edward.

— Ah ! colonel, dit Edward, je suis fâché de n’avoir pas dit cela hier.

— Sir Edward, dit Douglas, vous serez de mon avis demain.

— Je ne demande pas mieux, colonel, si vous me donnez de bonnes raisons.

— Je vous donnerai des faits, sir Edward.

— Oh ! je m’incline toujours devant les faits.

— Sir Edward, dit le colonel après une pause, je cherche partout dans la foule votre brave Nizam, et je ne le vois pas ; il est pourtant arrivé à Golconde ?…

— Oui, colonel ; il s’est arrêté à la baie d’Agoa, où je l’avais envoyé quand nous avons relâché à Cape-Town. Il a vu nos amis de la Floride et il est venu me rejoindre à Golconde.

— Il me serait fort difficile, sir Edward, de donner un nom à la position que Nizam occupe auprès de vous.

— C’est une position qui n’a pas de nom ; elle tient le milieu entre le serviteur et l’ami. Le serviteur et l’ami trompent parfois ; le milieu ne trompe jamais.

— Vous m’avez souvent dit qu’il a fait déjà la guerre du Nizam.

— Son surnom l’indique assez.

— Il pourra peut-être nous rendre quelques services ; n’est-ce pas, sir Edward ?

— Colonel Douglas, mon brave Nizam n’attend pas qu’on lui demande des services pour les rendre, et il ne rend que ceux qu’on ne lui demande pas.

— Connait-il la maison du nabab Sourah-Berdar, sur la frontière des possessions anglaises ?

— Nizam connaît tout ou ne connaît rien, à mon choix.

— Sir Edward, vous parlez en énigmes aujourd’hui.

— C’est ainsi, colonel Douglas. Je parle comme les événements ; tout est obscur autour de moi. On nous dit que le pays du Nizam est en feu. Nous arrivons à Bombay ; on nous affirme que le pays est tranquille. Première obscurité. À Smyrne, vous manquez donc un mariage superbe pour venir pacifier le pays. Hier, j’accours à votre ordre, ordre solennel s’il en fut ; j’arrive à Hydrabad, que vous appelez Golconde ; je crois qu’une bataille avec les Taugs va s’engager. Le ton de votre lettre respirait la guerre, nous trouvons Hydrabad ou Golconde dans toute la gaieté rassurante d’une fête indienne. L’obscurité se complique. Bien plus, vous ajoutez que le résident anglais a été invité à cette fête de Dourga par le souverain d’Hydrabad, et que la même invitation avait été adressée à tous les Européens. Vous avez donc compris qu’il n’y avait aucun péril pour vous et pour nous tous, puisque vous n’avez pas balancé à vous livrer à la merci d’une ville habitée par cent mille brigands cuivrés. Ici les ténèbres se condensent. Enfin, j’avais supposé naturellement que vous étiez descendu au palais de notre résident britannique, lequel palais ne fait flotter son drapeau qu’à la fête de Dourga, de Kisna, ou de Siva ; et je vous trouve installé en ami dans cette maison, chez le nabab Sourah-Berdar, qui vend des pierreries, et expose sa fille, comme enseigne, à la porte de son comptoir. Ici mes yeux se voilent, et le grand soleil augmente encore ma cécité.

— Attendez donc la nuit, sir Edward, vous serez guéri.

— Ah ! vous tournez à la plaisanterie, mon cher colonel. Vraiment, je vous admire. C’est pour vous que je me suis mis en hostilité mortelle avec la belle comtesse Octavie ; que j’ai quitté Smyrne, dont je voulais faire ma Capoue, pendant une longue semaine au moins ! que j’ai accepté la moitié des malédictions données par l’Asie Mineure à votre paquebot ; que j’ai distillé l’ennui indien soixante-cinq jours à Bombay, avec des Arabes et des Chinois ! Et maintenant voici ma récompense : vous m’invitez à la fête de Dourga, et vous me proposez des énigmes sur le balcon d’un nabab. »

Le colonel fit un signe d’intelligence à sir Edward, et marcha nonchalamment vers l’angle le plus reculé du balcon, pour parler sans crainte d’être entendu. Le comte Élona causait avec le nabab et sa fille.

« Sir Edward, dit le colonel en s’appuyant sur la balustrade dans l’attitude d’un spectateur ennuyé, sir Edward, vous voulez me faire parler avant l’heure ; eh bien ! je parlerai…

— C’est inutile, colonel. Votre intention me suffit. Je sais tout ce que vous voulez me dire, vous ne m’apprendriez rien. Je sais le motif qui vous a fait rompre violemment votre mariage à Smyrne ; je sais que la province du Nizam était tranquille lorsque j’ai quitté Londres avec les dépêches que vous avez sollicitées vous-même par vos puissants amis au Foreign-Office ; je sais aussi que la guerre des Taugs se rallume d’Hydrabad au Mysore ; que cette fête est une fête de mort ; que cette place publique est pleine de fanatiques indiens, nos intraitables ennemis, et que la hache magique de la déesse Deera s’aiguise à cette heure sur la pierre d’Hider-Allah, le Lion de Dieu. Vous voyez, colonel, qu’il est inutile de prolonger notre entretien. Si vous avez vos espions aveugles, moi, j’en ai un sous la main qui a toujours les yeux ouverts, et c’est avec ses yeux que j’ai l’habitude de regarder. »

Le colonel posa sa main sur le bras de sir Edward, et, se relevant comme fatigué d’une attitude pénible, il s’avança vers le nabab avec une nonchalance pleine de naturel.

« Nabab Sourah-Berdar, dit-il, à quelle heure vos porteurs de mohhafa sont-ils appelés ce soir ? »

Le nabad retira lentement le bec d’ambre du houka de ses lèvres, regarda le ciel et dit :

« Après le coucher du soleil, colonel Douglas.

— Nous vous ferons bonne escorte jusqu’à votre habitation de Nerbudda, seigneur nabab.

— Les jours du danger sont passés, colonel Douglas, dit le vieil Indien du ton d’un homme qui ne croit pas beaucoup à sa parole.

— Oh ! je sais bien qu’il n’y a rien à craindre aujourd’hui du côté des Taugs. Ces démons de nuit sont rentrés aux enfers… Mais là-bas, dans les plaines, il y a toujours, sur les bords de la rivière, quelque tigre à l’abreuvoir ; et nous ne voulons pas qu’une griffe insolente déchire les rideaux du palanquin de miss Arinda. »

Une voix plus harmonieuse que l’instrument indien qui prêtait son nom à la jeune fille du Mysore s’éleva sur le balcon.

Arinda replaça ses pieds nus dans ses petites sandales d’odalisque, et donnant à son col une inflexion gracieuse :

« Colonel Douglas, dit-elle, vous avez toujours de bonnes idées. Les heures noires ne me font pas peur, mais j’aime les précautions. Avec une escorte de cent cipayes choisis par vous, on ne craint ni les bêtes ni les hommes fauves, et notre voyage est une promenade entre deux soleils. Votre Hydrabad est inhabitable : vous avez beau l’appeler Golconde, il reste Hydrabad. À la première brise du soir, partons. »

Le ton impérieux de jeune reine qui accompagna ces paroles était adouci par une exquise contraction de visage, que l’on pourrait appeler un sourire d’or.

« Miss Arinda, dit le colonel avec une voix légèrement émue, je vais donner mes ordres, et, comme ce sont les vôtres, ils seront encore mieux exécutés. »

Le colonel Douglas et sir Edward descendirent sur la place, et se séparèrent après avoir échangé quelques paroles et fixé l’heure du départ.

Sir Edward fut aussitôt abordé par Nizam, qui depuis longtemps suivait tous les mouvements des personnages du balcon de Sourah-Berdar.

Sir Edward et Nizam étaient si habitués à vivre et à penser ensemble, qu’ils auraient pu se dispenser de se servir de la parole pour se communiquer leurs réflexions. Ils s’étaient élevés, par des efforts de perspicacité merveilleuse, à la hauteur de l’intelligence des grands quadrupèdes indiens, ceux qui agissent de concert, dans les moments de crise, avec un ensemble admirable, sans avoir besoin des lettres d’un alphabet. Les signes même, la langue des muets, étaient supprimés entre eux. C’est d’ailleurs la plus dangereuse des langues, en public surtout, lorsqu’on est entouré d’ennemis qui peuvent vous comprendre de loin, en écoutant avec les yeux.

En se plaçant à côté de Nizam, devant un groupe de danseurs, sir Edward prit une attitude nonchalante qui figurait, pour le serviteur indien, un point d’interrogation. Ce signe formé par tout le corps était traduit par cette phrase : « Nizam, qu’y a-t-il de nouveau ? »

Nizam, les yeux tournés vers les danseurs, poussa un grand éclat de rire qui signifiait pour sir Edward que l’heure était sérieuse et menaçante ; et tout à coup, le serviteur indien mit sa main droite en auvent sur ses paupières, pour se donner un prétexte naturel de jeter un regard au soleil qui l’incommodait dans ses plaisirs de spectateur, et ce regard, retombé sur la terre, embrassa rapidement la foule, la place, la fête et rebondit à l’horizon des montagnes et du désert.

Edward battit des mains sous l’estrade des danseurs, avec une figure pleine de surprise et de gaieté. L’entretien venait de s’épuiser en moins d’une minute ; tout était compris.

Des Indiens hideux et sombres, des fakirs à faces de mandrilles, des spectres nus et chauves, tatoués de blanc sur un visage de laiton, passaient et repassaient avec des ondulations convulsives et des râles sourds et stridents. Le signe tranquille tombé du visage serein d’Edward demandait à Nizam : « Est-ce un Taug, celui-ci ?

— Oui, répondait Nizam, courbé par un enthousiasme menteur devant les danses indiennes.

— Et celui-ci ? poursuivait Edward.

— Oui.

— Ce batteur de riz ?

— Oui.

— Ce joueur de sitar ?

— Oui.

— Ce fakir ?

— Oui. »

Sir Edward croisait les bras et inclinait sa tête ; tout son corps, moins sa bouche, disait à Nizam : « Voilà une belle collection de Taugs ! »

Cependant, la fête arrivait à sa fin avec le jour. L’idole Dourga s’agita sur son piédestal, et des cris furieux s’élevèrent dans toute la ville avec tant de force, que les antiques maisons d’Hydrabad, déjà réduites en poudre par le vent et le soleil, tremblèrent sur leurs fondements d’argile. Vingt fakirs venaient de soulever l’informe statue de la déesse de destruction, et ils l’emportaient vers la porte occidentale de la ville, à travers des rues étroites, sombres et lépreuses. Cent mille Indiens formaient le cortège, et tous les volcans de l’univers, réunis sur un point du globe et faisant éruption à la fois, auraient à peine dominé le fracas inouï formé par cette population en délire, accompagnée de tous les orchestres de l’enfer.

On arriva au sépulcre destiné à la déesse, selon le rite indien : c’est un gouffre ténébreux, où deux cascades se croisent, tombent et fument. L’idole Dourga y fut précipitée aux acclamations furibondes de tout Hydrabad ; des fakirs, enlacés l’un à l’autre, saluaient d’un regard d’amour le firmament bleu de l’Inde, et suivaient leur divinité dans l’abîme en s’élançant par-dessus les massifs de bambous, au milieu du nuage d’écume qui flottait sur la trombe des grandes eaux.

Un éclair de crépuscule annonça la nuit. La foule, silencieuse après le sacrifice, regagnait la ville. Cette armée d’Indiens, nus et cuivrés, ressemblait alors dans les ténèbres à un fleuve de bronze en fusion que traversaient à la nage des troupeaux d’éléphants chargés des hideux fantômes de l’olympe de Siva.

Pourtant, ils ne rentraient pas tous à Hydrabad, ceux qui venaient de détruire, pour l’honorer, la déesse de la destruction. Par intervalles, des ombres se détachaient du flanc de cette foule, et suivaient les sentiers solitaires qui ne conduisaient pas à la porte d’Hydrabad.

L’allure de ces ombres n’annonçait ni des laboureurs, ni des béraidjes, ni des batteurs de riz, laborieux habitants des fertiles jardins de Golconde : leur démarche avait quelque chose de solennel et de mystérieux, et, dans les éclaircies de cotonniers blancs, lorsqu’un rayon d’étoile tombait sur leur front, il était facile de voir, à la faveur de cette délation lumineuse, que ces spectres indiens n’appartenaient point à la classe des agriculteurs : leur tête haute semblait se détacher des choses terrestres ; elle ne regardait que le ciel, comme pour lui demander une sainte inspiration, à l’heure suprême du péril ou de la mort.

Aux limites de la plaine d’Hydrabad, ces mystérieux Indiens, arrivés isolément par mille sentiers, se réunirent et se parlèrent bas, comme si leur souffle eût été un langage. Le chef donna un signal, et ils s’élancèrent tous, comme un vol de démons, vers les montagnes du couchant.

Une caravane d’Indiens et d’Européens suivait à peu près la même direction, mais, par une grande route pavée de briques et bordée de beaux arbres, comme tous les chemins routiers du Bengale. Les constellations marquaient minuit au cadran du ciel. Une brise délicieuse montait de la rivière et entr’ouvrait mollement les rideaux des palanquins. Les soldats cipayes marchaient avec joie à la fraîcheur de la nuit et à la clarté des étoiles. Deux cavaliers allaient le pas et causaient à voix basse, pour respecter le sommeil d’une jeune voyageuse endormie dans son alcôve mouvante, à leur côté.

« Oui, comme vous le remarquez fort bien, sir Edward, disait le colonel Douglas, il y a des heures solennelles où l’on dit tout. Les étoiles semblent même nous exciter à l’indiscrétion.

— Colonel, on est obligé de causer la nuit, lorsqu’on ne dort pas ; et, si l’on cause longtemps, on devient indiscret.

— D’ailleurs, sir Edward, nous sommes en péril de mort ; en descendant de cheval, nous courons la chance d’être étranglés par le foulard d’un Taug ; il faut donc que je vous explique ma conduite, afin que vous l’expliquiez aux autres, si je meurs.

— Et si vous sortez vivant de cette guerre, justice que vous rendra le ciel, croyez-vous, colonel, que vous n’aurez pas besoin d’un autre genre de justification ?

— Oui, je vous comprends, sir Edward. À Londres, mes ennemis diront que j’ai épousé Arinda pour ses diamants.

— Et vos amis l’affirmeront.

— À Londres, ils n’ont aucune idée de la femme bengali et du croisement des races…

— À Londres, cher colonel, ils ont depuis trente ans devant leurs yeux la figure verte et molle du fils de Typoo-Saïd, et ils croient que le beau sexe du Mysore a des faces de ce vert… On dira que vous avez quitté Amalia pour épouser une mine de diamants.

— Moi qui donnerais tous les diamants de Golconde pour ce rayon de soleil, ciselé en femme, qui dort dans ce palanquin !

— On ne vous croira pas, cher colonel. Le monde est comme cela. Si vous donniez tous les diamants de Golconde, le monde dirait qu’ils sont faux.

— Eh ! que faut-il faire alors, sir Edward ?

— Supprimer le monde et prendre la jeune fille malgré ses diamants, comme on épouse une femme aimée malgré ses défauts.

— Sir Edward, à ma place, épouseriez-vous la fille du nabab ?

— Je l’épouserais.

— Sans réflexion ?

— Non, avec réflexion. Je l’épouserais pour consacrer, par mon exemple, le système du croisement des races, sans lequel l’intelligence humaine doit périr. Je l’épouserais pour faire une chose qui contrarie l’opinion de Londres. Je l’épouserais pour créer une pluie de diamants au bénéfice de ceux qui manquent de pain… Vous voyez que j’agirais avec réflexion.

— Et puis, je l’aime ! je l’aime !… c’est un amour déjà vieux de deux ans ; un amour qui a traversé les mers, qui a résisté aux séductions de Londres, qui m’a fait rompre à Smyrne, par un stratagème peut-être déloyal, un mariage forcé. »

En ce moment les rideaux du palanquin s’entr’ouvrirent du côté opposé au vent de la nuit, et deux yeux superbes étincelèrent sur un fond d’étoffe sombre.

« Colonel Douglas, dit une voix douce et affaiblie par le sommeil, où sommes-nous à présent ?

— Devant les ruines de la pagode de Djéni, sur la grande route de Mundesur et aux bords de la rivière Mozé.

— Ah ! nous avons fait bien peu de chemin !… J’ai cru entendre le tigre ; c’était un rêve, n’est-ce pas, colonel ?

— Nous sommes deux cents autour de votre palanquin, miss Arinda, et le tigre compte ses ennemis avant de rugir.

— Colonel, le tigre est prudent… Il me semble que sir Edward était à côté de vous ?

— Oui, miss Arinda.

— Je ne vois pas le comte Élona, votre jeune ami le Polonais.

— Le comte Élona est à cheval devant le palanquin de votre père, à cinquante pas d’ici.

— Colonel, prenez soin que les soldats ne manquent de rien. Nous avons des provisions de voyage pour mille hommes.

— Miss Arinda, vous savez que j’obéis toujours aux ordres de votre cœur. »

Pendant le colloque entre miss Arinda et le colonel Douglas, sir Edward s’était insensiblement éloigné du colonel, et il côtoyait les arbres de la route.

Un sifflement subtil comme le susurre de la sauterelle courut dans le fossé plein de gazons, et tout à coup un être humain s’élança, avec une agilité de tigre, sur la croupe du cheval, étreignit le cavalier, murmura quelques paroles à son oreille et disparut.

Sir Edward ne donna aucun signe d’émotion ; un accident naturel et prévu ne l’eût pas laissé plus tranquille.

Le colonel Douglas, qui se rapprochait de lui après avoir vu se refermer les rideaux du palanquin, ne remarqua aucun trouble dans la parole ou le maintien de son intrépide compagnon.

C’était Nizam qui venait de souffler à l’oreille d’Edward ces paroles formidables :

« Le serpent a réuni ses tronçons, le Taug rampe et vole ; avant le soleil, on égorgera les soldats cantonnés à Mumdesur. »

Nizam avait coupé ses beaux cheveux noirs ; il avait jeté au fleuve son élégant costume de créole, acheté à Londres. Nu de la tête aux pieds, parfumé de tous les aromates de l’Inde, recourbant ses orteils d’airain comme des griffes de vautour, supprimant son haleine comme un naufragé au fond de la mer, il bondissait de cime en cime, avec les Taugs, depuis le dernier verger d’Hydrabad. Il épiait la direction de leurs regards, il écoutait leurs gestes, il devinait leurs pensées, il avait enfin compris que la guerre sainte se rallumait de Golconde au Mysore, et que les ténèbres de cette nuit devaient couvrir des sacrifices humains et de mystérieux assassinats.

« Sir Edward, dit le colonel, miss Arinda n’a rien de secret à me dire. Hélas ! je ne suis pas encore arrivé à ce degré d’intimité qui fait des confidences à la clarté des étoiles. Vous auriez pu écouter tout ce que nous avons dit.

— Colonel, dit sir Edward, j’ai poussé mon cheval sur la lisière de la route, pourvoir un instant les ruines de cette pagode : la nuit, elles sont d’un effet superbe.

— L’an dernier, sir Edward, ces ruines étaient un nid de Taugs.

— Vous savez, colonel, que les oiseaux carnassiers du Bengale retournent à leurs anciens nids.

— Mon cheval n’a pas donné un signe d’inquiétude ; ses oreilles flottent sur la crinière. Mon cheval flaire les Taugs d’une lieue.

— En votre absence, colonel, votre cheval s’est fait Taug, j’en suis sûr.

— Auriez-vous vu quelque tête chauve de ce côté, sir Edward ?

— Oui. »

Ce oui fut accompagné d’un sourire charmant qui aurait donné tous les frissons de terreur à un officier moins intrépide que le colonel Douglas. Un monosyllabe banal, soutenu par un sourire, peut donc devenir formidable selon la situation.

« Colonel, dit Edward avec un ton de voix et un visage grave, vous avez beaucoup de monde au poste de Mundesur ?

— Cinquante soldats commandés par le brave capitaine Reynolds.

— Croyez-vous qu’ils s’attendent à être attaqués cette nuit ?

— Non, sir Edward.

— Eh bien ! ils seront attaqués.

— Comment le savez-vous ?

— Colonel, ils seront égorgés, » ajouta Edward d’un ton sec et désolant.

Les rideaux du palanquin d’Arinda s’entr’ouvrirent une seconde fois, et un bras charmant, qui secouait à son extrémité un bracelet de pierreries, s’arrondit en dehors pour agrafer les étoffes et donner un peu de fraîcheur à l’alcôve de voyage.

« Colonel, dit Edward, escortez à pied le palanquin ; donnez votre cheval au plus fidèle et au plus intelligent de vos soldats ; il sera mon guide jusqu’à Mundesur. Nous arriverons au poste menacé avant les Taugs.

— Pas une minute de retard, » dit le colonel en descendant de cheval.

Presque au même instant, Edward et son guide s’élançaient avec la vitesse de la vapeur sur la route de Mundesur.

  1. Hydrabad, sous le nom de Golconde, était autrefois la capitale du royaume de Télingana. Nous lui donnons ici son ancien nom. Une petite ville voisine, regardée comme la citadelle d’Hydrabad, est encore aujourd’hui appelée Golconde. C’est dans cette ville que fut fondée l’association des Taugs, en 1812. C’était après les conquêtes de lord Cornwallis, et quelques écrivains anglais croient que le but principal de la secte, et surtout de son chef, était politique encore plus que religieux. On voulait anéantir les conquérants, et les Indiens renégats qui avaient embrassé leur cause. L’époque de la naissance des Taugs semble, par sa date, justifier cette assertion. Elle est clairement indiquée, cette époque, dans l’ouvrage que le capitaine Taylor a publié en 1840, et qui a pour titre : Confessions of a Taug, avec une épigraphe dont le sens est celui-ci : J’ai entendu raconter et j’ai lu beaucoup de fables monstrueuses ; mais ce que je vais écrire à mon tour surpasse toute fiction (Law of Lombardy).

    M. Taylor m’a raconté, à Marseille, quelques incidents de cette guerre, et il a mis à ma disposition un album fort curieux, représentant divers sites et plusieurs scènes de la guerre qui a désolé la province du Nizam. Mon but n’étant pas de raconter exclusivement une longue histoire, mais voulant me borner à peindre et à lier à une autre action quelques épisodes de la fin de cette guerre, je me suis servi plutôt des récits de ses principaux acteurs que des rares articles publiés par les revues anglaises.

    L’orthographe que j’ai donnée au mot Taug indique assez la manière dont les Anglais le prononcent dans notre langue.