La Guerre de 1870 (E. Ollivier)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 721-756).
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LA GUERRE DE 1870
LE COMMANDEMENT[1]


I

Le 8 juillet 1870, Le Bœuf tira du tiroir où on le conservait secrètement, en le tenant à jour, le travail de répartition arrêté en 1868 par le maréchal Niel, et il le remit sous les yeux de l’Empereur, en proposant, sauf les changemens inévitables, de s’y conformer. L’archiduc Albert, auquel l’Empereur avait communiqué ce travail lors de son voyage à Paris au mois de mars, avait critiqué la division en trois armées et conseillé la constitution d’une armée unique. Néanmoins, l’Empereur maintint d’abord le projet de Niel, et le 8 juillet au soir, le colonel d’Ornans et le colonel Hartung s’étaient mis, sous la direction du maréchal, à procéder à la répartition du détail. Leur tâche était à peu près terminée ; plusieurs intéressés (Mac Mahon et Bazaine notamment) avaient été prévenus des commandemens qui leur étaient réservés, lorsque le 11 au matin, Le Bœuf s’étant rendu à Saint-Cloud, l’Empereur lui fit connaître qu’il se rangeait à l’avis de l’archiduc et qu’il voulait une seule armée, divisée en huit corps, y compris la Garde, placée sous son commandement unique. Parmi les motifs donnés par lui, le plus déterminant avait été l’opinion de son oncle : « Il ne faut qu’une armée, a dit Napoléon, car l’unité de commandement est de première nécessité à la guerre[2]. »

Le Bœuf résista. Il trouvait déplorable qu’on s’exposât à une perte de temps irréparable en revenant, alors que toute minute était précieuse, sur un travail déjà presque achevé. Il ne méconnaissait pas le précepte de Napoléon, mais l’unité indispensable serait maintenue par la suprématie de l’Empereur et facilitée par la division en trois armées, car il serait plus compliqué de donner directement des ordres à huit corps, sans compter la réserve générale d’artillerie, les divisions de cavalerie indépendante, etc. L’Empereur termina la discussion par un de ces doux : je le veux, auxquels il fallait bien se rendre. Le maréchal se soumit ; le travail presque achevé fut abandonné, et l’on en improvisa fiévreusement un nouveau.

L’armée fut ainsi constituée : le maréchal Le Bœuf, major-général ; le général de division Lebrun, 1er aide-major général ; le général Jarras, second aide-major général. Commandant général de l’artillerie : général Soleille ; commandant général du génie : général Coffinières de Nordeck ; intendant général : général Wolff ; 1er corps : maréchal Mac Mahon ; 2e corps : général Frossard ; 3e corps : maréchal Bazaine ; 4e corps : général Ladmirault ; 5e corps : général de Failly ; 6e corps : maréchal Canrobert ; 7e corps : général Félix Douay ; la Garde : général Bourbaki ; 1re division de cavalerie de réserve : général Forton ; réserve générale d’artillerie : général Canu. Toutes ces nominations furent arrêtées sans que le Conseil fût consulté. L’Empereur s’attachait scrupuleusement à tout concentrer entre ses mains et à nous tenir en dehors.

Je n’ai pas été dans une position différente de celle de mes collègues. Étant arrivé à Saint-Cloud un soir en même temps que Le Bœuf, venant parler, moi des affaires politiques, lui des affaires militaires, le maréchal me dit : « Vous pouvez entrer avec moi, vous n’êtes pas de trop. » Mais l’Empereur ne m’adressa pas la même invitation et nous fit prier de n’entrer que l’un après l’autre. J’appris par hasard pour la première fois le nom des principaux commandans de corps d’armée. C’était à Saint-Cloud, on causait après déjeuner, dans le salon, debout, lorsqu’on apporta à l’Empereur un télégramme de Pétersbourg de Fleury qui sollicitait un commandement actif. L’Empereur tendit le télégramme à l’Impératrice qui répondit : « Non, on ne peut pas tout avoir. » Le Bœuf était présent. Il parla du général Frossard. J’avais eu des rapports avec ce général, qui appartenait au département de la Haute-Marne dont j’avais été préfet ; me trouvant seul quelques instans avec le maréchal, je lui exprimai l’appréhension que ce choix ne parût un acte de favoritisme et qu’on ne considérât le gouverneur du prince impérial comme un de ces généraux en brassière auxquels les souverains croient donner la capacité avec la patente. Le Bœuf m’assura que le général était excellent militaire autant qu’homme distingué, et qu’il se montrerait digne de la confiance dont l’Empereur l’honorait.

Nous exprimâmes aussi la crainte que la nomination de Failly ne prêtât aux mêmes suspicions. Le Bœuf nous rassura. Failly avait de très beaux états de service ; il était réputé brave officier ; ce n’est pas la courtisanerie qui l’amena à la Cour : l’Empereur, désirant honorer l’armée de Crimée, voulut, à l’issue de la campagne, la voir représentée dans sa maison militaire par un général de division ; le ministre de la Guerre proposa Failly, et sa nomination d’aide de camp lui fut remise à Marseille au moment de son débarquement. Inconnu au souverain, étranger à son entourage, sa position à la Cour demeurait, comme son origine, exclusivement militaire.

Toujours sous forme de conversation, sans intervenir dans un domaine qui nous était interdit, mes collègues et moi, nous exprimâmes notre étonnement de l’exclusion du général Trochu. Il avait demandé un commandement à l’armée du Rhin. Pourquoi ne le lui avait-on pas donné ? Dans ce temps-là, nous l’admirions, et nous l’aurions pris pour collègue, si l’Empereur ne s’était réservé la disposition du ministère de la Guerre. Sa valeur militaire était hors de doute ; il était un des quatre plus jeunes généraux de l’armée, ayant dix ans d’exercice dans son grade, en pleine vigueur d’intelligence et de santé, et, certes, il eût fait bonne figure en première ligne. Par ses relations et aussi par son langage il s’était rangé, il est vrai, parmi les opposans, mais Mac Mahon s’était plus encore signalé comme tel, par son vote unique au Sénat contre la loi de sûreté générale en 1857 ; nonobstant, on lui avait confié un commandement en 1859. Le Bœuf nous assura que Trochu ne resterait pas sans emploi ; on lui destinait le commandement d’une armée qui se formerait à Toulouse contre une agression possible de l’Espagne. Trochu s’offensa avec raison d’une telle destination : une agression de l’Espagne n’était qu’une hypothèse ridicule. Comme il l’a dit avec irritation, on lui faisait tourner le dos à la bataille à l’âge où les divisionnaires y marchent. Il ressentit violemment cet ostracisme. « Si je meurs d’une maladie de cœur, écrit-il le 21 juillet, l’origine en sera là, car je refoule énergiquement le torrent de sentimens qui remplissent mon âme. »

Cousin-Montauban fut déçu lui aussi de n’avoir pas un commandement actif. Il ne cacha pas son mécontentement : « La camarilla redoute ma concurrence à l’armée, là où la faveur du maître est obligée de s’arrêter devant les services rendus. Malgré l’opinion publique, malgré le désir de l’armée, je suis condamné à un rôle inactif, tandis que des généraux dont le nom n’est précédé d’aucun fait d’armes reçoivent des commandemens en chef. Après m’avoir refusé le bâton de maréchal pour le donner à Le Bœuf, on veut me mettre dans l’impossibilité de le conquérir par de nouveaux services. » (18 juillet.) Ces plaintes étaient fondées. Trochu et Cousin-Montauban méritaient plus que Failly et Frossard d’être placés en tête dans les corps de première ligne.

Canrobert n’eut pas un moindre déplaisir. Ses exigences n’étaient pas aisées à satisfaire. A l’Impératrice le félicitant de sa nomination à Lyon il avait répondu : « Un maréchal de France, c’est si gros, si gros, qu’à Lyon, madame, je me considère comme une baleine nageant dans un ruisseau. » Nommé à Paris au commandement du 1er corps d’armée (21 juin 1865), il n’avait eu qu’une part très secondaire ou plutôt nulle aux travaux de la réorganisation militaire. Le commandement du corps de réserve lui parut une diminution : on eût dû le placer au premier rang en avant et non en arrière. Ce sentiment honorable n’était point juste, car étant donné l’infériorité numérique de notre armée, il était certain que le corps de réserve serait promptement appelé en première ligne à jouer un rôle important. Quoi qu’il en soit, de ce jour il voua à l’Empereur une rancune sourde, qui l’eût poussé peut-être à quelque éclat s’il n’avait été contenu par l’influence de sa charmante et noble femme complètement dévouée aux souverains. Il éprouva une autre contrariété. Sans consulter ses convenances, on lui envoya, comme chef d’état-major, un général Henry qui lui déplaisait. Un tel procédé qui, du reste, ne fut pas spécial à Canrobert, était abusif : un chef d’état-major est un confident de son général, un auxiliaire de confiance ; il doit être désigné par lui, et non imposé par le ministre.

Le Bœuf prit aussi sur lui de refuser un commandement au général Changarnier. Le général était un de ceux que le coup d’État avait précipités de la plus haute espérance et qui en avaient cruellement souffert. Chacune des grandes guerres auxquelles il n’avait pu participer avait rendu plus poignante la douleur de son avenir militaire brisé. Après l’amnistie, il était rentré en France ; toutefois, il n’avait pas désarmé ; nous l’avions vu, à chacune des séances où Thiers attaquait l’Empire, attentif, suspendu aux lèvres de l’orateur, ardent à approuver au point de s’oublier parfois jusqu’à l’applaudissement, interdit aux auditeurs. La déclaration de guerre avait immédiatement tué en lui cet homme de parti et n’avait laissé vivant que le patriote et le soldat. Il oublia ses déceptions, ses colères ; il ne considéra plus en l’Empereur que le chef d’armée, qui tirait l’épée de la France pour la défense de l’honneur. Il vint demander un commandement à Le Bœuf. D’anciennes relations existaient entre ces deux vaillans. Au début de sa carrière, lorsqu’il était en Afrique aide de camp du maréchal Valée, Le Bœuf avait intéressé son chef à Changarnier, dont l’avancement, jusque-là, avait été des moins rapides. Changarnier lui en savait gré ; et entre eux s’étaient établies des relations affectueuses que n’avaient rompues ni la fortune de l’un ni les disgrâces de l’autre. Le Bœuf reçut Changarnier avec la sympathie la plus émue. Mais il ne crut pas possible d’accueillir sa requête : il le trouvait trop fatigué et il craignit que la réintégration d’un général, depuis si longtemps hors des cadres, ne déplût à l’armée. Ce refus fut pour le vieux patriote une douleur amère qu’il alla cacher dans sa province. Avant d’y retourner, il envoya à nos soldats, auxquels il ne pouvait se mêler, un cri de confiance : « Nos soldats, nos chers soldats, écrivit-il, seront partout vainqueurs ! »

Une difficulté, sur laquelle le Conseil fut consulté, surgit en ce qui concerne le prince Napoléon. Lorsque éclata la candidature Hohenzollern, le prince voyageait dans les Mers du Nord en compagnie de Renan et de savans illustres. L’Empereur et, à ma requête, le secrétaire du prince l’avertirent aussitôt. Néanmoins, il n’interrompit pas son voyage : « Qu’on ne m’envoie plus de pareilles sornettes ! » aurait-il dit. Enfin, informé de la gravité de plus en plus menaçante de la situation, il se décida à revenir. Il s’arrêta d’abord à Londres, où La Valette lui raconta les faits à sa manière, c’est-à-dire d’un point de vue peu favorable à Gramont ; puis il arriva à Paris le 21 juillet.

Il vint aussitôt me voir. Le dénigrement de tout ce qu’il ne faisait pas lui-même était une des habitudes constantes de son esprit. Cavour notait comme trait digne de remarque que, dans une certaine circonstance, « le prince n’avait pas tout critiqué. » Cette disposition était devenue très âpre depuis le plébiscite. Ne tenant nul compte du service que nous lui avions rendu en introduisant son droit à succéder dans la Constitution, il ne nous pardonnait pas d’y avoir maintenu la régence de l’Impératrice. Il était donc naturel qu’il blâmât la guerre d’autant plus qu’elle dérangeait ses divertissemens, et qu’elle contrariait son parti pris de laisser faire librement à la Prusse comme au Piémont tout ce qui leur conviendrait. Il se déchaîna contre notre politique qu’il appelait une politique de sous-officiers. J’essayai de lui montrer la réalité qu’il ignorait ; il ne se calma point. Il m’écoutait à peine. Je finis alors par me fâcher à mon tour et lui dis que notre « politique de sous-officiers » n’était que la politique de l’honneur, et que je m’étonnais qu’un Napoléon ne le comprît pas… « D’ailleurs, à quoi bon ces récriminations ? si vous aviez voulu agir sur nos résolutions, vous auriez dû revenir à notre premier avertissement et ne point vous attarder jusqu’à ce que les actes décisifs fussent accomplis. » Le prince demeura de méchante humeur. Thiers, qui n’avait pas réussi à voir l’Empereur, essaya de causer avec lui. Il écrivit à son amie la princesse Julie Bonaparte de lui ménager chez elle et en sa présence une conversation avec son cousin. Le prince avait encore moins de raisons que l’Empereur de refuser cette avance, mais il ne comprit pas lui non plus l’intérêt qu’il y avait à l’accueillir et il la repoussa brutalement : « Qu’il vienne chez moi ! C’est un intrigant. » La princesse Julie, en termes adoucis, transmit cette rebuffade à Thiers et brûla devant lui la lettre par laquelle il lui avait exprimé son désir de rencontre.

Pendant la paix, exclusivement civil, le prince demeurait étranger à l’armée, n’y exerçait aucun emploi, ne se montrait jamais dans les casernes ou dans les manœuvres, et lorsque des hostilités allaient éclater quelque part, il revêtait un uniforme, se transformait en général, réclamait un commandement. Et il était admis qu’on le lui devait. Il en résultait pour l’Empereur de sérieux embarras. En cette circonstance, avant tout préoccupé de ne pas l’emmener avec lui, il songea à le placer à la tête de l’expédition projetée dans la Baltique. Il envoya le maréchal lui demander si cette destination lui conviendrait. Le prince répondit affirmativement, à la condition qu’on lui accorderait comme chef d’état-major le général Trochu, un des habitués du Palais-Royal. On y consentit sans observations, et le général, voyant jour à sortir ainsi d’une exclusion humiliante, accepta de son côté sans hésiter.

La marine était un des élémens principaux de l’expédition, et le succès dépendait d’une entente constante entre les troupes de terre et les troupes de mer. Le prince et le général Trochu demandèrent que le prince fût le général en chef de l’expédition, et exerçât un commandement aussi entier sur la flotte que sur le corps de débarquement. Le ministre de la Marine, l’amiral Rigault de Genouilly, repoussa énergiquement cette condition ; il déclara qu’il ne consentirait jamais à exposer une flotte sous les ordres d’une personne étrangère à la marine, et que, si l’Empereur prenait cette décision, il rendrait son portefeuille. D’autre part, le prince Napoléon objecta l’impossibilité d’accepter ; la responsabilité d’une expédition qu’il ne dirigerait pas dans son ensemble : si les mouvemens de la flotte n’étaient pas combinés avec ceux du corps de débarquement, ils échoueraient ; une entente réelle ne serait créée que par l’unité du commandement. L’amiral ripostait par l’expédition de Crimée dans laquelle l’entente de la flotte et de l’armée n’avait pas cessé d’être parfaite, quoique chacune d’elles fût soumise à un chef séparé. Malgré les efforts de l’Empereur pour le ramener à l’avis du prince, il resta intraitable. Alors, à la fin d’un conseil, l’Empereur nous annonça que, le lendemain, il nous appellerait à prononcer sur le différend.

Le Conseil était déjà en séance, et Gramont, qui était favorable au prince, se faisait attendre. L’Empereur alla plusieurs fois regarder avec inquiétude, par la fenêtre qui donnait sur la cour, s’il ne l’apercevait pas. « C’est que, me dit-il d’un air soucieux, si Napoléon renonce à la Baltique, je devrai le prendre avec moi et il critiquera tout. » Gramont arriva enfin, mais malgré le secours que lui, Maurice Richard et moi, donnâmes à l’Empereur, le prince Napoléon n’eut pas gain de cause. Segris et Plichon soutinrent vivement l’amiral. A une voix de majorité, le Conseil approuva leur résistance ; le prince renonça à son commandement et l’Empereur dut se résigner à le prendre sans emploi dans son état-major. Le commandement en chef des troupes de débarquement, dont les mouvemens devaient être combinés avec le chef de l’escadre, fut attribué au général Trochu.


II

Les généraux qu’on avait placés à la tête des corps étaient des chefs dignes de les conduire. Dans aucun temps, dans aucune armée, il n’a existé une réunion d’hommes aussi probes, aussi vaillans, aussi rompus à la guerre. Ils étaient dans la force de l’âge, robustes, pleins de santé physique et d’ardeur guerrière ; leurs états de service étaient magnifiques ; avec du plus ou du moins, ils pouvaient se résumer de la même manière : une carrière commencée en Afrique, une participation glorieuse aux longues fatigues de la Crimée, aux brillans faits d’armes de la guerre d’Italie, aux difficultés de l’expédition du Mexique. S’ils n’avaient été préparés que par la guerre d’Afrique, leur instruction eût été incomplète. Ils y avaient pris l’habitude de se garder de trop près, de ne pas étendre suffisamment le rayon dans lequel on s’éclaire ; tout entiers au décousu des petites expéditions contre un ennemi qu’on avait rarement l’occasion de saisir en champ clos, ils ne s’y étaient pas formés aux combinaisons de la grande guerre. S’ils en étaient restés là, il eût été téméraire de compter sur aucun d’eux pour lutter contre les vainqueurs de Sadowa. Mais, même pendant leur apprentissage africain, ils n’avaient pas été sans s’initier aux principes des grandes guerres. Un de leurs chefs les plus respectés, le maréchal Bugeaud, s’était fait leur professeur en leur exposant les enseignemens de notre épopée militaire dont il était pénétré et qu’il savait rendre accessibles dans des conversations familières. Ils avaient depuis, en Crimée, en Italie, au Mexique, été à même d’appliquer les théories de leur professeur d’Afrique. Aucun des généraux modernes n’avait reçu une éducation aussi complète, sur des théâtres aussi divers et contre des adversaires qui se ressemblaient aussi peu : les campagnes du Danemark et celle de 1866, la première si facile, la seconde si courte, n’avaient pu en enseigner autant aux généraux prussiens. A l’examen, d’ailleurs, les conceptions de ceux-ci avaient paru contestables et ils n’avaient été jugés admirables que par l’audace de leur offensive. Le nom de nos généraux n’était-il pas dans le monde entier synonyme d’audace irrésistible ? Qu’ils pussent se montrer hésitans, timides, empêtrés dans la défensive et pécher autrement que par l’excès dans l’audace, aucun Français, aucun homme d’État ou de guerre en Europe n’eût osé le craindre ou l’espérer. Nous les avons déjà tous vus à l’œuvre et jugés. Quelques-uns cependant méritent d’être regardés de près.

La famille de Bourbaki, originaire des îles Ioniennes, fut naturalisée par le Premier Consul en récompense de services rendus. La physionomie du général était ouverte, son œil brillant, son parler coloré, son allure fière ; tout en lui respirait la franchise, la générosité, attirait la sympathie, et quelque chose du charme oriental adoucissait ce qu’il y avait de mâle dans sa personne. Il servit en Afrique sous Lamoricière, Cavaignac, le Duc d’Aumale. Il organisa les corps indigènes de turcos et ces fils du désert se prirent d’enthousiasme pour sa bravoure irrésistible, en quelque sorte fastueuse, bien propre à frapper leurs imaginations. Ils mirent son nom sur une de ces chansons guerrières improvisées au bivouac, qui consolent les longues marches, remplacent souvent, en campagne, la soupe et le café absens :


Ce chic exquis
Par les turcos acquis,
Ils le doivent à qui ?
A Bourbaki,
Honneur à Bourbaki (bis) !


Général de brigade en Crimée, il déploya l’indomptable courage qui avait fanatisé les Arabes. A Inkermann, il s’aperçoit le premier que les Anglais attaqués brusquement vont succomber ; il s’élance, il rallie à la hâte quelques bataillons de chasseurs et de zouaves, passe en une minute chez ces vétérans son âme de feu ; aussitôt les Russes sont culbutés, effarés, perdus ; ils se reforment en carré pour résister à cette charge d’infanterie, plus terrible que la charge des cuirassiers de Ney à Waterloo… Bourbaki se précipite sur eux ; on veut l’arrêter ; il saisit une carabine, s’en sert comme d’une massue, et, les yeux pleins d’éclairs : « Place, s’écrie-t-il, il y a ici de la gloire pour tous ! » La bataille d’Inkermann était gagnée. Bourbaki l’Africain s’appela désormais, pour l’armée qui donne les vrais titres de noblesse, Bourbaki d’Inkermann. Il prit part, à la guerre d’Italie comme chef de division : le 19 juillet 1859, il fut nommé commandant de la Garde impériale. Dévoué sans conditions à l’Empereur et surtout à l’Impératrice, auprès de laquelle sa sœur, Mme Le Breton, remplissait l’office de dame de compagnie, d’une droiture chevaleresque d’où l’esprit n’était pas exclu, d’une crânerie d’audace à étourdir, peu friand de théorie, connaissant à merveille la pratique de son art, il pensait que le travail abrutit un officier, mais si on lui avait commandé de faire monter une compagnie sur le toit d’une maison, il aurait trouvé le moyen de l’y conduire. Envoyé en 1864 à Berlin par Randon pour assister aux grandes manœuvres d’automne, il acquit là une connaissance de l’armée prussienne qui donnait beaucoup de crédit à ses pronostics de succès ; plus que personne il contribua à inspirer, à l’Impératrice cette confiance en notre armée qui l’avait rendue favorable au parti de la guerre.

Ladmirault était issu d’une famille militaire et terrienne, fixée en Poitou par la capitainerie héréditaire de Montmorillon, ayant fourni une série ininterrompue d’officiers aux armées royales. Son père était à l’armée de Condé. Il fut façonné au métier au Collège des fils de Chevaliers de Saint-Louis, puis à Saint-Cyr. Sa carrière avait été modestement brillante. Il resta vingt-deux années en Algérie. Général de division en 1853, commandant la deuxième division du premier corps de l’armée d’Italie en 1859, il avait été deux fois grièvement blessé. Renversé de cheval, il se relève, se laisse emmener à l’ambulance établie à quatre pas du champ de bataille, sous le feu de l’ennemi. Mais là il refuse tous soins. Appuyé contre le tertre qui porte le fanion, les yeux sur les Autrichiens et sur sa division qui combat, il est tout entier aux mouvemens qu’il a conçus et ordonnés, il ne songe à sa blessure que lorsque ses régimens ont couronné les hauteurs et fait flotter le drapeau français sur les positions qu’occupaient les Autrichiens. En 1863, on lui donna le commandement de la division des grenadiers de la Garde, en 1865, le sous-gouvernement de l’Algérie, en 1867, le grand commandement de Lille. Il obtint cet avancement par son seul mérite, car il n’était pas inféodé à l’Empire.

Sa stature était haute et massive, donnant l’idée de la solidité. Son visage, animé par un œil clair et doux, « reflétait son âme ; jamais physionomie n’a mieux exprimé un caractère. Ce n’était pas un imaginatif ni un passionné, nul n’était moins compliqué. C’était un simple, un modeste, un résolu, un soumis. En toute circonstance, il voyait promptement son devoir, parce qu’il le cherchait par la voie droite ; il l’accomplissait jusqu’au bout, l’entreprenant sans arrière-pensée, et comme il n’attendait rien au-delà, il obéissait sans hésitation, sinon sans effort, aux hommes quand ils avaient autorité sur lui, aux événemens, quand ils étaient plus forts que sa volonté[3]. » On le réputait le premier manœuvrier de l’armée pour disposer une troupe, là faire mouvoir, l’arrêter, la lancer, multiplier par une tactique expérimentée les forces dont il pouvait disposer. D’un calme imperturbable au milieu de l’action la plus vive, il conservait la sûreté du coup d’œil, le jugement droit, et sa prudence n’enlevait rien à son audace.

Frossard, sorti de l’Ecole polytechnique, puis de l’Ecole d’application de Metz, appartenait à l’arme du génie. Après avoir assisté au siège d’Anvers, servi en Afrique, il avait été attaché au dépôt des fortifications, officier d’ordonnance de Louis-Philippe. En 1849, on le retrouve au siège de Rome, puis à l’École polytechnique pendant deux ans, comme commandant en second. Il sort de l’ombre pendant l’expédition de Crimée. En qualité de colonel du génie, attaché au 2e corps sous les ordres du général Bosquet, il dirigea les travaux qui entraînèrent la prise de Malakoff. « Il a une ardeur extrême, écrivait le général Niel, et répand le feu sacré sur ceux qui l’entourent. » (21 juillet 1855.) Son intrépidité était bouillante, opiniâtre, téméraire, ne tenant nul compte de l’obstacle. Après la Crimée, il fit partie de la mission militaire envoyée au couronnement de l’empereur Alexandre, devint membre du comité des fortifications, commandant supérieur du génie en Algérie, général de division (1858). Pendant la campagne d’Italie (1859), il avait commandé avec supériorité le génie, ce qui l’avait fait grand-officier de la Légion d’honneur, et aide de camp de l’Empereur. Enfin, sur le désir de l’Impératrice, il avait été nommé gouverneur du prince impérial (1867). Devenu président du comité des fortifications, on lui donna en 1870 le commandement du camp de Châlons pour initier le prince impérial aux opérations d’un siège. Il était distingué, instruit, réfléchi, souple, inégal ; il savait, lorsque cela lui convenait, captiver par l’agrément de ses manières, mais il ne le voulait pas toujours dans ses rapports avec ses égaux, et presque jamais avec ses inférieurs. Il était à la fois exigeant dans le commandement et peu disposé à l’obéissance ; facile pour ceux d’en haut, hérissé pour ceux d’à côté ou d’en bas. « Il n’est pas commode à mener, disait Niel, et quelquefois bien dur pour ceux qui servent sous ses ordres. » (18 août 1855.) Il s’attira la défaveur d’une grande partie de l’armée par la roideur de ses manières et les difficultés de son humeur nerveuse. On l’appelait le maître d’école. Le double aspect de sa nature se retrouvait dans sa figure intelligente aux traits secs, revêches, à la fois chafouine et insinuante.

Dans son commandement à Châlons, il s’était montré si peu exercé au maniement des troupes que, lorsque la guerre vint nous surprendre, on songea à le placer à la tête du génie. Il y eût rendu d’éminens services. Si on avait ménagé sa dignité, il aurait probablement consenti à un déplacement qu’en lui-même peut-être il désirait. Mais l’Empereur le lui demanda brusquement par une dépêche qu’aucune explication n’avait préparée. « S’il y a la guerre, je voudrais que vous eussiez le commandement en chef du génie. Cependant si vous tenez à conserver votre corps, répondez-moi. » (14 juillet, 1 h. 27 soir.) Le général pensa qu’il se déconsidérerait en quittant son commandement à l’ouverture des hostilités. Il répondit « que l’Empereur pouvait disposer de lui comme il l’entendrait, qu’il lui était tout dévoué, et prêt à faire ce qu’il jugerait utile à son service, quelles que pussent être ses préférences. » L’Empereur, craignant de le blesser, le laissa malheureusement à la tête du 2e corps, celui qui devait être lancé le premier vers la frontière.

Parmi les divisionnaires placés sous ces chefs, quelques-uns n’avaient d’autre mérite que d’être prêts à sacrifier leur vie à tout instant. Dans les rangs inférieurs, ils avaient appris la tactique réglementaire ; la sachant fort bien, ils considéraient le grade supérieur comme une retraite et ne songeaient guère à se pousser à de plus hautes études. Colonels de premier ordre, généraux de brigade excellens, ils n’étaient plus que des généraux de division médiocres. Cela tenait à ce que, quoique l’ancienneté ne fût pas la condition de l’avancement dans le grade supérieur, en fait on s’attachait trop à cet ordre du tableau qui, d’après Saint-Simon, a été la cause des malheurs des dernières années de Louis XIV et qui, d’après Bugeaud, pourrait nous ramener plusieurs journées de Waterloo[4]. Heureusement que le choix gardait une place encore importante et que, grâce à cette part intelligente faite au mérite, l’élévation de l’intelligence avait souvent accompagné celle du grade. Il suffit de citer Bataille, Lavaucoupet, Cissey et surtout Deligny, l’égal des plus illustres divisionnaires de Napoléon Ier.

Parmi eux se détachent deux physionomies, l’une touchante, l’autre plus accentuée, Raoult et Ducrot. La taille de Raoult était élancée ; son visage grave, pensif, froid, plutôt sévère, sa parole brève, rare, modeste, son instruction étendue, autant littéraire et historique que militaire ; sa vie avait quelque chose du stoïcien, presque de l’ascète. On l’appelait le triste et doux. Dur envers lui-même, affable et presque tendre aux autres, mais sans phrases ex sans démonstration, faisant plus qu’il ne promettait, quoiqu’il n’ait été ni courtisan, ni faiseur, ni vantard, par son travail, par son dévouement au devoir, par la noblesse constante de sa conduite, il avait forcé l’estime, l’amitié, l’avancement. D’une origine humble, fils d’un boulanger, il avait été un brillant élève de Saint-Cyr et de l’École d’état-major ; successivement attaché en Afrique à Pélissier, en Crimée à Saint-Arnaud, il avait obtenu l’admiration de l’armée comme major de tranchée. Lorsqu’il sortait de son poste du Clocheton, vêtu d’un long manteau d’artilleur, boutonné jusqu’au haut, un bâton blanc à la main, attentif, imperturbable, aussi prompt à empêcher le mal qu’à le réparer, les Russes le reconnaissant s’écriaient : Voilà le major ! et ils le saluaient de leurs obus. Son manteau avait-il été percé, il le donnait en rentrant à son ordonnance en disant : « Faites-moi raccommoder cela, je me suis déchiré je ne sais où. » Deux fois il fut blessé et une fois tenu pour mort. A la suite de ses blessures, il perdit le goût, l’odorat et la vue. Aussitôt rétabli, il revenait au Clocheton. Les Russes l’admiraient autant que nous et, après la paix, Tottleben devint son ami. « Je vais à Châlons, dit-il à Napoléon III, serrer la main qui m’a donné le plus de fil à retordre à Sébastopol. » A son retour en France, il fut nommé chef d’état-major de la division de Châlons-sur-Marne. Et peu de temps après, l’Empereur l’appela au poste de chef d’état-major de la Garde impériale. Nommé général de brigade en 1861, il fut placé à Lille. Il prit part à l’expédition de Mentana et fut nommé général de division.

Bien autre était Ducrot (53 ans), aussi brave, aussi loyal, mais tout en dehors, abondant en manifestations extérieures, fougueux, d’une personnalité absorbante. Grand, fort, sanguin, il donnait par ses attitudes, sa démarche, son regard altier, l’idée de quelqu’un toujours prêt à se jeter en avant. Issu d’une famille militaire de chevaliers de Saint-Louis, envoyé en Afrique a sa sortie de Saint-Cyr, il était colonel à trente-cinq ans. Il se distingua dans toutes les affaires où il fut engagé. Les princes d’Orléans le tenaient en haute estime ; Bugeaud l’appréciait et il était lié étroitement avec Trochu, officier d’ordonnance du maréchal. Ce fut sa période la plus brillante : il ne parut pas en Crimée et ne prit part qu’à la petite expédition de Bomarsund ; en Italie, sa brigade ne fut pas engagée ; en Syrie, il remplit une mission mal définie qui le laissa en mauvais termes avec son chef, Beaufort d’Hautpoul. Mais il était jeune, actif, jouissait d’une grande réputation d’énergie, était protégé par Fleury, et son avancement ne s’arrêta pas. En 1865, il eut le commandement de la 6e division militaire à Strasbourg, poste d’avant-garde et de confiance. Dans toute sa carrière, il remplit scrupuleusement son devoir, mais il montra un trait de caractère constant : aucun de ses chefs n’échappa à son dénigrement. Il avait le sens de l’autorité plus que celui de la subordination. Dans sa nature violente, toute aux premières impressions, il y avait une mobilité qui le faisait passer d’un sentiment à l’autre sans même qu’il s’aperçût qu’il changeait. La mobilité éteint la générosité chez les natures même les plus généreuses. Ainsi, il avait eu d’abord un dévouement fervent pour Mac Mahon ; impérialiste redevenu légitimiste après 1870, ce qui était le fond même de sa nature, estimant que Mac Mahon servait mal la cause du Comte de Chambord, il ne garda contre lui aucune mesure, et dans plusieurs entretiens que nous eûmes à cette époque, il s’acharna à me démontrer que le maréchal, lui seul, était la cause de nos désastres. A Strasbourg, il ne cessait de souffler la guerre, de la présenter comme inévitable, souhaitable. Il montrait beaucoup de zèle, une attention toujours en éveil, un souci ardent de connaître les hommes et les choses d’Allemagne et nouait des intelligences avec le grand-duc de Hesse. Là comme partout il avait sa politique personnelle, sa stratégie personnelle et, dans des mémoires destinés à être mis sous les yeux de l’Empereur, déclarait n’avoir aucune confiance dans le ministre de la Guerre, qui était alors le maréchal Niel. Les Allemands le représentaient se servant d’un canon en guise de longue-vue pour observer l’autre rive du Rhin. Mécontent qu’on n’obéît pas à son impulsion agressive, il multipliait dans sa correspondance les prédictions pessimistes. Mais quoi qu’il ait pu écrire, il accueillit la déclaration de guerre avec enthousiasme et il disait à Le Bœuf, le seul de ses supérieurs qu’il ait un peu ménagé : « Nous sommes inférieurs en nombre, mais nous avons la qualité, la guerre sera bonne. »

Le commandant en chef de l’artillerie Soleille et l’intendant général Wolff étaient des hommes d’une capacité éprouvée, mais l’un et l’autre parfois un peu légers et également fatigués. Soleille en particulier, écrasé de douleur par la perte récente d’une femme qu’il adorait, s’était affaibli et disait : « Puisque l’Empereur abandonne Rome, Dieu l’abandonnera. » L’intendant de Metz, Friant, emphatique, rude, mais remarquablement actif, intelligent, se montrait homme de ressource. A Strasbourg, Curnier de Lavalette était un intendant archaïque, mais très consciencieux et rompu aux difficultés de sa fonction.

En somme, les chefs de notre armée offraient toutes les garanties de vaillance, de dévouement, d’abnégation et d’expérience de la guerre qu’on peut souhaiter en des chefs de troupe. Mais quel serait le généralissime qui les animerait du feu sacré, tirerait d’eux tout ce qu’ils étaient disposés à donner, susciterait leur initiative et les mènerait à la victoire ? Quel serait le commandant suprême, digne de conduire de tels divisionnaires ?


III

A quoi servent les préparatifs matériels les mieux entendus, si l’armée, n’ayant pas à sa tête un chef capable de la commander, le plus nécessaire fait défaut ? Omnia hæc frustra præparassemus, nisi qui illa regeret fuisset[5]. Le principal ressort de la victoire et la force suprême de l’armée, c’est le général en chef. Non que la valeur des soldats soit de mince importance, mais elle reste vaine, si elle n’est pas employée par l’intelligence et la volonté puissantes d’un véritable chef. Les meilleures troupes sans un bon général, si ce n’est accidentellement, ne peuvent faire que de petites choses[6] : tous leurs avantages d’organisation, de qualité sont paralysés par ce manque essentiel. Les historiens romains ont reconnu que, placée au milieu de populations qui l’égalaient en valeur militaire, en persévérance, en nombre, Rome a prévalu par ses généraux plus que par ses soldats. Ducibus validiorem quam exercitu, rem romanam[7]. De quelque côté que ses capitaines se fussent portés, la victoire les eût suivis. « Ce n’est pas l’armée romaine qui a soumis la Gaule, mais César ; ce n’est pas l’armée carthaginoise qui faisait trembler la république aux portes de Rome, mais Annibal ; ce n’est pas l’année macédonienne qui a été sur l’Indus, mais Alexandre ; ce n’est pas l’armée française qui a porté la guerre sur le Weser et l’Inn, mais Turenne ; ce n’est pas l’armée prussienne qui a défendu sept ans la Prusse, mais Frédéric le Grand[8]. » De même, ce n’est pas l’armée française qui a été écrasée à Rosbach, c’est l’inepte Soubise ; ce n’est pas l’armée prussienne qui a succombé à Iéna, ce sont ses chefs endormis et présomptueux ; ce n’est pas l’armée autrichienne qui a été mise en déroute à Sadowa, c’est l’insuffisant Benedeck. « Presque tous les événemens heureux sont dus à la bonne disposition, à la supériorité du général qui gagne une bataille, comme presque tous les événemens malheureux peuvent être attribués à la mauvaise disposition et au défaut de cœur et de capacité du général qui la perd[9]. » Les troupes incomparables que Frédéric trouva à son avènement suppléèrent plus d’une fois, il l’a raconté lui-même, à son inexpérience ; mais, dès qu’il se fut formé, il reconnut « que la tête d’un général a plus d’influence sur le succès d’une campagne que les bras de ses soldats ; que sa capacité, sa résolution décident plus que le nombre des troupes, et qu’à force d’être malhabile, il peut détruire les plus grands avantages[10]. » Déjà Aristote, s’inspirant de son disciple, glissa dans un traité de métaphysique cette sentence : « le bien de l’armée, c’est à la fois l’ordre qui y règne et son général, surtout son général : ce n’est pas l’ordre qui fait le général, c’est le général qui est la cause de l’ordre[11]. » Napoléon a exprimé cette vérité par les paroles les plus fortes : « A la guerre, les hommes ne sont rien, c’est un homme qui est tout[12]. Une armée n’est rien que par la tête[13]. Mon Dieu, qu’est-ce qu’une armée sans chef[14] ? »

On est effrayé, en y pensant, de la mesure dans laquelle le général en chef doit associer les qualités les plus opposées, au milieu de l’action la plus rapide. Il est obligé de cheminer avec aplomb et sans vertige sur un chemin étroit bordé d’un précipice de côté et d’autre. Il faut qu’il ait à la fois l’audace et la circonspection, qu’au coup d’œil stratégique qui embrasse l’ensemble d’un théâtre d’opérations, il unisse le coup d’œil tactique qui, en un instant, se rend compte des accidens favorables ou contraires d’un champ de bataille. L’impétuosité, la claire vue qui saisit la faute de l’adversaire doit s’allier aux calculs profonds qui préparent l’action en laissant le moins possible au hasard. Dans l’offensive la plus vigoureuse, il doit faire sa place à la prudence d’une défensive momentanée. Est-il privé de la faculté de fixer longtemps les objets et les idées sans être fatigué, son audace n’est que de la témérité ou de l’étourderie. S’attarde-t-il trop en ses réflexions, il devient hésitant et laisse échapper l’à-propos favorable des circonstances imprévues. S’arrête-t-il outre mesure au détail, le voilà incapable des vastes combinaisons ; les néglige-t-il, il compromet les meilleurs plans par l’exécution. Il faut qu’il mûrisse ses plans dans le plus profond secret et qu’au moment décisif il ne les laisse pas ignorer à ses lieutenans : les divulgue-t-il trop tôt, il est à la merci de l’espion aux aguets, du déserteur prêt à trahir, du général ennemi en vedette ; est-il secret trop longtemps, ses lieutenans, ignorant le but à atteindre, sont paralysés à la moindre interruption du commandement. Malheur au général en chef s’il ne se renseigne pas, s’il n’interroge pas, si, par entêtement d’orgueil, il se renferme dans une présomption d’infaillibilité personnelle ; mais malheur encore si, à force d’interroger, il laisse faiblir sa propre volonté et ne prend pas son parti seul, car qui réunit des conseils est battu d’avance[15]. Il faut qu’il veille en père au bien-être de ses hommes et ne balance pas à les sacrifier comme il se sacrifie lui-même : ménage-t-il ses soldats à l’excès, il n’arrive pas à temps ; en requiert-il trop, il les sème sur les routes. Envers ses lieutenans il doit être exigeant, pourvu qu’il ne leur dérobe jamais pour s’en enrichir leur part d’honneur ; ne leur demande-t-il pas assez, ils se relâchent ; leur demande-t-il trop, ils se rebutent et dans les deux cas il est mal servi. On veut qu’il soit en même temps imposant et familier, que ses hommes le sentent au milieu d’eux et cependant au-dessus. Sa bravoure est-elle douteuse, sa troupe ne le suit pas ; est-elle trop impétueuse, il ne la tient plus. Il ne saurait pas plus manquer du courage qui éclate au bruit du canon que de celui qui s’exalte dans le silence du bivouac à deux heures du matin. Se montre-t-il peu, il n’inspire pas confiance ; se prodigue-t-il, on ne le respecte pas. Enfin il est obligé de tenir la main sur le cœur de son armée : s’il bat trop vite, il le calme ; il l’excite, s’il bat trop mollement.

Une des parties les plus difficiles de cet art, dans lequel tout est difficile, me paraît être de connaître les desseins de l’ennemi. Les moyens matériels sont incertains : les espions peuvent tromper ou être trompés[16] ; il n’est pas sûr que les messages interceptés n’aient été intentionnellement mensongers, afin de lancer sur de fausses pistes ; les déserteurs ont souvent mal vu ou malentendu. Ce n’est donc que par le plus prodigieux calcul de probabilité intellectuel, en combinant ce qu’il sait du caractère de son adversaire, de la nature de son armée, des nécessités invincibles du théâtre d’opérations, du tracé des routes, du cours des fleuves, de l’emplacement des dépôts d’hommes ou d’armes, des idées théoriques des états-majors et de l’enseignement technique de l’armée, que le général peut deviner l’opération à laquelle il doit parer, et lorsqu’il l’a ainsi devinée, il faut qu’il croie à ce que son calcul lui a montré plus qu’à ce qu’on lui dira, ou qu’à ce que ses yeux sembleront voir.

Comment décider parmi ces qualités indispensables lesquelles le sont davantage ? S’il fallait prononcer, nous dirions que c’est la résolution, l’imperturbabilité et l’activité. Sans résolution, il n’y a pas de véritable homme de guerre. Il vaut mieux prendre une mauvaise résolution et l’exécuter sur-le-champ que de n’en prendre aucune. Le parti le plus mauvais à la guerre est le plus pusillanime[17]. La vraie sagesse pour un général est dans une détermination énergique[18]. Sans audace était la plus mauvaise note que Napoléon pût donner à un général. Et il ne suffit pas de vouloir un jour, à un moment donné ; il faut vouloir tous les jours, à tout instant, opter sans cesse rapidement entre des partis opposés, incertains, gros de périls, souvent dans la fumée du champ de bataille, ou dans la fumée plus noire des renseignemens contradictoires.

Etre imperturbable est non moins capital. Cela implique ne se décourager, ni s’enfler, ne se laisser ni éblouir, ni enivrer, ne pas faire un tableau de toute chose, n’accorder aux sensations successives ou simultanées que la place qu’elles méritent d’occuper. Au milieu des plus dures vicissitudes, des angoisses les plus poignantes, rester maître de soi, d’une indifférence stoïque, d’autant plus impassible que les mauvaises chances s’accumulent ; se maintenir défiant dans les succès, attentif, en éveil, comme si tout allait être remis au hasard, inaccessible à l’infatuation comme à la défaillance.

« Activité ! activité ! vitesse ! » écrivait Napoléon à Masséna[19]. Sans activité pas de général. Un des principaux soins du commandant en chef n’est-il pas de bien choisir le terrain ? Comment le jugera-t-il si, après avoir consulté les indications des cartes, il ne le parcourt à cheval dans tous les sens ? Non moins important est pour lui de reconnaître l’armée ennemie. Comment y parviendra-t-il, s’il ne va l’observer ? » On ne peut plus haranguer, comme le faisait César, nos troupes nombreuses, mais c’est une harangue que prononce de tout son corps le général en chef quand, à la veille de l’action, il parcourt dans une fière attitude, et le visage enflammé de courage et d’espoir, le front de ses troupes que sa présence électrise. Le jour de la bataille, d’autres devoirs d’activité non moins impérieux s’imposent : redresser les erreurs, conjurer les malchances, parer aux surprises, lancer ses réserves à ce rapide moment d’où dépend la victoire ; quoique immobile au centre, déplacer ce centre à chaque phase de la lutte, afin de rester le moteur suprême toujours présent à chaque extrémité.

La résolution, l’imperturbabilité, l’activité supposent cette intelligence cultivée de qui toute action forte relève, mais elles se rattachent davantage à la constitution morale, au caractère, et non moins encore à la constitution physique, à la santé. Avec une âme débile, languissante, sans muscles d’airain, avec des organes imparfaits ou affaiblis, des nerfs en déroute, des jambes vacillantes, un cerveau appesanti, un estomac délabré, avec une maladie organique qui paralyse les fonctions, il ne saurait y avoir ni résolution, ni imperturbabilité, ni activité. Sans doute pendant un jour, une âme guerrière peut rester maîtresse du corps qu’elle anime. Le maréchal de Saxe, atteint d’hydropisie, se tint debout à Fontenoy, parcourant le terrain dans un petit panier d’osier, portant au lieu de cuirasse un justaucorps de taffetas matelassé. À l’Alma, Saint-Arnaud sut commander à la mort de l’attendre jusqu’après la victoire. Mais sans l’intégrité suffisante des facultés physiques, la volonté la plus héroïque est impuissante à supporter les longs efforts, les fatigues incessantes, les péripéties pathétiques, les vicissitudes de crainte et d’espérance, de succès et de revers qui constituent une campagne militaire. « Le général, disait Guillaume du Bellay dans son livre sur la discipline, doit être tempéré, sobre, pénible, subtil, libéral, de bon âge, bien portant. » D’après le maréchal de Saxe[20] : « la première des qualités est la valeur… la seconde l’esprit… la troisième la santé. » Gouvion Saint-Cyr insiste sur la nécessité d’une forte constitution[21]et Napoléon dit : « La santé est indispensable et ne peut être suppléée par rien à la guerre[22]. »


IV

Tant de puissances diverses et tant de génie doivent se combiner pour former le général en chef, qu’on en est presque réduit à le considérer comme un être de raison. Les généraux éminens tels que Condé, Luxembourg, Masséna, Soult, Davout, sont en assez grand nombre ; on peut à peine citer six grands capitaines à peu près complets, trois dans l’antiquité, Alexandre, César, Annibal ; trois dans l’âge moderne, Turenne, Frédéric, Napoléon. Des trois anciens, quel est le premier ? Frédéric penchait pour Annibal, et Napoléon ne paraît pas éloigné de ce sentiment. Néanmoins, on en peut discuter. Il est certain au contraire que Napoléon a été le premier des anciens et des modernes.

Ne ménageons pas l’admiration à Frédéric. Il a violé les traités et le droit des gens : qui s’est agrandi en les respectant ? Mais quel souverain a eu une vie plus sérieuse et, malgré ses sarcasmes des momens de repos, plus haute, aussi véritablement vouée au bien et à la justice ? « Également remarquable par l’audace de sa pensée, la sagacité de son esprit, l’énergie de sa prudence et la fermeté de son caractère, on ne sait qu’admirer le plus de ses talens variés, de son profond jugement ou de sa grande âme. Brillant de toutes les qualités physiques et morales, fort comme la volonté, beau comme le génie, actif jusqu’au prodige, il perfectionna, compléta tous ces avantages et ne fut pas moins éminemment son propre ouvrage que celui de la nature ; très facile, il se rendit sévère ; absolu jusqu’à la plus redoutable impatience, il fut tolérant jusqu’à la longanimité ; vif, ardent, impétueux, il se fit calme, modéré, réfléchi[23]. » N’eût-il jamais gagné de bataille, il serait un grand homme. Comme chef d’armée il a excellé dans les plus hautes parties de l’art. Certaines de ses batailles, comme celle de Leuthen, sont des prodiges de génie ; ses fautes mêmes l’ont élevé, car elles l’ont montré moralement supérieur quand il n’avait pu l’être stratégiquement. Pendant la guerre de Sept ans, il a donné un spectacle sublime à la postérité, alors que, traqué comme une bête fauve, coupé de sa capitale, ayant à ses pieds une famille éplorée qui le suppliait de demander grâce, ses troupes décimées et démoralisées, ses sujets épuisés, ses combinaisons déjouées, sa santé atteinte, il demeura entier, inflexible, confiant, regardant d’un regard imperturbable le destin contraire et le domptant par son indomptable énergie. Après avoir fait de grandes choses, il les a racontées dans de beaux récits pleins de sève et d’originalité.

Cependant Napoléon le dépasse sous tous les rapports, comme homme, comme législateur, comme écrivain. Lui aussi nous a laissé des récits de ce qu’il avait fait. Ces récits, souvent dignes de Tacite et de César, ont un relief, une sobriété pénétrante, une sérénité lumineuse que n’ont pas ceux de Frédéric. Ils ajoutent à la supériorité du capitaine l’art saisissant avec lequel il se raconte. Frédéric a trouvé dans son berceau la toute-puissance de chef d’Etat qui lui permit de suivre son génie sans entraves ; Napoléon a dû s’élever de petit officier au rang de souverain maître des hommes et des choses. Pour ne comparer que les généraux, Frédéric s’est montré sur un théâtre limité, circonscrit, connu ; les champs de bataille de Napoléon ont été l’Europe entière, l’Afrique et l’Asie. Frédéric a appris l’art militaire par ses fautes, comme il l’a raconté lui-même ; Napoléon l’a toujours su, et dès son début il est apparu comme la divinité même de la guerre : sa première campagne est son chef-d’œuvre. Il est telle bataille comme celles de Molwitz et de Torgau où Frédéric n’a montré aucun talent ; il n’en est aucune de Napoléon dans laquelle on ne reconnaisse le maître souverain. À la fin de sa carrière, Frédéric, comme César, était devenu circonspect ; il hésitait à affronter les hasards ; au contraire, l’ardeur de Napoléon, semblable en cela à Turenne, s’était accrue avec l’expérience, et ses dernières campagnes sont les plus audacieuses.

On estimait que la présence de Napoléon à l’armée comptait pour cinquante mille hommes. « Je vaux dix fois mieux, disait Davout, quand je le sens auprès de moi. » En 1814, pour faire croire à sa présence sur la ligne lorsqu’il était absent, on faisait crier dans les rangs : Vive l’Empereur ! L’odieux Moreau, consulté par les chefs de la coalition sur les meilleurs moyens à employer contre lui, répondit : « Le combattre partout où il n’est pas. » Dans son vaste cerveau trouvaient place côte à côte, sans se gêner, les hautes combinaisons et les sollicitudes minutieuses. Du même regard il embrassait l’Europe et chacun de ses bataillons. Il n’y avait rien qu’il ne pût faire par lui-même : il savait combien de temps il fallait à un tailleur pour confectionner un habillement, à un charron pour construire un affût, à un armurier pour construire un fusil[24]. Ses plans étaient aussi méthodiques qu’impétueux. Qui a su autant que lui fanatiser le soldat et redoubler l’énergie de son cœur ? Il les appelait ses enfans ; le soin des blessés était la plus instante de ses occupations après la bataille. Aussi, fussent-ils dans la boue, sous la neige, sans pain, à sa vue ils oubliaient toutes leurs souffrances.

D’éminens généraux n’ont valu que d’une certaine manière : Masséna dans les affaires d’avant-garde, Davout dans le fort de l’action, Gouvion Saint-Cyr dans les chocs qui en amenaient la fin ; Ney n’avait son coup d’œil extraordinaire que sur un champ de bataille circonscrit : Napoléon était également lucide dans le cabinet et sous les balles, sur un petit théâtre et sur un grand, dans une bataille et dans une campagne, à toutes les phases de la mêlée. Peut-on concevoir une résolution plus constante ? Son imperturbabilité était stoïcienne ; lorsque les événemens étaient favorables, il était parfois brusque et impatient ; dès qu’ils s’assombrissaient, il devenait doux, calme, ne voulant pas ajouter au tumulte menaçant des choses celui de ses propres agitations.

On raconte des prodiges de l’activité d’Annibal et de César : il n’y avait pas de travail qui pût lasser le corps ou rebuter l’esprit d’Annibal, César supportait les fatigues au-delà de toute croyance. L’activité de Napoléon n’était pas moindre. Il travaillait sans relâche ; dans aucune vie humaine il n’y a eu une telle intensité de labeur. « Les états de situation, écrivait-il à son frère Joseph, sont pour moi les livres de littérature les plus agréables de ma bibliothèque, et ceux que je lis avec le plus de plaisir dans mes momens de délassement. » Six heures de sommeil lui suffisaient ; il pouvait dormir à toute heure, se réveiller, se rendormir, être réveillé de nouveau ; les plus petits officiers interrompaient son repos pour lui faire un rapport ; il se levait spontanément tous les jours de minuit à deux heures du matin, heure à laquelle arrivaient les renseignemens expédiés par les généraux à la fin de la journée. De son quartier général il se rendait à la tête de ses corps en voiture, suivi par une brigade de ses chevaux de selle ; pendant le trajet, il lisait ses dépêches, expédiait ses réponses par ses aides de camp et officiers d’ordonnance qui galopaient à la portière. L’heure de la bataille s’approchant, il était constamment à cheval pour reconnaître la force et la position de l’ennemi, étudier le terrain, parcourir les bivouacs ; en quelques heures, il fatiguait plusieurs chevaux. Pendant les trois jours qui précédèrent Austerlitz, il visita tous les camps, réunissant autour de lui officiers et soldats, leur expliquant les devoirs militaires. Quand il ne se rendait pas aussitôt sur le théâtre des opérations il se couchait, un compas à la main, sur ses cartes, où la position de ses corps d’armée et de ceux de l’ennemi était marquée par des épingles de couleurs différentes ; il calculait les distances, choisissait les emplacemens, dictait des instructions qui, à elles seules, « seraient un titre de gloire. » Le jour de la bataille, il est à cheval, une longue-vue à la main, sur le point d’où il peut le mieux embrasser l’ensemble du théâtre de la lutte (le Landgrafenberg à Iéna, le cimetière à Eylau, la grande redoute à Borodino, le plateau de Posthenen à Friedland, etc.). Ses maréchaux savent où le trouver. Derrière lui se tiennent les aides de camp et les officiers d’ordonnance, et quatre escadrons de la garde, un de chaque subdivision d’arme. Parfois il met pied à terre et appuie sa longue-vue sur l’épaule d’un des pages qui l’accompagnent. Il combattait des yeux et, quand il le fallait, de sa personne. A Iéna, au plus fort de la mêlée, il voit ses ailes menacées par la cavalerie, il s’y porte au galop, ordonnant des manœuvres et des changemens de front ; à Wagram, il court conférer avec Masséna devant Aderklaa ; le matin de Lutzen, il entend une canonnade du côté de Leipsick, il y court ; à Kaya, il mène lui-même ses jeunes soldats à la charge sous un feu meurtrier ; pendant la campagne de France, plus d’une fois il lui est arrivé de descendre de cheval pour pointer les pièces.

Cet homme surnaturel n’échappe point pourtant à la loi commune. Chaque fois que ses forces physiques, aussi extraordinaires que son génie, fléchirent, cela se marqua aussitôt dans ses opérations. Gouvion Saint-Cyr attribue à l’épuisement causé par des fatigues excessives les indécisions de 1813 ; d’après le général de Ségur, si, après la bataille de Dresde, un mal d’entrailles subit ne l’avait arrêté à un quart d’heure de Pirna, le brave Vandamme n’était pas défait à Chulm, la coalition était désorganisée. De l’aveu unanime, la souffrance qu’il éprouvait à se tenir à cheval en 1815 n’a pas été sans quelque influence sur les à-coups qui firent échouer dans le détail une de ses plus puissantes conceptions.


V

Sous le régime des armées à la Xerxès, du système rétrograde et barbare de la nation armée, le général en chef devra posséder les mêmes qualités de résolution, d’imperturbabilité et par conséquent de santé qu’autrefois. Son activité devra être même plus intense, mais elle s’exercera autrement, par l’esprit plus que par le corps. Il ne se mêlera plus aux troupes et ne se mettra en contact avec elles que par des proclamations ou des ordres du jour. Trouvera-t-il utile de se rendre compte de la configuration du terrain par une exploration personnelle, il le parcourra en automobile et non à cheval. Le jour de l’action, il ne paraîtra pas sur le champ de bataille, car nulle part il n’y aura une position d’où il puisse l’embrasser tout entier, tant il sera étendu. Il s’établira dans un lieu couvert, pas trop à proximité, mais cependant rapidement abordable, d’où il ne sortira pas et suivra sur ses cartes les péripéties d’une lutte se prolongeant quelquefois plusieurs jours, que viendront lui raconter à tout instant les officiers d’ordonnance, télégraphistes, automobilistes, officiers descendus de leurs ballons et de leurs aéroplanes. C’est du choc de ces renseignemens que devront jaillir les inspirations imprévues, nées autrefois du spectacle de la mêlée. Les ordres qu’ils inspireront seront envoyés aux commandans des armées entre lesquels les forces auront été réparties par des directives courtes, très explicites sur le but à atteindre, de plus en plus indéterminées sur les moyens tactiques à employer. Dès lors, le général en chef ne sera plus nécessairement un militaire de profession : il pourra être un ministre de la Guerre civil, comme le furent Louvois et Louis XIV lui-même, et comme vont le devenir Freycinet dans la Défense nationale, Thiers dans la Commune. Il n’y aura plus de militaires de profession que les commandans d’armée, qui devront, selon les règles anciennes, se mêler aux troupes, les animer de leur présence et exercer cette action personnelle, attribut autrefois du général en chef. En 1859, l’ordre nouveau n’avait pas déjà été inauguré ; en juillet 1870, on avait encore à demander au général en chef de se conformer à ce que furent ses grands devanciers.

Pour apprécier combien Napoléon III était loin d’être en ces conditions, accompagnons la princesse Mathilde à Saint-Cloud. Appuyé sur sa canne, l’Empereur se promenait dans le parc. La princesse l’interpelle ex abrupto, avec cette allure à la Molière qui lui était propre : « Vous voulez donc la guerre ? — Et vous ? ne la voulez-vous pas ? — Moi, non. A quoi bon ? Vous venez d’obtenir 7 300 000 voix. N’est-ce pas là un bon oreiller pour dormir en paix ? — Ah ! vous ne savez pas tout. Il y a bien des difficultés ; la guerre serait une heureuse diversion. Et quelle force si nous réussissions ! — Mais si vous ne réussissiez pas ? » Silence de l’Empereur. « Voyons, regardez-vous, est-ce que vous avez l’air d’un guerrier ? — C’est vrai, je suis bien délabré. » Il fit une pause et soupira. « Et puis, je n’ai pas grande confiance. » Dans une audience qu’il accorda au maréchal Randon à propos du gouvernement de l’Algérie, le maréchal lui dit : « Depuis 1812, j’ai une revanche à prendre sur les Prussiens ; je regrette amèrement de n’être plus en état de participer aux fatigues d’une campagne, je suis obligé d’avouer que mon âge et mes infirmités me défendent pareille ambition. » Alors l’Empereur, lui prenant les mains, s’écria tristement d’un ton accablé : « C’est comme moi, mon cher maréchal, moi aussi, je suis bien vieux pour une pareille campagne, et je ne suis pas valide du tout. » En effet, sa santé était lamentable. Lui, autrefois si bon cavalier, restait des six mois sans monter à cheval et, sauf en quelques momens de répit, ne pouvait s’y tenir qu’avec d’atroces souffrances. Sée, apprenant que l’Empereur prenait le commandement, s’écria : « C’est abominable de mettre un homme dans un pareil état à la tête d’une armée ! » Le général Fleury un matin qu’il sortait des Tuileries s’écria : « Quand je pense que certaines personnes persistent à croire que l’Empereur désire la guerre !… S’ils savaient ce que je sais, ils comprendraient combien ce bruit est absurde[25]. »

Donner à l’armée un tel chef, c’était, en réalité, ne lui en donner aucun, et la livrer d’avance en proie, quelque prête qu’elle fût, à un ennemi vigoureusement commandé. Conçoit-on un Napoléon à la tête d’une armée qui brûlait de prendre l’offensive, hors d’état de parcourir son front à cheval, d’aller reconnaître le terrain, de courir dans la bataille aux endroits menacés, obligé de rester accroupi dans une chambre auprès du feu, n’apercevant rien de ses yeux, et ne pouvant se mouvoir qu’au prix d’efforts presque héroïques ? Nous n’avions aucun moyen de nous opposer à cette aberration. En dehors du Conseil, nous ne voyions l’Empereur que seul dans son cabinet ou aux réceptions officielles et jamais dans son intérieur intime de cour ; on nous y considérait comme des ennemis envers lesquels on gardait à peine les formes de la politesse et avec qui on n’avait aucune confidence. Nous ne soupçonnions pas le déclin de sa santé ; nous le savions frileux, car souvent il se levait, au milieu de nos délibérations, pour jeter une bûche au feu. Deux ou trois fois, il n’avait pu nous présider, et, à l’occasion du plébiscite, une conférence entre Rouher et moi étant urgente, elle avait eu lieu au pied de son lit. Mais tout cela nous était présenté comme des accidens passagers dus surtout à des rhumatismes.

On a prétendu que nous aurions dû être avertis par une scène pénible qui se serait passée dans le Conseil, le soir du 14 juillet. L’Empereur, lisant un discours qu’il avait préparé en faveur de la paix, se serait trouvé mal, aurait été contraint de sortir et ne serait rentré qu’au bout de trois quarts d’heure, souffrant toujours. Ce récit est entièrement imaginaire. L’Empereur ne lut aucun discours pacifique ni belliqueux dans le Conseil du 14 au soir et il ne sortit pas un instant de la salle des délibérations. Pas plus à ce moment que précédemment, aucun avertissement ne suscita nos alarmes[26]. Hors d’état de nous renseigner nous-mêmes, nous avions interrogé Le Bœuf qui, lui, était de la maison. Il se rendit auprès de l’Impératrice et lui demanda si la santé de l’Empereur lui permettait de faire la guerre. « Certainement, avait-elle répondu ; surtout par la chaleur ; en hiver, le froid ferait revenir ses douleurs, mais, dans cette saison, il peut très bien commander. » Le Bœuf nous avait rapporté cette assurance.

On a souvent dit que si nous avions été instruits de l’impossibilité physique où se trouvait l’Empereur de conduire une armée, nous eussions empêché la guerre. Cette opinion suppose que la guerre a été un acte de notre volonté et que nous pouvions à notre gré la faire ou ne pas la faire. S’il en eût été ainsi, nous ne l’eussions pas faite, même si l’Empereur eût été bien portant. La guerre s’imposait à nous comme une fatalité inéluctable : nous eussions dû la faire si la candidature Hohenzollern avait été maintenue ; ne serions-nous pas tombés dans le mépris universel et dans l’impossibilité de vivre si nous n’avions pas rendu le soufflet retentissant que Bismarck avait asséné sur la joue de la France ? La guerre eût donc eu lieu même si l’on nous avait instruits de l’infirmité de l’Empereur. Mais nous aurions exigé que la direction en fût confiée à un autre ; nous aurions empêché l’Empereur de prendre le commandement en chef, et nous aurions attribué ce commandement au seul qui fût alors en situation de l’exercer, à Mac Mahon.

Canrobert était incapable de remplir un poste aussi considérable : il l’avait reconnu lui-même, en Crimée, et l’armée, tout en admirant fort ses brillantes qualités, eût éprouvé quelque inquiétude à être placée sous son autorité[27]. Le Bœuf ne pouvait non plus être choisi. Ducrot, qui a dénigré tous les chefs militaires, disait de lui[28] : « Il est impossible de diriger des troupes avec une entente plus parfaite du jeu des différentes armes, de donner des ordres avec plus de calme, de clarté, de précision. Ajoutez à cela qu’il est un homme d’une intelligence supérieure. » Mais il était trop jeune maréchal et n’avait pas donné de preuves suffisantes, en dehors de la direction de l’artillerie, pour s’imposer à des collègues susceptibles et plus anciens en grade. L’option eût été entre Bazaine et Mac Mahon.

On n’avait pas cru devoir maintenir Bazaine dans la disgrâce qui lui avait été infligée après son retour du Mexique, et on l’avait employé à Nancy, puis mis à la tête de la Garde. Néanmoins, il était resté peu en faveur. On persistait à lui attribuer l’échec de l’expédition, dont aucune capacité politique ni militaire n’aurait pu assurer le succès, et cette défaveur de la Cour, transpirant dans le public, en faisait le général favori de l’opposition. Son frère et son neveu travaillaient à accroître cette popularité en frayant avec les orateurs célèbres, adversaires du gouvernement impérial et même avec Rochefort. Lui restait étranger à ces compromissions. Thiers ayant chargé son neveu de lui dire qu’il ne partageait pas l’opinion défavorable que des courtisans propageaient contre lui, que sa conduite au Mexique avait été honorable, qu’il le dirait dans son prochain discours et qu’il le priait de lui envoyer les notes et documens de nature à corroborer sa thèse, le maréchal s’y refusa, répondant qu’il ne pouvait disposer d’aucun document en faveur de personne, et surtout au profit d’un membre de l’opposition, sans l’autorisation du ministre de la Guerre. Ce refus accrut l’estime de Thiers, et cette estime était cependant déjà très haute, car il le comparait aux plus renommés maréchaux du premier Empire. On a attribué à Bazaine une ambition démesurée, il n’en avait qu’une, celle d’avancer dans sa carrière ; on lui a prêté de la vanité, personne n’en fut plus dépourvu et ne rechercha moins les manifestations extérieures, dont elle se repaît ; on lui a supposé des sentimens de haine, il était bon jusqu’à l’attendrissement. Surpris un jour dans une embuscade, un officier qu’il aimait comme un enfant tombe frappé d’une balle au front à côté de lui ; il ne paraît pas même le remarquer et continue à donner ses ordres ; mais, l’affaire terminée, il se précipite en pleurant sur le corps du malheureux.

Dans les reproches qu’on lui a adressés, il n’y a de vrai que ceci : il avait l’âme soldatesque, mais non héroïque. Ses pensées comme ses instincts étaient bas, et sans avoir jamais trahi réellement personne, il n’avait pas la droiture loyale qui marche à découvert ; il se plaisait aux manèges souterrains, aux petites ruses qu’il avait apprises en luttant de finesse avec les Arabes. Il était paresseux, lent à se mouvoir. Sa bravoure, moins tapageuse que celle de Canrobert, moins brillante que celle de Mac Mahon, ressemblait, en ses tranquilles mouvemens, à de l’indifférence, tant elle était impassible. Dans la bataille, c’était un tacticien d’offensive. Il avait le coup d’œil heureux et les soldats aimaient à le suivre, mais son ignorance du grand art militaire, dont il n’avait pas médité les instructives épopées, le rendait craintif à assumer les responsabilités des vastes initiatives stratégiques. Admirable, sans hésitation quand il obéissait, il devenait indécis et mobile quand il commandait. En cela, il ressemblait à Canrobert ; seulement, l’indécision de Canrobert se traduisait par l’absence d’ordres ; la sienne par des ordres contradictoires ; on l’appelait « ordre et contre-ordre. »

Mac Mahon seul était réellement en situation de prendre le commandement supérieur. Marmont a dit : « On a acquis la triste expérience que plusieurs maréchaux réunis dans la même armée et sous le commandement de l’un d’eux, amènent presque toujours de grands malheurs par le peu d’accord et le peu de subordination qui règne entre eux[29]. » Après nos revers, le général La Marmora me disait à Florence : « Je considère encore aujourd’hui que votre armée serait la première du monde, si elle n’était à tout instant compromise par le désaccord de ses chefs. » A défaut de l’Empereur ne pouvant commander, Mac Mahon était le maréchal dont l’autorité eût été docilement acceptée par tous et obéie sans résistance. L’armée et ses généraux les plus réputés le tenaient unanimement en haute estime. Au début de l’expédition de Crimée, Saint-Arnaud écrivait à Vaillant : « Mac Mahon est un officier de guerre complet. » Lorsqu’il vint en Crimée prendre la place de Canrobert, Pélissier s’en applaudit : « Avec le général Mac Mahon, je pourrai tenter certaines choses que franchement je croirais risquer aujourd’hui. »

Mac Mahon, sous un chef comme Pélissier, ayant un but et y marchant sans précipitation et sans défaillance, était un officier complet ; livré à sa propre initiative, il l’était moins. Il n’aimait pas les officiers qui écrivaient et les considérait comme des faiseurs. Dans une séance d’ouverture de la commission chargée d’arrêter le tableau d’avancement, Le Bœuf ayant recommandé de tenir compte des travaux des officiers, Mac Mahon dit : « Pour moi, il suffit qu’un officier ait écrit quelque chose pour que je le biffe. » Il n’était pas cependant étranger, comme on l’a trop dit, à la science militaire. Il avait étudié en Afrique ; nul ne savait mieux que lui lire une carte. Mais, comme Bazaine et presque tous les officiers de ce temps-là, excellent tacticien, disposant bien ses troupes, il n’avait pas au même degré le coup d’œil qui saisit rapidement le point décisif d’un théâtre de guerre, et il s’effrayait de la responsabilité, aimant mieux obéir à un ordre absurde qui le dégageait que prendre une initiative raisonnable qui l’engageait. Cette timidité d’esprit était corrigée par l’impétuosité de son tempérament aussi offensif que celui de Bazaine était défensif. Canrobert et Bazaine, à force de peser le pour et le contre, ne se décidaient pas, l’un par débilité de caractère, l’autre par débilité d’esprit ; lui prenait facilement son parti et le poussait à bout, sauf, si son bon sens aiguisé par la finesse en apercevait la défectuosité, à revenir avec la même promptitude au parti contraire. Et le parti auquel il se rangeait naturellement, avant toute réflexion, était l’offensive, et le mot qu’il aimait le mieux était celui qui donne la victoire : En avant ! Il n’était pas arrêté par la crainte d’entasser des victimes, car le spectacle douloureux d’un champ de bataille ne l’émouvait pas comme l’Empereur. Il le considérait comme une fatalité sur laquelle il ne fallait pas gémir. De plus, quoique nullement fanfaron, il avait d’instinct l’optimisme qu’inspire l’offensive. « Cela ira bien, » avait-il coutume de dire. Dans l’intimité, assurent ses amis, il contait agréablement, mais, dans son rôle officiel, il parlait avec peine, d’une manière hésitante, filandreuse, embrouillée, et je l’avais trouvé tel dans mes conférences avec lui sur les affaires d’Afrique.

Dans sa jeunesse, il fumait effroyablement, jusqu’à s’endormir le cigare à la bouche. Il s’était guéri de ce défaut, mais il en avait conservé un affaiblissement de mémoire et une habitude de brouiller les noms propres. Il donnait mal ses ordres ; lorsqu’il était embarrassé, il répétait sans cesse : « En définitive… en définitive… » Autant Canrobert savait bien parler aux troupes, autant lui ne trouvait rien à leur dire. Mais le premier coup de canon éclaircissait ses idées confuses au repos, et sa harangue à lui, celle par laquelle il entraînait les troupes, c’était le magnifique exemple qu’il leur donnait. Poli, aimable, il ne pouvait rien dire de désagréable, si ce n’est quand il était en colère ; alors il avait des coups de boutoir terribles. C’était une nature violente, contenue par une bonne éducation. Les critiques le disaient égoïste, dévoué à rien et à personne en dehors de sa famille. Tous étaient cependant obligés de reconnaître qu’il l’était à ses devoirs militaires et inébranlablement attaché au règlement dont le premier article pour lui était l’honneur. D’un corps de fer, hardi cavalier, sobre, d’une infatigable activité, dormant peu, il n’avait d’autre luxe personnel que celui de ses chevaux de selle toujours de première qualité. Toute fanfaronnade lui était inconnue, et la simplicité de son sentiment lui faisait naturellement trouver les mots grands comme celui de Malakoff : « J’y suis, j’y reste. » L’accompagnant à son départ d’Afrique, la générale de Vaulgrenant s’écriait : « Eh bien ! maréchal, vous partez pour la victoire. — Je pars pour la bataille, » répondit-il. De haute stature, l’œil gris résolu, la moustache blanche, dans sa noble personne il y avait une puissance sans recherche qui donnait confiance et inspirait le respect.

Le ministère l’eût vu avec d’autant plus de plaisir à la tête de l’armée qu’il n’avait eu qu’à s’en louer. Il aurait pu gêner beaucoup nos projets de réformes en Algérie. Le premier moment de résistance passé, il les avait favorisés, et avait accepté de garder le titre de gouverneur tout en organisant l’administration civile. Aidé par un préfet distingué et actif, Le Myre de Vilers, il avait secondé toutes nos vues libérales. Même l’Empereur prenant le commandement en chef, il eût fallu le placer non loin de lui de manière qu’il fût son successeur désigné en cas probable d’empêchement. On destina malheureusement Bazaine à ce rôle, et Mac Mahon fut envoyé à Strasbourg. Cette mauvaise attribution des commandemens a été une des causes principales de nos malheurs. Si Bazaine avait été à la place de Mac Mahon à Strasbourg et Mac Mahon à celle de Bazaine à Metz, les événemens eussent pris une autre tournure, et nous eussions probablement échappé aux désastres.


VI

L’Empereur ne nous consulta pas sur sa résolution d’exercer le commandement en chef de l’armée et ne nous parla pas davantage de sa volonté d’emmener avec lui son fils. Cette résolution ne nous plut pas, quoiqu’on pût la défendre par d’excellentes raisons. Il y avait un côté élevé dans cette idée d’associer aux épreuves de l’armée et d’initier de bonne heure aux hasards, aux difficultés, aux émotions, aux horreurs de la guerre celui qui aurait plus tard dans la main le pouvoir de la déchaîner ou de la conjurer. C’était conforme à la tradition française. Le duc de Vendôme, petit-fils d’Henri IV, servait à douze ans ; le futur régent, alors duc de Chartres, n’avait pas encore quinze ans lorsqu’il fut blessé à Steinkerque, et beaucoup d’autres de même. Nous craignions qu’en la rapidité foudroyante de la guerre moderne, la présence d’un enfant à surveiller et protéger ne devînt une gêne nuisible aux opérations. Lorsqu’en 1848, le 23 février dans la nuit, on lui donna le commandement de l’armée de Paris, Bugeaud s’écriait : « Surtout pas de princes ! j’en ai vu assez en Afrique[30] ! » Nous redoutions aussi que cela ne fournît un prétexte de plus à la calomnie de présenter la guerre comme un calcul dynastique, visant à donner à un enfant le sacre de la victoire[31]. Néanmoins, ne voulant pas dans l’Empereur blesser le père et accroître inutilement les défiances de l’Impératrice, le Conseil ne prit pas l’initiative d’un avis qu’on ne lui demandait pas et nous nous bornâmes à échanger nos regrets entre nous.

L’Empereur nous annonça qu’il avait désigné Le Bœuf comme son major général : il conserverait encore le titre de ministre, et son successeur ne serait dit que ministre par intérim. Dans l’armée de Boulogne (1803) le ministre de la Guerre remplissait aussi les fonctions de major général. Cette combinaison avait pour but de faciliter à l’Empereur les contre-seings de certains décrets relatifs à l’armée ; il était entendu que le ministre intérimaire exercerait ses fonctions dans toute leur plénitude et en toute liberté. L’abandon du ministère de la Guerre par Le Bœuf était regrettable au point de vue de la mobilisation. Alors que les minutes valaient des jours, et que les destinées de la France dépendaient de la rapidité de nos mouvemens, éloigner de la direction de l’armée un chef en possession de tous les fils, y substituer un nouveau venu, obligé, quelle que fût sa compétence, à un apprentissage, ne fût-ce que de quelques heures, s’exposer ainsi à ralentir, sinon à désorganiser, par un changement de méthode, l’impulsion sous laquelle hommes et choses se précipitaient au but, c’était ajouter soi-même des retards à ceux déjà trop nombreux qui résultaient des institutions. Napoléon Ier, en 1815, n’avait pas consenti à ce que Davout se rendît à l’armée et l’avait obligé à rester au ministère. Napoléon III avait, il est vrai, envoyé le ministre de la Guerre, Saint-Arnaud, en Crimée. Mais lorsqu’il choisit, en 1859, le maréchal Vaillant comme major général, il venait de lui retirer le ministère, et en 1867, lors de l’alerte du Luxembourg, il avait résolu de laisser Niel à la tête de l’administration de l’armée, et avait choisi pour l’accompagner le général Lebrun, qui resta depuis ce moment le major général en expectative. Il l’eût été, en 1870, si l’Empereur, après en avoir été engoué, ne s’en était désenchanté : il l’avait trouvé agité, mobile, oublieux et sans ordre. Sans lui retirer son estime et sans le rejeter, et, tout en lui donnant même des missions de confiance comme celle auprès de l’archiduc Albert, il ne se reposait pas assez sur lui pour en faire son auxiliaire principal. Et c’est, en grande partie, afin de l’écarter sans l’offenser, qu’il nomma Le Bœuf, major général, reléguant Lebrun au second rang, avec la qualité de premier aide major général. Le Bœuf, las d’un rôle plus bureaucratique que militant, impatient d’aller au feu, se prêta volontiers à cet arrangement.

Quant aux inconvéniens d’un changement de ministre que, dans notre incompétence, nous n’apercevions pas, il eût été possible, sinon de les conjurer tout à fait, du moins de les amoindrir sensiblement par le choix du nouveau titulaire. L’Empereur en chargea le maréchal lui-même par le billet suivant : « Mettez tous vos soins à chercher qui pourrait le mieux vous remplacer. A mon avis, ce serait M. Thiers. » À ces mots : « ce serait M. Thiers, » le maréchal n’en crut pas ses yeux. L’indication lui parut si bizarre, tellement en dehors des possibilités politiques, qu’il n’y vit qu’une rêverie de l’Empereur et ne s’y arrêta pas. Il l’eût comprise et ne s’en fût pas étonné, s’il avait connu la démarche de la duchesse de Mouchy. L’Empereur s’en était souvenu et, après réflexion, il s’était décidé à accueillir l’ouverture qu’il avait d’abord repoussée. Qu’aurait répondu Thiers à cet appel de l’Empereur ? Le Bœuf n’alla pas le lui demander ; il tint la suggestion comme non avenue, et arrêta son choix sur le général Dejean, conseiller d’Etat, directeur du génie au ministère de la Guerre, homme loyal, sérieux, dévoué à ses devoirs, militaire éprouvé, et qui, étant déjà mêlé à la préparation, serait, nous dit Le Bœuf, en mesure, mieux que tout autre, de la continuer selon les erremens adoptés. Quoique ne connaissant pas le général Dejean, en vertu de l’accord établi entre nous, nous l’acceptâmes comme nous avions accepté le maréchal qu’alors nous ne connaissions pas non plus.

Les fonctions spéciales du major général ne sont pas définies par une loi et ne sauraient l’être. Ce sont les rapports personnels, les capacités, les sympathies qui décident de tout. Frédéric et même Napoléon étaient, à proprement parler, leurs propres chefs d’état-major. Et pourtant, celui-là regretta Winterfeld et celui-ci Berthier. Vis-à-vis du chef, le major général joue le rôle de conseiller, d’ami, de confident. Vis-à-vis de l’armée, celui d’organisateur, de directeur d’un état-major composé d’élémens disparates. Le Bœuf, dans notre espérance, devait, sous le couvert de l’Empereur, être le véritable directeur des opérations. Nous comptions sur lui pour leur imprimer une allure rapide, audacieuse, suppléer aux défaillances rhumatismales de l’Empereur, si elles se produisaient, et triompher des incertitudes intermittentes de sa volonté. Nous lui attribuions l’action très personnelle et décidée que Moltke exerçait dans l’état-major prussien auprès du roi de Prusse. Mais l’Empereur ne l’entendait pas ainsi. Il voulait exercer son autorité de près, à tous les momens et jusque dans le moindre détail. Le Bœuf s’y étant mépris et ayant cru qu’on lui demandait plutôt d’être un général en chef en sous-ordre, ce dont nous étions tous convaincus, qu’un chef d’état-major au sens subordonné du terme, l’Empereur le rappela à la réalité comme il l’avait fait autrefois envers les ministres de la Guerre qui avaient paru empiéter sur son pouvoir d’organisateur suprême. C’était au 16 juillet. Le maréchal venait de recevoir l’avis télégraphique que les reconnaissances prussiennes s’étaient avancées jusqu’à Sierck et qu’à Longwy, il n’y avait que 70 hommes. Il crut en cette circonstance pouvoir s’écarter de la règle rigoureuse selon laquelle un major général ne doit jamais rien prescrire sans l’ordre du général. Il télégraphia à Metz de détacher deux compagnies sur Longwy. La dépêche passant sous les yeux de l’Empereur, au milieu de toutes les autres de la journée, il écrivit sur-le-champ à Le Bœuf, non plus comme il avait la coutume : « Mon cher maréchal, » mais « Monsieur le maréchal, je suis étonné que vous ayez donné un tel ordre sans me consulter. » Le maréchal, ainsi blâmé, courut à Saint-Cloud, portant sa démission. L’Empereur ne l’accepta pas, et l’obligea à la reprendre par ses amicales instances, mais les rapports étaient désormais établis, et Le Bœuf prévenu de n’avoir pas à s’élever au-dessus d’un rôle subordonné. Il accepta de n’être pas le conseiller dont les avis prévalent et d’être l’instrument docile, en quelque sorte passif, de plans qu’il n’avait ni conçus, ni approuvés. — Ainsi la méthode de commandement adoptée en principe par Napoléon III était celle de son oncle : toute l’initiative et toute la décision, même dans les détails, réservée au commandant en chef ; le chef d’état-major et les chefs de corps simples exécuteurs d’ordres. La seule qualité que ce système développe est l’obéissance : il supprime toute initiative et il veut, pour être manié sans catastrophe, le cerveau puissant d’un Turenne, d’un Frédéric, d’un Napoléon Ier.


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1907.
  2. Voyez la Revue du 1er décembre 1907.
  3. Albert de Mun, préface de la Vie du général de Ladmirault, p. 2, de La Faye.
  4. Dans notre ancienne France, on était d’accord pour reconnaître qu’une des principales causes des revers foudroyans des dernières années de Louis XIV ; était l’innovation par laquelle Louvois avait subordonné l’avancement à l’ancienneté, à l’ordre du tableau, ainsi qu’on le disait alors. Jusque-là on ne demandait pas à un officier, pour le hisser au sommet, combien de temps il avait été sot, mais quelles preuves il avait données de son intelligence. Saint-Simon exprimait l’opinion générale des officiers sérieux de ce temps. On retrouve son langage dans Feuquière : « Quoique la longueur des services, dit-il, doive être mise en considération par le prince, je ne saurais cependant approuver la manière dont les promotions se sont faites depuis plusieurs années, que l’on a pris pour règle certaine d’élévation le temps que l’on avait passé dans un grade inférieur. Maxime très pernicieuse, qui ôte toute émulation et désir de se distinguer, et qui remplit les armées d’un grand nombre d’officiers incapables du grade auquel ils se trouvent élevés. » (Mémoires, 1er partie, ch. V et VI.) Le maréchal Bugeaud s’en était rendu bien compte aussi lorsqu’il écrivait d’Alger en 1846 au roi Louis-Philippe, lui recommandant le capitaine Trochu : « Trop d’hommes incapables arrivent au sommet en vieillissant : leur nombre dans le cadre de l’état-major est effrayant pour l’avenir de la patrie. Ils peuvent nous ramener plusieurs journées de Waterloo. Faisons donc surgir de bonne heure quelques capacités bien démontrées, pour que, jeunes encore quand elles atteindront au grade d’officier général, elles soient une garantie pour la sécurité de la France et l’honneur du drapeau. » — « J’ai désiré souvent que le gouvernement eût un autre moyen de récompense, comme par exemple de donner une dotation de 2 000, 4 000, 6 000 francs, au lieu de donner des grades. Vous n’aurez un bon cadré d’état-major général que quand les Chambres accorderont au gouvernement les moyens de récompenser autrement que par un grade des services exceptionnels. Sans cela, le respect humain et les considérations de personnes, l’humanité même feront souvent passer par-dessus l’intérêt national d’avoir un bon cadre d’état-major général… Si j’étais le gouvernement, je ferais en désespoir de cause et très volontiers un marché avec les Chambres. Je réduirais le cadre des lieutenans généraux à 70 de temps de paix et des maréchaux de camp à 140, pourvu qu’on m’accordât en compensation l’équivalent en dotations à des colonels mis à la retraite après dix ans de grade… Vous me direz peut-être qu’ils ne sont pas assez anciens. Je vous dis par avance que ceux-là étant propres à la chose, il faut passer par l’ancienneté, parce que les plus anciens ne conviennent pas. Rappelez-vous qu’on a fait 47 lieutenans généraux pour arriver à Wellington. » Lettre de Bugeaud au ministre de la Guerre. Inédite. — 21 mai 1846.
  5. Velleius Paterculus, Hist. Rom., lib. II, cap. III.
  6. Jomini, Guerres de la Révolution.
  7. Tite-Live, lib. II, cap. 39.
  8. Napoléon, Extrait des récits de la Captivité.
  9. Feuquière. Sur la bataille de Malplaquet.
  10. Guerre de. Sept Ans. 1751-1762, et Pensées de Frédéric (Dumaine, 1869). N° 695 et 978.
  11. Métaphysique. Liv. XII.
  12. Notes sur la situation militaire en Espagne, 30 août 1808.
  13. Au général Clarke, ministre de la Guerre, 11 juin 1809.
  14. Au même, 18 août 1809.
  15. Machiavel, Arte della guerra, cap. IV : « Gli cuelenti capitani conveniva cue fussono oratori perche senza parlare a tutto le esercito, con difficulta si puo operare cosa buona. »
  16. Frédéric avait dans l’armée autrichienne un officier supérieur qui l’instruisait des projets du général Daun. Celui-ci le rencontre un jour un panier à la main. « — Que portez-vous ? lui dit-il. — Des œufs. — Remettez-les à mon cuisinier. » Au premier que le cuisinier casse, il découvre un billet au roi de Prusse. — « Votre crime mérite la mort, dit alors le général autrichien. Vous pouvez cependant vous racheter. Mettez-vous à ce bureau et écrivez au roi de Prusse ce que je vais vous dicter. » Trompé par cette fausse indication, Frédéric fut sur le point d’être surpris.
  17. Frédéric.
  18. Napoléon.
  19. Lettre d’ordre (18 avril 1809).
  20. Rêveries.
  21. Campagnes du Rhin ; — Rhin et Moselle.
  22. Général Bonaparte au ministre des Relations étrangères, 10 vendémiaire an VI (1er octobre 1197).
  23. Mirabeau, de la Monarchie prussienne.
  24. Arthur Lévy, — Napoléon intime. Ce livre intéressant est à lire tout entier.
  25. Général Faverot de Kerbrech.
  26. On a emprunté cette fable à une note inédite du sénateur Grivart qui la tenait de Mac Mahon, qui la tenait de Pienne, chambellan de l’Impératrice, Lequel de ces trois personnages, dont aucun n’a assisté à la scène, a-t-il altéré ou mal compris la vérité, je l’ignore ; mais moi qui étais présent, j’affirme que le récit ainsi transmis de bouche en bouche est faux, surtout quand on y ajoute, ce qui devient simplement grotesque, que l’Impératrice aurait profité de la défaillance de son mari, dont elle ne se serait pas inquiétée, pour convertir à la guerre les ministres qui jusque-là avaient été pacifiques.
  27. Voyez l’Empire libéral.
  28. Vie militaire du général Ducrot d’après sa correspondance, t. III, p. 258 et suiv.
  29. Marmont, Institutions militaires, 3e partie, chap. I.
  30. Daniel Stern, Révolution de 1848, t. I, p. 207.
  31. Louis Blanc écrivait : « Voilà ce qu’on somme la France d’affronter dans le but, à peine dissimulé, de donner à l’héritier présomptif ce qu’on nomme le baptême de la gloire ! » Rappel, 14 juillet.