La Guerre de Russie/Premières épreuves

Imprimerie des petites lectures (p. 19-21).

VI

PREMIÈRES ÉPREUVES

COMME César passant le Rubicon, Napoléon avait déclaré qu’il ne reculerait plus.

Cette fatalité à laquelle il faisait allusion dans sa fière proclamation le poussait en avant et préparait sa ruine.

Le 22, nous campâmes près d’un grand village dont j’ai oublié le nom. Les habitants s’étaient sauvés à la hâte, ne nous laissant pas même un peu de paille pour nourrir nos chevaux.

Cela commençait mal, et cependant nous n’étions pas encore en Russie.

Il faisait une chaleur accablante ; nos chevaux souffraient beaucoup de la soif et nous-mêmes étions loin d’avoir à notre disposition de l’eau fraiche à volonté. Les vivres ne nous manquaient pas encore, mais les provisions s’épuisaient rapidement et le ravitaillement allait devenir difficile, pour ne pas dire impossible. Quant aux fourrages, la cavalerie n’en laissait pas un atôme derrière elle. Le blé encore vert et le chaume des toits, tout disparaissait comme si une nuée de sauterelles voraces se fût abattue sur cette contrée désolée.

150,000 chevaux à nourrir, ce n’est pas peu de chose, surtout lorsque l’intendance n’a pas à sa disposition une seule mesure d’avoine, une simple botte de foin !

Vers 8 heures du soir, comme je me promenais au milieu des longues lignes de nos chevaux au piquet, je rencontrai un camarade que j’avais perdu de vue depuis deux ans. Plus avant et plus heureux que moi, il avait eu de l’avancement : l’empereur l’avait décoré et il portait fièrement le brillant uniforme de sous-lieutenant des hussards. Toujours fidèle à l’amitié, il me serra la main avec une satisfaction visible et me força de partager avec lui quelques douceurs qu’il était parvenu à se procurer.

Cela me fit le plus grand bien. Une parole amie, une marque d’affection, quand on est à la veille d’événements redoutables et loin de sa patrie, cela vaut mieux que des trésors.

Le 23 juin, nous campâmes tout près du Niémen, sur la frontière russe, que nous devions franchir le lendemain. À 9 heures du soir, les soldats du Génie commencèrent la construction de trois ponts. Les travaux se firent en silence et avec une rapidité extraordinaire, car tout se trouva prêt avant le lever de l’aurore, ce qui n’est pas peu dire, les nuits étant très courtes dans cette contrée, surtout à l’époque où nous étions.

Je m’étendis sur la terre nue, mais il me fut impossible de dormir.

Pas loin de moi, deux officiers causaient.

— J’ai visité Saint-Petersbourg, dit l’un d’eux, et ce qui m’a le plus surpris lors de mon séjour dans une des îles enchantées de la Neva, c’est la brièveté incroyable des nuits pendant le mois de mai. À peine le soleil a-t-il disparu, qu’on le voit apparaître de nouveau. On raconte qu’un Anglais, trompé par ce phénomène, attendit la nuit pendant plus de quarante-huit heures sans vouloir se coucher.

Je pus constater le fait par moi-même. Vers 2 heures du matin, l’astre du jour se montra dans toute sa splendeur, et les différents corps d’armée se mirent en marche vers les ponts.

Quel spectacle magnifique ! Les corps de musique jouaient les airs les plus gais, les chevaux piaffaient en hennissant bruyamment, les cavaliers, tout joyeux, caressaient la crinière de leurs montures, les fantassins marchaient lestement, tout fiers de prouver que leurs jarrets d’acier ne connaissaient pas la fatigue.

Napoléon, en capote bleue et bonnet polonais, se tenait sur un petit monticule et laissait flotter la bride sur le cou de son magnifique cheval blanc. Quand je l’aperçus, il tenait sa lorgnette de la main droite ; je crois que de la main gauche il battait la mesure sur le pommeau de la selle. Le fait est que la musique de la Garde, postée sur le versant de la colline, exécutait en ce moment l’air de Roland, cette joyeuse chanson que tous les soldats connaissaient :

Où vont ces preux chevaliers,
L’honneur et l’espoir de la France ?

On m’a dit depuis que l’empereur chanta cet air à mi-voix ; d’autres prétendent qu’il siffla l’air de Marlborough. J’étais à une trop grande distance pour dire laquelle des deux versions est la bonne ; mais je puis assurer qu’il avait l’air content… Et nous aussi.

Il y avait bien quelques jeunes troupiers qui soupiraient en songeant au toit paternel, à cette chère patrie que rien ne peut remplacer, et sans doute aussi à leur fiancée qui pleurait en pressant contre ses lèvres une croix ou une fleur, souvenir de celui qui était parti pour aller se battre au loin et mourir peut-être dans un pays inconnu.

Mais ceux-là formaient le petit nombre. Les vieux, qui connaissaient le métier de la guerre, les encourageaient de leur mieux. Ils leur promettaient tant de distractions, ils leur dépeignaient si bien les plaisirs du soldat dans les pays conquis, que les pauvres diables se mettaient bientôt à rire et à chanter comme les autres.

Oui, je puis le répéter, il y avait enthousiasme et ardeur. Nous étions fiers d’appartenir à cette armée si nombreuse, si vaillante, si bien organisée.

Quelques vieux soldats avaient haussé les épaules à la vue de notre gaieté. Ils avaient été désagréablement surpris en voyant que les Russes ne faisaient rien pour nous empêcher de passer le Niémen. Ils soupçonnaient un piège et les événements devaient leur donner raison.

L’armée ennemie était prête ; mais avant de nous attaquer, elle voulait nous laisser pénétrer plus avant, comptant se faire aider contre nous par le froid et la misère, qui devaient nous être plus cruels que les fusils et canons.

Alexandre, de son côté, avait prêché la « guerre sainte » et fanatisé les populations courbées sous son sceptre, en lançant une proclamation dans laquelle il reprochait aux Français leur trahison et leur mauvaise foi.

« Guerriers, disait-il, dans sa proclamation datée de Wilna, 25 juin, vous repousserez l’injuste agression, vous soutiendrez la religion, la patrie ; je suis avec vous ; Dieu est contre l’agresseur. »

Les Russes se retiraient à notre approche, emportant ou détruisant tout ce qui pouvait nous être utile.

À peine avions-nous traversé le Niémen, que déjà notre armée manquait de tout. Nous ne trouvions sur notre route que des villages détruits, des ruines fumantes, des terres sans verdure, de sombres forêts d’où un ennemi invisible nous envoyait des coups de fusil.

Chaque soir, au bivouac, nous parlions de la bataille qui allait se livrer le lendemain.

Mais le lendemain, rien.

Tout au plus voyions-nous parfois l’arrière-garde d’une armée qui avait pour mission, non pas de nous combattre, mais de nous attirer toujours plus avant dans ce pays de désolation qui devait servir de tombeau à tant de braves soldats.

C’est ainsi que nous arrivâmes devant Wilna. L’armée n’était déjà plus la même qu’au départ. Un bon quart des soldats étaient restés en arrière. Plus de trente mille maraudeurs s’étaient écartés par petits groupes de l’armée, et, vivant de rapines, avaient repassé le Niémen.