La Guerre de 1870/Première partie

Traduction par Ernest Jaeglé.
Librairie H. Le Soudier (p. 1-3).


I


Le temps n’est plus où, dans un intérêt dynastique, on voyait entrer en campagne des armées peu nombreuses composées de soldats qui n’avaient d’autre profession que le métier des armes. Ces armées prenaient une ville, conquéraient un territoire, puis elles s’établissaient dans leurs quartiers d’hiver ou bien encore on concluait la paix.

À notre époque, la guerre appelle aux armes les nations tout entières ; à peine s’il est une famille qui n’ait à l’armée un de ses enfants ; les ressources financières de l’État sont complètement absorbées par la guerre, et l’hiver a beau succéder à l’été, les belligérants n’en continuent pas moins leur lutte incessante, acharnée.

Tant que les nations vivront d’une existence propre et distincte, il s’élèvera entre elles des contestations qui ne pourront être vidées que les armes à la main. Seulement il est permis d’espérer que les guerres, pour être devenues plus terribles, seront de moins en moins fréquentes.

En général, ce n’est plus l’ambition des princes, mais bien les dispositions des peuples, le malaise résultant de la situation intérieure, les menées des partis, celles surtout de leurs chefs, qui compromettront la paix. La résolution si grave de déclarer la guerre sera prise plus facilement par une assemblée où la responsabilité pleine et entière des mesures votées n’incombera pas à tel ou tel de ses membres que par un homme seul, quelque haut placé qu’il puisse être, et l’on trouvera moins rarement un chef d’État pacifique qu’une représentation nationale composée uniquement de sages. Les grandes guerres modernes ont pris naissance contre le gré des souverains, qui ne les désiraient pas. De nos jours, la Bourse a pris une influence telle que, pour la défense de ses intérêts, elle peut faire entrer les armées en campagne. Le Mexique et l’Égypte ont vu apparaître des armées européennes venues pour donner satisfaction aux réclamations de la haute finance. L’essentiel, actuellement, n’est pas qu’un État possède les moyens voulus pour faire la guerre, mais que ceux qui sont à sa tête soient assez forts pour l’empêcher. C’est ainsi que l’Allemagne unifiée n’a, jusqu’à ce jour, employé sa puissance qu’à sauvegarder la paix européenne, tandis que ce qui menace le plus son maintien c’est précisément la faiblesse du gouvernement chez la nation voisine.

C’est d’une situation analogue qu’est issue la guerre de 1870-1871. Un Napoléon placé sur le trône de la France était tenu de justifier ses prétentions par des succès politiques et militaires. Les victoires remportées par les armées françaises sur des théâtres d’opérations très éloignés ne purent satisfaire l’opinion que pendant un certain temps ; les succès remportés par l’armée prussienne éveillèrent la jalousie de la nation française ; ils lui parurent constituer une usurpation, une provocation, et l’opinion publique exigea qu’on se vengeât de Sadowa. En outre, le courant d’opinion libérale n’admettait plus l’absolutisme impérial, Napoléon dut faire des concessions, à l’intérieur sa puissance se trouva amoindrie, et un beau jour la nation apprit, de la bouche de ses représentants, qu’elle voulait la guerre avec l’Allemagne !