Imprimerie des petites lectures (p. 22-28).

VII

WILNA

IL faut dire cependant que le départ de ces maraudeurs était bien plutôt un avantage qu’un désastre. C’étaient pour la plupart des ennemis de la France, surtout des Italiens, des Espagnols et des Portugais, qu’on avait enrôlés de force et qui s’étaient promis de nous quitter à la première occasion.

En attendant, nous avancions toujours, sans rencontrer la moindre opposition de la part de l’armée russe.

Napoléon, qui avait trop compté sur les provisions de l’ennemi, fut forcé d’organiser des magasins à Wilna, où nous ne trouvâmes pas même une croûte de pain.

Il avait espéré d’abord que Barclay de Tollay défendrait cette ville et nous livrerait bataille. Mais le général en chef des armées russes, fidèle à son programme qui devait nous être si funeste, mit le feu à ses magasins et fit sauter le pont sur la Wilna, aussitôt que notre approche lui fut signalée.

L’empereur, après avoir donné ordre à Murat de se lancer à la poursuite des Russes, fit construire un autre pont et des magasins ; il établit aussi des ambulances.

Ces dernières surtout répondaient à un besoin pressant. Vers la fin du mois de juin, il avait tout à coup commencé à pleuvoir et le mauvais temps dura plusieurs jours. Après une série de journées presque brûlantes, nous fûmes brusquement gratifiés d’un froid humide et pénétrant, plus désagréable et surtout plus malsain que le froid sec et relativement bienfaisant de l’hiver.

Le nombre des traînards avait grossi continuellement à chacune des pénibles étapes entre le Niémen et Wilna, et, pendant les dix-sept à dix-huit jours que nous passâmes dans cette ville, nous vîmes arriver par milliers des malheureux compagnons d’armes qui s’étaient traînés le long des chemins boueux et ravinés, et n’atteignirent la ville que pour entrer dans les hôpitaux et les ambulances.

En attendant les vivres qu’il avait fait demander à la hâte et qui devaient arriver par eau, Napoléon s’occupa de l’organisation de différents services. Il fit même fortifier la ville et y établit une garnison assez nombreuse.

Nous perdîmes ainsi beaucoup de temps. La faim commençait à nous torturer. On payait des sommes folles pour un morceau de biscuit ou un peu de farine.

Tous les jours quelques détachements parcouraient les environs de la ville et pillaient les rares maisons que l’ennemi avait laissées debout. Au retour, les pourvoyeurs partageaient le butin avec ceux qui n’avaient pu prendre part à l’expédition.

Nous logions, quelques hommes de mon escadron et une vingtaine de fantassins, dans une vieille auberge en ruines. Un soir, après avoir fureté vainement dans tous les coins pour découvrir quelque chose à me mettre sous la dent, je soupai tristement : un morceau de biscuit, gros comme mes deux doigts, arrosé d’un verre d’eau saumâtre ! Ces enragés de Russes n’oubliaient rien ! Avant de s’en aller, ils mettaient le feu à leurs habitations ou du moins, si le temps leur manquait pour accomplir cette œuvre de dévastation, ils coupaient les cordes des puits et jetaient toutes sortes d’immondices dans les citernes. Mon cœur se soulève encore de dégoût, rien que d’y songer.

Tout cela, cependant, n’était que le commencement de notre martyre. Nous étions nombreux encore, nous comptions sur la victoire, nous avions toujours nos bonnes capotes, nos chauds manteaux et nos chaussures aux épaisses semelles. Puis, nous pensions que dans quelques heures, au retour des maraudeurs, nous ferions peut-être un bon repas.

L’espoir fait vivre. Je pris patience et pour passer le temps j’allai me promener dans les rues dévastées de Wilna.

La ville est vieille, puisqu’elle a été fondée en 1320. Son Université date de 1580 et elle possède, dans sa cathédrale, un cercueil en argent qui pèse plus de trois mille livres. Pour le moment, je ne songeais pas à tout cela. Ces maisons à moitié démolies, ces églises brûlées, ces soldats affamés qui s’efforçaient en vain de montrer la gaîté des premiers jours, m’empêchaient de m’occuper d’autre chose que de ma misère.

Je rentrai bien vite.

Les maraudeurs étaient revenus. La chasse avait été maigre ; on nous donna une bouchée de pain noir, une pincée de farine d’orge et un peu de légumes. Le beau repas qu’on pouvait se préparer avec ces riches provisions ! Pour des estomacs affamés, il y avait tout juste de quoi tromper sa faim et se donner des forces pour de nouvelles tortures.

L’heure de la retraite étant arrivée, nous nous étendîmes l’un à côté de l’autre sur les dalles froides et humides de l’hôtellerie inhospitalière. Il me restait un peu d’argent que j’eusse échangé volontiers contre une boîte de paille, un morceau de pain et un verre d’eau claire.

Je finis cependant par m’endormir, pour m’éveiller une heure après, transi de froid et en proie à une faim atroce.

À la lueur vacillante d’une petite lampe fumeuse, je vis un soldat d’infanterie, couché en face de moi, mangeant avec mille précautions, en gourmet égoïste qui craint d’être surpris, une grosse tranche de lard étendue sur un énorme morceau de pain.

L’eau me vint à la bouche, et j’eus comme un éblouissement.

Me levant vivement, et mettant quelques pièces de monnaie sur ma main étendue, je m’approchai de l’homme aux provisions.

Lui, me voyant venir, cacha bien vite ses trésors et fit semblant de dormir.

Ceux qui n’ont jamais eu faim ne sauraient se faire une idée de ce que je souffris en ce moment. Je fus d’abord tenté de me jeter sur l’heureux soldat et de lui arracher de force ce qu’il allait probablement me refuser. Mais la crainte de réveiller mes compagnons de chambrée, qui pouvaient prendre fait et cause pour l’autre ou réclamer leur part du butin, m’empêcha d’exécuter ce projet.

Je résolus de recourir à la prière, aux humbles supplications. Pour un morceau de pain, on fait beaucoup, quand l’estomac crie famine. M’agenouillant à côté du soldat qui tenait toujours obstinément les yeux fermés, je lui frappai doucement sur l’épaule.

Il fit semblant de sortir d’un profond sommeil. Ni mécontentement ni colère dans son regard. Il avait plutôt peur et je crus un instant qu’il allait crier.

— Ne fais pas de bruit, lui dis-je, c’est un ami qui vient à toi.

Il ne répondit pas, mais de sa main tremblante il enfonça profondément dans son sac les chères provisions obtenues peut-être au prix des plus pénibles sacrifices.

Alors je lui chuchotai à l’oreille :

— Je t’en prie, cède-moi un tout petit morceau de pain ; j’ai de l’argent et je te payerai généreusement.

Toujours pas de réponse, mais un signe de tête qui en disait plus long qu’un savant discours.

Je reviens encore à la charge :

— Tu es jeune et tu n’as pas fermé ton cœur à la pitié… Ce que je te demande est fort peu de chose. Bientôt nous partirons d’ici, et nous aurons des vivres en abondance, c’est l’empereur lui-même qui l’a promis… Tu sais bien que les convois sont en route depuis plusieurs jours. Ils arriveront peut-être demain, et alors plus rien ne nous manquera… Puis, si la chance t’a favorisé aujourd’hui, une autre fois tu auras peut-être besoin de moi… Crois bien que je te viendrai volontiers en aide, si tu as pitié de moi aujourd’hui.

Et de nouveau je tendis la main, humble, suppliant, malgré la sourde colère qui commençait à me gonfler le cœur.

Le « richard » se souleva sur son coude, plongea sa main dans son havre-sac et me tendit un croûton de pain que je saisis avec avidité.

— Encore un petit morceau, suppliai-je.

— Plus rien ! dit le conscrit, en élevant la voix.

Le sans-pitié avait compris qu’il lui suffisait de faire un peu de bruit pour me chasser.

Je retournai bien vite à ma place, et, après avoir tourné et retourné entre mes doigts l’aumône plus que maigre obtenue à force de supplications, je fis un semblant de repas avec cette ombre de nourriture et je m’étendis de nouveau sur mon lit de pierre.

Inutile de dire que je ne m’endormis plus.

Torturé par la faim, tourmenté plus encore par l’idée que là, près de moi, un homme repu, faible, craintif, dormait ou faisait semblant de dormir, la tête appuyée sur un gros paquet de provisions, m’empêchait de fermer les yeux.

Je me mis à songer à mes parents, à mes frères et sœurs, à mes amis, à ma patrie… Ceux que j’avais laissés là-bas étaient bien inquiets sans doute, mais ils pouvaient se consoler mutuellement, le même toit les abritait, ils se chauffaient au même feu, ils mangeaient à la même table. Moi, j’étais seul, au milieu de cette armée innombrable ; personne n’était là pour m’adresser une parole amie… J’avais la mort dans l’âme et la faim me torturait.


DE NOUVEAU, JE TENDIS LA MAIN…

L’esprit voyage vite. Je me rappelais mes étapes, à la suite du glorieux drapeau français, en Italie, en Égypte et en Espagne. Là aussi j’avais enduré de grandes privations, couru de grands dangers, mais au moins on se battait et après la victoire on se reposait et… on mangeait.

Ici nous marchions toujours sans rencontrer l’ennemi ; et, après de longues et pénibles marches, nous devions nous coucher à jeun ou à peu près.

Et quand cela finirait-il ?

En ce moment le jeune soldat fit un mouvement qui me tira de ma rêverie. Tout en dormant, il se retourna de manière à ce que sa tête, qui avait jusqu’à ce moment reposé sur son havre-sac, n’eut plus d’autre point d’appui que son bras replié.

J’ai bravé la mort sur vingt champs de bataille, je me suis trouvé dans les mêlées les plus sanglantes, mais jamais mon cœur ne battit avec tant de violence qu’en ce moment. Ce pain qu’on m’avait impitoyablement refusé, ce bon lard, si tendre et si nourrissant, étaient à portée de ma main. Le butin n’était plus protégé, je n’avais qu’un pas à faire pour m’en emparer.

Un combat terrible se livrait en moi. Ma conscience me disait :

— Vous ne pouvez pas exécuter votre projet coupable ; la moindre injustice est toujours une faute… Le larcin que vous voulez commettre serait un crime.

— J’ai faim ! criait mon estomac.

— Ce pauvre garçon s’est exposé à la mort pour se procurer ces provisions que vous convoitez, reprenait ma conscience.

— J’ai faim ! répétait mon estomac.

— Si vous lui enlevez son trésor, ce jeune soldat, sans énergie, sans expérience, se laissera aller au désespoir… Il a comme vous une mère, une famille qui l’attend. Ces faibles ressources serviront à le faire vivre jusqu’au moment de la victoire ou de l’arrivée des convois de ravitaillement… En les lui dérobant, vous le condamnez à une mort cruelle…

« Ventre affamé n’a pas d’oreilles, » dit le proverbe, et c’est aussi mon avis. Je me sentais capable de tout pour mettre fin à mon martyre.

— Arrive qui voudra, me dis-je ; il s’agit de profiter de l’occasion. Demain nous pouvons avoir la chance de nous battre et il faut que je me donne des forces. Que pourrais-je faire, affamé comme je suis ? En… utilisant le pain du camarade, je sers mon pays, car je lui conserve un bon soldat.

Toutes ces raisons étaient fort mauvaises, mais je les trouvais bonnes parce qu’elles servaient admirablement mes intérêts.

Je me levai avec toutes les précautions imaginables et, retenant mon haleine, regardant anxieusement de tous côtés, je fis un pas.

Mon front se couvre de sueur et je tremble des pieds à la tête.

Le conscrit étend son bras et tâtonne dans le vide, comme s’il cherchait un objet.

S’il allait se réveiller et me surprendre !

Le voici de nouveau immobile. Je fais un second pas, puis un troisième…

Et maintenant je n’ai plus qu’à me baisser.

Misère ! le pauvre garçon se retourne ; il pleure ou il a pleuré, ses yeux sont humides, ses lèvres remuent… Il rêve… « Mère, je reviendrai… J’ai froid… Les Russes arrivent… »

Le cœur me bat à rompre ma poitrine, je chancelle comme un homme ivre… Cette figure pâle et inondée de larmes me fait peur. Il me semble que je suis sur le point de commettre un crime énorme.

Les forces vont me manquer, tout tourne autour de moi…

Mais moi aussi j’ai une mère qui ne me verra plus, si la faim m’empêche de suivre mes compagnons d’armes…

Me voici accroupi près de celui que je vais dépouiller.

Encore une fois, j’hésite.

Ce que j’ai mangé depuis quarante huit heures me tiendrait dans le creux de la main. J’éprouve les horribles tourments de la faim, et celui qui dort là vient de faire un copieux repas. J’ai le droit de lui emprunter quelques provisions et de prolonger ma vie… même en commettant un larcin.

Je ne raisonne pas davantage. Tirant mon couteau, je me propose de couper au moins la moitié du pain et du lard.

Et si le camarade se réveille ?

Je ne le lui conseille pas !

Heureusement, pour lui comme pour moi, le jeune soldat dormait profondément. Je constatai avec une vive satisfaction qu’il était plus riche que je ne l’avais supposé d’abord. Cela me tranquillisa quelque peu. En moins d’une seconde je me taillai une bonne portion de pain et de lard et me voilà de nouveau étendu, entre deux camarades qui ronflaient, en rêvant peut-être, comme je l’avais fait moi-même, qu’ils prenaient leur part d’un bon repas au logis paternel.

Il était temps…

L’homme aux provisions venait de se réveiller.

La lampe qui était sur le point de s’éteindre faute d’huile ne jetait plus autour d’elle qu’une faible clarté. Cependant je vis distinctement que le pauvre garçon s’empara de son sac avec une précipitation fiévreuse et se mit à le palper, comme pour s’assurer que ses provisions s’y trouvaient encore. Il fut sans doute satisfait de l’examen, car il se recoucha, la tête sur son trésor.

Je me hâtai de profiter de ma bonne fortune. Comme un gourmet qui veut prolonger les plaisirs de la table, je mangeai à petites bouchées le pain noir et la viande fumée dont la conquête m’avait causé une si vive émotion.

J’étais content de moi-même. N’avais-je pas été généreux ? Il m’eût été facile de prendre le trésor tout entier, et je m’étais contenté d’une faible portion !

Tout en mangeant.je songeais aux heureux de la terre, qui, lorsque les festins ont détruit leur santé, ne savent pas ou font semblant d’ignorer que beaucoup de leurs frères manquent du nécessaire.

Ah ! vous qui êtes riches, donnez de bon cœur à ceux que la misère éprouve ! Vous ferez ainsi une œuvre de miséricorde, et vous empêcherez peut-être plus d’une mauvaise action. La faim est une méchante conseillère, je l’éprouvai pendant cette nuit terrible. Dieu seul pourrait dire ce qui serait arrivé si mon voisin de chambrée se fût éveillé pendant que je lui dérobais ce que son égoïsme me refusait.

Mon repas terminé je m’endormis.

Vers trois heures du matin, les trompettes et les tambours nous tirèrent de notre sommeil. L’ordre de marcher en avant était enfin arrivé. Une heure plus tard, nous étions prêts pour le départ.