La Guerre de 1870 (E. Ollivier)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 481-517).
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LA GUERRE DE 1870
LA PRÉPARATION


I

La Droite, grâce à l’intolérable soufflet de Bismarck, avait sa guerre ; elle voulut avoir son ministère. Clément Duvernois dit à ses rédacteurs du Volontaire : « Maintenant que nous allons entrer dans la victoire, Emile Ollivier ne manquera pas de revendiquer l’honneur d’avoir conseillé et voulu la guerre, lui qui en a été l’adversaire le plus énergique et le plus violent ; mais s’il oublie ainsi sa résistance et l’opposition qu’il a faite, je saurai la lui rappeler et le ramener à son passé. » Puis, s’adressant à l’un d’eux : « Voilà, ajouta-t-il avec son gros rire, voilà, mon cher ami, de la pâture toute fraîche pour vos Echos parlementaires ; préparez-vous à me l’accommoder à la sauce piquante, ainsi que vous avez déjà fait quelquefois. »

Un des auxiliaires de la Droite, fils de l’ancien ministre de l’Instruction publique, Albert Duruy, homme de noble courage et de talent, commença l’attaque dans la Liberté : « Le cabinet dont le chef déclarait, il y a huit jours, qu’il voulait la paix, qu’il la voulait avec passion ; le cabinet qui, après avoir fait la déclaration du 6 juillet, est venu dire à la tribune qu’il se contenterait de la renonciation du prince de Hohenzollern ; le cabinet qui a hésité pendant huit jours à profiter de l’occasion qui s’offrait à lui pour venger Sadowa ; le cabinet qui, après s’être laissé berner par le maréchal Prim, a supporté jusqu’aujourd’hui le silence outrageant de la Prusse ; le cabinet qui a été à l’intérieur pour tous les ajournemens et pour toutes les lenteurs, le cabinet du 2 janvier, ce cabinet inconsistant et mou, sans décision et sans couleur ; le cabinet qui a pour chef un homme dont le tempérament est aussi peu belliqueux que le nom, le cabinet des honnêtes gens, pour tout dire en un mot, répond-il aux exigences du moment ? Le pays désirait la guerre, et vous avez tout fait pour obtenir la paix, même au prix de notre dignité ; le pays voulait en finir avec la Prusse, et vous n’avez cherché qu’à retarder un conflit inévitable ; le pays attendait de vous quelque grande résolution, et vous lui avez proposé des ajournemens ; le pays voulait une solution, et vous avez passé huit jours à chercher des délais ; le pays n’est plus avec vous, et vous n’êtes plus avec le pays. Voilà ce que notre conscience nous oblige à dire au cabinet. » (16 juillet.)

Un des plus fidèles amis de l’Empereur, Persigny, fit mieux que de ne pas aider ceux qui travaillaient à notre renversement : il vint me demander de l’adjoindre à nous et confirma sa démarche par une lettre pressante : « Cher ministre et ami, je vous supplie de m’accorder la faveur que je vous ai demandée. Il me serait bien douloureux, après les services que je crois avoir rendus à l’Empire, de le voir exposé à de nouveaux périls et d’assister les bras croisés à de si grands événemens. Je ne mérite pas d’être confondu dans la bande de vos ennemis qui sont les miens. Dès les premiers temps, je vous ai tendu une main sympathique, tendez-moi la vôtre à votre tour. Ce n’est pas à l’Empereur, c’est à vous que je fais cette demande. Je vous paierai en dévouement chevaleresque et en services sérieux l’honneur que vous me ferez de m’associer à vos périls comme à votre gloire. J’ai l’espoir fondé de pouvoir contribuer à désorganiser l’armée de vos adversaires. Je m’engage, du reste, à donner ma démission aussitôt la guerre terminée. Quant à vous, un rapport de quelques lignes, comme vous savez les faire, peut faire accepter aisément du pays la pensée d’appeler auprès de vous le plus ancien et certainement l’un des plus dévoués amis de l’Empereur. J’espère, du reste, que vous ne me croirez pas l’âme assez basse pour interpréter ma démarche par une idée d’ambition. Quoi que vous décidiez, ne doutez pas de mon admiration pour vos hautes facultés, comme de ma profonde sympathie et de mon attachement sérieux pour votre personne. Votre tout dévoué. » (23 juillet.)

Persigny m’avait, depuis quelque temps déjà, donné de nombreux témoignages de sympathie, et je n’avais aucune raison de douter de leur sincérité. Je l’aurais admis parmi nous, si j’avais été le maître ; mais ni mes collègues, ni nos amis du Parlement n’y eussent consenti, et je dus donc, à regret, me priver provisoirement d’un concours dont j’appréciais l’importance. D’ailleurs, à ce moment suprême, il était périlleux de s’affaiblir par un remaniement quelconque. C’était également l’avis de l’Empereur : il demeura attaché à son ministère et le maintint contre toutes les manœuvres de la Droite.


II

Une des premières conditions du succès militaire est de ne pas révéler à l’ennemi les mouvemens des armées. A son arrivée au pouvoir, Bonaparte avait pris l’arrêté qu’en cette matière on doit considérer comme organique : « Le ministre de la Police générale notifiera à tous les journalistes qu’ils ne doivent se permettre de rien imprimer sur leurs feuilles de relatif aux mouvemens des armées de terre et de mer. » Il écrivit plus tard à Fouché : « Faites défense aux gazettes du bord du Rhin de parler de l’armée pas plus que si elle n’existait pas. » Il tint constamment éloignés de ses camps « ces factieux qui vendraient leur patrie pour augmenter le nombre de leurs abonnés. » L’expérience a démontré, en cette matière comme en tant d’autres, la sagesse des règlemens du grand Empereur. En 1830, le dénombrement de nos troupes, l’indication des points de station lors de l’expédition d’Algérie, jusqu’au lieu de débarquement, avaient été divulgués par les journaux d’opposition. Pendant toute l’expédition de Crimée, les généraux anglais n’ont cessé de réclamer contre le grave préjudice que l’indiscrétion des journaux occasionnait à leurs plans de campagne. Le prince, qui fut depuis l’empereur Alexandre, disait au général français Legendre, fait prisonnier à la veille de l’Alma : « Nous n’apprenons pas grand’chose par vous, mais la presse anglaise nous fournit nos informations, et certes elle nous a été d’une utilité inappréciable. » Le général Simpson écrivait à lord Panmure, ministre de la Guerre, le 25 juillet 1855 : « Il y a dans le Morning Post un paragraphe qui donne le nombre exact de nos gardes aux tranchées, aux lignes de renfort, etc. C’est révoltant de lire ces choses-là, qui sont lues à Sébastopol quelques jours avant qu’elles nous parviennent ici. En 1866, l’archiduc Albert fut instruit, par le bavardage des feuilles publiques, des principales dislocations des forces italiennes et de leurs effectifs.

Les Prussiens se montrèrent, en cette matière comme dans les autres, fidèles aux maximes du législateur de la guerre. Leur ministre de l’Intérieur, Eulenbourg, adressa dès le 10 juillet aux différens journaux l’avis suivant : « J’ai l’honneur d’inviter les honorables rédacteurs des journaux paraissant en Prusse, à ne donner, à partir d’aujourd’hui, aucune nouvelle, si insignifiante qu’elle puisse paraître, sur les mesures militaires et les mouvemens des troupes. » Ils admirent cependant dans leurs quartiers généraux des correspondans de journaux anglais parce qu’ils les savaient amis, mais en les entourant d’une telle surveillance que leur présence fût un secours et non une gêne.

L’avis d’Eulenbourg avait été immédiatement obéi ; les journaux avaient fait un silence absolu sur ce qu’il importait que nous ignorions. Nous n’avions pas à espérer une telle discipline de la part de nos journalistes. Même avec une presse amie ou uniquement animée du sentiment patriotique, les divulgations indiscrètes étaient à craindre ; avec une presse qui plaidait la cause de l’étranger, elles étaient certaines. Nous proposâmes une loi ainsi conçue : « ARTICLE 1er. Il pourra être interdit de rendre compte, par un moyen de publication quelconque, des mouvemens des troupes et des opérations militaires sur terre et sur mer. Cette interdiction résultera d’un arrêté ministériel inséré au Journal officiel. — ART. 2. Toute infraction à l’article 1er constituera une contravention et sera punie d’une amende de 5 000 à 10 00 francs. En cas de récidive, le journal pourra être suspendu pendant un délai qui n’excédera pas six mois. — ART. 3. La présente loi cessera d’avoir effet si elle n’est pas renouvelée dans le cours de la prochaine session ordinaire. »

Jules Ferry attaqua cette loi avec acrimonie : c’était moins une mesure pour la guerre qu’une mesure contre la liberté. « Vous voulez empêcher des indiscrétions périlleuses. Est-ce que ce danger existe ? Vous supposez donc que nos ennemis ont besoin de lire les journaux français pour se mettre au courant des mouvemens de nos troupes ? » Un ancien officier, le baron Reille, l’interrompit : « C’est élémentaire de lire, en temps de guerre, les journaux du pays que l’on combat. » À quoi j’ajoutai : « Cela tient lieu d’espions. » Jules Ferry continua néanmoins : Il n’était pas à craindre que des indiscrétions pussent avoir quelque effet sur le succès d’une campagne. La seule précaution à prendre était de ne pas admettre des reporters dans les quartiers généraux, comme cela se fait constamment. Avec cette seule mesure, nous pouvions être certains que nos plans de campagne ne seraient pas révélés. La loi inspirée par la peur des journalistes était la suppression complète de la publicité. « La publicité est un droit, ceux qui ont leurs fils, leurs époux à la bataille ont le droit de tout savoir. Tout citoyen français a le droit de savoir comment les opérations sont conduites, de les connaître et même de les critiquer. Il serait plus viril de la part du gouvernement et de la Chambre de se montrer confians dans l’opinion publique. J’ai le droit de dire que le projet qui vous est présenté est humiliant et injurieux pour la nation française. (Violens murmures sur un grand nombre de bancs.) Oui, humiliant, parce qu’il respire une profonde défiance de l’opinion publique et de la puissance régulatrice qui lui est propre. »

La loi eut contre elle dix-neuf voix de la Gauche, notamment celle de Gambetta. Il s’est chargé lui-même quelques semaines plus tard de justifier la mesure contre laquelle il avait voté. S’étant constitué le directeur de la défense nationale, il la reproduisit en l’aggravant : « Tout compte rendu ou tout récit d’opérations militaires, de mouvemens de troupes, d’actes de guerre, autres que ceux publiés par l’autorité militaire, sont interdits jusqu’à nouvel ordre. Tout journal qui contreviendra à-cette interdiction sera suspendu. » (28 novembre 1870.) Il alla même plus loin : « Le gouvernement fait appel au patriotisme de la presse, et il déclare que, si de semblables infractions se renouvellent, il sera dans la nécessité de les déférer à la cour martiale. » (7 novembre.) Les rigueurs de Gambetta étaient plus intelligentes que les nôtres parce qu’elles étaient plus rudes. A l’égard des journaux, toute demi-mesure est risquée ; plus le coup qu’on leur porte est vigoureux, plus il est sans danger. Fermez-leur la bouche à demi, ils remplissent l’air de leurs clameurs ; fermez-la-leur tout à fait, ils vous laisseront tranquille.


III

Il restait à prendre un parti vis-à-vis du Corps législatif même. Qu’en ferions-nous pendant les hostilités ? Les révolutionnaires, sachant qu’en tout temps, une déclaration de permanence équivaut à une déchéance du pouvoir exécutif et à la dictature du parlement, la demandaient. Une fraction de la Droite, celle que représentait Dréolle, aveuglée par sa haine du ministère, se joignit aux révolutionnaires, et commit la mauvaise action de seconder cette première tentative de subversion constitutionnelle. D’autres adversaires, les sournois, les compétiteurs ministériels évincés ou impatiens, traînant à leur remorque quelques collègues éminens trop préoccupés des périls de la liberté, proposèrent que le Corps législatif fût ajourné sans jour fixe et non prorogé. La différence était essentielle : une Chambre prorogée ne peut être réunie de nouveau que par un décret de l’Empereur, tandis qu’une convocation du président suffit pour rassembler une Chambre ajournée ; le gouvernement est alors à la merci d’un président que l’amour de la popularité, l’intérêt personnel, ou simplement une appréciation erronée des choses, peuvent entraîner à une convocation précipitée. L’ajournement n’est en réalité qu’une permanence en expectative : nous ne voulûmes pas plus de celle-là que de la permanence immédiate. La Convention, lorsque la guerre avait éclaté, avait abdiqué entre les mains d’un Comité de Salut public ; en 1859, le plus libéral des ministres du siècle, Cavour, demanda des pleins pouvoirs et renvoya le parlement ; en 1866, Bismarck ne laissa pas derrière lui la Chambre réunie tandis qu’il s’avançait en Bohême, et, en ce moment même, il était décidé à ne pas la garder pendant qu’il marcherait vers la Sarre. Le gouvernement d’un pays déchiré par des factions acharnées, qui s’engage dans une lutte pour l’existence nationale, est compromis irrémédiablement s’il ne se débarrasse des ergoteurs parlementaires. La présence d’une assemblée ne lui donne aucune force ; elle ne sert qu’à créer les inquiétudes, la méfiance, le désordre et à instruire l’ennemi des dispositions de chacun, à préparer les défaites ou à les convertir en désastres. Comment, d’ailleurs, des ministres occupés à déjouer des intrigues, à se débattre contre des interrogations saugrenues ou perfides, conserveraient-ils la force de parer à l’effrayante multiplicité de sollicitudes qu’exige la direction politique d’une grande guerre ?

Pour vaincre notre résistance, les intrigans imaginèrent de recommencer une manifestation extra-parlementaire, analogue à celle des 116. Ils offrirent à la signature des députés une lettre par laquelle, passant par-dessus nous, ils priaient le président Schneider d’obtenir de l’Empereur que la Chambre fût ajournée et non prorogée. Je déclarai que si cette lettre réunissait la majorité des signatures, je me retirerais. De son côté, l’Empereur fit savoir que, quel que fût le nombre des pétitionnaires, il ne l’accueillerait pas. Quarante-cinq députés seuls adhérèrent.

D’ordinaire le décret de clôture était, avant d’être, inséré au Journal Officiel, lu à l’assemblée par le président auquel il avait été auparavant communiqué. En temps de crise, cette habitude donnait à l’opposition le moyen de provoquer des scènes violentes, de faire du bruit et d’exciter des mouvemens au dehors. Je voulus prévenir ces inconvéniens en introduisant la pratique nouvelle d’insérer le décret de clôture au Journal Officiel sans le lire à l’assemblée. J’annonçai donc au président que la session serait close et que la Chambre n’en serait instruite que par l’insertion du décret au Journal Officiel. Jules Favre ne laissa pas échapper l’occasion de faire la scène attendue. L’ordre du jour épuisé, il demanda, le 21 juillet, quel parti le cabinet avait pris vis-à-vis de l’assemblée. « Dans les circonstances où nous sommes, il importe de savoir ce que nous allons devenir ; si nous cesserons d’exister légalement par un décret de clôture de session, ou si, au contraire, comme le plus grand nombre de nous le désire (Voix nombreuses : Non ! non ! ), nous resterons prêts à nous réunir au premier signal sur une indication de notre président, conservant ainsi notre indépendance et notre autorité, que, dans de pareilles circonstances, surtout, nous ne devons subordonner à aucun pouvoir. » (Très bien ! très bien ! à gauche.) Je ne me prêtai pas à la scène, j’y coupai court : « Le Gouvernement se conformera à la Constitution et, sous sa responsabilité, il donnera à l’Empereur le conseil qu’il jugera le meilleur ; mais il ne pourrait, sans violer lui-même les règles constitutionnelles, accepter une discussion sur l’exercice de la prérogative impériale. » (Exclamations et murmures à gauche. — Marques très vives d’approbation à droite et au centre.) « Je demande à la Chambre, répliqua aussitôt Jules Favre, de vouloir bien autoriser une interpellation sur ce point. » Je n’acceptai pas l’interpellation. Ferry réclama le scrutin ! Jules Brame appuya Jules Favre. Cinquante-sept voix seulement votèrent pour la mise à l’ordre du jour.

Deux mois à peine après cette séance, Gambetta, Jules Favre, Ferry, firent plus que conduire une guerre sans l’assistance d’une assemblée ; ils bouleversèrent l’État, violèrent les lois, renversèrent un gouvernement, en constituèrent un autre, méconnurent l’autorité du suffrage universel en brisant tous les corps électifs et en ne les remplaçant pas ; ils mirent la main sur la fortune publique et sur les personnes privées, établirent des impôts, contractèrent des emprunts, envoyèrent à la boucherie des malheureux qui n’avaient jamais tenu une arme, instituèrent des cours martiales, exilèrent, fusillèrent, proscrivirent, sans autre mandat que celui qu’ils s’étaient donné eux-mêmes par un lâche coup de main contre une femme, un enfant et un prisonnier.

Le 24 juillet parut au Journal Officiel le décret, signé le 23 par l’Empereur, qui consacrait notre innovation prévoyante.


IV

Au sortir de la séance du Corps législatif, le ministre américain Washburne me communiqua un télégramme annonçant la mort de Prévost-Paradol, notre ministre à Washington. Il s’était suicidé le 19 juillet.

Sa nomination avait été considérée par lui comme une délivrance parce qu’elle l’affranchissait du métier de publiciste dont il avait fini par être las. Il écrivait à un ami : « Le dégoût de la presse m’a saisi après quinze ans de rude carrière ; je ressens des nausées quand je prends la plume. » (17 juin 1870.) Selon lui, la littérature politique n’a de fécondité, de force véritable, d’éclat que si elle est liée à l’action, soit qu’elle la devance, soit qu’elle la suive. Écrire pour agir ou écrire après avoir agi, telle lui semblait la seule condition qui pût empocher la littérature politique de dégénérer en fadaises. Cependant il était parti dans des dispositions mélancoliques. La déloyauté avec laquelle certains libéraux accueillaient notre politique libérale si loyale le navrait, et il ressentait vivement les attaques cruelles qu’on ne lui épargnait pas depuis qu’il s’était rapproché de nous. La presse rouhériste lui reprochait comme une trahison, ainsi qu’elle me le reprochait à moi-même, de n’être plus hostile à l’Empire. Ses amis ne le défendaient pas : Thiers et Mignet, qui lui avaient conseillé avant le plébiscite d’accepter une fonction dans notre gouvernement, eussent voulu maintenant qu’il refusât celle qu’on lui offrait. Beaucoup de salons, qui l’avaient choyé naguère, se fermaient devant lui. Jusque-là les dons de sa nature s’étaient épanouis sans effort et d’une manière précoce aux souffles propices de la vie ; c’est en triomphateur, au milieu des fleurs et des sourires, qu’il s’était avancé dans l’arène si rude pour tant d’autres. Les coups et les froideurs qu’il ne connaissait pas le meurtrirent ; il eut hâte de s’y dérober. « Il semblait, a dit l’un de ses amis, plié et comme affaissé sous le poids de sa nouvelle fortune et surtout des déboires et des affronts par lesquels on la lui faisait payer. » La veille de son départ, il rencontra près du Pont-Royal Barthélémy Saint-Hilaire, qui l’engagea vivement à rester : il blessait ses amis ; il ferait bien mieux d’accepter l’offre de Michel Lévy, qui lui promettait 40000 francs pour deux volumes sur Voltaire. — « Dans tous les cas, répondit Paradol en montrant la Seine et en simulant le mouvement de s’y précipiter, cela ne sera pas bien long. »

Il s’embarqua le 2 juillet sur le Lafayette avec sa fille âgée de seize ans, charmante blonde aux yeux noirs, son fils et deux anciens serviteurs. En descendant du bateau à New-York, il avait été assailli par une foule de reporters qui s’étaient jetés sur lui comme une nuée de corbeaux et qui lui criaient : « La guerre ! c’est la guerre ! Vous le saviez ? le saviez-vous ? » Paradol pâlit et répondit : « Je ne sais rien, j’ai laissé l’Europe en paix. » Et il demanda à son tour avec anxiété des nouvelles à ceux qui lui en demandaient.

Il trouva un accueil presque fraternel dans mon ami le marquis de Chambrun[1], jurisconsulte distingué, homme de cœur, attaché comme conseiller judiciaire à la légation. Chambrun l’accompagna chez le président Grant et chez le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. Il assista aux deux entrevues. Grant reçut affectueusement le nouveau ministre, et Fisch, d’ordinaire glacial, se dégela pour lui souhaiter l’heureuse bienvenue. L’éminent sénateur Summer, très favorable à notre ministère, l’avait prié de considérer sa maison comme la sienne et de venir à toute heure du jour l’entretenir de ses affaires. De toutes parts, l’accueil était exceptionnel. Les Américaines, toujours avides de nouveautés, sachant que Paradol était de l’Académie française, se réjouissaient de connaître un membre de la célèbre compagnie et de le voir revêtu de l’habit aux palmes vertes. Mais la cause de la France n’inspirait pas les mêmes sympathies que la personne de son représentant. Paradol ne trouvait plus les Etats-Unis de La Fayette, de Washington, de Laboulaye ; il se heurtait aux États-Unis devenus allemands ; tout y était acquis à la cause de la Prusse. Il eût fallu, pour dominer cette situation, une complète possession de soi-même ; c’était précisément le don natif de Paradol, car, en étant toujours très passionné, il demeurait aussi maître de ses facultés que s’il n’eût rien ressenti. Jamais, on peut le dire, il n’a eu de ces traits d’un goût excessif que l’intempérance de la passion arrache aux plus grands maîtres ; sa correction était imperturbable, soutenue, et le bouillonnement intérieur ne se marquait que par le mouvement réglé, mais incessant, qui soutient et emporte le style. Par malheur, depuis son arrivée à Washington, il n’était plus dans son état normal. Washington, l’été, avec ses grandes rues vides où l’on est dévoré par la poussière et le soleil, est toujours lugubre. Cette année-là, la chaleur atteignait 40 degrés ; la solitude était plus écrasante que de coutume ; les suicides, les cas de mort subite par transport au cerveau se multipliaient. Cette chaleur torride, cette solitude étouffante le foudroyèrent. Il voulut repartir aussitôt. Berthemy, son prédécesseur, l’en dissuada.

Cependant Chambrun ne tarda pas à être frappé du déséquilibre de cette belle intelligence. A l’annonce de la déclaration de guerre, il avait dit : « Voilà la déclaration de guerre, cela sera sérieux, » mais il ne paraissait préoccupé que de régler la question des contrebandes de guerre. Chambrun avait beau s’évertuer à lui en expliquer les points juridiques ; il ne saisissait pas. « Ah ! quand on a été jusqu’à quarante ans en dehors des affaires, on les trouve bien ennuyeuses ! » Il avait signé une courte dépêche, rédigée par le chancelier de l’ambassade, Desjardins ; il voulut en écrire lui-même une plus développée. « Elle est indigne de moi, dit-il à sa fille. — Eh bien ! mon père, vous recommencerez demain. » Le lendemain, il se sentit encore plus stérile, ne dormant ni ne mangeant, faisant abus des boissons glacées, constamment en proie à une surexcitation invincible et à une anxiété douloureuse, terrifié de manquera sa facilité ordinaire, cherchant ses facultés, ne les retrouvant pas, frappé au cerveau au moment où lui était donnée l’occasion, si longtemps attendue, de montrer sa valeur d’homme d’action ; il se voyait perdu de réputation, bafoué, criblé de railleries, lui qui avait tant raillé les autres. Le mal physique créait les tourmens moraux, et les tourmens moraux exaspéraient le mal physique. Peu à peu l’idée d’en finir par le suicide s’empara de lui. C’était une disposition de famille : son père avait tenté de se suicider, son fils s’est tué, et son ami intime, Taine, lui avait prédit dans sa jeunesse qu’il finirait ainsi.

Il y avait toujours eu au fond de lui-même une plainte qu’on entendait, bien qu’elle fût très contenue, lorsque, averti par une certaine mélancolie mêlée à son sourire, on prêtait une oreille attentive à ce qui lui échappait sur la tristesse, sur la douleur. Il s’était dès longtemps accoutumé à l’idée de la mort, la dépouillait de ce qu’elle avait d’horrible, se familiarisait avec ses terreurs. Le lundi 18 juillet, il envoya ses enfans à Newport pour les soustraire à l’atmosphère embrasée de Washington ; il remit à Desjardins un écrit cacheté « à ouvrir en cas d’accident. » Dans une visite qu’il fit à Fisch, il fut si peu maître de l’agitation nerveuse qui le secouait comme une pauvre feuille au vent que le ministre lui dit : « Vous ne me paraissez pas bien, monsieur, je suppose que cette chaleur exceptionnelle vous affecte. — La chaleur ! la chaleur ! la chaleur ! s’écriait-il, j’en souffre horriblement. » Il ne cessa plus de donner les signes d’un malaise grandissant. Le lendemain mardi, dans la matinée, il avait témoigné à son chancelier le désir d’acheter un revolver. Celui-ci lui ayant demandé pourquoi, cette question parut le mettre hors de lui, et comme Desjardins avait déjà remarqué l’état extraordinaire de son esprit, il ne voulut pas le contrarier et l’accompagna chez un armurier. Là, Paradol examina plusieurs revolvers, en disant qu’il en voulait un sur lequel il pût compter, et il finit pas acheter un pistolet Colt et une boîte de cartouches. Il demanda à Chambrun, comme un service personnel, de ne point venir le voir après huit heures du soir, parce que c’était l’heure où il se recueillait ; puis il alla successivement acheter des remèdes et un second pistolet, pour avoir, disait-il, la paire.

Indécis encore s’il continuerait à lutter, en se retirant dans sa chambre à coucher au deuxième étage, il appela son valet de chambre et lui dit : « Auguste, ne manquez pas de me réveiller demain matin à cinq heures et de m’apporter ma médecine. » Vers une heure du matin, le valet de chambre fut éveillé par la détonation d’une arme à feu. En même temps, il entendit son maître qui criait d’une voix affaiblie : « Auguste, Auguste, venez ici. » D’un bond, il fut dans la chambre de Paradol, qu’il trouva debout en face d’une armoire à glace, et qui l’accueillit par ces mots : « Avez-vous entendu ? — Oui, monsieur. — Je suppose que c’est un coup de pistolet qu’on aura tiré dans la maison voisine. — Sans doute, monsieur, mais vous ne paraissez pas bien ; désirez-vous que j’aille vous chercher quelques rafraîchissemens ? » Il n’avait pas achevé, que Paradol s’affaissait lourdement contre le manteau de la cheminée. En courant chercher des secours, Auguste aperçut des taches de sang sur ses propres vêtemens. Il remonta aussitôt. Il vit son maître respirant avec effort et comprimant son cœur de la main, comme pour arrêter son sang qui coulait à flots. Le malheureux, après quelques convulsions, expirait sans avoir prononcé un mot.

On trouva sur la cheminée une enveloppe portant ce » mots écrits au crayon : « Je me tue ; monsieur Berthemy, revenez et restez. » Le domestique alla aussitôt avertir Desjardins. Celui-ci ouvrit le pli cacheté que Paradol lui avait remis la veille, et qui disait : « S’il m’arrive un accident, je vous prie, monsieur Desjardins, avec M. Riggs, et le consul général à New-York, M. Victor Place, de pourvoir à ce que ma famille et mes domestiques soient renvoyés en leur pays ; j’espère que les mesures à prendre seront facilitées par les amis que j’ai aux Etats-Unis. » Le Lafayette, qui l’avait amené, remporta son cercueil. Il avait à peine quarante ans.

La disparition inattendue de cette brillante individualité produisit une émotion mêlée de stupeur. On éprouva un saisissement douloureux à apprendre l’anéantissement de tant de jeunesse et de tant de maturité, de tant de force et de tant de grâce. Première victime de la guerre, a-t-on dit. Non. Cette guerre, il l’avait prévue, presque souhaitée[2] ; il ne l’a pas condamnée quoiqu’elle l’ait surpris, car il était un des plus ardens à comprendre « qu’en France, affaiblir le point d’honneur, ce n’est pas seulement abaisser les âmes, mais ébranler le dernier fondement de la société et de l’Etat[3]. » Les Américains, en présence même de son cadavre, ont démenti la légende de sa désespérance : « Nous regrettons d’avoir à constater, à la honte du journalisme américain, que la nouvelle du triste événement est à peine parvenue ici qu’elle a servi de base à des insinuations insultantes pour le caractère de M. Prévost-Paradol. Nous pouvons affirmer, et cela sur la meilleure autorité, — celle de M. Prévost-Paradol lui-même, — que, si profondément qu’il regrettât la grande guerre déclarée si soudainement, il avait une foi énergique et entière dans la justice de la cause pour laquelle son pays a tiré l’épée. Qu’il eût tort ou raison de penser ainsi, là n’est pas la question, mais on doit à sa mémoire de ne pas dénaturer son opinion[4]. » Renan a dit : « Sa mort n’eut aucune signification politique ni morale ; ce fut un accident matériel, amené par les grandes chaleurs de Washington et par la surprise du régime américain des liqueurs glacées[5]. »


V

Il était facile de présenter des lois exigées par un intérêt évident et assurées de l’assentiment unanime. Le difficile était d’arrêter le déchaînement des passions révolutionnaires et de maintenir l’esprit public en un état qui, sans cesser d’être animé, ne devînt pas surexcité. Ces passions subversives s’étalaient sans vergogne dans les journaux de l’opposition. Chaque jour, ils gémissaient sur les horreurs de la guerre, en voilaient les grandeurs, en dépeignaient les misères, discréditaient notre cause, la calomniaient, en niaient le caractère national. « Qu’il soit donc bien entendu, écrivait Louis Blanc, que cette guerre à laquelle nous pousse le chauvinisme d’esprits sincères, trompés par le chauvinisme de cœurs servi les, est une guerre entreprise, d’une part, pour rendre le despotisme plus fort contre la liberté, d’autre part, pour couvrir et réparer, aux dépens de la France, les effets lamentables d’une monarchie à la Napoléon. Double raison de craindre et de protester[6] ! » On soutenait que l’insulte à venger n’était qu’un prétexte, que « cette guerre, c’est l’Empire qui l’a voulue et que l’Empereur a attaqué l’Allemagne à l’improviste, en traître, » que « la véritable visée est de reprendre le Rhin[7]. » S’il en était ainsi, Victor Hugo avait-il le droit de s’indigner, lui qui avait tant réclamé cette conquête ? N’avait-il pas écrit : « Il y a déjà, dans le plateau de la balance où se pèsera un jour la question du Rhin, un grand poids, le bon droit de la France. Faudra-t-il donc y jeter aussi cet antre poids terrible, la colère de la France ? La rive gauche du Rhin appartient naturellement à la France. Comment, Dieu le sait, mais dans un temps donné, la France aura sa part du Rhin et ses frontières naturelles[8]. »

Les calomnies contre la cause nationale ne restaient pas enfermées chez nous ; on les rendait encore plus dommageables en les jetant à travers l’Europe pour l’ameuter contre notre cause et donner aux armes étrangères l’appui de la haine des peuples. « En tout temps l’Europe a cru, sur les affaires de France, ce que lui dit notre opposition, et comme il en existe une monarchique en même temps qu’une républicaine, cette action s’étend à tous les milieux[9]. » Un historien italien, analysant les difficultés que Rossi trouva à Rome, dans sa mission sous Guizot et dans son ministère après 1848, signale les préjugés du National et des journaux radicaux de France infiltrés dans l’esprit des rétrogrades autant que dans celui des libéraux.

En 1870, la parole de notre opposition arrivait d’autant mieux à l’Europe qu’elle lui était transmise par une phalange bien organisée de diffamateurs. Il n’y avait plus un journal étranger qui ne reçût une correspondance de Paris et n’y entretînt à cet effet un ou plusieurs rédacteurs. Quelques-uns étaient des hommes distingués, dont les lettres offriront aux historiens autant de profit que les rapports des ambassadeurs vénitiens d’autrefois ; la plupart, expulsés de leur pays, fruits secs aigris par l’insuccès, sans consistance, sans probité, appartenaient aux opinions extrêmes, et, pour ne perdre aucun chaland, rédigeaient à la fois une correspondance conservatrice et une correspondance révolutionnaire. Chacun d’eux courait une partie de la journée, écoutant aux portes et se glissant partout pour recueillir leur butin ; le soir, ils se réunissaient dans un estaminet du boulevard et, en buvant des chopes, échangeaient leurs renseignemens, préparaient les nouvelles qu’ils lançaient ensuite dans les journaux étrangers de toutes nuances. Beaucoup étaient des agens de Bismarck ; ils concertaient leur action avec les agens secrets installés dans presque tous les journaux parisiens. Grâce à leur impulsion mystérieuse bien concertée, ce ne fut plus à Berlin que s’imprimèrent les journaux les plus prussiens et d’où partirent les nouvelles les plus contraires à notre cause.

Les révolutionnaires ne se contentaient pas de nier notre bon droit, de défendre celui de l’étranger, de défigurer nos intentions ; ils souhaitaient notre défaite et la prédisaient. On peut en croire Jules Simon : « Nous avions, sous l’Empire, des intransigeans dans la presse et même au Corps législatif, qui partaient de ce principe que si le nouveau Gouvernement devenait supportable, on le supporterait. Chaque fois que l’Empereur faisait quelque concession, ils étaient au désespoir ; ils disaient que la France ne pouvait être sauvée qu’à force de misère. Quand la guerre maudite fut déclarée, j’entendis l’un d’eux s’écrier : « Ah ! si nous pouvions être battus ! » Et cette défaite qu’ils désiraient, ils y travaillaient par tous les moyens. Ils exprimaient des vœux pour le succès des armées prussiennes, et souhaitaient que « les premières balles frappent très haut. » Quelques-uns prédisaient que dans trois semaines les Prussiens seraient à Paris[10]. Delescluze qui, de Bruxelles, rédigeait le Réveil, écrivait à ses collaborateurs dans une lettre surprise à la poste : « Faites bien comprendre au pays que la guerre qui se prépare n’a rien de national. Il nous faut reconstituer des comités électoraux, ce qui sera facile à la veille des élections municipales. Il faut, en outre, s’appuyer sur l’Internationale, en relier les différentes fractions et agir dans les ateliers, de manière à exciter l’esprit de résistance et même à préparer un mouvement à l’intérieur, ce qui serait possible pendant que notre année serait occupée au dehors. » Ainsi, l’agitation révolutionnaire n’était pas seulement au profit de l’étranger ; on appelait à son secours l’étranger lui-même, puisqu’il y avait dans l’Internationale plus d’étrangers que de Français.

Ces machinations furent mises en œuvre avec un zèle scélérat à Paris par le Réveil, la Cloche, le Rappel, l’Avenir national, et en province par les journaux de la secte, tels que le Phare de la Loire de Nantes, le Peuple de Marseille, l’Émancipation de Toulouse, le Progrès de Saône-et-Loire, etc., etc. Un certain Rivière, dans le Phare de la Loire, adjurait les républicains de dire non à la guerre, comme ils avaient dit non au plébiscite. Patriotisme rimait avec despotisme, servilisme, militarisme. Ils vilipendaient les chefs de l’armée. « Ces généraux de carton ou de fer-blanc n’avaient jamais su que gaspiller le sang du soldat ; l’Empereur en Italie avait compromis l’armée par sa direction ; il avait reconnu publiquement que la guerre n’était pas son fait, et son commandement amènerait une seconde journée de Rosbach plutôt qu’un nouvel Iéna. » Par des distributions de journaux et de brochures, on minait la discipline, au moment où c’était dans la plus sévère discipline qu’était notre salut.

Le ministre de la Guerre avait ordonné de diriger sur Châlons, sans armes, la gardé mobile de Paris : violentes récriminations des journaux réclamant comme un droit qu’on retînt dans la capitale les hommes mariés. Le départ des bataillons était toujours accompagné de scènes de désordres. Dans les rangs retentissaient des cris de : « Vive la République ! A bas Ollivier ! Ollivier à la lanterne ! » Des passans durent protéger un capitaine prescrivant à ses hommes de crier : Vive la Nation ! et non : Vive la République ! Nous fûmes obligés de décider que les mobiles, au lieu de traverser Paris, se réuniraient dans la caserne la plus rapprochée du chemin de fer de l’Est. L’association internationale multipliait ses réunions, cherchait à grossir ses sections et à recruter des adhérens, à susciter des grèves. La Ligue de la liberté et de la paix, et certaines loges de la franc-maçonnerie secondaient la propagande en lançant des manifestes démoralisans. Dans ces réunions privées, en réalité publiques, Millière s’écriait : « Cesserons-nous enfin de courber la tête sous le joug d’un seul homme qui croit que la guerre consolidera son pouvoir pour vingt ans encore ? Que la France se mette en république démocratique et sociale ; alors si un roi nous envahit nous lui couperons la tête. » On organisa dans nos principales villes des manifestations populaires contre le gouvernement. Une bande de forcenés, avinés et soldés, parcourut les rues de Lyon en dansant la carmagnole, brisant les vitres de rétablissement des Jésuites, hurlant : A bas Napoléon III ! à bas la guerre ! vive la paix ! vive la Prusse ! vive la république ! Des scènes semblables se produisirent en plusieurs endroits. Les principaux écrivains de la presse irréconciliable agitèrent le projet d’une tentative insurrectionnelle, à réaliser après le départ de l’Empereur[11]. Ils avaient demandé le concours des députés de la Gauche, et ils n’en avaient obtenu qu’un appui moral et des interpellations au parlement pour réclamer l’armement de tous les citoyens, mais ils espéraient les entraîner plus loin.

On envoyait en Italie des encouragemens aux Garibaldiens et aux Mazziniens afin qu’ils s’opposassent, par une entreprise sur Rome, au secours italien ; on ne négligeait même pas de travailler à la surexcitation du sentiment national allemand, en célébrant l’unité allemande et la mission historique de la Maison de Brandebourg[12]. A Genève, à Bâle, à Bruxelles, à Londres, à Guernesey, les révolutionnaires du dehors, véritables émigrés, animés de passions semblables à celles des royalistes qui conduisirent les armées alliées de 1792, conspiraient hautement contre « le mouvement national qui devait ressusciter la France[13]. » Ceux qui visaient à la magnanimité olympienne, comme Victor Hugo, ne rougissaient pas de convoquer les femmes de Guernesey, pour leur dire que la guerre actuelle n’était ni une guerre de devoir, ni une guerre d’indépendance, et les engager à faire de la charpie qui serait également répartie entre les Français et les Allemands. Dans ce même temps, le vieux républicain allemand Arnold Ruge, banni après avoir longtemps souffert et combattu, écrivait de Brighton au Gouvernement prussien : « Tout Allemand qui ne se rallie pas maintenant à son pays est un traître. »


VI

Ce monstrueux complot, qui ne prenait même pas la peine de se dissimuler, préoccupait notre préfet de police. Il eût voulu que nous prissions des mesures exceptionnelles contre les réunions et la presse. L’Empereur était également de cet avis. Ayant été amené à l’interroger sur la part qu’on prêtait à l’Impératrice dans les intrigues contre le ministère, j’en reçus la lettre suivante : « Mon cher monsieur E. Ollivier, j’ai montré votre lettre à l’Impératrice ; elle m’a répondu ce que je savais, c’est-à-dire qu’elle ignorait complètement ce qui se passait à la Chambre. Elle a vu l’autre jour M. Mathieu, et la seule chose qu’elle lui ait dite, c’est qu’elle regrettait que le Corps législatif n’ait pas fait à Saint-Cloud la même démarche que le Sénat, parce que cela diminuait, aux yeux de l’étranger, la manifestation nationale. — Nous sommes dans un moment trop solennel pour nous occuper d’intrigues, mais il faut reconnaître que ce que regrettent bien des gens dévoués et exempts de toute ambition, c’est de penser que je laisse derrière moi, dans Paris et la province, un parti hostile à ma dynastie comme à la cause nationale, qui, par la presse, prêche le désordre et la ruine de l’armée. Voilà où sont réellement les préoccupations justifiées. Ainsi aujourd’hui même, les journaux irréconciliables prêchent la révolte, protestent contre la guerre, se font les auxiliaires de l’étranger. Cela doit-il être permis ? Le Réveil contient des calomnies contre mon commandement en Italie et prédit une défaite ! Il faut pendant la guerre qu’on prenne résolument des mesures contre la presse, et une des raisons qui me font préférer avoir un ministère libéral, c’est qu’il peut prendre ces mesures de salut public sans qu’il soit accusé de réaction. Je vous expose toute ma pensée, car vous savez que j’ai une foi entière dans votre esprit élevé, dans votre dévouement éclairé. Croyez, cher monsieur Ollivier, à ma sincère amitié. » (19 juillet.)

Avant de prendre mon parti sur la réponse à faire à l’Empereur, je dus sonder à fond l’état d’esprit de la majorité de la nation, et voici comment il m’apparut. L’agitation intransigeante, plus bruyante qu’efficace, inspirait le dégoût ; elle n’avait pu réussir à ébranler les masses parisiennes, et les ateliers n’avaient pas sacrifié la patrie au fanatisme révolutionnaire ; la Marseillaise, ressuscitée pour la circonstance, n’avait réuni que sept mille lecteurs et avait dû suspendre encore sa publication. « Paris, s’écriait avec consternation Nefftzer, dans les bureaux du Temps, est redevenu bonapartiste. » Cette recrudescence était si accentuée que Delescluze conseillait à ses collaborateurs de ne pas trop heurter le chauvinisme français : il suffisait de soutenir l’Internationale destinée à renverser tous les rois. Chaque soir, aux départs des troupes, une population sympathique accourait et accompagnait les soldats de ses empressemens. Le départ de la Garde donna lieu à une manifestation touchante. Une foule animée entourait les casernes ; de tous côtés vibraient les cris de : Vive la Garde ! vive la France ! vive l’Empereur ! on chantait la Marseillaise ; on saluait les soldats de bravos répétés. A la vue des grenadiers marchant avec entrain, les clameurs redoublèrent ; jusqu’à la gare, la foule les suivit, et finit par porter en triomphe le colonel. A Lyon, on avait envoyé quelques lanciers pour dissiper les coquins qui hurlaient, mais les citoyens eux-mêmes les avaient déjà arrêtés et les livraient à la police, se constituant ensuite volontairement en gardes civiques pour empêcher le retour des scènes antipatriotiques. A Nantes, la population allait siffler le Phare de la Loire, et le journal républicain ayant prétendu que cette manifestation était l’œuvre de la police, l’Echo de l’Ouest, journal royaliste, lui riposta : « Non, ce n’étaient pas des agens de police. Nous connaissons les hommes qui vous ont sifflé. Nous y étions ; nous y serons encore demain. »

De toutes les manières et dans toutes les classes s’accentuait le sentiment patriotique. Flaubert écrivait à George Sand : « Voilà donc l’homme naturel. Faites des théories maintenant ! Vantez le progrès, les lumières et le bon sens des masses, et la douceur du peuple français ! Je vous assure qu’on se ferait assommer si on s’avisait de prêcher la paix[14]. » About écrivait de Sarreguemines au Soir : « Ne dites pas par ici que vous doutez de la victoire ; vous vous feriez lapider. MM. les correspondans de la Marseillaise qui n’ont pas rencontré un seul patriote sur leur chemin devraient venir à Sarreguemines. Ou plutôt non[15]. »

Le clergé s’associa avec éclat à cet élan national. Nul n’égale en éloquence Mgr Dupanloup : « Mon pied en touchant le sol de la patrie l’a trouvé frémissant. Je l’avoue, je ne puis demeurer insensible au cri d’honneur blessé, aux motifs d’indépendance inquiète et d’injustices longtemps ressenties qui ont enfin contraint la France à mettre l’épée à la main. En s’opposant à ces procédés audacieux et malfaisans qu’elle a trop longtemps tolérés, la France défend tout à la fois ses intérêts, le droit public, la paix commune. Mais, certes, je puis encore bien moins être insensible aux nobles sentimens qui, en ce moment, s’emparent des âmes, entraînent et soulèvent la nation tout entière. J’assiste avec plaisir à la transformation de la race des jeunes gens inutiles et à l’apaisement momentané des impiétés déclamatoires. La guerre a fait passer sur nos têtes à tous un souffle religieux… Conduits par d’admirables chefs, les soldats partent au milieu des cris d’enthousiasme, des adieux fraternels, des vœux patriotiques. Toute la terre française est ébranlée par un effort gigantesque, et l’on sent dans l’air un courant indescriptible, solennel et entraînant, grave et joyeux, martial et confiant, terrible et doux, esprit vraiment français qui voile les horreurs de la mort par les beautés du sacrifice, transforme les victimes en héros et fait de la nation tout entière l’armée de réserve et l’armée de combat. Faites triompher la justice, ô mon Dieu, par les mains de la France[16] ! »

On se montrait patriote, même dans le monde des affaires, où toute guerre est une perturbation, un désastre. En Allemagne, la panique et la débâcle financières étaient complètes. A la Bourse de Berlin, les spéculateurs avaient établi un cours de compensation, c’est-à-dire avaient fait une banqueroute partielle à leurs débiteurs ; il en était de même à Francfort ; le taux de l’intérêt de ces deux villes montait déjà à 8 et 9 pour 100. On signalait des faillites à Leipzig et autres centres commerciaux. La Bourse même de Londres, si ferme, était atteinte. A Paris, au contraire, le marché montrait une solidité extraordinaire ; on avait fait sans trouble la liquidation du 15 juillet ; pas un agent de change, pas un courtier de quelque crédit n’avait manqué à ses engagemens, quoique beaucoup eussent perdu des sommes considérables. Le petit rentier, loin de jeter ses titres sur la place, ce qui eût produit un effondrement, achetait avec la ferme confiance que la campagne s’ouvrirait par une grande victoire. La rente se maintenait à 66, 67, 68 ; ces hauts cours exerçaient la plus heureuse influence sur les autres valeurs et sur la situation du Crédit ; les capitaux abondaient, les comptes courans à la Banque s’élevaient à près de 600 millions, l’encaisse était de 1 milliard 144 millions.

Dans l’armée la satisfaction se manifestait chaque jour davantage. C’était à qui se féliciterait. Beaucoup ont répudié leurs sentimens de ce temps. Mon cher confrère, Albert de Mun, qui est non seulement un grand orateur et un admirable écrivain, mais encore un noble et vaillant cœur, l’a constaté par ces loyales paroles que j’oppose à tant de reniemens honteux : « Les générations nouvelles ne se rendent pas encore un compte exact de ce qu’était en 1870 l’état des esprits, lorsque la guerre éclata. Pour beaucoup, la France fut alors, par des calculs dynastiques, jetée soudainement dans une folle et criminelle aventure. A force d’entendre les politiciens déclamer sur ce thème facile, tout le monde s’est habitué à le dire après eux. Rien n’est moins vrai. La guerre, à dater de Sadowa, était déclarée dans les âmes. Quand, en 1867, surgit l’affaire du Luxembourg, on crut que l’heure était venue ; la France demeura mystifiée et humiliée. Le besoin de la revanche s’en accrut, un moment oublié dans l’étourdissement somptueux et les parades royales de l’Exposition. Pour aucun de nous ne se posait le redoutable dilemme de la victoire ou de la défaite : nous nous croyions invincibles, mais ce n’était pas une ridicule forfanterie. Nous savions très bien que nous avions en face de nous un ennemi redoutable. Un des officiers de l’état-major général me disait le 15 juillet : « Nous l’emporterons, mais ce sera un grand, un terrible duel. » Pour ce duel, nous nous sentions pleins d’une confiance que tout le monde partageait. Ah ! après les défaites ce fut à qui les avait prévues. Au mois de juillet 1870, nul ne les croyait possibles. Le 6 juillet, quand le duc de Gramont lut à la tribune du Corps législatif la première déclaration sur la candidature Hohenzollern, il y eut des officiers qui lui écrivirent pour le féliciter. Je fus de ce nombre. Depuis trois ans, nous attendions ce fier langage. Neuf jours quand le capitaine de service ouvrit la porte, son képi levé, en criant : « La guerre est déclarée ! » Le général de Clérembault était près de moi, il se jeta dans mes bras. La foule, derrière la grille, applaudit. Je n’ai de remords, ni de cet embrassement, ni de la lettre au duc de Gramont[17]. » À ce moment-là, personne dans l’armée, sauf quelques rares grincheux, qui ne pensât et ne parlât aussi fièrement.


VII

Devant un état d’esprit aussi réconfortant de la grande majorité de la nation n’eût-il pas été imprudent de paraître alarmés de la scélératesse d’une poignée de coquins et de substituer à la résistance vaillante de la sagesse publique des rigueurs dont elle n’eût pas compris la nécessité ? Il nous suffit de la seconder par une vigilante application de la loi commune. J’allai donc expliquer à l’Empereur qu’en principe, j’étais de son avis et que nous étions résolus à écraser les Français infâmes qui se faisaient les auxiliaires de l’ennemi ; nos doctrines libérales n’avaient rien qui nous l’interdît ; dans les pays les plus libres il est admis que même les garanties constitutionnelles doivent être suspendues en cas de péril extérieur ou intérieur, et nous étions décidés à établir une dictature aux mailles serrées, et à ne pas laisser périr l’Etat et la dynastie par pharisaïsme libéral ou par crainte de l’impopularité. Mais, quand on frappe, il ne faut pas s’en tenir aux répressions anodines, il faut sévir avec la dernière énergie, afin que l’ennemi ne se relève pas du coup. Une nécessité évidente donne seule ce droit d’une répression impitoyable : or, le moment n’était pas encore venu d’invoquer la loi de salut public et de prononcer le caveant consules ; si les circonstances devenaient difficiles, nous ne reculerions pas devant la responsabilité des mesures les plus énergiques, et nous allions dès maintenant préluder à une action vigoureuse par une sévère application des lois existantes. L’Empereur me laissa maître de suivre mes inspirations. Nous ne proposâmes aucune loi exceptionnelle contre les réunions et contre la presse, plus tard, le 15 juillet, j’étais dans la cour du Corps législatif, sur le quai d’Orsay, mais je donnai les instructions les plus précises pour qu’on appliquât sans mollesse les répressions autorisées par la loi commune. Je télégraphiai aux procureurs généraux : « On me signale un redoublement de violence dans la presse démagogique. Déployez la plus grande énergie pour que ce scandale ait une fin prompte. Poursuivez et requérez des condamnations très sévères. » Les procureurs généraux exécutèrent mes instructions et partout les Journaux démagogiques furent poursuivis et sévèrement frappés.

Il restait, en dehors de cette action judiciaire, à surveiller les conspirateurs, à s’assurer de l’endroit où ils gîtaient, à réunir les preuves contre eux, à les suivre dans leurs démarches afin de n’avoir qu’à étendre la main pour les saisir sur l’heure. Ce sont les instructions que nous donnâmes au préfet de police. Et comme des communications dangereuses pouvaient être contenues dans les lettres privées des conjurés, nous rouvrîmes le cabinet noir qu’à notre arrivée aux affaires nous avions fermé[18]. Nous introduisîmes cependant une innovation. C’était jusque-là au préfet de police et à l’Empereur que le cabinet noir transmettait les lettres retenues : nous décidâmes qu’elles seraient envoyées au garde des Sceaux seul, qui, sous sa responsabilité, en disposerait souverainement.

Une mesure non moins urgente que la surveillance de la polémique des journaux était de mettre un terme à l’espionnage qu’ils continuaient à exercer malgré tout au profit de la Prusse, par leurs indiscrétions quotidiennes et par celles des correspondans, qui pullulaient déjà à tous les points de rassemblement des armées. Les Prussiens se procuraient nos journaux, et établissaient auprès de chaque corps d’armée un service spécial pour leur dépouillement. Le major Krause était arrivé par cette voie à établir un ordre de bataille (24 juillet) qui fut reconnu dans la suite si complètement exact qu’il n’exigea plus que quelques rectifications de peu d’importance. Un officier distingué de Garibaldi a écrit dans la Gazzetta del Popolo de Turin « qu’il attribuait la plus grande partie de nos échecs à l’indiscrétion de notre presse. » — « Vos journaux, a dit un général prussien à un de nos écrivains, nous ont autant servis que deux corps d’armée. »

L’avertissement qui résultait du vote du projet de loi sur les nouvelles militaires avait été vain. Je ne balançai pas à prendre l’arrêté interdisant « de rendre compte, par un moyen de publication quelconque, des mouvemens de troupes et des opérations militaires sur terre et sur mer. » (22 juillet.) Bien souvent, avant et depuis que j’ai pris la responsabilité principale de cette mesure contre l’indiscrétion de la presse, j’ai été vilipendé et conspué : jamais je ne le fus aussi furieusement, aussi universellement ; tout ce que j’avais pu faire ou dire jusque-là de déplaisant aux ennemis de l’Empire, parut peccadille : soupçonner un journaliste français, cet idéal du patriotisme et de la discrétion, de rendre à l’ennemi, même malgré lui et inconsciemment, les services d’un espion, c’était un acte abominable pour lequel il n’y avait pas d’expiation assez sévère. Le peu d’honneur et de talent qu’on m’avait laissé me fut enlevé du coup : je ne fus plus qu’un coquin idiot. Un de mes fidèles amis de tous les temps, le remarquable historien Ernest Daudet, dont les avis étaient d’autant mieux accueillis qu’ils étaient désintéressés, annonça la bourrasque : « Je ne serais pas votre ami, si je ne vous disais quel effet déplorable a produit Votre arrêté. Je n’entends qu’un cri, et ceux qui vous sont le plus dévoués disent que cet arrêté produira les effets contraires à ceux que vous attendez… pour votre popularité je regrette la mesure que vous avez prise et mon amitié s’en alarme. » (25 juillet.)

Il m’était, du reste, impossible de ne pas entendre la bourrasque. La Libérté, journal qui m’avait soutenu, et qui, même après notre rupture, n’avait jamais manqué aux convenances amicales, après avoir imprimé mon nom au bas de l’arrêté en caractères majuscules, ajoutait : « Avoir revendiqué le triste honneur d’apposer sa signature au bas d’un pareil document est un acte qui qualifie un homme d’Etat et le stigmatise aux yeux de l’opinion. M. Emile Ollivier est jugé dès aujourd’hui. Nous attendrons patiemment sa condamnation. Elle sera aussi prochaine qu’éclatante. » Et il mettait le comble à ses invectives en m’appelant vice-Rouher ! Si les bienveillans s’exprimaient de la sorte, imaginez le fracas que firent les hostiles : « En Angleterre, disait le Siècle (28 juillet), pays de publicité et de liberté, un ministère qui proposerait une pareille mesure serait immédiatement mis en accusation. » Les intransigeans de Droite ne furent pas moins bruyans, sauf le Pays, qui, ce jour-là, mit alors l’intérêt public au-dessus de ses rancunes personnelles Par contre, le Volontaire de Duvernois et le Public de Dréolle se signalèrent. Auprès de l’article de ce dernier, porte-plume de Rouher, ceux de Delescluze, du Réveil, étaient des aménités.

L’arrêté, disait-on, était trop général. Comment ne l’aurait-il pas été ? Il n’y avait pas moyen d’établir une démarcation légale précise entre ce qui étant dangereux devait être interdit, et ce qui ne l’étant pas pouvait être toléré. Dans de telles situations, on doit interdire tout, quelques inconvéniens qui en résultent, afin d’être plus assuré que ce qui est dangereux ne se glissera pas sous le couvert de ce qui paraît ne l’être pas.

Les indiscrétions continuèrent et l’Empereur m’écrivit pour s’en plaindre : « Mon cher monsieur Emile Ollivier, Je vois que les journaux donnent des nouvelles sans penser qu’ils font mal. Aussi, je vous prie de faire venir les rédacteurs des journaux et de leur dire que tout mouvement de troupes dévoilé est une trahison. Ainsi le Figaro d’aujourd’hui, 24 juillet, dit que je suis monté en voiture pour voir passer la division Guyot de Lespart, qui a quitté son cantonnement du polygone pour aller bivouaquer à Brumath et à Haguenau. C’est vraiment déplorable de voir une telle absence de patriotisme. Croyez à mon amitié. »

Chevandier, qui recevait les journalistes, leur transmit la prière de l’Empereur ; je fis de même. De plus, j’insistai sur mon arrêté par une circulaire aux procureurs généraux : « Le secret des opérations militaires, surtout dans l’époque préparatoire, est la condition même du succès de toute armée. Aussi avions-nous espéré que le sentiment patriotique suffirait pour interdire aux, journaux, sur les mouvemens de nos troupes, des indiscrétions dont l’ennemi profite. Tandis qu’un grand nombre de journaux aident la cause nationale par leur réserve, après l’avoir aidée par leur parole, il en est d’autres qui remplissent leurs colonnes de renseignemens qui, malheureusement, ne sont pas toujours faux. De telle sorte que les feuilles publiques allemandes, muettes sur ce qui se passe en Allemagne, sont pleines de détails sur les opérations militaires qui s’accomplissent chez nous. J’ai donc été obligé de mettre en vigueur, par un arrêté, la loi sur les mouvemens de troupes. Appliquez cet arrêté avec mesure et bienveillance. Mais si vos exhortations restent sans effet, poursuivez avec fermeté. Il faut que nous aussi, dans la limite de nos attributions, nous travaillions au triomphe de la patrie. » (25 juillet.)

Le même jour, j’insérai au Journal Officiel une note comminatoire. La circulaire, la note n’arrêtèrent pas plus les indiscrétions que ne l’avaient fait le vote de la loi et la publication de l’arrêté. Les journalistes nous bravèrent ouvertement. Le National affectait de publier toutes les nouvelles militaires ; le Figaro crut me punir en annonçant qu’il ne parlerait plus en aucune sorte de la guerre. Je le pris envers ces messieurs d’aussi haut qu’ils le prenaient envers moi. J’ordonnai des poursuites contre le National et je fis dire au Figaro que, loin de m’affliger de son silence, je m’en réjouirais. A la réflexion, je compris que je m’engageais mal, en ordonnant des poursuites. Quelque rapide que fût le jugement, il demandait quelques jours, et les indiscrétions continuaient pendant ce temps. J’arrivai à cette conviction que la seule manière efficace était de suspendre les journaux réfractaires, en vertu de l’état de siège, et de punir par la ruine matérielle ceux que la cupidité d’accroître leurs profits poussait à se rendre les éclaireurs de l’ennemi. Mais là, comme en ce qui concernait les conspirateurs, il ne fallait pas devancer le moment. J’ordonnai donc l’abandon des poursuites contre le National et j’attendis J’heure des mesures extrêmes. Cette attente avait d’autant moins d’inconvénient que, par une précaution administrative, nous pouvions conjurer les indiscrétions plus efficacement que par des arrêts de justice. Dans l’ordre général du service, la surveillance des télégrammes était spécialement confiée au ministère de l’Intérieur. Nous associâmes à cette surveillance le garde des Sceaux et nous décidâmes que tous les télégrammes privés relatifs aux faits de guerre ne seraient communiqués aux destinataires qu’après que ces deux ministres les auraient examinés et laissés passer. Nous fauchâmes ainsi un si grand nombre de dépêches qu’elles n’apportèrent plus aucun renseignement aux Prussiens.


VIII

La colère que mon arrêté avait inspirée fut encore accrue par une décision du major général Le Bœuf, qui interdit l’accès des quartiers généraux à toute personne étrangère à l’armée-Les correspondans de journaux ont toujours paru un fléau aux chefs militaires. En Crimée, lord Raglan, le général Simpson, et d’autres officiers occupant des situations qui comportaient des responsabilités, avaient souvent exprimé des doutes sur la possibilité de continuer la guerre si on laissait le champ libre aux correspondans qui suivaient l’armée. Dans la guerre de sécession, le général Sherman publia l’ordre du jour suivant : « Le général en chef ne tolérera pas la présence, au milieu de l’armée, de cette classe d’individus venus, non pour prendre un fusil et combattre, mais pour récolter des nouvelles à vendre à des journaux, en spéculant sur un genre d’informations dangereuses pour l’armée et sa cause[19]. » (20 mai 1864.)

L’exclusion des correspondans nous était d’autant plus impérieusement dictée que, sur tous les quartiers généraux, se ruaient déjà les envoyés des journaux irréconciliables. Metz en était plein. Ils essayaient de nouer des relations avec les officiers, de s’insinuer dans le rang, car « de tout temps les démagogues ont considéré la licence dans l’armée comme une de leurs forces. » Ils auraient constitué, sur les pas de nos soldats, une officine de trahison ; si nous les eussions tolérés, par amour de la popularité, nous nous serions rendus coupables de trahison nous-mêmes. Alors les journaux devinrent moins arrogans. Ils comprirent que leurs phrases ne pouvaient rien contre un arrêté du quartier général, et que ce qu’ils avaient de mieux à faire était d’obtenir un adoucissement à la règle établie.

Ils vinrent parlementer dans mon cabinet, où se trouvait aussi Chevandier, le 30 juillet à cinq heures du soir. Ils se montrèrent polis, concilians ; je fus de même. Je leur expliquai de nouveau la portée, de la loi et je leur lus le billet suivant de Conti, qui précisait très bien comment l’Empereur la comprenait : « Monsieur le garde des Sceaux, les journaux se plaignent de ne pouvoir rendre compte, non seulement du mouvement des troupes, mais même d’aucune circonstance de guerre ; ainsi ils affectent de se croire obligés à un silence absolu sur l’affaire du général Bernis. L’Empereur estime que cette interprétation de la loi au sujet du compte rendu des opérations militaires est excessive. Sa Majesté me charge de vous dire qu’Elle ne verrait aucun inconvénient à ce que, muette sur la marche et l’emplacement des diverses parties de l’armée, la presse puisse cependant entretenir ses lecteurs des autres faits de campagne, notamment des rencontres et engagemens qui viendront à se produire. » (27 juillet.) Les lois ne sont jamais polies, mais l’application qu’elles reçoivent peut l’être plus ou moins, et je dis que j’avais donné des instructions précises pour que celle du 21 juillet fût appliquée avec ménagement.

Les journalistes insistèrent sur la présence des correspondans à l’armée. Ils demandèrent que les chefs de corps ne fussent pas empêchés de recevoir à leur quartier général qui bon leur semblerait. Texier, qui avait fait comme correspondant du Siècle la campagne d’Italie, raconta les services que les correspondans y avaient rendus ; il rappela que la presse avait contribué à faire réussir la démonstration de l’armée française du côté de Pavie en vue de cacher le mouvement véritable sur le Tessin et Magenta. Si le correspondant se permettait quelque indiscrétion, cette indiscrétion serait connue de l’état-major qui lit tous les journaux, et l’auteur en serait puni par l’exclusion à laquelle il se trouverait exposé ! J’écoutais avec une attention dans laquelle entrait un peu d’assentiment, car, toutes ces affirmations n’étaient pas fausses. Mais je répondis que la question n’était pas de ma compétence et que je ne pouvais que transmettre ces désirs au major général et à l’Empereur. La plupart des journalistes parurent satisfaits de cette entrevue. D’autres prétendirent que je n’avais rien concédé, que ce n’était pas la peine d’avoir fait le voyage du ministère de la Justice à la recherche d’une solution conforme à leur liberté et à leurs devoirs envers le public.

Certainement il y avait quelque chose d’irritant et de factice dans ce désir immodéré de nouvelles, exploité à la fois par les révolutionnaires, par les spéculateurs, et par les trafiquans du journalisme. On ne devait aucun égard aux trafiquans et aux spéculateurs ; il fallait au contraire tenir grand compte des angoisses des femmes, des enfans, des parens, des amis, que les combattans laissaient derrière eux. Afin qu’ils ne fussent pas privés de renseignemens rapides, nous établîmes au ministère de l’Intérieur un bureau spécial destiné à donner, de huit heures du matin à minuit, les nouvelles officielles au fur et à mesure qu’elles arriveraient. Chaque journal, sans acception de partis, fut invité à accréditer un de ses rédacteurs auprès du ministère. (27 juillet.)

Il n’était possible d’obtenir la réserve des journaux qu’en parlant soi-même et en fournissant à la curiosité publique des informations promptes, circonstanciées, rédigées avec un certain art. Mais les bulletins qu’on nous envoyait du quartier général, secs, gauches, étaient loin de satisfaire à ces exigences. J’écrivis donc à l’Empereur, en lui rendant compte de l’entrevue avec les journalistes, que s’il croyait devoir maintenir l’exclusion des correspondans du quartier général, il était indispensable d’organiser des correspondances n’ayant pas la sécheresse des bulletins officiels et donnant des détails intimes, pittoresques, saisissans qu’auraient communiqués les correspondans des journaux si on les avait admis.

Aucune de ces mesures, prises en dehors des Chambres, n’est relative à l’action militaire. Nous tenions à y rester absolument étrangers, ne voulant pas en devenir responsables. Je ne pense pas qu’il y ait lieu de nous reprendre d’avoir accepté cette situation. L’immixtion de l’élément civil dans la direction purement militaire de la guerre m’a toujours paru une confusion d’attributions, dont je m’étonne qu’un militaire consente à se rendre l’approbateur. Louvois, et, après lui, Louis XIV, dirigèrent de Versailles les opérations de généraux tels que Condé, Turenne, Luxembourg ; mais cette direction, rarement utile, fut le plus souvent funeste, et ceux à qui on l’imposait s’ingénièrent toujours à s’en affranchir. Aucun des hommes qui ont illustré l’art de la guerre par leur génie n’ont eu une opinion différente de la nôtre. Bonaparte, alors qu’il avait des supérieurs hiérarchiques, ne souffrit pas que le pouvoir public s’immisçât dans la conduite de ses opérations et, par sa résistance, l’exposât en plus d’une occasion à être traité de rebelle ; Pélissier à Sébastopol ne consentit pas à se soumettre à la direction lointaine de l’Empereur. Une seule fois nous nous écartâmes de cette règle pour demander au ministre de la Guerre de commencer la mise en état de défense et l’armement de l’enceinte fortifiée de Paris et des forts extérieurs (24 juillet). La confiance publique était telle que cette précaution étonna. Si nous l’avions négligée, on aurait crié à l’incurie : nous la prenions, on se plaignit qu’elle fût alarmante.


IX

Mon dessein eût-il été de présenter un plaidoyer personnel ou un panégyrique du Cabinet dont j’ai été le chef effectif, ma tâche serait maintenant terminée. L’Empereur avait mis pour condition essentielle à sa réforme parlementaire que les deux ministres militaires seraient choisis par lui et soumis à sa direction exclusive, sauf pour les questions d’un caractère politique (telles que la fixation du contingent et du budget de la Guerre). Par-là il s’était rendu seul maître responsable de l’action militaire de son gouvernement. Dès que la crise Hohenzollern avait éclaté, nous lui avions demandé, ainsi qu’à son ministre de la Guerre : « Sommes-nous prêts à soutenir notre droit par les armes ? » Et c’est sur leur assurance énergique, plusieurs fois réitérée, que nous avions entrepris notre négociation. Je pourrais donc m’arrêter ici et dire : « Que l’Empereur, l’administration militaire et les chefs d’armée s’expliquent ! L’état de nos forces, l’emploi qui en a été fait, notre stratégie, notre tactique, tout cela ne nous regardait pas ; nous n’avions ni compétence ni autorité pour en décider. » Mais je suis un historien, un juge, dès lors obligé de me prononcer aussi bien sur la préparation militaire[20]que sur la négociation et les alliances. Après mon retour en France je me suis rendu chez l’intendant général Blondeau, administrateur de la guerre de 1870, devenu conseiller d’État de la République, et auprès du général Dejean, le dernier ministre de la Guerre de notre Cabinet, et je leur ai redemandé : « Ne vous êtes-vous pas trompés en nous affirmant que nous étions prêts ? » Avant même que ma question fût terminée, ils me répondaient : « Oui, nous l’étions ! » Et ils appuyèrent leur assertion par de longues et concluantes explications. Je m’adressai ensuite au maréchal Le Bœuf. Il refusa d’abord de parler. « J’entends, dit-il, couvrir l’Empereur et demeurer responsable de tout ; il ne me plaît pas de me défendre. — Vous pouvez en éconduire ainsi d’autres, maréchal, répondis-je, mais pas moi. Vous m’avez affirmé que nous étions prêts. J’ai eu foi en votre parole, j’ai le droit de vous en demander compte. » Le maréchal comprit ce qu’il me devait. Pendant de longs jours, dans sa propriété du Moncel, cartes et documens en mains, appuyant ses dires par des notes précises, il me raconta, non seulement la préparation, mais toutes les premières opérations dont il avait été le coopérateur responsable.

En même temps, l’Assemblée nationale poursuivait des recherches très approfondies sur l’état de nos forces et de notre matériel en 1870, et leur conclusion, malgré des réserves inspirées par la passion politique ou la timidité d’esprit, confirment les dires de Blondeau, de Dejean et de Le Bœuf. Deux autres enquêtes, non moins approfondies, furent faites, l’une par le Conseil présidé par Baraguay-d’Hilliers pour juger des capitulations, l’autre par le Conseil de guerre présidé par le Duc d’Aumale pour juger Bazaine. Toutes les deux confirmèrent les résultats donnés par l’enquête parlementaire. Appuyé sur mes informations personnelles et sur trois documens officiels, je ne crois pas être téméraire en prononçant que le maréchal Le Bœuf, l’intendant général Blondeau, le général Dejean, ne se sont pas trompés et ne nous ont pas trompés et qu’ils étaient dans le vrai en affirmant que nous étions prêts.

La plupart de nos disputes sont grammairiennes et souvent l’on n’est en désaccord que faute de s’entendre sur les termes dont on se sert. Il faut donc bien préciser la portée de ces mots être prêts. Cela ne signifie pas que, dès le 15 juillet, jour où la guerre fut décidée, et le 19, jour où cette décision fut notifiée à la Prusse, nous fussions en mesure de commencer les hostilités. Non, nous étions sur le pied de paix ; mais la Prusse se trouvait dans la même situation que nous. Être prêt ne signifie pas davantage que toute troupe, où qu’elle aille, trouvera des approvisionnemens envoyés par l’Intendance. Tout regorgeât-il autour d’elle, il y a toujours un moment où elle est obligée de faire un mouvement subit, de se porter inopinément sur un point où elle n’est pas attendue, où il est même nécessaire qu’on ne l’attende pas, afin que l’ennemi soit surpris, alors elle est obligée de se pourvoir comme elle peut et souvent fort mal. Affronter le péril, aller à la mort par le feu n’est presque que la seconde vertu du soldat, la première est de savoir à l’occasion souffrir patiemment. Le stoïcisme à supporter les marches et le manque de sommeil, de nourriture, constitue l’héroïsme des armées autant que l’intrépidité à combattre. Quelles veilles terribles furent celles des soldats d’Austerlitz ! Aucune guerre n’avait été mieux préparée ; cependant l’armée « marcha sans magasins, vivant de pommes de terre arrachées dans les champs[21]. » Le soldat Bugeaud nous a raconté leurs souffrances : « Ce ne sont pas les combats que l’on redoute. Au contraire on les désire pour se délivrer des fatigues, des privations qui sont plus terribles que la mort. Un jour, nous étions en seconde ligne, il pleuvait, neigeait, grêlait alternativement, nous étions obligés de rester en bataille, sac sur le dos, sans pouvoir allumer de feu, n’ayant rien à manger, n’ayant pas eu de pain depuis quatre ou cinq jours, mouillés jusqu’aux os. J’appelais à moi quelques-uns de ces boulets que je voyais rouler dans nos rangs. » L’histoire militaire prussienne mentionne ce fait de vieux grenadiers qui, pendant la retraite après Iéna, s’entre-tuaient pour n’avoir plus à marcher. Sans doute les chefs doivent mettre, leur industrie à rendre ces épreuves aussi rares que possible, mais il n’est au pouvoir d’aucun d’entre eux de les éviter absolument. C’est pourquoi le maréchal de Saxe dit qu’il faut, au moins une fois par semaine, faire manquer la livraison du pain aux troupes pour les rendre moins sensibles à cette privation dans les cas de nécessité.

Si donc être prêt veut dire que les soldats ne manqueront jamais de rien, que, sur les routes, sur les champs de bataille, dans les bivouacs, ils seront traités aussi confortablement que dans les camps de manœuvres ou dans les casernes, jamais, dans ce sens, aucune troupe n’a été, ne sera prête. Etre prêt ne signifie pas non plus que nous fussions soumis au régime théorique le plus perfectionné pour passer rapidement du pied de paix au pied de guerre, ni que nous eussions pratiquement réalisé tout ce qui était possible : ces mots expriment simplement que, d’après les règles administratives et les possibilités financières de l’organisation en vigueur, selon ce qu’elles ordonnaient ou permettaient, nous possédions en quantité suffisante, dans nos magasins et dans nos arsenaux, les vivres et les munitions, dans nos casernes ou dans leurs foyers, les hommes, en un mot que nous ne manquions d’aucune des ressources indispensables pour soutenir la lutte. Mais il ne suffisait pas d’avoir dans les arsenaux et les magasins des munitions et des vivres, dans les casernes et dans leurs foyers des hommes, il fallait s’être mis en mesure de les amener rapidement sur le théâtre des opérations ; en d’autres termes, il fallait que ce qui était prêt fût mobilisable, car on peut être abondamment approvisionné et perdre tous ses avantages si on n’est pas en état de mettre en œuvre tout de suite les ressources préparées. Enfin il fallait avoir arrêté un plan soigneusement médité, déterminant où seraient concentrées, comme point de départ de leurs mouvemens, les diverses fractions des troupes mobilisées.

À ce triple point de vue, nous étions prêts. Car ces trois conditions avaient été réalisées par l’Empereur, Niel et Le Bœuf dans la mesure que leur avaient permise les résistances aveuglément pacifiques de l’opinion et la parcimonie des crédits alloués par le pouvoir législatif.


V

La construction des magasins centraux était finie partout, sauf à Châteauroux, et ils étaient proposés à l’admiration des visiteurs. A défaut du régime régional, on n’avait pas pu répartir, entre les corps, les voitures, les objets de campement, le matériel des services hospitaliers, mais ils s’y trouvaient abondamment et prêts à en sortir au moindre signal. Les services administratifs d’habillement et de campement étaient très bien fournis, soit dans les magasins de l’administration, soit dans les corps de troupes. L’approvisionnement en vivres n’était pas moins considérable. On comprend qu’en constatant l’abondance de ces ressources et la sagesse de ces prévisions, Le Bœuf se soit écrié : « Quelle reconnaissance nous devons au maréchal Niel ! » Nous n’étions pas moins bien pourvus en ce qui concerne notre armement. Nous possédions 1 019 264 fusils Chassepot. En rendant à la fabrication son activité suspendue, on pouvait accroître dans d’immenses proportions cet approvisionnement. Les fusils transformés dits à tabatière, destinés à la garde mobile, étaient au nombre de 342 115.

Comme bouches à feu, nous n’étions pas moins prêts. En laissant de côté les obusiers et les mortiers de toute nature, les canons en fonte de fer, en acier fondu et en fer forgé, en nous en tenant aux canons en bronze, dont 2 000 rayés, nous avions 10 111 pièces de campagne. De plus, l’Empereur avait décidé la fabrication d’un canon en bronze de 8, se chargeant par la culasse, égal, sinon supérieur au canon d’acier prussien par la portée et la justesse du tir. On s’était assuré le nombre de munitions, cartouches, obus, nécessaire au service de nos fusils et de nos bouches à feu. Nous possédions 82 000 000 de cartouches pour les chassepots et 95 000 000 pour les fusils à tabatière. On avait 382 528 coups à obus, sur lesquels 365 000 pour les canons de 4 et de 12 de campagne. Pour les mitrailleuses, on avait 3 863 000 cartouches. Et nous pouvions démesurément accroître le nombre de nos munitions d’artillerie. On fabrique les coups de canon avec rapidité lorsqu’on possède les sachets, la poudre et les projectiles. Or, il y avait quatre millions et demi d’obus vides, douze millions de kilos de poudre, 427 054 sachets remplis.

La cavalerie était en bonne situation quant à ses chevaux et à ses harnachemens. Le nombre des chevaux recensés montait à 75 304. Le matériel des équipages militaires était aussi bien monté.

Les forteresses étaient les unes suffisamment, les autres abondamment pourvues[22]. On a relevé, d’après les archives du comité d’artillerie, des manques de matériel plus ou moins sérieux. Est-ce bien regrettable ? Au dire de militaires de haute valeur, et je me permets de partager cette opinion, les forteresses ne doivent plus jouer dans les guerres qu’un rôle secondaire, car leur destinée est d’être affamées ou tournées. C’est en rase campagne, dans les batailles, que se décide le sort des empires. Tout ce qu’on doit demander aux forteresses, c’est de résister aux attaques brusquées, et elles étaient en état de le faire. Chaque place frontière avait son armement de sûreté sur le rempart. L’approvisionnement de sûreté étant de dix coups par pièce, il n’est pas rare de lire dans des écrits soi-disant véridiques : « Voyez dans quel état étaient nos forteresses. Dix coups par pièce ! Voilà tout ce qu’on leur avait préparé ! » En effet, sur le rempart, il n’y avait que ces dix coups. Mais ce n’était là que l’approvisionnement de prévoyance destiné à parer à une surprise. Les véritables approvisionnemens de la guerre n’étaient point ainsi étalés ; on les gardait en magasin. A Metz, en ce qui concerne la place elle-même et les remparts, il ne restait qu’à fermer quelques entrées particulières. Les forts n’étaient pas achevés, mais les trois principaux, Saint-Quentin, Saint-Julien, et Queuleu, sans être encore des fortifications permanentes, étaient à l’état de redoutes parfaitement établies et dans des conditions de résistance bien autrement formidables, selon la juste observation du général de Rivière, que les ouvrages improvisés par les Russes devant Sébastopol et dont la prise nous coûta tant de peine. Mayence était dans des conditions bien moins satisfaisantes. Le général Kraft de Hohenlohe raconte qu’en 1869-1870 il procéda avec plusieurs officiers supérieurs d’artillerie à un Kriegsspiel (jeu de guerre) de forteresse. La place choisie était Metz. Quand les séances furent terminées, il en fit un résumé qu’il présenta au général de Stiehle. Celui-ci dit : « S’il arrivait que nous dussions assiéger Metz, étant donné la dépense d’hommes et de munitions qu’il faudrait faire, mieux vaudrait réduire la place par la famine. » Or, cette année-là même, le général de Stiehle devint chef d’état-major de l’armée du prince Frédéric-Charles, qui, en fait, affama la forteresse de Metz. A Strasbourg, on n’avait pas pourvu à l’insuffisance bien connue des abris voûtés ; mais il était toujours facile d’en créer par le blindage. L’armement était dans les conditions réglementaires.

Nous avions sous les drapeaux une partie de contingens légaux ; l’autre partie constituée en état de réserve attendait l’ordre de rejoindre. Au 1er juillet, voici quels étaient exactement nos effectifs :

Armée active (officiers et troupes), 391 241 hommes. Réserve, 61 382 hommes. Jeunes soldats de la seconde portion du contingent, 112 125 hommes ; 75 000 jeunes soldats de la classe de 1869 ; Garde mobile, officiers et soldats compris, 467 694 hommes réduits par les non-valeurs de toutes espèces et par les exonérations à 417 000. Le total maximum de nos forces était donc de 1 032 442 hommes. Mais ce chiffre énorme n’était pas celui des hommes immédiatement disponibles pour une entrée en campagne. Il n’y avait pas à tenir compte des gardes mobiles destinés à la défense des forteresses, ni des 75 000 jeunes conscrits non instruits. On descendait ainsi au chiffre de 564 748 hommes. Sur ces 564 748, 138 475 n’étaient pas disponibles par différentes raisons ; on n’en pouvait employer utilement que 426 273. C’était le chiffre promis par le maréchal Niel au pays, à la Chambre, aux Commissions du budget, à l’Empereur ; c’était le chiffre donné par le général Lebrun à l’archiduc Albert dans sa mission à Vienne, comme point de départ de toutes les combinaisons.

Ces forces devaient être mobilisées et prêtes à entrer en action dans le délai de seize et dix-huit jours. Le passage du pied de paix au pied de guerre avait été simplifié autant que le comportait une organisation qui n’était pas régionale, comme l’Empereur l’eût voulue et n’avait pu l’obtenir. L’administration de la Guerre, de concert avec les officiers généraux et les intendans, avait fait une étude préalable de tout ce qui était nécessaire pour mettre l’armée sur le pied de guerre. Les divers directeurs avaient même été appelés devant l’Empereur en présence du ministre, et il en était résulté un travail d’ensemble, qui fut imprimé et distribué à chacun des intendans sous sa responsabilité personnelle comme un travail secret.

Enfin la dernière condition de la préparation avait été réalisée : un plan, arrêté jusque dans ses détails les plus minutieux, constituait trois armées d’opération, soutenues par trois autres armées de réserve, à Paris, à Lyon et à Toulouse. Leurs emplacemens étaient désignés, les lettres de service des généraux préparées, sur lesquelles les noms de Mac-Mahon, Bazaine, Canrobert, Cousin-Montauban, Trochu, Baraguay-d’Hilliers étaient écrits au crayon et qu’il suffisait de couvrir d’encre pour que les nominations devinssent officielles. N’ayant pas l’intention d’assaillir l’Allemagne, l’Etat-major n’avait point préparé un plan d’attaque et d’invasion comme Moltke, mais il avait étudié avec soin un plan de défense dont la forme stratégique pourrait devenir offensive, — car l’offensive aussi est un moyen de défense, — mais dont l’intention politique était exclusivement défensive.


Le maréchal Niel, l’Empereur nous avaient promis une armée suffisamment pourvue, nous l’avions ; un effectif de 400 000 hommes, nous l’avions ; un matériel de bonne qualité, nous l’avions ; des approvisionnemens abondans, nous les avions. Ils nous avaient promis un passage rapide du pied de paix au pied de guerre : toutes les dispositions compatibles avec nos lois fondamentales avaient été prises. Nous étions donc prêts.

Si, nonobstant cette préparation, nos troupes ont été pourvues d’une manière désordonnée ou insuffisante, il faudra l’imputer soit à la négligence ou à l’incapacité des agens d’exécution, soit à la défectuosité du système selon lequel la mobilisation a été organisée.

Quelle que soit celle de ces deux hypothèses que le récit des événemens nous amène à adopter, que ce soit l’incapacité des agens d’exécution ou l’insuffisance de notre organisation qui ait empêché les troupes d’avoir assez vite entre les mains le matériel réuni pour elles dans les magasins et les arsenaux, il ne serait pas juste de dire qu’on n’était pas prêt. Nous l’étions. Seulement, ce qui était prêt n’aurait pas été mobilisé ou l’aurait été mal ou tardivement. Et c’est le système défectueux de la mobilisation, et non la négligence ou l’imprévoyance de la préparation qu’il faudrait incriminer. Ce ne serait pas Le Bœuf, ni même Niel, et encore moins l’Empereur, qu’il faudrait rendre responsables, mais tous nos illustres généraux et administrateurs de la Guerre qui, depuis Gouvion Saint-Cyr et Bugeaud, ont entouré d’un culte presque idolâtrique les institutions militaires qui nous régissaient en 1870.


EMILE OLLIVIER

  1. Il était le gendre de M. de Corcelle, ambassadeur, et le cousin du comte de Chambrun, député. C’est de lui que je tiens le récit des derniers jours de Paradol.
  2. France nouvelle. Appendice.
  3. La France nouvelle, p. 263.
  4. World de New-York.
  5. Renan, Feuilles détachées, p. 145.
  6. Louis Blanc, Rappel du 15 juillet 1870.
  7. Victor Hugo.
  8. Le Rhin.
  9. Chateaubriand.
  10. Rapport de police du 30 juillet.
  11. Rappel du 31 juillet.
  12. Rapport du 18 juillet.
  13. Rapports de police du 20 et 24 juillet.
  14. 25 juillet.
  15. Id.
  16. Cela n’a pas empêché le même Mgr Dupanloup de dire, dans la séance du 22 juillet 1871 : « Le cours rapide du temps nous ramène précisément, en ce mois, à ces jours de lamentables souvenirs, où un ministre — que, de loin, il me permette de le lui redire — où un ministre, le cœur trop léger, serviteur d’un maître à trop légère conscience aussi, au même moment et d’une même main a provoqué l’Allemagne et abandonné Rome. »
  17. Gaulois du 10 juin 1909.
  18. Tous les pays libres admettent, dans les circonstances graves, d’ouvrir, retenir ou saisir des lettres privées. Un statut passé l’an Ier du règne de la reine Victoria (titre 56) l’établit formellement, et la découverte du complot des Fenians amena le gouvernement anglais à en user en 1881 (14 février, Chambre des Communes). — « Sir William Harcourt : Le pouvoir d’un secrétaire d’Etat d’ouvrir, retenir ou saisir les lettres, est stipulé dans le statut passé l’an premier du règne de la reine Victoria, titre 56. L’exercice de ce pouvoir engage la responsabilité du ministre qui en use, et il ne doit le faire que dans les circonstances les plus graves et quand la sécurité de l’État et des citoyens l’exige. L’existence notoire d’un complot comme celui des fenians légitime l’usage de ce pouvoir dans le passé comme dans l’avenir. Il faut ou me le retirer, ou, si l’on me le laisse, me dispenser de répondre à aucune question sur l’usage que j’en aurai fait ou ferais ! — M. Callan : Est-il vrai que le gouvernement ait intercepté la correspondance d’un député au cours de la section actuelle ? M. Forster : Je ferai à cette question identiquement la même réponse que mon collègue sir William Harcourt. »
  19. Sous la République, lors de l’expédition contre les Kroumirs de Tunisie, on n’admit de correspondans qu’à la condition de signer une déclaration ainsi conçue : « Je m’engage sur l’honneur à ne transmettre aucune information, soit directement, soit par télégraphe ou par lettre, soit par des tiers, sans l’avoir fait revêtir au préalable du visa du commandant de la colonne expéditionnaire ou des officiers que celui-ci aura délégués. Je reconnais en outre avoir été prévenu que si le journal au titre duquel je suis accrédité publie des nouvelles de nature à servir les adversaires de la France, je serai immédiatement reconduit au port d’embarquement le plus voisin et que le séjour de l’Algérie me sera interdit. » Les Anglais, plus énergiques lors de leur expédition d’Afghanistan, exclurent purement et simplement les correspondans.
  20. Sur cette préparation, œuvre du maréchal Niel, voyez l’Empire libéral, t. XI.
  21. Napoléon à M. Petiet, 24 octobre 1805.
  22. Procès-verbaux du Conseil d’enquête sur les capitulations.