VIII.

LE SIÉGE DE PARIS ET LE GENERAL TROCHU[1].


I. Histoire de la défense de Paris en 1870-1871, par le major de Sarrepont. — II. Journal du, siège de Paris, par M. George d’Heylli. — III. L’Empire et la défense de Paris devant le jury de la Seine, par M. le général Trochu. — IV. Gouvernement de la défense nationale, par M. Jules Favre. — V. Le Siège de Paris, opérations du 13e corps et de la troisième armée, par M. le général Vinoy. — VI. La Marine au siège de Paris, par M. le vice-amiral de La Roncière Le Noury. — VII. Le Moniteur prussien de Versailles. — VIII. Opérations des années allemandes depuis la bataille de Sedan jusqu’à la fin de la guerre, par W. Blume, major au grand état-major prussien, traduction du capitaine Costa de Cerda. — IX. Opérations du Ve corps prussien dans la guerre contre la France, par le capitaine Stieler von Heydekampf, traduit par le capitaine Humbel, etc.

IV.

LES DERNIÈRES ÉPREUVES DU SIÉGE ET LA BATAILLE DE BUZENVAL.

Quelle était la situation réelle de Paris et de la défense après le brillant et décevant éclair de Champigny, après cette tentative de diplomatie énigmatique venue de Versailles, ou, si l’on veut, après cette sommation déguisée sous la forme d’une lettre tendue au bout de l’épée de M. de Moltke ? On avait dépassé déjà quatre-vingts jours de siège, quatre-vingts jours de claustration, d’émotions fébriles, d’attente agitée, de résistance laborieuse, d’efforts et d’espoirs malheureusement toujours trompés. Ce qui s’accomplissait pendant ce temps au dehors, on ne le savait pas, ou du moins on ne l’apprenait que lentement, confusément; on ne savait que peu à peu, et tout d’abord par l’ennemi, qu’au moment même où les soldats qui venaient de combattre à Villiers et à Champigny se voyaient ramenés à l’abri de la Marne, l’armée de la Loire, de son côté, était rompue, percée à Orléans. Tandis que Bourbaki, avec une partie de cette armée, s’en allait vers le centre pour se refaire avant de s’engager dans cette tardive campagne de l’est, si fatale pour lui, si peu profitable pour Paris, Chanzy, s’arrêtant sur la rive droite de la Loire, se battait encore, il est vrai, pendant six jours avec la plus énergique opiniâtreté. Il tenait tête aux Allemands de Frédéric-Charles et de Mecklembourg; mais enfin il reculait, il se repliait sur Vendôme, combattant toujours, puis il se repliait jusqu’au Mans. C’était une retraite. Faidherbe, qui venait d’arriver dans le nord, où il allait déployer une habile stratégie sous la protection des places, Faidherbe ne pouvait se promettre de passer la Somme. Amiens était aux mains de l’ennemi depuis le 29 novembre, Rouen subissait l’occupation étrangère le 5 décembre. L’invasion s’étendait de tous côtés, les secours extérieurs s’éloignaient au lieu de se rapprocher de nous. Vainement M. Gambetta, dans des dépêches du 14 décembre, s’escrimait encore à parler de l’échec des « mouvemens tournans du prince Frédéric-Charles, » à représenter les armées de province comme prêtes à rentrer en campagne et les Prussiens comme démoralisés, — démoralisés sans doute par la victoire ! Vainement il mettait son imagination à déguiser la réalité des choses, le mot du général Trochu ne restait pas moins cruellement vrai, plus vrai encore qu’on ne le croyait. « Paris était définitivement abandonné à lui-même; » à partir du 5 décembre, on entrait dans une période nouvelle.

Abandonné à lui-même, Paris se retrouvait avec l’ardeur d’une demi-victoire et l’amertume d’une retraite qu’il ne s’expliquait pas, avec son ignorance des événemens extérieurs et toutes les exaltations de la solitude, avec des souffrances croissantes, aggravées par l’hiver, avec ce spectre de la famine qui déjà commençait à se laisser entrevoir, mais aussi avec une opiniâtreté d’espérance ou d’illusion qui résistait à toutes les épreuves. Qu’on ne s’y trompe pas, lorsque le général Trochu répondait si fièrement à M. de Moltke, il ne faisait que suivre et flatter le sentiment parisien. Lorsque, par une supercherie à la fois puérile et perfide, l’ennemi jetait dans Paris des pigeons chargés de tristes nouvelles qui n’étaient malheureusement pas toutes fausses, on s’indignait ou l’on se moquait de ces subterfuges; on se disait que, pour être réduits à employer de tels moyens, les Allemands devaient être à bout de ressources, qu’il n’y avait qu’à tenir et à combattre encore pour les forcer à lever le siège. La vérité est qu’on vivait dans une atmosphère absolument factice et enflammée, où l’on ne croyait qu’à ce qui flattait la passion publique, à l’arrivée prochaine des armées de province, même après la défaite d’Orléans, à la possibilité de percer les lignes prussiennes, même après Champigny, — où l’ardeur de la résistance semblait s’irriter à mesure que les difficultés grandissaient et que les chances de succès diminuaient.

Tenir jusqu’au bout, combattre quand même, soit, on le voulait, on y était résolu, on n’avait pas d’ailleurs le choix après la réponse faite à cette lettre de M. de Moltke, considérée par les uns comme une ouverture de paix, par les autres comme un insultant défi. Seulement on ne se disait pas qu’il fallait bien en revenir à la vérité, qu’on courait sur cent jours de siège, que les ressources d’une ville, même d’une ville comme Paris, s’épuisent plus vite que ses espérances et ses illusions. On ne voulait pas voir que ce qu’on n’avait pas pu faire avec une armée qui venait de prodiguer son sang à Champigny, on avait sans doute peu de chances de le faire avec des forces cruellement éprouvées ou avec une garde nationale improvisée, que pour laisser aux armées de province le temps de renouveler leurs tentatives de secours, si elles pouvaient encore accomplir ce miracle, il fallait au moins pouvoir attendre soi-même. On ne s’avouait pas enfin qu’on entrait dans une phase où tout s’assombrissait d’heure en heure, que Paris rejeté en lui-même, inexpugnable sans doute à l’abri de ses remparts, mais impuissant désormais à se délivrer, pouvait d’un instant à l’autre avoir à disputer sa vie et sa liberté à la faim, au bombardement, à la fatalité de la catastrophe suprême. C’était là en réalité la situation qui commençait à se dessiner et qui se résumait dans un fait irrésistible : nécessité de combattre au milieu des impossibilités croissantes, des confusions et des anxiétés de l’agonie d’un grand siège. On ne croyait pas à la vérité en être encore là.


I

Le jour où, voyant qu’on ne pouvait plus se promettre de percer les lignes prussiennes à Villiers et à Cœuilly, on s’était retiré derrière la Marne, la première pensée des chefs de la défense, je le disais, avait été de se remettre aussitôt à l’œuvre pour transporter la lutte sur un autre point. Le général Ducrot n’avait demandé que deux ou trois jours pour laisser respirer ses soldats après deux batailles sanglantes, et pour prendre lui-même le temps de réparer au plus vite ses pertes, de réorganiser à demi ses forces. A ce moment, le 3 et le 4 décembre, on ne savait encore rien de ce qui se passait à Orléans, de la défaite de l’armée de la Loire, qu’on croyait seulement engagée, et le général Ducrot songeait si peu à rester dans l’inaction qu’il n’avait pas perdu une heure pour réunir ses chefs de corps, qu’il rudoyait même assez vivement ceux qui paraissaient mettre en doute la possibilité de revenir si promptement au combat. La lettre de M. de Moltke, survenant tout à coup le 5 décembre, changeait sensiblement les choses. Elle faisait reparaître cette idée d’une négociation possible à laquelle se rattachaient toujours quelques membres du gouvernement, que le général Ducrot lui-même en venait à ne plus croire inacceptable au lendemain d’actions de guerre qui avaient relevé l’honneur des armes. Le général Trochu avait tranché la question par sa réponse. C’était la première fois qu’un dissentiment sérieux s’élevait entre les deux chefs militaires. Dans tous les cas, puisque la défaite d’Orléans ne pouvait plus guère être mise en doute, puisque l’armée de la Loire reculait au lieu de se rapprocher, on n’était plus aussi pressé à Paris, on pouvait tout au moins se donner quelques jours de plus pour remettre l’armée en état de reprendre la lutte.

Elle avait en effet souffert beaucoup, plus qu’on ne le croyait d’abord, cette armée de Champigny. Elle avait été atteinte dans son personnel, dans ses cadres, encore une fois désorganisés, dans son matériel. Des trois corps de l’armée de Ducrot, on en faisait deux aux ordres du général de Maussion et du général d’Exéa, avec une forte réserve sous le général Faron. La division de Malroy, dont faisait partie cette brigade Paturel si sérieusement éprouvée le 2 décembre au « four à chaux[2] , » était envoyée à la troisième armée, qui, de son côté, se réorganisait dans des conditions nouvelles. L’armée de Vinoy était formée en deux corps ou deux groupes principaux, l’un avec les divisions de Maudhuy, Corréard, Pothuau, sur la rive gauche, aux ordres du général Blanchard, l’autre composé de quatre divisions distribuées sur la rive droite, de l’ouest au nord.

Le corps de Saint-Denis restait toujours indépendant sous l’amiral de La Roncière Le Noury. On profitait enfin de ce répit pour constituer définitivement les bataillons de marche de la garde nationale, pour former avec ces bataillons ce qu’on appelait les « régimens de Paris, » infanterie nouvelle qui assurément aurait pu être un précieux appui pour l’armée active, si d’abord on s’était décidé à l’organiser plus tôt et plus rapidement, si elle avait été plus disciplinée et plus aguerrie, si sous le nom de bataillons de marche comme sous le nom de bataillons sédentaires elle n’était restée toujours plus ou moins cette force orgueilleuse et bruyante qu’on sentait le besoin d’occuper et que les généraux craignaient d’employer dans une opération sérieuse. Au 10 décembre, on créait vingt-sept « régimens de Paris, » — on en compta jusqu’à près de soixante avant la fin du siège, — et parmi ces régimens il y en avait certes qui devenaient promptement tout ce qu’ils pouvaient être sous des chefs dévoués comme les colonels de Crisenoy, Ibos, Langlois, Chaper, Rochebrune. Au milieu de ce travail de quelques jours du reste, les généraux n’avaient nullement perdu de vue l’entreprise qu’ils avaient d’abord voulu tenter dès le lendemain de Champigny. Cette réorganisation à laquelle on se livrait était au contraire le meilleur moyen de s’y préparer. Le gouverneur de Paris poursuivait sa pensée, qui était de descendre dans la plaine en avant de Saint-Denis, de contraindre, s’il le pouvait, l’ennemi à déployer ses masses d’infanterie et de le saisir corps à corps, utilisant ainsi ce qu’on était tout près de considérer comme le dernier élan de l’armée. C’est sous cette impression et dans cette espérance qu’on engageait cette affaire du 21 décembre, qui a reçu le nom de bataille du Bourget, qui en réalité se déroulait sur tout le front nord de Paris.

C’était, selon le mot du général Trochu, un immense effort, — au moins d’intention. Seulement le choix du champ de bataille, si plausible qu’il fût, prouvait une fois de plus l’illusion qu’on se faisait sur l’organisation de l’investissement, sur la possibilité d’aborder l’ennemi ou de le contraindre à déployer ses masses d’infanterie. Les lignes prussiennes n’étaient pas moins puissantes de ce côté que sur tous les autres points. Sans doute, dans cette zone du nord et du nord-est, entre la Seine et la Marne, Paris avait une forte ceinture, les ouvrages de Saint-Denis, le fort de l’est, Aubervilliers, Romainville, Noisy-le-Sec, Rosny, Avron, et de plus on s’était couvert par des tranchées, des travaux, des batteries de campagne allant jusqu’à Drancy. Les lignes allemandes qu’on avait en face n’étaient pas moins solides. Elles s’étendaient de l’ouest au nord-est, du plateau d’Orgemont au plateau du Raincy. Elles formaient un réseau de défenses, échelonnées et habilement combinées, allant d’Orgemont à Montmorency, fermant dans l’intervalle la vallée d’Enghien, puis se repliant par un demi-cercle de hauteurs plus avancées, la butte Pinson, Pierrefitte, Stains, Pont-Iblon, Blancménil, Aulnay-les-Bondy, Sevran, Le Raincy. De là les lignes prussiennes rejoignaient au-delà de la Marne Noisy-le-Grand, Villiers, ou plus en arrière Gournay et Chelles. Dans la plaine de Saint-Denis, qui nous séparait, où l’on allait se porter, l’ennemi couvrait de ses feux toutes les routes, et il était en outre efficacement protégé par les deux petits cours, d’eau de la Molette et de la Morée, qui, en s’écoulant parallèlement vers la vallée du Crould, puis vers la Seine, formaient soit naturellement, soit par des inondations artificielles, de vastes marécages. Les Prussiens avaient enfin dans cette petite plaine un poste avancé, Le Bourget, qu’ils avaient gardé depuis le 30 octobre, où ils s’étaient fortement établis, et qui avait en effet pour eux de l’importance, puisqu’il couvrait la ligne de la Morée et les seuls passages qu’on pût être tenté de forcer. Là, comme partout d’ailleurs, les troupes d’investissement étaient disposées de façon à se porter secours rapidement. La garde prussienne, dont le quartier-général était à Gonesse, paraissait rester seule à la défense de ce front nord; mais au premier ordre elle pouvait avoir l’appui soit du IVe corps prussien, qui était vers Argenteuil, soit du XIIe corps saxon, qui était resté vers Noisy-le-Grand depuis Champigny. De toute façon, on pouvait avoir en quelques heures deux ou trois corps d’armée sur les bras.

Aborder l’ennemi dans ces conditions, prétendre l’attirer hors de ses positions pour le battre dans la plaine, c’était, à vrai dire, une entreprise des plus risquées, et malheureusement on ne s’assurait guère l’avantage du secret des préparatifs. Tout se faisait presque publiquement. Trois jours avant, un ordre du gouverneur prévenait qu’à partir du 19 décembre les portes de Paris seraient fermées, et le général Trochu adressait à l’armée une proclamation de plus. Les Prussiens étaient si bien en garde qu’ils avaient appelé une partie du IIe corps pour soutenir au besoin l’armée de la Meuse contre l’attaque qu’ils voyaient se dessiner. Au camp français, tout se disposait en effet pour cette sortie nouvelle, à laquelle devaient prendre part le corps de l’amiral de La Roncière. Le Noury, la deuxième armée du général Ducrot et une portion de la troisième armée de Vinoy, sans compter les forces de garde nationale, auxquelles on voulait enfin donner un rôle. La ligne de bataille était singulièrement étendue, elle allait du Mont-Valérien, de l’extrémité de la presqu’île de Gennevilliers, où l’on devait occuper l’ennemi par de sérieuses diversions, jusqu’au-delà de Bondy et du Raincy, sur la Marne. Le principal point d’attaque était au centre de la ligne, en avant de Saint-Denis : c’était Le Bourget, destiné à devenir en quelque sorte le pivot de toute l’opération. Le premier point une fois enlevé par l’amiral de La Roncière, la deuxième armée de Ducrot devait se mettre en mouvement et assaillir les positions de Blancménil, Aulnay-les-Bondy, Sevran. En même temps, à l’extrême droite, le général Vinoy avait la mission de marcher sur Gagny, la Ville-Évrard, la Maison-Blanche, et de s’avancer, s’il le pouvait, dans la direction de Gournay, de façon à menacer les communications de l’ennemi. Dans ce système, Avron, qui avait déjà si puissamment concouru aux batailles de la Marne, devenait maintenant une protection pour notre droite dans ces opérations nouvelles. Dès le 20 décembre au soir, le gouverneur se rendait à Aubervilliers, où il trouvait le général Ducrot. L’amiral de La Roncière s’établissait à La Courneuve. Le général Vinoy, de son côté, se portait au fort de Rosny. Les troupes, arrivant de toutes parts, se massaient dans leurs positions, tandis que les régimens de garde nationale affluaient à leur tour, se tenant en réserve. Il y avait encore une certaine ardeur : on croyait du moins à une grande affaire, on y croyait peut-être trop; on se faisait cette dernière illusion, qu’après avoir vainement essayé le 30 novembre et le 2 décembre de donner la main à l’armée de la Loire, on allait maintenant au-devant de l’armée du nord, qui ne pouvait être loin.

Au jour naissant, le 21, par un brouillard épais et humide, on allait ainsi au combat, préparé comme toujours par une vigoureuse canonnade des forts. L’amiral de La Roncière avait organisé ses troupes en trois colonnes, l’une, la brigade Lavoignet, placée à la croix de Flandre sur la route de Lille et chargée d’assaillir Le Bourget par le sud, — l’autre composée de fusiliers-marins, de deux bataillons du 138e de ligne, d’un bataillon de mobiles de la Seine, et marchant sous les ordres du capitaine de frégate Lamothe-Tenet à l’assaut du village par l’ouest et le nord, — la troisième formant une réserve sous le général Hanrion à La Courneuve. Le général Ducrot avait offert à l’amiral de La Roncière la division Berthaut pour concourir à l’attaque, et peut-être ce secours n’aurait-il pas dû être refusé; mais l’amiral croyait les abords du Bourget peu praticables par l’est à travers les marais de la Molette, et il craignait aussi des méprises, des confusions, qui malgré tout arrivaient d’une autre manière. La division Berthaut restait donc comme force de soutien et de démonstration à l’est du Bourget, tandis qu’une brigade de mobiles de la Seine et de mobilisés de Saint-Denis devait faire une pointe à l’ouest sur Stains et Pierrefitte.

Un peu avant huit heures du matin, la colonne Lamothe-Tenet se met en mouvement, les fusiliers-marins en tête. Elle se précipite sur le cimetière, dont elle reste maîtresse, puis elle aborde résolument les rues barricadées, les maisons avoisinant l’église. Le capitaine Lamothe-Tenet, enlevant énergiquement ses soldats sous une violente fusillade, surmonte tout, prend position dans la partie ouest qu’il a mission d’occuper, et il réussit même un instant à couper par le nord les communications des forces prussiennes, qui se défendent toujours dans Le Bourget. Il a déjà fait une centaine de prisonniers. Au sud, la brigade Lavoignet a rencontré la plus énergique résistance en abordant le village. Elle s’empare des premières maisons, elle ne peut plus avancer. On essaie de tourner les positions, on ne réussit pas. Cette lutte se prolonge pendant deux heures, assez longtemps pour que de ses postes les plus voisins l’ennemi s’aperçoive du péril et envoie du secours. Dès lors les renforts prussiens arrivent, soutenus par un feu violent dirigé de Dugny, de Pont-Iblon, de Garges, sur la partie du Bourget que nous occupons. Le capitaine Lamothe-Tenet se maintient toujours intrépidement avec les marins et avec un bataillon du 138e de ligne. Le lieutenant de vaisseau Peltereau, cherchant à secourir la brigade Lavoignet, disparaît avec toute sa compagnie dans un combat obscur et héroïque. Par une fatalité de plus, tout ce qu’on faisait de notre côté pour aider ces vaillantes troupes tournait contre elles. Le général Trochu, qui était à peu de distance sur la route de Lille, faisait avancer des batteries d’artillerie. L’amiral de La Roncière lançait la brigade Hanrion pour soutenir ou pour dégager Lamothe-Tenet; mais notre feu, tombant sur Le Bourget, faisait autant de mal à nos soldats qu’aux Prussiens. Bientôt, aux approches de midi, le capitaine Lamothe-Tenet, se voyant décimé par notre canon, menacé par les masses allemandes, se repliait sans désordre à l’abri d’un pli de terrain vers La Courneuve. La brigade Lavoignet, sans avancer, mais aussi sans reculer, tenait jusqu’à deux heures de l’après-midi.

Un peu plus loin, sur ce vaste champ de bataille, le général Ducrot avait dès le matin ses troupes massées entre Drancy et Bondy. Il n’avait aucune peine à distinguer la vivacité du combat dans Le Bourget, il était fort impatient; seulement il avait l’ordre de n’entrer en action que lorsque Le Bourget serait enlevé, lorsqu’il verrait le drapeau français hissé au sommet de l’église. À ce signal, il devait se mettre en marche, se porter sur le chemin de fer de Soissons, puis sur Blancménil, Aulnay, Sevran. Le général Ducrot n’avait rien vu encore, il comprenait à l’intensité du combat qu’on devait avoir des embarras dans Le Bourget, il sentait que tout retard pouvait être funeste. Alors, n’écoutant que son inspiration, il commençait malgré tout son mouvement. Il lançait la division Bellemare, qui s’emparait rapidement de Groslay, de la ligne de Soissons. L’artillerie de la division Courty allait aussitôt s’établir à l’abri du chemin de fer pour canonner Aulnay, Blancménil. Le général Ducrot se disposait à poursuivre sa marche, lorsqu’à midi et demi il recevait un avis du général Trochu qui lui disait : « L’attaque du Bourget paraît avoir échoué, nous n’avons plus de point d’appui à gauche. Votre mouvement sur Aulnay et Blancménil ne peut continuer; arrêtez-vous... » Il fallait s’arrêter. L’ennemi distinguait du reste parfaitement que l’effort qui devait porter sur Aulnay était déjoué avant d’avoir été sérieusement tenté. Dès ce moment, toutes les batteries prussiennes, et elles étaient nombreuses, ouvraient un feu effroyable, auquel notre canon répondait énergiquement jusqu’au soir. On avait cherché une bataille d’infanterie, c’était plus que jamais un duel d’artillerie, duel, à vrai dire, plus bruyant que meurtrier. De ce côté, tout était fini.

Que se passait-il pendant ce temps à la droite de l’armée, dans cette partie en quelque sorte indépendante de l’action confiée au général Vinoy ? Les forces que le général Vinoy avait à sa disposition se composaient de la division d’Hugues, chargée de la garde d’Avron, de la brigade de gendarmerie d’Argentolle, appartenant à la nouvelle division de Malroy, de la brigade de marine du capitaine Salmon, détachée de la division Pothuau, de la brigade Blaise. L’artillerie était sous les ordres du général Favé, qui avait été attaché à la troisième armée après le 2 décembre, et qui, dans cette nouvelle journée, recevait une assez sérieuse blessure en conduisant ses batteries au combat. Dès la matinée, le général Vinoy avait engagé ses forces sous la protection d’Avron, dont le feu ouvrait le chemin à nos soldats. La brigade Blaise devait passer par Neuilly-sur-Marne sans s’y arrêter, et se jeter aussitôt sur la Ville-Évrard. Le capitaine Salmon avait sa direction à gauche sur la Maison-Blanche. A la suite de ces deux colonnes marchait la brigade d’Argentolle, et à mesure que le mouvement se dessinerait, les bataillons de garde nationale devaient venir prendre les positions dépassées par les troupes. L’opération s’accomplissait ainsi réellement. Les Saxons, après une courte défense, se repliaient assez précipitamment de la Maison-Blanche et de la Ville-Évrard, qui dès midi restaient en notre pouvoir. Jusque-là tout allait bien. L’insuccès de la journée dans la plaine de Saint-Denis ne permettait guère de s’avancer plus loin à l’est ni même peut-être de rester où l’on était. Néanmoins le général de Malroy et le général Blaise demandaient instamment de garder la Ville-Évrard, ne fut-ce que pour encourager leurs soldats en les maintenant sur une position conquise, et c’était là l’origine d’une échauffourée nocturne qui aurait pu être un désastre. Le soir venu en effet, les chefs saxons, mécontens du mouvement de retraite de leurs troupes, lançaient deux colonnes qui arrivaient à l’improviste, essayant d’envelopper la Ville-Évrard et de nous couper toute retraite. Par un contre-temps de plus, des Saxons, au moment de la retraite de leur poste, étaient restés cachés dans des caves qu’on avait négligé de fouiller. Aux premiers coups de feu, ils sortaient de leurs réduits et se jetaient dans la mêlée. Nos soldats surpris ne savaient pas où ils en étaient au milieu de cette fusillade venant de tous les côtés. Le général Blaise, sortant pour rallier son monde, tombait frappé à mort. Le colonel Rogé, du 112e de ligne, prenant le commandement, essayait à son tour de se dégager, et il se frayait un chemin vers Neuilly-sur-Marne, tandis que le reste des troupes se défendait encore dans la Ville-Évrard. Fort heureusement les Saxons n’y voyaient pas plus clair que nous, ils ne se sentaient pas sûrs de leur succès, et ils se retiraient. Au jour, on finissait par se reconnaître au milieu de cette confusion, où il y avait eu de tristes défaillances, des fuites éperdues et même la désertion d’un officier français qui avait passé à l’ennemi. On était toujours à la Ville-Évrard; mais ce qu’il y avait de mieux à faire évidemment était de se retirer aussitôt avec le moins de désordre possible.

Voilà donc ce qui restait de cette journée du 21 : une lutte sanglante, héroïque, mais stérile au Bourget, un commencement d’action vers Aulnay, un demi-succès suivi d’une pénible échauffourée à la Ville-Évrard. Les pertes, il est vrai, étaient peu sérieuses, sauf au Bourget, où les marins avaient eu 260 hommes hors de combat sur moins de 700 et 8 officiers tués sur 15 présens au feu ; le résultat ne répondait guère aux espérances qu’on avait conçues, à l’étendue de l’action, aux forces et aux moyens qu’on avait déployés. On le sentait bien, on comprenait quel douloureux retentissement allait avoir dans Paris cette entreprise avortée : aussi le général Trochu se hâtait-il d’expliquer dans un bulletin qu’on avait été « contrarié par l’état de l’atmosphère, » que la journée du 21 n’était que « le commencement d’une série d’opérations, » et en effet il affectait de maintenir l’armée dans ses postes extérieurs au risque de la laisser exposée aux plus dures épreuves, il occupait les soldats à des travaux de tranchée, de cheminement, d’épaulement. C’était un moyen de faire prendre patience aux Parisiens en leur promettant avant peu « une affaire plus vigoureuse. »

Le général Trochu croyait-il ce qu’il disait? Il le croyait sans doute, il s’efforçait de surmonter ses propres découragemens et d’opposer à tous les contre-temps une sérieuse fermeté d’âme. On ne pouvait cependant prolonger cette illusion; on le pouvait d’autant moins que l’armée elle-même commençait à s’émouvoir; elle avait le sentiment vague d’une situation où elle ne pouvait plus rien, et par un surcroît de misère, dès le soir même du 21 le froid le plus violent s’était déclaré. Il y eut dans la nuit jusqu’à 14 degrés au-dessous de zéro. Les soldats, selon un témoin de ces scènes, appelaient ces bivouacs du nord de Paris « le camp du froid. » Pour faire leur soupe après un jour de bataille, ils avaient du riz, du biscuit, de l’eau qu’on allait puiser en perçant la glace du canal de l’Ourcq et qui gelait pendant le transport. Pour s’abriter, on n’avait rien, la terre durcissait rapidement au point qu’on ne pouvait plus enfoncer les piquets de tente. Une bise aiguë et des nuages de grésil fouettaient le visage des hommes groupés et grelottans autour de quelques mauvais feux de bois vert. M. Jules Favre lui-même a raconté ce qu’il avait éprouvé en allant avec M. Jules Simon au fort d’Aubervilliers pour voir le gouverneur; « voilà Moscou aux portes de Paris, me dit M. Simon d’un ton brisé ! » A partir du 21 décembre au soir, les souffrances étaient terribles. Le lendemain, il y avait dans les camps neuf cents cas de congélation, et chaque matin c’était de même. Le général Ducrot, qui, tout malade qu’il était, se rendait aux tranchées et se mêlait à ses soldats pour les soutenir de son courage, ne manquait pas de signaler cet état. Après quelques jours, on se décidait à rappeler dans ses cantonnemens la moitié de l’armée en laissant l’autre moitié au service des tranchées de concert avec la garde nationale. L’épreuve avait été dure et avait développé des symptômes inquiétans.

L’affaire du Bourget, sans être une grande bataille perdue, avait été peut-être sous ce rapport plus qu’une défaite. C’était la première manifestation caractérisée et saisissante de l’épuisement de la défense militaire. L’armée était la victime d’un phénomène dont on n’était pas frappé parce qu’il se réalisait par degrés, insensiblement, parce qu’on vivait soi-même dans ce milieu. Elle commençait à se ressentir cruellement de ces trois mois de siège qui venaient de passer. Elle était suffisamment nourrie sans doute, elle n’était pas soumise à de trop dures privations. Sait-on cependant ce que peuvent produire sur des masses d’hommes toujours sous les armes trois mois de cette vie de séquestration, de tension perpétuelle et de souffrances? Ils avaient produit parmi les troupes une sensible altération des forces physiques. En peu de temps, près de 20,000 hommes rentraient dans Paris sans blessures, mais atteints d’anémie, perdus de santé. « Ils disparurent dans le gouffre, dit le général Trochu, je ne les revis plus. » La force morale diminuait naturellement avec la force physique. Sans doute il y avait toujours des cœurs intrépides, il y avait des régimens, des bataillons, dont le moral se maintenait, sur lesquels on pouvait compter. Les marins, les gendarmes, quelques corps d’infanterie, restaient des troupes solides, et on n’avait pas de peine à trouver de hardis partisans pour tenter des aventures sur le front de nos lignes. La masse était atteinte, découragée, et de plus les soldats finissaient par s’aigrir, soit parce qu’ils ne croyaient plus au succès, soit parce qu’ils entendaient derrière eux le murmure des Parisiens, qui trouvaient toujours qu’on ne faisait pas assez, qui auraient demandé chaque matin une grande bataille à des hommes éprouvés par le feu, par trois mois de fatigues et de souffrances.

L’incohérence et la division se mettaient parmi les légions de la défense. On avait beau faire, entre l’armée et la garde nationale, qui était la population parisienne en uniforme, il y avait des froissemens, une sorte d’antagonisme naissant particulièrement de cette circonstance, que la garde nationale avait fort peu donné jusque-là tout en faisant beaucoup de bruit, tandis que l’armée portait le poids de la lutte depuis trois mois. La garde nationale restait persuadée qu’on ne se servait pas assez d’elle, qu’avec elle on pouvait avoir raison des Prussiens, que l’esprit militaire perdait tout, que les soldats étaient mal conduits ou ne voulaient plus se battre. L’armée qui souffrait, l’armée à son tour ne pouvait se défendre d’une certaine ironie amère quand elle voyait arriver dans ses lignes, au son irritant de la Marseillaise, ces gardes nationaux souvent accompagnés de femmes et d’enfans, suivis d’omnibus et portant tout un attirail, jusqu’à des cheminées à la prussienne. Les chefs militaires suppliaient qu’on ne leur envoyât plus de gardes nationaux, qui leur attiraient, disaient-ils, « les incidens les plus fâcheux. » Le fait est que, pour un petit nombre de bataillons dévoués et solides, beaucoup entendaient singulièrement le service, et quelques-uns, les plus exaltés, les plus révolutionnaires, se déshonoraient par des scènes d’ivresse ou par la désertion des tranchées[3]. Plus d’une fois des soldats de la ligne, des mobiles, furent obligés de reprendre des postes abandonnés par des gardes nationaux. Ce n’était pas fait pour relever le moral des troupes, pour maintenir entre l’armée et la garde nationale cette virile camaraderie qui est une force quand elle est nouée dans le péril, dans des souffrances communes.

Voilà la situation que l’affaire du 21 décembre accusait d’une manière saisissante. Après cette journée, on le sentait, le siège ne pouvait plus être qu’une lutte contre l’impossible, un effort incohérent et douloureux pour tenir le plus longtemps qu’on pourrait. Ce n’était pas encore la fin, puisqu’on allait passer cinq semaines à se débattre, c’était le commencement de la fin. Tout concourait à préparer le dénoûment. Les vivres étaient comptés; les épreuves s’aggravaient pour Paris, qui voyait peu à peu tout lui manquer. D’une heure à l’autre, l’ennemi, qui avait eu trois mois pour s’organiser, pour serrer autour de nous le cercle de feu de ses batteries, pouvait essayer de frapper le dernier coup, et on n’avait à lui opposer qu’une défense militaire ébranlée, la résolution désespérée d’une population qui ne se décourageait pas, qui s’acharnait au contraire à la résistance, qui ne voulait rien entendre, mais qui en était déjà aux plus cruelles extrémités. C’est là le drame de ce dernier mois, pendant lequel tout se hâte, tout se précipite à travers les convulsions d’une défense abandonnée à elle-même, obstinée et sans espoir.


II

De toute façon en effet, c’était le commencement de la période sombre du siège pour cette population parisienne qui depuis trois mois s’était si intimement associée à la lutte par ses émotions, par son courage, par ses illusions, et qui maintenant se voyait menacée de tous les fléaux de la guerre, de la famine et du bombardement. La première question était de vivre, de savoir jusqu’où l’on pouvait aller. C’était un sujet de cruelle anxiété pour le gouvernement, qui s’épuisait à renouveler ses calculs et qui ne réussissait pas toujours à se reconnaître dans ses évaluations. Jusque-là on avait vécu, sans éprouver de trop pénibles privations, des approvisionnemens publics, de toutes les ressources accumulées dans une ville comme Paris. Tout avait été organisé à l’origine non sans une certaine confusion, mais du mieux qu’on pouvait. C’était la ville qui fournissait la farine par l’intermédiaire de la caisse de la boulangerie, en mesurant autant que possible la consommation quotidienne. C’était le ministère du commerce qui, sous la direction supérieure d’une commission des subsistances, fournissait la viande aux mairies, chargées à leur tour de régler le mode de distribution aux habitans. Le droit de réquisition au nom de l’état ne s’était d’abord exercé que sur ces deux objets principaux d’alimentation, le pain et la viande; le reste était laissé au commerce libre. Avec ce système, complété par la prévoyance des particuliers ou de l’industrie privée, on avait passé les huit ou dix premières semaines. Bientôt la disette commençait à se faire sentir. A dater du 22 novembre, le parc de bestiaux n’existait plus. Ce qui restait de vaches laitières ou de bœufs était pour les enfans et pour les malades. De temps à autre, les Prussiens voyaient encore errer sur les croupes du Mont-Valérien quelques bêtes maigres qu’ils appelaient « le troupeau de parade. » Aux premiers jours de décembre, on se trouvait réduit à une consommation quotidienne de 600 chevaux; on tombait à la modeste et peu réconfortante ration de 30 grammes de cheval ! Le froment ne manquait pas encore, on espérait même, par toute sorte de précautions et de combinaisons, pouvoir arriver jusqu’à la fin de janvier. C’était la farine qui manquait, il fallait moudre le grain. On avait songé à organiser des moulins dans les gares de chemins de fer, on utilisait 300 paires de meules construites en toute hâte par M. Cail. Avec tout cela, on n’était pas même assuré encore d’avoir de quoi nourrir chaque jour une ville de 2 millions d’âmes. On entrevoyait la nécessité du rationnement; mais ce seul mot, prononcé vers le 10 décembre, suffisait pour jeter une véritable panique dans la population. Alors, pour ajourner un rationnement pourtant nécessaire et qu’on ne pouvait éviter d’un moment à l’autre, qu’on pratiquait d’ailleurs un peu sans le dire depuis le commencement, pour ménager autant que possible les ressources de la défense, on imaginait de mêler au blé de l’avoine, de l’orge, du riz, du seigle, tout ce qu’on pouvait trouver. C’était le commencement de ce pain de plus en plus mélangé, de plus en plus noir, où il n’y avait plus à la fin que 10 pour 100 de blé, et qui restera éternellement le pain du siège. Il y a eu un moment où Paris a vécu de moins de 300 grammes de ce pain et de 30 grammes de cheval!

Tout manquait du reste à la fois. En même temps que les approvisionnemens publics s’épuisaient, le commerce arrivait au bout de ses dernières réserves, et l’on s’ingéniait à suppléer aux objets d’alimentation régulière par toute sorte d’inventions bizarres. Dans cette ville du luxe, devenue tout à coup la ville de la misère, le pain était noir, on faisait avec des os réquisitionnés un bouillon d’une nature équivoque, il y avait place de l’Hôtel-de-Ville un « marché aux rats, » et des boucheries d’une nouvelle espèce débitaient avec l’âne, le mulet, le cheval du gouvernement, ce qu’on appelait de la « viande de fantaisie, » l’antilope, le kangurou, l’éléphant, que le jardin d’acclimatation ne pouvait plus nourrir. D’un autre côté, par un hiver glacial et implacable, on avait de la peine à se chauffer; on était réduit au bois vert ou à des débris de démolitions. Le charbon, la houille, le gaz, disparaissaient; la lumière elle-même devenait rare; on n’avait plus de quoi éclairer le soir les rues désertes et sombres. A mesure que les privations de toute sorte augmentaient, les maladies sévissaient. La mortalité, vers les derniers jours de décembre, montait à plus de 3,600 décès par semaine ; elle allait atteindre avant la fin du siège le chiffre de près de 4,700 morts.

C’était assurément un temps de souffrances pour tout le monde, et si au milieu de ces dures, de ces meurtrières épreuves d’un long siège, il y a eu des héros, ce ne sont pas ceux qui faisaient le plus de bruit, qui parlaient toujours d’aller se jeter sur les lignes prussiennes; ce ne sont pas même les plus nécessiteux, quoiqu’ils aient eu certainement leur part aggravée de misère. Pour ceux-ci, dont le chiffre ne s’élevait pas à moins de 470,000 inscrits à l’assistance publique, on avait établi des fourneaux économiques, des cantines, où ils trouvaient, les uns gratuitement, les autres pour une modique somme de 30 ou 40 centimes, une nourriture suffisante et assez saine. Les gardes nationaux avaient leur solde. Ceux qui ressentaient le plus les effets du siège étaient de cette classe nombreuse, modeste, peu bruyante, qui, sans être riche, n’était pas assez pauvre pour recourir aux distributions publiques, et qui épuisait ses dernières ressources dans ce duel intime, obscur, de toutes les heures, contre des privations croissantes. Les vrais héros du siège étaient ceux qui souffraient sans rien dire, c’étaient ces femmes qui dès le matin, quelquefois avant le jour, allaient se presser, « faire la queue » à la porte des boucheries. Qui de nous n’a été témoin de ces navrans spectacles? Dans les quartiers où le service était mal organisé, et il y en avait plus d’un dans Paris, ces malheureuses, supportant la neige ou la pluie, les pieds dans la boue, glacées, ayant sur les bras des enfans hâves, bleuis par le froid, étiolés par le dénûment, attendaient souvent trois ou quatre heures pour avoir une maigre ration de cheval, ou, à défaut de cheval, une ration plus maigre encore de salaison, de morue ou de hareng. Pourtant on ne se plaignait pas, ou du moins la plainte n’était pas de la défaillance. On faisait quelque plaisanterie sur Trochu; on souffrait tout vaillamment, presque gaîment, parce qu’on espérait encore, parce qu’on était résolu de mettre au service de la défense tout ce qu’on avait de bonne volonté, de résignation et de courage. Le moral, trempé dans une lutte de trois mois, se soutenait par le double et tout-puissant ressort du patriotisme et de l’orgueil parisien. On était prêt à tout subir pourvu que Paris fût sauvé.

L’épreuve néanmoins commençait à être dure, d’autant plus redoutable que désormais chaque heure amenait, avec une aggravation de ces souffrances intérieures, avec une diminution des forces et des ressources de la ville investie, le danger d’une attaque de cet ennemi extérieur contre lequel on se brisait depuis trois mois, qui avait passé ce temps à se rendre inexpugnable, attendant le moment de frapper d’un dernier coup sa grande proie. Jusque-là on avait entendu le canon autour de Paris, on avait eu les émotions ardentes de ces sorties toujours infructueuses, on avait connu les rigueurs du blocus sans avoir eu à essuyer réellement une attaque de vive force, sans avoir vu le feu de l’ennemi arriver dans les rues; maintenant on touchait au bombardement, cette dernière ressource sur laquelle les Prussiens comptaient pour en finir.

Le bombardement commençait en effet le 27 décembre, après cent jours de siège. Depuis leur arrivée sous Paris, les Prussiens s’étaient bornés à une immense opération de blocus, à l’organisation de leurs puissantes et inexpugnables lignes d’investissement. Ils étaient maîtres de toutes les positions, ils avaient multiplié, ils multipliaient de jour en jour les travaux préliminaires pour une attaque de vive force, si elle devenait nécessaire, ils n’avaient pas entrepris un véritable siège. Encore au commencement de décembre, ils n’avaient pas fait venir d’Allemagne leur parc d’artillerie, leurs grosses pièces, parce qu’ils en étaient restés à cette première pensée que Paris bloqué, même avec ses approvisionnemens considérables, ne pouvait tenir au-delà de huit ou dix semaines, puis parce que le transport d’une immense artillerie de siège offrait des difficultés presque insurmontables tant qu’on ne disposait que d’une seule ligne de chemin de fer, qui suffisait à peine aux besoins multiples de l’armée d’invasion. Enfin les Allemands avaient à se débattre avec toutes les circonstances de guerre, d’abord jusqu’à la fin d’octobre avec le siège de Metz, qui occupait une partie de leurs forces, bientôt avec les armées de province, qui se levaient, qui tourbillonnaient de toutes parts, qui à un certain moment devenaient menaçantes. Les Prussiens ne se hâtaient pas devant Paris : ils comptaient sur le temps, sur la famine et sur les agitations intérieures. Aux premiers jours de décembre cependant, la situation se dégageait pour eux en s’assombrissant plus que jamais pour nous. Après la reprise d’Orléans, les Prussiens n’avaient plus autant à craindre l’armée de la Loire. Après Champigny, ils pouvaient croire que l’armée de Paris avait jeté son dernier feu. De tous côtés, ils s’étendaient en France, ils avaient maintenant tout un réseau de chemins de fer aboutissant aux lignes d’investissement. Dès lors ils pouvaient et ils devaient ramener leurs efforts sur Paris, où les agitations sur lesquelles ils comptaient avaient été vaincues par le patriotisme, et où la résistance dépassait leurs prévisions.

Une action plus décisive était même pour les chefs prussiens presque une nécessité politique. Déjà l’opinion en Allemagne commençait à s’émouvoir de cette attente prolongée devant Paris. On n’y comprenait rien, on accusait l’état-major d’agir avec lenteur, de céder à des considérations de diplomatie humanitaire, de ménager la « Babylone moderne, » au risque de laisser souffrir les armées allemandes campées dans la neige autour de Paris. Les femmes elles-mêmes s’en mêlaient; cette douce et poétique Allemagne avait l’impatience assez sauvage du bombardement, comme pour punir les Parisiens de leur « entêtement frivole, » de la « méchante » obstination qu’ils mettaient à ne pas comprendre que, dans l’intérêt de l’humanité et pour éviter une effusion de sang qui attristait les cœurs allemands, ils devaient ouvrir leurs portes et accepter les « conditions généreuses » que le vainqueur leur accorderait ! Au fond, dans cette impatience, il y avait une certaine lassitude de la guerre, qui ne laissait pas de gagner les soldats eux-mêmes dans leurs camps.

C’est alors que l’état-major se décidait à se mettre en mesure d’activer le siège par une attaque d’artillerie, non sans doute pour céder à une pression d’opinion dont il s’inquiétait peu, mais parce que c’était dans ses calculs, parce qu’il croyait venu ce qu’il appelait le « moment psychologique » pour Paris, et aussi parce qu’il avait désormais à sa disposition des voies de transport plus faciles. Même dans cette situation plus libre, ce n’était pourtant pas encore aisé d’amener sur le terrain un immense matériel de siège, dont une partie au moins était en Allemagne, avec un approvisionnement suffisant de munitions pour que le feu une fois engagé ne fût plus interrompu. Pour les attaques de l’est et du nord, sur Avron ou sur Saint-Denis, la difficulté n’était pas grande, puisque de ce côté les chemins de fer touchaient presque aux lignes d’investissement. Pour gagner le sud de Paris, il y avait 80 kilomètres à parcourir de Nanteuil à Villacoublay, où s’accumulait le parc de siège. On aurait eu besoin de 5,000 voitures, on n’en avait que 400 ou 500, péniblement réquisitionnées en France. On n’avait point hésité alors, on s’était hâté de former en Allemagne des colonnes spéciales d’artillerie, des « colonnes de parcs, » munies de près de 2,000 fourgons, qu’on faisait arriver par des convois successifs. En quelques jours, ce travail colossal était assez avancé pour que les batteries allemandes, organisées et armées de toutes parts, n’attendissent plus que le signal du feu. Si, comme le disait assez singulièrement le général Trochu dans une dépêche à un de ses lieutenans, c’était là une victoire de la résistance parisienne contraignant l’ennemi à « employer les grands moyens, » l’ennemi à son tour, il faut l’avouer, prenait cette victoire en patience. Il en était peu troublé, car en ce moment même, à la veille du bombardement de Paris, s’accomplissait au camp prussien, à Versailles, un événement étrange, sanction et couronnement de la guerre poursuivie contre la France. Les Allemands refaisaient un empire et un empereur dans la ville où, selon leur expression, « plus d’une désastreuse campagne contre la patrie germanique avait été conçue. »

C’était le dénoûment politique avant la fin du drame militaire. Le jeune roi de Bavière avait pris peu auparavant l’initiative de cette consécration souveraine de l’unité allemande en offrant au roi Guillaume la couronne de l’empire « restauré. » Le Reichstag de la confédération du nord, réuni à Berlin le 10 décembre, s’était empressé de sanctionner cette proposition. Aussitôt délégués du parlement, princes, ducs, grands-ducs et margraves avaient pris le chemin de Versailles, et le dimanche 18 décembre, en plein palais de Louis XIV, le roi Guillaume recevait la couronne qu’on venait lui offrir. Le thème de tous les discours échangés dans la cérémonie « à jamais mémorable » était que la nation allemande ne devait pas déposer les armes « tant que la paix ne serait pas garantie par des frontières inexpugnables contre les attaques de voisins jaloux. » À ces députés porteurs d’une couronne et fêtés aux dépens de Versailles, on aurait bien voulu sans doute offrir les prémices de ce bombardement de la grande ville, si impatiemment attendu par l’Allemagne. M. de Bismarck leur faisait du moins la galanterie de les inviter à une promenade dans les lignes du siège, et en repartant pour Berlin ils emportaient la « bonne nouvelle » de la prochaine attaque de Paris. C’était le don de joyeux avènement du nouvel empereur, mieux encore c’était le « cadeau de Noël. » Le soir du 25 décembre, par ordre supérieur, on annonçait dans tous les cantonnemens des troupes allemandes que le bombardement devait enfin commencer le lendemain, et il commençait en effet, sinon le lendemain, du moins le surlendemain 27, à huit heures du matin, au milieu d’un ouragan de neige, sur toutes les défenses de l’est, sur Nogent, Rosny, Noisy, et particulièrement sur Avron. Le bombardement se dessinait d’abord à l’est pour se transporter bientôt au nord, où il atteignait Saint-Denis sans le dépasser, et au sud, où il allait atteindre Paris lui-même, le Paris de la rive gauche jusqu’à la Seine.

L’attaque était maintenant engagée; elle s’ouvrait par le feu de soixante-seize pièces de gros calibre subitement démasquées en face et autour de nous, à Gagny, au Raincy et à Noisy-le-Grand. Au premier instant, les forts ne souffraient pas trop; c’est Avron surtout qui avait à supporter le poids de ce formidable assaut, auquel l’artillerie du colonel Stoffel répondait de son mieux. Après un moment de surprise et de panique, nos jeunes troupes chargées de la garde du plateau ne tardaient pas à se remettre, soutenues par un vieux et vaillant soldat, le général d’Hugues, qui se rendait sur le terrain, donnant partout l’exemple de la fermeté sous les obus. Assurément ces troupes ne manquaient ni de bonne volonté ni de courage, et si l’infanterie prussienne s’était présentée pour essayer d’enlever le plateau, elle aurait été chaudement reçue. La position cependant ne laissait pas de devenir critique. C’était une lutte ingrate et pénible pour ces jeunes conscrits, pour ces mobiles de la Seine, qui le premier jour perdaient une centaine des leurs sans se battre. Les abris étaient fort incomplets, ils n’avaient pu être achevés par ce temps de gelée; la terre durcie résistait à la pioche. Les travaux de nos batteries étaient eux-mêmes insuffisans. En quelques heures, notre artillerie avait essuyé des pertes sérieuses, elle avait eu des pièces mises hors de combat, elle se trouvait engagée dans un duel inégal dont le colonel Stoffel, le général d’Hugues, le général Vinoy, se hâtaient de signaler le danger. Dès le second jour, le mal était assez sérieux pour que le gouverneur tînt à se rendre lui-même sur le plateau. Il parcourait les tranchées avec la plus calme intrépidité, sans hâter le pas, sous la pluie d’obus qui redoublait, encourageant tout le monde d’une cordiale parole. Le général Trochu ne pouvait se méprendre sur le péril, il sentait la nécessité de se dérober à une lutte meurtrière, sans issue et sans profit, sur une position aussi avancée, de toutes parts enveloppée de feux. C’était là toutefois une difficulté des plus graves. Il n’y avait pas moyen de se retirer en plein jour sous les yeux de l’ennemi. On ne pouvait enlever le matériel que la nuit, au milieu de l’obscurité, par des pentes couvertes de verglas. Aussitôt on avait recours aux hommes des rudes besognes, aux marins du vice-amiral Saisset. Ces braves gens, avec les artilleurs du colonel Stoffel, réussissaient à ramener dans la nuit du 28 au 29 toute l’artillerie du plateau, sauf deux pièces de marine, dont l’une avait roulé dans un fossé, et qu’on sauva le lendemain.

Les Prussiens n’avaient point après tout gagné une grande victoire. Ils avaient puni Avron du mal qu’il leur avait fait au 30 novembre et au 2 décembre, ils tenaient à mettre dans leurs bulletins qu’ils avaient pris le « mont Avron. » En réalité, ils n’étaient pas plus maîtres du plateau que nous-mêmes ; nous ne pouvions pas le garder sous leur feu, ils ne pouvaient pas l’occuper, parce qu’ils auraient été sous le canon de nos forts. C’était une zone devenue neutre. Au point de vue militaire, l’abandon d’Avron n’avait pas de sérieuses conséquences, et même l’attaque de l’est ne pouvait aller bien loin. Seulement c’était la preuve que l’ennemi, impatient d’en finir, se sentait désormais en mesure de sortir de la défensive, où il était resté jusque-là, pour passer à une offensive décidée, dont les coups devenaient une menace pour tous les points vulnérables de la grande place.

Ainsi Paris, dévoré de souffrances intérieures, livré à des privations croissantes, se voyait maintenant exposé à être assailli d’un moment à l’autre jusque sur ses remparts, jusque dans ses murs, par le canon allemand. Ce qu’il y avait de grave, c’est que cette première péripétie du bombardement apparaissait comme une manifestation plus sensible de la phase extrême du siège où l’on entrait, comme le signe de l’impuissance, d’une certaine désorganisation de la défense au moment le plus difficile. Que la défense, sans être complètement épuisée, fût dès lors jusqu’à un certain point affaiblie et impuissante, on n’en pouvait douter, et ce n’était pas l’élément le moins redoutable de la situation. Évidemment la défense se sentait atteinte ; elle ne répondait plus, elle ne pouvait plus répondre aux illusions, aux impatiences d’action, aux désirs d’une ville toujours acharnée à la résistance, et ce malheureux incident d’Avron avait justement pour effet de mettre plus vivement à nu, d’aggraver un malentendu déjà existant entre une défense régulière, obligée de tenir compte de tout, et une population qui ne voulait tenir compte de rien. L’abandon d’Avron, qui n’était pas un événement militaire d’une sérieuse importance, prenait tout à coup aux yeux des Parisiens le caractère d’une défection, d’une retraite combinée pour préparer une capitulation. C’était le signal d’un redoublement d’inquiétude et d’alarme dans la masse de la population, d’un déchaînement nouveau des agitateurs empressés à saisir ce prétexte. Toutes les animosités, toutes les défiances, éclataient à la fois contre la direction militaire, contre la marche des opérations depuis le premier jour du siège. On se plaignait de tout ce qui arrivait, de ce qu’on faisait et de ce qu’on ne faisait pas. On accusait naturellement les chefs de l’armée, le général Trochu, qui jusque-là était resté assez populaire, et qui maintenant subissait à son tour la fatalité de l’insuccès, qui avait plus que tout autre à supporter la responsabilité de toutes les déceptions, et qui était à coup sûr le plus embarrassé des hommes au milieu des complications désastreuses qui s’accumulaient d’heure en heure autour de lui.

Je ne sais en effet s’il y eut jamais une situation comparable à celle de ce commandant de place forte réduit à se débattre au milieu de toutes les impossibilités et de toutes les surexcitations, ayant à compter avec tout, avec les mille difficultés de la plus vaste opération de guerre, avec les misères et les passions d’une ville populeuse, avec ceux qui lui demandaient la lutte à outrance et avec ceux qui lui demandaient la paix, avec l’ennemi extérieur qui le pressait, et même avec les défiances ou les critiques de ses collègues dans un gouvernement dont il était le président. Un autre eût-il mieux fait? On semblait oublier qu’on avait abordé le siège avec l’espoir de tenir au plus soixante jours, et qu’on avait déjà dépassé le troisième mois de résistance, que pendant ce temps on avait fait une armée, on avait livré des batailles comme celle de Champigny, et que ces résultats ne s’étaient pas sans doute produits tout seuls.

Assurément le général Trochu avait été le premier à cette œuvre de défense par son activité et son dévoûment, il lui avait donné la durée et l’honneur. Ce qui était possible, il l’avait fait; mais il est clair aussi qu’à dater d’un certain moment, après les affaires de la Marne, il se sentait à bout, débordé et entraîné par un courant dont il n’était plus maître. Il flottait à la merci des événemens, opiniâtre au devoir, perplexe et irrésolu dans son action. Cet esprit brillant, honnête et subtil, reflétait la confusion des choses et la situation de l’homme condamné à la tâche ingrate de conduire une entreprise sans issue. Le chef militaire, en lui, était trop sérieux, trop clairvoyant, pour ne point se rendre compte de la vérité des faits, pour ne pas pressentir le dénoûment inévitable. Le chef de gouvernement, le politique avait l’idée fixe de toutes les capitulations qui avaient précédé, de Metz, de Sedan; il se prêtait aux illusions de l’opinion, dont il subissait les entraînemens, qu’il flattait et à laquelle il allait jeter cette étonnante déclaration : « le gouverneur de Paris ne capitulera pas! » Parole de sphinx qui, mal interprétée et mal comprise, avait l’air d’exprimer une confiance que le général Trochu ne partageait pas. C’était en un mot un mélange singulier d’ardeur et de découragement, de clairvoyance et d’illusion, de subtilité et de résolution, et à travers tout, au bout de tout, ce vif esprit se réfugiait dans une sorte de fatalisme ou de stoïcisme religieux dont il laissait échapper le secret dans l’intimité. Il attendait. Qu’attendait-il? Il ne comptait ni sur l’arrivée des armées de secours, ni sur la possibilité pour l’armée de Paris de percer les lignes prussiennes, il comptait sur une intervention miraculeuse de sainte Geneviève! — Mais, lui disait-on avec une bonne humeur spirituelle tempérée de quelque tristesse, le roi Guillaume, lui aussi, a son saint, il faut alors mettre les deux saints en présence. — Catholique, Breton et soldat, — le général Trochu se servait un jour de ces mots pour se caractériser lui-même. La dévotion à sainte Geneviève était d’un bon catholique, l’opiniâtreté était du Breton, le soldat avait certes beaucoup fait, et dans ces tragiques extrémités il restait encore le plus embarrassé.

On ne rendait pas du reste l’œuvre facile au général Trochu, et ce serait une erreur de croire que tous les embarras lui venaient d’un seul camp. Il y avait des officiers supérieurs de mobiles provinciaux très braves, très dévoués, mais s’exagérant à eux-mêmes leur importance et médiocres juges de la situation, qui ne cachaient nullement leur désir de la paix, qui ne cessaient de déclarer la défense impossible, ou qui à l’heure critique du bombardement venaient demander naïvement au gouverneur de Paris de les envoyer à Belleville pour prendre leur revanche, disaient-ils, de l’inaction où ils avaient été laissés au 31 octobre. C’était peut-être assez mal choisir son moment. D’un autre côté, au sein même du gouvernement, il y avait tout un travail qui n’était, à vrai dire, qu’une des formes de la désorganisation. On parlait avec une amertume à peine déguisée de la mollesse, de l’indécision, même de l’incapacité de la direction militaire. Des membres du gouvernement, qui se croyaient sans doute fort habiles, se faisaient dans le conseil les organes des impatiences, des préjugés et des injustices de l’opinion. Sans avoir un grand faible pour la dictature de Tours, ils subissaient plus ou moins l’influence excitante de M. Gambetta, qui voyait tout, la politique et la guerre, avec son esprit de parti et son imagination, qui en ce moment même disait à la province qu’il y avait eu un carnage de sept mille Prussiens à Avron, que Paris « régénéré, antique, » tiendrait jusqu’à la fin de février, — et qui écrivait à ses amis de l’Hôtel de Ville que les Allemands étaient à bout, qu’ils avaient perdu près d’un demi-million d’hommes depuis leur entrée en France, que la défense de Paris devrait être plus audacieuse et plus active. Toujours est-il que depuis un mois surtout on était presqu’à l’état de conspiration vis-à-vis du gouverneur. En son absence, pendant qu’il était encore aux avant-postes, on discutait dans le conseil sur l’opportunité de lui enlever son commandement ou tout au moins de le mettre en tutelle.

Ce sont les procès-verbaux des délibérations du gouvernement qui le disent, M. Picard déclare « que le gouverneur a eu pendant trois mois une dictature militaire et que rien n’a marché, » qu’il faut « la lui retirer, » qu’il n’est plus « l’homme de la situation. » M. Jules Favre dit la même chose. « Il voudrait une surveillance de l’action militaire et voudrait que le gouvernement reprît sa mission de contrôle et de défense. » Il est d’avis que le gouvernement doit conduire lui-même les opérations militaires. C’est la révocation du général Trochu, lui dit-on. M. Jules Favre l’entend bien ainsi, il espère que le général le comprendra. — Le lendemain, 26 décembre, nouvelle délibération; le général Trochu est présent cette fois. A la première marque de défiance, il n’hésite pas, il déclare qu’il est prêt à se retirer, que si l’on espère le succès avec un autre chef, il ne faut point hésiter, qu’il ne croit pas, pour lui, à la possibilité de donner des victoires à la foule, de percer les lignes prussiennes. On hésite alors, on ne veut plus de la retraite de Trochu, non pas qu’on se fie le moins du monde à sa capacité militaire, mais parce qu’on le croit seul parmi les généraux attaché à la république. M. Arago proteste, « car son premier soin, dit-il, serait de réclamer du nouveau général en chef une profession de foi républicaine. » Il demande seulement au gouverneur « de ne plus commander en général prudent, de tenter des coups en dehors de toutes les règles militaires... » Et voilà comment on entendait la défense nationale ! voilà comment on aidait dans son œuvre épineuse et redoutable le gouverneur de Paris ! Le général Trochu restait encore fixé à son poste, et pour le moment tout finissait par la réunion d’un grand conseil de guerre qui devait délibérer avec le gouvernement sur ce qu’il y avait à faire, sur ce qui était désormais possible.

Que se passait-il dans ce conseil, qui, après avoir été retardé par le bombardement, se réunissait au Louvre le soir du 31 décembre? La question posée par M. Jules Favre aux généraux se résumait en ceci : « croyez-vous pouvoir obéir au désir de la population à l’aide d’opérations militaires exécutées par l’armée et la garde nationale? Quel genre d’opérations peut-on tenter ? » Les plus vaillans hommes de la défense, ceux qui depuis plus de trois mois portaient le poids du siège, étaient là : Ducrot, Vinoy, Frébault, Chabaud-Latour, La Roncière, Pothuau, Guiod, Bellemare, Noël. Pas un d’eux ne considérait comme sérieuse et réalisable l’idée d’une trouée à travers les lignes allemandes. Tout ce qu’on pouvait admettre à la rigueur serait, au dernier instant, d’essayer de sauver une partie de l’armée, de faire appel à des hommes de choix, de former plusieurs colonnes qui s’élanceraient à la même heure : passerait qui pourrait. Jusque-là, tenir de son mieux, durer le plus longtemps possible, harceler l’ennemi, tenter des surprises, lutter contre le bombardement, c’était tout ce qu’on pouvait. Le général Frébault ajoutait même qu’il ne voyait pas de champ de bataille qui permît un grand déploiement de forces. Il reconnaissait néanmoins qu’une ville assiégée devait s’imposer des sacrifices. « Que l’on se batte donc de nouveau pour l’honneur de Paris, disait-il; mais on le fera pour accomplir un devoir, sans espoir de succès. » Seul, le chef d’état-major du gouverneur, le général Schmitz, tout en avouant l’impossibilité de percer les lignes, soutenait qu’on devait se mettre à la place du gouvernement, qui ne pouvait rendre les armes avec 300,000 hommes sans tenter un grand et suprême effort. Clément Thomas demandait à son tour qu’on offrît à la garde nationale une occasion de défendre sa ville, d’aller à l’ennemi, et le général Trochu résumait ce douloureux, mais instructif débat, en disant : « Quand nous approcherons de la crise finale, nous suivrons l’opinion du général Thomas... J’ai dit que je ne capitulerais pas, et je ne capitulerai pas. Cette dernière heure venue, le gouverneur de Paris vous proposera une suprême entreprise qui pourra peut-être se transformer en déroute, mais qui peut-être aussi pourra produire des résultats inattendus... »

C’était, à vrai dire, le programme encore assez vague de la fin du siège. Avant que ce conseil fût terminé, on touchait au premier jour de l’année 1871, qui se levait triste et chargé de terribles ombres pour Paris, tandis que Guillaume de Prusse recevait dans la salle des Glaces au palais de Versailles les députations de son armée, et que M. Gambetta prononçait au loin, à Bordeaux, du haut du balcon de la préfecture, des harangues par lesquelles il envoyait pour souhaits de bonne année plus de déclamations que de secours à ceux qu’il appelait ses « chers assiégés. »


III

« Le gouverneur de Paris ne capitulera pas ! » C’était une parole d’une bien confiante audace, si elle ne cachait pas une arrière-pensée, et qui était d’un effet étrange au milieu d’un bombardement suspendu sur une ville réduite à quelques jours de vivres. Pour échapper à une capitulation, il n’y aurait eu que deux moyens : ou bien une intervention de l’Europe, un acte de diplomatie venant à propos dénouer ou détendre la situation par un armistice avant la catastrophe, — ou bien le succès de cette entreprise de la dernière heure que le général Trochu laissait entrevoir comme l’acte désespéré de la défense.

Que pouvait-on espérer désormais de la diplomatie? Compter sur une négociation, au moins sur une négociation directe d’armistice. on ne le pouvait plus. Toutes les tentatives avaient échoué, toutes les occasions avaient été successivement écartées. La dernière était une lettre venue du camp du prince de Saxe à Saint-Denis vers la fin de décembre, et qui à la rigueur, comme la lettre du comte de Moltke, aurait pu être prise pour une avance détournée. On ne s’y arrêtait pas, on n’attendait rien de ce côté. Depuis quelques semaines toutefois, dans cette Europe que nous ne connaissions plus que par son indifférence et sa « torpeur, » selon le mot de M. de Beust, avait surgi un incident vaguement entrevu d’abord à Paris, et qui, à une heure moins extrême, aurait pu être pour nous d’un précieux secours. Tandis que la guerre absorbait la France et la retranchait en quelque sorte du monde pour le moment, la Russie, habile à profiter de la circonstance et à se faire payer par M. de Bismarck le prix d’une neutralité qui garantissait à l’Allemagne l’immobilité de l’Europe, la Russie, quant à elle, songeait à prendre pacifiquement et diplomatiquement sa revanche de ses anciens mécomptes de Crimée. Par une circulaire du prince Gortchakof, qui coïncidait à peu près avec la chute de Metz, c’est-à-dire avec un progrès des victoires de la Prusse, la Russie avait signifié à tous les cabinets qu’elle se considérait désormais comme déliée des obligations du traité de 1856 au sujet de la neutralisation de la Mer-Noire. C’était l’annulation du résultat le plus essentiel de la guerre d’Orient. — Assurément l’acte semblait extraordinaire à l’Europe. L’Angleterre, partagée entre la mauvaise humeur et le sentiment de son impuissance, avait eu l’air d’abord de protester; l’Autriche avait reçu la circulaire du prince Gortchakof d’un ton assez sec; l’Italie avait répondu avec une modération réservée. Se soumettre simplement à une signification de la diplomatie russe, c’était dur. Comment sortir de là? M. de Bismarck avait suggéré un moyen accepté par tout le monde. Ce moyen, c’était une conférence qui devait se réunir à Londres. Ceci se passait au mois de novembre et dans le courant de décembre.

La France assisterait-elle à cette conférence, rassemblée pour défaire l’œuvre de la guerre d’Orient? C’était là justement la question qui s’agitait à Londres comme à Pétersbourg, à Bordeaux, où la délégation française avait été rejetée, et à Paris même. L’Angleterre, l’Autriche, l’Italie, désiraient sincèrement qu’il y eût un représentant français à la conférence. La Russie le voulait également, et elle flattait notre diplomatie de vagues promesses de concours. M. de Chaudordy, délégué du ministre des affaires étrangères à Bordeaux, pressait vivement M. Jules Favre de sortir de Paris pour se rendre à Londres. M. Gambetta lui-même insistait énergiquement pour qu’on ne laissât pas échapper cette occasion de paraître devant l’Europe assemblée. Enfin à Paris, après d’assez longues hésitations, on décidait qu’un plénipotentiaire serait envoyé à Londres, et ce plénipotentiaire devait d’abord être M. Jules Favre. Évidemment la France était intéressée à ne point déserter une réunion européenne où sa seule présence devait rappeler qu’il y avait en ce moment une question plus grave, plus brûlante que la question de la Mer-Noire. On ne lui promettait rien, il est vrai, et même il est probable qu’au premier mot qui aurait été prononcé, le représentant de la Prusse aurait arrêté toute délibération de la conférence. Il y avait du moins une tentative à faire, une occasion à saisir. Seulement, pour aller à Londres, il fallait commencer par sortir de Paris. Le moyen eût été tout simple sans doute, c’eût été un armistice, cet armistice que le pape Pie IX lui-même demandait au roi de Prusse, qu’on proposait encore une fois à demi, timidement, à Versailles. M. de Bismarck se refusait à tout. M. Jules Favre, chargé d’aller représenter la France à Londres, ne pouvait cependant partir en ballon. Alors le cabinet anglais se chargeait de demander à Versailles un sauf-conduit pour le plénipotentiaire français, et ici les dates prennent une singulière importance.

C’est le 30 décembre qu’arrivait à Versailles une lettre par laquelle lord Granville prévenait M. Jules Favre des arrangemens pris pour qu’il pût se rendre à la conférence, dont la réunion restait fixée aux premiers jours de 1871; ce n’est que le 10 janvier au soir que cette lettre parvenait à Paris par l’intermédiaire du ministre des États-Unis, M. Washbume. M. de Bismarck avait commencé par retenir la dépêche de lord Granville, prétextant de quelques mésaventures de parlementaires pour couper momentanément toute communication ! Par une fatalité de plus, pendant ces quelques jours, on n’avait rien reçu de Bordeaux, on n’était au courant de rien. Dernier contre-temps : lorsque M. Jules Favre apprenait qu’il y avait pour lui un sauf-conduit à Versailles et lorsqu’il le réclamait, M. de Bismarck faisait des façons, il répondait évasivement, il prétendait qu’il ne pouvait y avoir de sauf-conduit constatant le caractère politique de M. Jules Favre, puisque le gouvernement de la défense nationale n’était pas reconnu. Quinze jours s’étaient ainsi passés, et dans l’intervalle le bombardement s’était développé sur le pourtour de Paris, il avait pris une intensité meurtrière, de sorte que M. Jules Favre se trouvait entre l’appel qui lui était adressé de Londres et le sentiment ému des devoirs qui le retenaient à Paris. Chose bien plus étrange, M. de Bismarck lui-même avec un goût douteux se permettait, — c’était lui qui employait ce mot, — de demander à notre ministre des affaires étrangères « s’il serait à conseiller qu’il quittât maintenant Paris et le poste de membre du gouvernement pour prendre part en personne à une conférence sur la Mer-Noire à un moment où il y avait en jeu des intérêts plus graves pour la France et pour l’Allemagne que l’article 11 du traité de 1856... » Le chancelier prussien était un homme prévoyant : il tenait visiblement à garder M. Jules Favre sous sa main, et il n’était pas fâché en même temps de le retenir loin de Londres, ne fût-ce que pour écarter cette dernière chance d’une intervention de la diplomatie, — pour que la question restât uniquement désormais entre le canon allemand et Paris. M. de Bismarck avait réussi.

La question en effet était tout entière devant Paris. Le bombardement, après avoir commencé par l’est, n’avait pas tardé à s’étendre, enveloppant bientôt de feux toute une partie des défenses, pour finir par se fixer principalement sur Saint-Denis et sur le front sud. C’était évidemment par le sud que l’ennemi avait eu depuis le premier jour la pensée d’attaquer Paris. Les Allemands avaient près de deux cents pièces en batterie dans cette région, du pavillon de Breteuil à Thiais, en passant par Meudon, Clamart, Châtillon, Sceaux, Fontenay-aux-Roses, L’Hay. Ils avaient méthodiquement et habilement utilisé toutes les positions d’où ils pouvaient exercer une action sérieuse sur la place. Le 5 janvier, le bombardement s’était déclaré avec violence pour ne plus s’interrompre pendant vingt-trois jours; il portait à la fois sur les forts et sur la ville elle-même, qui dès lors recevait jusque dans ses murs les obus prussiens. Ce duel meurtrier, les forts le soutenaient très vigoureusement sans se laisser décourager. Vanves et Issy, par leur position à courte distance de l’ennemi, étaient naturellement les plus menacés; ils se trouvaient exposés à un feu presque continu qui les atteignait cruellement, et qui aurait fini par mettre particulièrement Issy en danger, si les Allemands avaient eu le dessein de tenter un assaut. Dans cette lutte de tous les instans, Montrouge, placé sous le feu de quatre batteries prussiennes, tenait tête avec une indomptable fermeté. C’était un vrai modèle de défense. Occupé dès le premier jour par les marins, commandé par un homme d’une calme énergie, le capitaine de vaisseau Amet, qui avait avec lui un personnel d’élite, des officiers intelligens et des hommes dévoués, le fort de Montrouge offrait le plus rare spectacle d’ordre, de discipline et de courage. C’était comme un navire où tout est réglé, où tout suit l’impulsion du chef. Nulle confusion, nulle panique. Le jour on combattait, rendant coup pour coup aux Prussiens, la nuit on réparait le mal fait par l’ennemi. Jusqu’à la dernière minute, Montrouge, quoique souffrant déjà beaucoup, restait inébranlable, et on n’aurait pas eu facilement raison de ces braves gens, dont l’un horriblement blessé, près de mourir, disait au capitaine Amet : « Mon commandant, j’ai fait mon devoir, n’est-ce pas? — Oui, certes, répondit le capitaine. — Eh bien! alors je puis souffrir. »

Le feu du reste n’atteignait plus seulement les forts. Le bombardement, redoublant d’intensité à partir du 5 janvier, sévissait sur Paris lui-même jusqu’à la Seine. Les obus tombaient sur tous les quartiers de la rive gauche, de Grenelle à Ivry, sur le Luxembourg, sur le Panthéon, sur les hôpitaux, sur le Jardin des Plantes, dans les rues, dans les maisons; ils tuaient des femmes et des enfans, ils faisaient partout des victimes, et d’un instant à l’autre ils pouvaient produire des ravages bien plus terribles encore. Qu’un obus tombât sur des dépôts de poudre, il pouvait en résulter aussitôt quelque effroyable catastrophe; que les usines employées à moudre le blé fussent sérieusement atteintes, Paris pouvait être affamé! C’était là un des dangers du bombardement. Malgré tout, Paris ne se laissait pas ébranler. Si les Prussiens avaient cru le réduire à merci par la terreur, ils s’étaient trompés. La population au contraire supportait cette épreuve nouvelle avec une singulière fermeté. Seulement elle se laissait aller plus que jamais aux excitations et à la fièvre de l’impatience; elle se débattait sous l’aiguillon des souffrances et des obus, elle ne comprenait pas la temporisation de la défense. Puisqu’on n’avait plus rien à espérer d’une négociation quelconque, puisque M. Jules Favre ne pouvait plus partir pour Londres, et qu’on était maintenant sous le feu ennemi, qu’attendait-on? Les rapports de police les plus sérieux signalaient cette « envie d’agir dont Paris se montrait animé, et qui redoublait sous la pression du bombardement. » C’était le moment ou jamais de tenter cette dernière entreprise que le général Trochu avait laissé pressentir dans le conseil de guerre du 31 décembre. M. Jules Favre et d’autres membres du gouvernement, qui en étaient à craindre de voir le pain manquer d’un jour à l’autre, qui se sentaient harcelés par le sentiment public, par les maires, harcelaient à leur tour le gouverneur. Le général Trochu aurait bien voulu faire comprendre qu’à précipiter cette bataille qu’on lui demandait, et qu’il avait du reste promise, on risquait d’être obligé de capituler le lendemain, si on la perdait, tandis qu’en patientant encore un peu on laissait quelques jours de plus à l’inconnu, aux armées de province, au mouvement de Bourbaki qu’on venait d’apprendre ; mais ces jours qu’on gagnait n’étaient que des jours de miséricorde. On n’avait plus le choix, on ne pouvait plus reculer, et le gouverneur se voyait lui-même entraîné à livrer sa bataille sans conviction, avec une armée qu’il savait affaiblie, avec une garde nationale à laquelle il ne croyait pas plus que les autres généraux, avec des lieutenans aigris ou divisés, résolus à faire leur devoir jusqu’au bout, sans la moindre confiance dans le succès.

Le général Trochu l’a bien dit, c’était « l’acte de désespoir » du siège. Le choix, la combinaison, la réflexion, n’y étaient pour rien. On allait se battre parce qu’on croyait ne pas pouvoir finir sans avoir tenté le suprême effort, parce qu’il fallait tirer ce dernier coup de canon qui, selon le mot du bailli de Suffren rappelé par le général Trochu, peut tuer l’ennemi. Cette bataille nécessaire et désespérée, on ne savait pas même d’abord où la livrer. La première pensée avait été de diriger l’action sur Châtillon. C’était le général Vinoy qui devait entreprendre cette grosse affaire avec des forces assez considérables en troupes régulières et en garde nationale.

Assurément, si on pouvait réussir à reprendre aux derniers jours du siège ce qu’on avait été obligé d’abandonner dès la première heure, le 19 septembre, si on se sentait en mesure d’enlever les hauteurs de Châtillon et de Clamart, on ne pouvait faire mieux. D’un seul coup, on éloignait le bombardement de Paris, on se trouvait sur la ligne des communications prussiennes, on menaçait de tourner Versailles. C’eût été trop beau! Il faut l’avouer, c’était une illusion singulière de prétendre trouver l’ennemi en défaut dans de formidables retranchemens où était en quelque sorte la clé de l’investissement. Comment aborder Châtillon? Pour tenter une attaque de nuit, il aurait fallu des troupes solides, aguerries, à l’épreuve de toutes les paniques. Si c’était une bataille de jour, le terrain manquait pour déployer les forces nécessaires; à mesure que les troupes se masseraient dans la petite plaine qui sépare le rempart de Châtillon, elles seraient foudroyées ou courraient le risque d’une affreuse déroute avant d’avoir engagé le combat. Aussitôt que le général Vinoy communiquait ce plan aux chefs militaires appelés à le seconder, l’un d’eux, le général de Maussion, qui commandait un corps de la deuxième armée détaché au sud pour la circonstance, témoignait la plus vive répugnance à prendre un rôle dans une opération absolument irréalisable à ses yeux. On était déjà au 6 janvier. Le lendemain, on se réunissait en grand conseil au Louvre. Le général Trochu insistait sur l’attaque de Châtillon, interpellant vivement le général de Maussion. Celui-ci n’hésitait pas à maintenir son opinion, déclarant au surplus qu’il était prêt à obéir, mais qu’il voulait avant tout dégager sa responsabilité dans une affaire qui ne pouvait conduire qu’à un désastre. C’était, à vrai dire, le sentiment de tout le monde. Sur vingt-huit généraux, un seul tenait encore pour Châtillon. De quel côté cependant diriger l’attaque, si on jugeait l’entreprise sur Châtillon impossible? Un des plus habiles divisionnaires de l’armée de Paris, le général Berthaut, se hasardait alors à proposer de tenter le mouvement par le massif de l’ouest, par Montretout, Garches, Buzenval. Là du moins le Mont-Valérien pouvait protéger la marche en avant ou couvrir une retraite. Aventure pour aventure, celle de Buzenval semblait offrir plus d’avantages ou moins d’impossibilités que celle de Châtillon, et on se ralliait à la proposition nouvelle faite par le général Berthaut, vivement appuyée par le général Schmitz.

Ce n’était pas tout : cette résolution, en apparence arrêtée dès le 7 janvier, traînait encore bien des jours; elle ne devenait définitive que le 15, et même le 17, sous la pression de l’opinion de plus en plus excitée et de toutes les influences politiques liguées pour peser sur le gouverneur. La question une fois irrévocablement décidée enfin, M. Jules Favre demandait au général Trochu une exécution immédiate. M. Jules Favre avait sans doute de bonnes raisons; malheureusement il ne tenait pas compte des nécessités matérielles d’une grande action de guerre, du danger d’une précipitation qui pouvait avoir et qui avait en effet les plus graves conséquences. Le général Trochu, après une discussion des plus vives, finissait par consentir à fixer l’affaire au jeudi 19 janvier, c’est-à-dire au surlendemain, puisqu’on était dans la nuit du lundi au mardi, — et c’est ainsi que cette idée de la bataille de Buzenval se dégageait laborieusement d’un amas d’incertitudes et d’hésitations qui étaient déjà de triste augure. On avait eu de la peine à choisir le champ de bataille, on avait de la peine à fixer le jour de l’action.

Que le point désigné pour le suprême combat du siège, que Buzenval fût plus abordable que Châtillon, ce n’était pas douteux ; on pouvait du moins prendre pied sur le terrain. Les difficultés ne laissaient pas cependant d’être terriblement sérieuses, à peu près insurmontables. On allait se trouver en présence de ce massif montueux, boisé, devenu depuis trois mois une véritable forteresse allemande, hérissée d’ouvrages défensifs, de redoutes, de batteries, de maisons et de murs crénelés. C’était la partie la plus puissante de l’investissement. Les lignes allemandes développées de Saint-Cloud vers La Malmaison et Bougival formaient un réseau serré et impénétrable. Sur le front, Montretout, Garches, Buzenval, n’étaient, à vrai dire, que des avant-postes. Le centre de la défense ennemie était au-dessus de Garches, au plateau de La Bergerie, qui avait été transformée en une formidable redoute flanquée de toute sorte d’ouvrages s’étendant jusqu’à La Celle Saint-Cloud. Plus en arrière encore, une autre série de travaux servait de dernier appui.

Toutes ces lignes se combinaient de telle façon qu’on devait toujours fatalement arriver à un défilé, à ce que le général Ducrot appelait un « goulot de bouteille, » où le nombre ne pouvait rien, où il aurait fallu de vigoureuses et solides têtes de colonne pour forcer le passage. Le Ve corps prussien Kirchbach occupait ces positions avec ses deux divisions, la 9e appuyée au parc de Saint-Cloud, la 10e vers La Jonchère, La Malmaison; mais ici, comme partout, les Allemands, au premier signal d’alerte, pouvaient porter au secours du Ve corps les troupes qui étaient vers Sèvres, les réserves de Versailles, les bataillons de la division de landwehr de la garde, qui était un peu sur les derrières, — C’est sur ces positions ainsi défendues qu’on se proposait de marcher avec une masse de près de 90,000 hommes, comprenant 19 régimens de garde nationale et divisée en trois colonnes d’attaque. L’une de ces colonnes, avec un peu plus de 22,000 hommes, formait l’aile gauche sous le général Vinoy. Partant de la Briqueterie du carrefour du roi, elle devait suivre le chemin de fer de Versailles, enlever la redoute de Montretout, s’y établir, occuper la tête de Saint-Cloud, et de là menacer Garches. La colonne du centre, forte de 34,500 hommes et conduite par le général de Bellemare, devait partir de La Fouilleuse en avant du Mont-Valérien, aborder directement le parc de Buzenval, s’en emparer, puis se porter sur La Bergerie. La colonne de droite, sous le général Ducrot, comptait les trois divisions Berthaut, Susbielle et Faron, 27,500 hommes, et avait son point de réunion entre le moulin des Gibets et la maison Crochard. Tout en s’appuyant à Rueil pour faire face à La Malmaison, elle devait se partager elle-même en deux fractions, l’une chargée d’assaillir Buzenval par le nord en concourant à l’attaque du centre, l’autre inclinant vers la droite pour essayer de s’avancer en tournant les positions ennemies.

Tourner les positions ennemies, prendre à revers et faire tomber ces puissantes défenses, gagner le plateau de Jardy, occuper Marnes, Vaucresson, Roquencourt, c’était là le grand but. Une fois là, on tenait Versailles; mais il fallait y arriver, il fallait d’abord partir, et c’est ici que commençaient les contre-temps. Par son insistance pour hâter l’action, M. Jules Favre avait fait plus de mal qu’il ne le croyait, il avait préparé d’inévitables confusions. De plus les ordres définitifs n’arrivaient aux généraux que le mercredi, fixant les points de réunion, la direction des forces, le moment du départ. A six heures du matin le lendemain, sur un signal donné par le Mont-Valérien, on devait entrer en action. Au reçu de ces ordres, le général Ducrot comprenait aussitôt le péril; il y était d’autant plus sensible qu’étant resté en dehors de toutes les délibérations, croyant peu au succès, mais tenant avant tout à faire son devoir de combattant, il voyait qu’on lui rendait ce devoir difficile à lui particulièrement, qui avait à faire venir ses troupes d’assez loin, de Saint-Ouen. Sans perdre un instant, il se rendait au Louvre, il faisait remarquer au gouverneur qu’on marchait à une impossibilité matérielle, qu’il allait y avoir pendant la nuit sur les routes des encombremens affreux d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie. Le général Trochu sentait lui-même le danger, et il restait convenu que le Mont-Valérien recevrait l’ordre de retarder le signal d’une demi-heure, qu’à ce moment les généraux pourraient avoir gagné leurs postes et qu’on aviserait s’il fallait suspendre encore.

Tout cela, il faut le dire, était étrangement risqué. Ce que le général Ducrot avait prévu ne manquait pas d’arriver. Pendant la nuit, il y avait un encombrement inouï au pont de Neuilly, sur l’avenue de Courbevoie. Les régimens de garde nationale, les troupes de ligne elles-mêmes avaient la plus grande peine à s’avancer et à trouver leur direction. L’artillerie du général Vinoy, qui aurait pu prendre par Puteaux et Suresnes, avait suivi la grande avenue de Courbevoie et avait contribué à ralentir tous les mouvemens. Bref tout était en retard. Le général Vinoy lui-même n’était pas en position avant sept heures et demi; le général de Bellemare ne pouvait former sa première brigade avant huit heures; le général Ducrot avait nécessairement un retard bien plus grand encore. Les premières troupes d’infanterie dont il pouvait disposer, celles du général Berthaut, n’atteignaient pas la maison Crochard avant dix heures; les divisions Faron, Susbielle, embarrassées elles-mêmes dans leur marche de nuit à travers la plaine de Gennevilliers, n’arrivaient que lentement au rendez-vous. Cependant à l’heure fixée le Mont-Valérien avait donné le signal convenu, et le général Noël, commandant des troupes du fort, chargé de se porter le premier en avant, s’était élancé, ignorant naturellement que personne ne pouvait encore le suivre. Que s’était-il donc passé? Une chose bien simple et assez malencontreuse. Le général Trochu, parti de bon matin en voiture, était tombé comme bien d’autres au milieu des embarras du pont de Neuilly; il n’avait pu arriver au Mont-Valérien qu’après sept heures, et au moment où il touchait le plateau de la citadelle, il se trouvait avec un de ses lieutenans déjà engagé, n’ayant aucune nouvelle du reste de son armée. « Nos têtes de colonne ne sont pas arrivées, télégraphiait-il au général Ducrot; Noël s’est engagé seul, je fais courir après lui pour l’arrêter, s’il en est temps encore. Pressez la formation de vos troupes, je ferai donner un nouveau signal dans une heure. » C’était le décousu qui continuait, ou, si l’on veut, c’était un mauvais sort qui s’acharnait à cette journée avant qu’elle eût commencé.


IV

N’importe; ces premières confusions une fois débrouillées, la bataille s’engageait par degrés de toutes parts. Soldats et gardes nationaux, marchant côte à côte, se portaient vivement à l’action au milieu d’un brouillard épais, qui avait pu jusqu’à un certain point atténuer ou voiler les inconvéniens d’une formation incohérente, mais qui ne favorisait guère les mouvemens de l’artillerie à travers des chemins détrempés et boueux. Aussitôt que le général Vinoy avait à peu près sous la main le gros de ses troupes, — la division Courty, qui avait été mise à sa disposition et qui lui servait de réserve, la division de Beaufort d’Hautpoul, la brigade Mosneron-Dupin, — il partait de son côté, assaillant à la fois Saint-Cloud et les revers de Montretout. En peu d’instans, on se trouvait aux prises avec l’ennemi, qu’on repoussait au milieu d’une assez vive fusillade. On commençait à gagner du terrain. Les mobiles de la brigade Mosneron-Dupin, appuyés à la Seine, s’avançaient par la gauche, enlevant successivement les villas Béarn, Armengaud, et atteignant assez rapidement l’église de Saint-Cloud, tandis que la division de Beaufort abordait Montretout, où elle rencontrait d’abord une vive résistance. Les Prussiens, d’ailleurs peu nombreux, se voyaient obligés de céder après une vigoureuse défense; la redoute était enlevée, et on faisait une soixantaine de prisonniers. Bientôt on s’étendait vers la tête de Saint-Cloud par l’occupation de la villa Pozzo di Borgo, de la villa Zimmerman, qu’on mettait sous la garde des mobiles de la Loire-Inférieure. C’était un succès dont il ne fallait pas sans doute s’exagérer l’importance, puisque ces positions n’étaient encore que des avant-postes pour les Prussiens; le début de ce côté n’en semblait pas moins favorable.

Pendant ce temps, la colonne du centre, la colonne Bellemare, qui avait eu un peu plus de peine à se former, était néanmoins entrée en action vers huit heures, la brigade Fournès se portant la première dans la direction de la « maison du curé » pour se relier au général Vinoy, la brigade Colonieu venant un peu plus tard et abordant directement le parc de Buzenval. Ici encore, pendant les premières heures, tout marchait assez favorablement. Le général Fournès gagnait la « maison du curé, » la brigade Colonieu s’ouvrait par la brèche l’entrée du parc de Buzenval, s’emparait du château, et s’élevait par degrés, non cependant sans avoir à soutenir une lutte énergique et assez meurtrière. Vers dix heures, le général Trochu, qui suivait la bataille du haut du Mont-Valérien, pouvait dire : « Nous sommes maîtres de la redoute de Montretout et maisons annexes, du plateau 155, du château et des hauteurs de Buzenval. Bellemare marche sur la maison Craon;... Tout va très bien jusqu’à présent... » C’était ainsi en effet : on s’avançait sur la maison Craon, on commençait à déboucher vers Garches, on se rapprochait du plateau de La Bergerie. La brigade Valentin, du corps Bellemare, arrivait à son tour dans le parc de Buzenval pour soutenir le mouvement. Rien de décisif n’était plus possible toutefois tant que l’attaque de droite ne s’était pas prononcée, et ici le général Ducrot, si impatient qu’il fût, ne pouvait évidemment s’engager avant d’avoir ses troupes. On n’avait pas besoin d’aiguillonner son ardeur, il souffrait assez de ces retards, qu’il avait prévus, dont il avait d’avance signalé le danger. Ce n’est que vers dix heures qu’il avait d’abord sous la main la division Berthaut, bientôt suivie de la division Faron, qui s’avançait, de la division Susbielle, qui atteignait Rueil, et aussitôt il s’occupait de regagner le temps perdu.

Dès l’arrivée de la division Berthaut, l’action commençait. La brigade Bocher s’engageait par le nord dans le parc de Buzenval, la brigade de Miribel était chargée de l’attaque de Longboyau. Si on avait pu faire ce qu’on voulait, le plan était de former deux colonnes, l’une pénétrant dans le parc, s’élevant jusqu’à la partie supérieure et prenant sa direction sur Garches en se reliant aux mouvemens du corps Bellemare, — l’autre enlevant la porte et les défenses de Longboyau, gagnant les crêtes qui bordent le ravin de Saint-Cucufa, puis s’avançant toujours de façon à tourner, si on le pouvait, le plateau de La Bergerie, et concourant ainsi à l’action générale. Que restait-il de ce programme sur le terrain? La brigade Bocher exécutait son mouvement, elle pénétrait dans le parc, elle se reliait au général Valentin et se frayait un chemin jusqu’à la partie supérieure, jusqu’au bord des crêtes en face de Garches, sans pouvoir, il est vrai, aller plus loin. Du côté de Longboyau et du « pavillon de chasse » ou « maison du garde » qu’il fallait enlever, on avait bien plus de peine, et on était même arrêté dès les premiers pas. On se trouvait en face de défenses plus fortes qu’on ne le croyait. Éventrer le « pavillon de chasse » par l’artillerie ou faire une brèche dans un mur n’était pas la difficulté; il y avait de plus des abatis, des ouvrages en terre sur lesquels le canon ne pouvait rien. L’ennemi, puissamment abrité, opposait à tous les efforts une résistance invincible. Plusieurs fois, entre dix heures du matin et deux heures de l’après-midi, les attaques se renouvelaient, on arrivait jusqu’à deux cents pas du « pavillon de chasse, » et on était toujours repoussé par la plus violente fusillade. Vainement le général du génie Tripier faisait avancer sous un feu d’enfer une escouade de sapeurs, il ne pouvait réussir, pas un de ses hommes ne revenait. On faisait du mal à l’ennemi sans doute, on essuyait aussi des pertes sérieuses. C’est là que tombait mortellement atteint, à la tête des mobiles du Loiret, le colonel de Montbrison, qui restait pendant plus d’une heure couché à côté d’un sergent allemand, entre les deux lignes, sans qu’on pût aller le relever. Non loin de là périssait le colonel Rochebrune au moment où il entraînait son régiment de garde nationale. Le fait est qu’on venait se briser contre un mur de fer et de feu. Ainsi telle était la situation après deux heures du soir. Le général Vinoy, maître de Montretout, se maintenait avec fermeté sur les positions conquises; il avait même essayé d’utiliser la redoute en l’armant de quelques pièces, à la vérité bien peu efficaces contre le feu de l’ennemi, qui s’animait par degrés et qui était bien autrement puissant. Le général de Bellemare avait continué son mouvement avec assurance, essayant d’enlever la maison Craon, menaçant Garches, arrivant jusqu’au bord du plateau de La Bergerie, qu’il ne pouvait pas prendre, mais devant lequel il restait sans reculer, appuyé qu’il était en ce moment par les forces de Ducrot, détachées vers le haut du parc de Buzenval. Du côté de Longboyau, on était tenu en échec. On combattait courageusement; la division Faron, arrivée sur ces entrefaites, s’était engagée à son tour, la division Susbielle refoulait l’ennemi dans le parc de La Malmaison, dans le vallon de Saint-Cucufa, et le tenait en respect, garantissant la sûreté de la droite de notre armée. On n’avançait pas, on ne reculait pas; rien n’était perdu, rien n’était décidé. Seulement jusque-là l’ennemi s’était visiblement borné à se défendre, et avant trois heures il devenait clair que les Allemands à leur tour se décidaient à reprendre l’offensive. Les chefs prussiens, excités par la présence du prince royal, qui venait de se montrer sur le champ de bataille, et du roi Guillaume lui-même, qui était accouru à Marly, sentaient la nécessité d’un vigoureux effort pour regagner le terrain perdu, pour dégager le front de leurs lignes avant la nuit. Ils se croyaient désormais en sûreté à Longboyau; de ce côté, ils considéraient l’attaque française comme définitivement arrêtée après la dernière tentative faite vers deux heures, et dès lors ils pouvaient se tourner vers Saint-Cloud et Montretout, vers la partie des hauteurs de Garches que nous occupions et vers Buzenval.

C’est sur cette ligne en effet qu’ils lançaient plusieurs colonnes, après avoir accablé de feu nos positions, et dès ce moment s’engageait sur tous les points une lutte des plus violentes. Bellemare se maintenait toujours néanmoins et opposait la plus ferme contenance à l’ennemi. Vinoy défendait énergiquement ses positions, appelant à son aide la brigade Avril de L’Enclos de la division Courty, laissée jusque-là en réserve. Malgré des efforts désespérés, les Prussiens se sentaient arrêtés à leur tour par nos bataillons, qui paraissaient fléchir quelquefois, mais qui revenaient aussitôt en avant et reprenaient leur ligne de combat. Les Allemands n’avançaient pas. Sur le front de Garches, où ils s’étaient portés avec fureur, ils avaient gagné peu de terrain; à Buzenval, ils venaient se briser contre le mur supérieur du parc défendu par les soldats de Bellemare et de Ducrot; leur tentative contre la redoute de Montretout échouait complètement. Les compagnies d’attaque dirigées de la Porte Jaune sur Saint-Cloud « tombaient, au dire d’un des officiers de l’état-major du Ve corps allemand, sur des forces supérieures qui s’étaient tenues cachées derrière la ligne de hauteurs, » et « dans cet assaut les compagnies eurent à subir des pertes énormes. » Les Prussiens s’irritaient de cette résistance, qui commençait à les étonner, dont ils sentaient le danger, si bien qu’après leur échec sur Montretout le général de Kirchbach envoyait au commandant de la 9e division, au général de Sandrart, l’ordre « d’enlever la redoute à tout prix le soir même ou le lendemain à l’aube. » On en était là encore à la chute du jour, Français et Prussiens restant en présence dans leurs lignes respectives singulièrement rapprochées, si rapprochées qu’un officier du 124e de ligne pouvait être enlevé à quelques pas de son bataillon.

Que se passait-il alors? C’est là peut-être un des phénomènes les plus saisissans et les plus douloureux assurément. Ces soldats qui se battaient depuis le matin avaient déployé autant de courage que de dévoûment, ils avaient prodigué leur bonne volonté à Montretout, à Buzenval comme à Longboyau. Dans cette garde nationale elle-même, dans cette masse un peu incohérente qui avait été mêlée au combat, qui avait montré de l’inexpérience, qui avait brûlé quelquefois sa poudre inutilement contre des murs, il y avait eu des exemples d’intrépidité ou d’abnégation. On avait vu tomber des hommes comme ce vieux marquis de Coriolis, qui avec ses soixante ans passés avait pris le sac et le fusil du volontaire, ou comme le jeune peintre Henri Regnault, à qui était promis l’avenir et qui, sur la fin de cette journée, allait au-devant de la mort avec l’héroïsme d’un patriotique désespoir. De plus, s’il y avait eu bien du sang versé, si on avait eu près de 3,000 morts ou blessés, on n’avait pas perdu en fin de compte le terrain qu’on avait conquis. A mesure qu’on approchait du soir cependant, le sentiment de l’inutilité de ces sanglans efforts semblait renaître. La fatigue et l’épuisement devenaient visibles. Les défaillances commençaient à se montrer. La confusion et l’indiscipline gagnaient certains bataillons de garde nationale qu’on avait de la peine à retenir au feu. Les troupes elles-mêmes ressentaient un vague ébranlement sur ces positions qu’elles défendaient encore, d’où l’ennemi n’avait pu les déloger. Lorsque le général Trochu se rendait sur le champ de bataille vers le soir, au moment où la lutte était dans toute sa vivacité, il distinguait tous ces dangereux symptômes. Il voyait des gardes nationaux, même des officiers se retirer du combat sous prétexte de blessures imaginaires. Les chefs de corps qu’il consultait ne lui cachaient pas que leurs soldats auraient de la peine à se maintenir longtemps en face des entreprises toujours menaçantes de l’ennemi. On semblait craindre la nuit, on n’avait nulle confiance dans l’issue définitive de la lutte, et c’est au spectacle de tout ce qu’il voyait, de ce champ de bataille sanglant, difficile à garder, que le général Trochu, inquiet lui-même de ce qui pouvait arriver, se décidait à donner l’ordre de la retraite.

Chose à remarquer, les impressions sur cette journée du 19 étaient assez différentes dans les deux camps. Les Prussiens, sans être précisément alarmés, ne laissaient pas d’être préoccupés; ils se sentaient si peu victorieux qu’ils ne songeaient qu’à réparer leurs échecs, et ils restaient avec cette pensée, que rien n’était fini, que les Français reprendraient l’action le lendemain, que tout au moins il y aurait un effort des plus sérieux à renouveler pour nous reprendre nos positions. Ils s’y attendaient et ils s’y préparaient; dès le soir et pendant la nuit, ils appelaient à Versailles, pour secourir le Ve corps, une brigade du IIe corps bavarois, une brigade de la landwehr de la garde. — Au camp français, on n’avait même pas foi aux avantages qu’on avait obtenus, on ne croyait pas au succès dont on tenait un premier gage; bien loin de songer à recommencer la bataille le lendemain, on avait hâte au contraire de quitter ce terrain qu’on avait réussi à ne pas se laisser enlever de vive force par l’ennemi, et, comme il arrive toujours dans de pareils momens, le mot de retraite une fois prononcé vers sept heures du soir, c’était une sorte de débâcle. L’artillerie de la gauche et du centre, affluant sur une même route au-dessus de Suresnes, se rencontrait avec toutes les voitures d’ambulance, avec les fourgons d’approvisionnemens, et il en résultait une confusion indescriptible pendant une partie de la nuit. Les bataillons de garde nationale se sauvaient de toutes parts dans l’obscurité. Les soldats perdus sur les chemins cherchaient leurs compagnies, que les officiers avaient la plus grande peine à rallier et à maintenir. Au milieu de cette effroyable bagarre, on finit même par oublier à la tête de Saint-Cloud, à la maison Zimmerman, M. de Lareinty et ses mobiles de la Loire-Inférieure, qui ne reçurent pas l’ordre de se replier, et qui étaient faits prisonniers le lendemain après avoir épuisé leurs munitions et leurs vivres. Lorsqu’on se souvint de ces mobiles et qu’on voulut essayer de les dégager, il n’était plus temps. Ce n’est qu’assez avant dans la nuit que le général Vinoy, établi à Suresnes, et le général de Beaufort, qui était à la Briqueterie, parvenaient à mettre un peu d’ordre dans cette mêlée confuse d’artillerie, d’hommes, de chevaux. Pendant ce temps, les corps de Bellemare et de Ducrot se retiraient plus régulièrement. Ces troupes ne quittaient le parc de Buzenval qu’après une heure du matin, et même la brigade Hanrion de la réserve générale de l’armée occupait le château jusqu’au jour. Le malheur est que cette retraite se ressentait trop sur certains points de l’obscurité, de la lassitude, de cette détente qui suit un grand effort. On s’en allait après une journée où l’on avait tenu tête honorablement à l’ennemi jusqu’au bout, comme on s’en serait allé après la plus complète déroute, comme si tout était perdu, et le général Trochu lui-même, au lieu de réagir contre la démoralisation, ne faisait que céder à cette inquiétude indéfinissable, à ce sentiment exagéré des choses, lorsque le 20 au matin il adressait du Mont-Valérien cette dépêche, qui allait retentir si douloureusement dans Paris, qui jetait comme un reflet sombre sur l’affaire de la veille : « Le brouillard est épais. L’ennemi n’attaque pas. J’ai reporté en arrière la plupart des masses, qui pouvaient être canonnées des hauteurs... Il faut à présent parlementer d’urgence à Sèvres pour un armistice de deux jours qui permettra l’enlèvement des blessés et l’enterrement des morts. Il faudra pour cela du temps, des efforts, des voitures très solidement attelées et beaucoup de brancardiers. » — Des brancardiers, des voitures, du temps, un armistice pour enterrer les morts et relever les blessés, c’était le dernier mot décourageant et lugubre, qui ne répondait pas à ce qui s’était passé réellement à Buzenval, qui répondait plutôt à l’ensemble de la situation, telle que le gouverneur de Paris la voyait sans doute.

Certes la situation était redoutable, pleine d’orages, de misères et de périls. Paris tout entier, pendant la journée du 19, avait écouté le canon de Buzenval, non plus peut-être avec cet espoir qu’il gardait encore au bruit électrisant du canon de Champigny, mais avec une dernière illusion. La défaite provoquait dans la ville une explosion d’amertume et de colère. Cette bataille de Buzenval si tristement dénouée, si singulièrement annoncée, si passionnément commentée et dénaturée par les gardes nationaux qui se répandaient dans Paris, cette bataille avait pour effet inévitable d’affaiblir les chefs de la défense, d’irriter ou d’émouvoir la partie la plus modérée de la population, de donner un prétexte de plus à cette tourbe d’agitateurs toujours prêts à la sédition. Le général Trochu surtout perdait à cette affaire ce qui lui restait de popularité et de prestige. Compromis par l’insuccès et par sa dépêche du Mont-Valérien, violemment accusé par les uns, abandonné ou médiocrement soutenu par les autres, suspect d’avoir voulu préparer une capitulation ou de n’avoir pas fait tout ce qu’il pouvait, il voyait se déchaîner contre lui toutes les irritations et les défiances. Paris était profondément troublé. On sentait bien qu’on touchait à la crise suprême, à l’inévitable épuisement des vivres, et on se raidissait contre cette fatalité; on avait l’instinct que la question avait été tranchée la veille à Buzenval, et on ne voulait pas accepter cette affaire du 19 comme le dernier mot de la résistance; plus que jamais on réclamait une nouvelle tentative, la « sortie torrentielle » à 300,000 hommes, soldats, gardes nationaux, citoyens sans armes, et, comme l’a dit le général Trochu, « la foule n’était pas seule dans ces sentimens, le gouvernement à des degrés divers y était tout entier. » Les circonstances devenaient pressantes, et le gouvernement, qui, au milieu de ces extrémités, en était à craindre d’être emporté d’un instant à l’autre par quelque nouveau 31 octobre, le gouvernement ne trouvait rien de mieux pour désarmer le sentiment populaire que de revenir ’à la pensée de sacrifier le général Trochu, qui était, selon le mot vulgaire, la bête noire du moment.

Comment faire cependant? Dès la nuit du 19, M. Jules Favre s’était rendu au Mont-Valérien avec l’intention de laisser pressentir au général Trochu la nécessité de sa démission, tout au moins d’une abdication du commandement en chef de l’armée. Le lendemain 20, on tenait conseils sur conseils, on s’engageait dans deux ordres de délibérations tendant confusément à un but unique, la solution des difficultés militaires et politiques devant lesquelles on se trouvait. D’un côté, on réunissait les généraux pour leur demander une fois de plus ce qu’ils croyaient possible, ce qu’ils pourraient encore tenter, et après les généraux on allait même jusqu’à rassembler au ministère de l’instruction publique, sous la présidence de M. Jules Simon, des officiers de tous grades, colonels, chefs de bataillon, simples capitaines. D’autre part, on appelait les maires de Paris à délibérer sur la situation; on avait besoin désormais de leur concours, on tenait à leur soumettre la vérité tout entière, l’extrémité où on arrivait, l’épuisement des vivres à jour fixe et prochain. Naturellement les maires, placés pour la première fois en face de cette vérité cruelle, restaient assez consternés; ils déclinaient toute responsabilité dans les résolutions qu’il y aurait à prendre, ils se bornaient à se faire les organes du sentiment public en demandant, eux aussi, qu’on tentât une action nouvelle, qu’on employât le zèle et le courage de la garde nationale. Les délibérations se croisaient et se succédaient le 20 et le 21 janvier, au milieu d’une ville où toute autorité semblait avoir disparu et où les factions, s’agitant dans les faubourgs, parlaient déjà de marcher sur l’Hôtel de Ville.

De quoi s’agissait-il en définitive dans tous ces conseils? La vraie question était d’obtenir du général Trochu une démission qu’on lui demandait avec une courtoisie apparente, mais aussi avec une certaine vivacité, sans lui ménager les plaintes et les récriminations. Les maires ne lui cachaient pas que, s’il refusait, il exposait Paris à une explosion violente où le gouvernement tout entier pouvait disparaître. Au premier moment, le général Trochu se redressait devant ces sommations; il résistait, d’abord parce qu’il se sentait atteint dans sa dignité, dans sa fierté, et qu’il considérait ce qu’on lui demandait comme une désertion à l’heure du plus grand péril, — puis parce qu’il faisait observer que, s’il abdiquait le commandement militaire, il devait cesser en même temps d’être gouverneur de Paris, président du conseil. On n’allait pas jusque-là, on lui demandait simplement de s’effacer comme chef militaire, de laisser à un autre la direction des nouveaux efforts qui pourraient être tentés. Enfin, après bien des discussions intimes, pénibles, le général Trochu se résignait, non cependant sans couvrir sa retraite d’un expédient par lequel il croyait sans doute concilier sa dignité de soldat et les nécessités politiques qu’on invoquait, en dégageant du même coup cette parole hasardeuse qu’il avait prononcée : « le gouverneur de Paris ne capitulera pas! » Il ne se démettrait pas, on le destituerait de ses fonctions de commandant en chef, et il ne resterait pas moins président du gouvernement ! — Le biais semblait étrange, on s’y prêtait parce qu’on espérait donner ainsi une apparence de satisfaction aux ressentimens populaires; mais alors par qui remplacer Trochu à la tête de l’armée? Ducrot était impossible; il s’était, depuis quelque temps, prononcé trop souvent et trop vivement sur l’impuissance définitive de toute entreprise militaire, sur la direction révolutionnaire de la défense, sur le danger de l’emploi de la garde nationale et des illusions que le gouvernement s’obstinait à entretenir dans la population. Le général Trochu suggérait lui-même le nom du général Vinoy, qui soulevait d’abord plus d’une objection, qu’on accueillait d’assez mauvaise grâce, par cette éternelle raison que c’était un nom suspect à la république et aux républicains. On en était encore à se débattre dans la nuit du 21, lorsque tout à coup arrivait la nouvelle que des bandes venaient de délivrer un des chefs révolutionnaires, Flourens, prisonnier à Mazas, que l’agitation grandissait dans les faubourgs, et que la sédition se préparait. Il n’y avait plus dès lors à hésiter, on se hâtait de nommer le général Vinoy sans le consulter, et on courait au plus vite le réveiller pour lui remettre les fonctions de commandant en chef. La première pensée du général Vinoy, on le comprend, était de décliner le poste ingrat et périlleux qu’on lui offrait dans un pareil moment. Il se rendait aussitôt au ministère de la guerre pour porter son refus au général Le Flô. Là il apprenait l’état menaçant de Paris; il se bornait à demander si c’était un ordre qu’on lui donnait, et, sur la réponse affirmative du général Le Flô, n’écoutant que son devoir de soldat, il n’hésitait plus à se charger d’un rôle qu’on avait hésité à lui confier; il se mettait en disposition de tenir tête à l’émeute, qui allait en effet éclater quelques heures après et se briser sur les grilles de l’Hôtel de Ville.

Dénoûment momentané, laborieux et bizarre d’une situation à laquelle il n’y avait plus désormais qu’une issue, qu’on entrevoyait et dont on voulait détourner les regards. Le général Trochu, à ce qu’on assure, ressentait une sorte de soulagement lorsqu’il se voyait exonéré du commandement; il se croyait ainsi dégagé du dernier devoir de livrer la place qu’il avait défendue et qu’il avait promis de ne pas rendre. C’était de sa part une subtilité ou une faiblesse de croire qu’après avoir tout dirigé, tout conduit pendant trois mois, il lui suffisait de s’effacer au dernier moment, et qu’il restait étranger à une capitulation inévitable, parce qu’il ne la signerait pas comme gouverneur de Paris. C’était aussi de la part du gouvernement une singulière illusion de se figurer qu’il suffisait d’éloigner le général Trochu. La situation ne restait pas moins la même; on le voyait bien par cette réunion militaire tenue au ministère de l’instruction publique. Colonels, chefs de bataillon ou simples capitaines, officiers de la garde nationale ou de l’armée, tous répétaient ce que les généraux eux-mêmes avaient dit : il n’y avait plus rien à faire. De la part du général Vinoy, de la part de lui seul, c’était un acte de dévoûment d’accepter le périlleux et cruel devoir qu’on lui offrait à cette extrémité. Ceux qui peu auparavant faisaient des façons pour remettre la défense de la république à « l’ex-sénateur Vinoy » étaient trop heureux de le trouver le matin du 22 janvier. Par une coïncidence étrange et dramatique, trois faits significatifs marquaient simultanément cette journée : au même instant, entre midi et trois heures, les officiers réunis au ministère de l’instruction publique déclaraient que la défense militaire était à bout, l’émeute attaquant l’Hôtel de Ville se dispersait devant une décharge de la garde mobile, et le gouvernement rassemblé à l’Elysée recevait d’un des chefs du service de l’alimentation publique cette sinistre nouvelle, que sous deux jours on n’aurait plus de farine, qu’en usant de toutes les ressources on pouvait tout au plus aller huit jours, et que le ravitaillement exigerait plus que ces huit jours dont on pouvait disposer.

Tout concourait ainsi à précipiter le dénoûment. La bataille de Buzenval avait donné le signal de la fin de la défense militaire; l’échec de l’émeute du 22, en laissant un peu plus de liberté au gouvernement, rendait une négociation possible, l’épuisement complet des vivres la rendait nécessaire. Il ne restait plus qu’à s’armer de tout son courage pour aller chercher à Versailles le dernier mot de cette longue, douloureuse et sanglante épreuve que Paris supportait vaillamment depuis cent vingt-cinq jours bien comptés.


Charles de Mazade.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre, du 15 octobre, du 15 décembre 1872, du 1er mars, du 15 mai, du 15 juin et du 15 juillet 1873.
  2. Un officier des mobiles de la Côte-d’Or, M. Paul Cunisset, présent aux affaires de Champigny, s’est fait un devoir, dans un récit qu’il m’a adressé, d’éclaircir et de préciser le rôle de son régiment dans la nuit du 1er au 2 décembre 1870. Le récit du jeune officier est très vif, très intéressant, et il est inspiré par un sentiment trop honorable pour que je ne donne pas place à l’explication qu’il contient. Il en résulte que les mobiles de la Côte-d’Or, qui sont rentrés à Champigny dans la nuit du 1er au 2, étaient là par ordre du général de brigade, que pendant la bataille du 2 ils se sont retirés en arrière, au bois du Rant, sur l’ordre du même général; que si le matin on a été surpris aux grand’gardes, c’est qu’on se croyait protégé par d’autres troupes, et que néanmoins, l’affaire une fois engagée, on a tenu le mieux qu’on a pu avec 300 hommes restés en position. Rien de mieux. Il est à peine besoin d’ajouter que ce que j’ai dit moi-même n’avait nullement pour objet de mettre en doute les services des mobiles de la Côte-d’Or pendant le siège et moins encore la vigueur militaire du colonel de Grancey, mort très glorieusement le 2 au matin, entre Champigny et le « four à chaux, » à la tête de ses soldats. La vraie cause des désordres de cette matinée, c’est l’inexpérience de jeunes troupes et une certaine confusion d’ordres. Voilà tout.
  3. Un adjoint de Paris, qui du reste a eu depuis un rôle dans la commune, traçait lui-même, à la date du 21 décembre 1870, la peinture significative des habitudes d’une partie de la garde nationale dans les expéditions extérieures. Il racontait ainsi le départ d’un des bataillons de son arrondissement : « Le départ a été ce qu’il doit être fatalement pour tout bataillon de marche : libations copieuses et multipliées des amis qui restent et des amis qui s’en vont, poignées de main fraternelles échangées devant le comptoir d’étain, chants patriotiques et bachiques, refrains lestes ou grivois, en un mot la pittoresque exhibition de tout l’arsenal de gaîté et de courage riant qui est l’apanage de notre vieille race gauloise... Ce jour-là, Mars, dégoûté de Vénus, a pris Bacchus pour compagnon. Si le dieu du vin a trop bien secondé le dieu des armées les buveurs d’eau peuvent seuls s’en plaindre, et ce n’est pas nous, les républicains de la veille et de l’avenir, qui jetterons la pierre à de bons citoyens. » Ledit bataillon avait à se défendre de quelques peccadilles, par exemple de s’être livré à toute sorte d’incongruités dans une église voisine de Paris. Je ne cite ceci que pour expliquer les défiances des généraux. Heureusement, cela va sans dire, toute la garde nationale n’était pas ainsi.