Traduction par Ernest Jaeglé.
Librairie H. Le Soudier (p. 24-33).
Bataille de Spicheren


6 août. — Nous allons étudier les événements qui se déroulèrent dans cette même journée sur un autre théâtre d’opérations.

Protégée, au sud, par la troisième armée, la deuxième s’était portée en avant dans la direction de l’ouest, tandis que les corps qui n’avaient pas encore rejoint étaient transportés à sa suite sur les voies ferrées. Franchissant sans encombre les longs défilés de la zone boisée de Kaiserslautern, elle avait vu, le 5, son corps le plus avancé atteindre la ligne Neunkirchen–Deux-Ponts. La cavalerie avait poussé des reconnaissances sur le territoire français et annonçait que l’ennemi exécutait des mouvements rétrogrades. Tout portait à croire que les Français, se mettant sur la défensive, attendraient. dans une forte position d’être attaqués par les Allemands. Il y en avait une, en premier lieu, derrière la Moselle, où Metz et Thionville couvraient les deux ailes. Si les Allemands trouvaient l’ennemi dans cette position, la première armée devait l’occuper sur le front, tandis que la deuxième tournerait Metz par le sud et contraindrait de la sorte l’adversaire à battre en retraite ou à accepter la bataille. Au cas où celle-ci aurait une issue malheureuse, la deuxième armée serait recueillie par la troisième franchissant les Vosges et se portant au-devant d’elle.

La première armée s’était, contrairement à ce qui avait été prescrit par le grand état-major, étendue dans la direction du sud vers la Sarre ; de la sorte son aile gauche empiéta sur la ligne de marche assignée à la deuxième armée et, de toute nécessité, des fractions appartenant à l’une et à l’autre devaient se croiser le 6 août à Sarrebruck. Dès lors, on était sûr qu’il y aurait sur ce point des forces en nombre suffisant ; mais comme on n’avait pas l’intention de livrer une bataille ce jour-là, comme il n’était pas probable qu’il y en eût une, on n’avait pas pris de dispositions pour qu’elles y arrivassent simultanément ; de plus, les itinéraires qu’elles suivaient différant fort les uns des autres, elles n’y pouvaient arriver que peu à peu et à des heures différentes.

Ce fut la 14e division (du VIIe corps d’armée) qui arriva la première à Sarrebruck, le 6 août, vers midi.

Le général Frossard s’y était cru trop exposé et, dès la veille, avant même que la demande qu’il avait faite d’être autorisé à battre en retraite lui eût été accordée, il avait pris position, avec le 2e corps, en arrière de Sarrebruck, à Spicheren, où il se retrancha. Plus au sud étaient postés, à des intervalles de 15 à 30 kilomètres les 3e, 4e et 5e corps et, à la distance de 37 kilomètres et demi, la garde impériale. L’empereur était donc à même de concentrer, aux alentours de Cocheren, par exemple, cinq corps d’armée en vue de livrer bataille, ou du moins, si le général Frossard, confiant en sa forte position, tenait tête à l’ennemi, de le faire soutenir par quatre divisions au moins.

Les hauteurs qui s’élèvent en avant de Sarrebruck, dans le voisinage immédiat de la ville, peuvent constituer un obstacle grave pour une marche en avant, sur ce point, au delà de la Sarre. On savait déjà, il est vrai, qu’elles avaient été abandonnées par les Français ; mais le général de Kameke[1] n’en jugea pas moins opportun de s’en emparer immédiatement afin de permettre aux colonnes qui le suivaient de déboucher en toute sécurité. Dans le courant de la matinée déjà, deux escadrons appartenant à la 5e division de cavalerie s’étaient montrés de l’autre côté, sur le champ de manœuvre ; ils avaient été reçus par un feu très vif ouvert sur eux des hauteurs de Spicheren. À en juger par la conduite tenue jusqu’alors par les Français, il était permis d’admettre qu’on n’avait eu affaire qu’à l’arrière-garde d’un corps ennemi battant en retraite, et le général de Kameke résolut de procéder immédiatement à l’attaque, et cela d’autant plus qu’il avait reçu l’assurance d’être soutenu.

En effet, dès que le général de Zastrow[2] se rendit compte que la 14e division allait avoir à soutenir un engagement sérieux, il donna l’ordre à la 13e de se porter en avant à la suite de l’autre. De même le général d’Alvensleben prescrivit de faire avancer sur Sarrebruck le plus de troupes du IIIe corps que faire se pourrait et le général de Gœben[3], de son côté, donna l’ordre d’y porter la 16e division tout entière. D’ailleurs, deux généraux appartenant à ces deux derniers corps, le général de Dœring[4] et le général de Barnekow[5], avaient, de leur propre initiative, avant d’avoir reçu les ordres susdits, marché au canon, celui-là depuis Dudweiler, celui-ci depuis Fischbach.

La position occupée par les Français était extrêmement avantageuse. Au centre s’élevait à pic un cône rocheux presque inaccessible, nommé le Rothe Berg ; à droite et à gauche les pentes escarpées de la montagne étaient couvertes d’épaisses forêts. Les bâtiments fort étendus de Stiering-Wendel constituaient en outre, sur la gauche, un point d’appui spécial.

Si elle avait connu l’effectif de l’adversaire, sans nul doute la 14e division eût attendu d’être entièrement déployée avant de procéder à l’attaque. Mais quand, à midi, on engagea la lutte, il n’y avait en réalité, sur les lieux, que la seule brigade de François. Étant donnée la nature du front ennemi, elle chercha à en faciliter l’attaque en abordant, pour commencer, l’adversaire sur ses deux flancs.

En effet, on parvint, au début, à gagner du terrain. Sur la gauche, les hommes du 39e régiment refoulèrent les lignes de tirailleurs ennemies hors de la forêt de Gifert, mais ils se virent exposés, en se portant en avant, au feu violent des bataillons français déployés dans un profond ravin. À l’aile droite, le 3e bataillon du même régiment s’empara, de concert avec les hommes du 47e, de la parcelle boisée de Stiering. Mais bientôt l’ennemi fit sentir sa supériorité numérique en exécutant de vigoureuses contre-attaques, et quand la brigade de Woyna[6] fut arrivée sur le champ de bataille, elle dut immédiatement porter secours à l’autre et sur la droite et sur la gauche. Il se produisit donc, presque dès le début, ce fait que des bataillons et des compagnies appartenant à des unités différentes se trouvèrent confondus ; à chaque nouveau renfort on s’enchevêtrait davantage, ce qui rendait fort difficile l’unité de direction pour les différents engagements. À cela vint s’ajouter que successivement trois généraux, commandants de corps d’armée, arrivèrent sur le champ de bataille, si bien que le commandement supérieur passait des mains de l’un dans celles de l’autre.

En même temps qu’on abordait l’ennemi par les flancs, le 3e bataillon du 74e régiment avait, pour l’attaquer de front, franchi, à 1 heure, sous un feu des plus meurtriers, le terrain plat et découvert en avant du Rothe Berg et, cherchant à s’abriter quelque peu, il s’était mis à couvert au pied de la paroi des rochers. Quand, à 3 heures, l’artillerie prussienne contraignit l’adversaire à faire rétrograder ses bouches à feu postées sur la hauteur, ce bataillon, ayant à sa tête le général de François, commença à gravir la paroi rocheuse. Les chasseurs à pied français, visiblement surpris de voir surgir l’ennemi, furent chassés à coups de crosse et à la baïonnette hors des tranchées-abris de la première ligne. Puis la 9e compagnie du 39e régiment apparut sur la hauteur ; le vaillant général, se plaçant à sa tête, continua d’avancer : il tomba percé de cinq balles. Mais le petit détachement se maintint opiniâtrement sur l’étroite saillie de roc dont il s’était emparé.

La lutte n’en était pas moins entrée dans une phase critique. La 14e division occupait une ligne qui avait une étendue de 5625 mètres, son aile gauche se voyait refoulée, dans la forêt de Gifert, par des forces ennemies considérablement supérieures ; l’aile droite était serrée de près par l’adversaire, à Stiering. Mais précisément à ce moment, c’est-à-dire à 4 heures, arrivaient presque simultanément les têtes de colonnes de la 5e et de la 16e division, quand déjà leurs batteries, ayant pris les devants, commençaient à canonner l’ennemi.

L’aile gauche considérablement renforcée se porta derechef en avant. Le général de Barnekow envoya des secours efficaces au Rothe Berg, où les hommes du 3e bataillon du 74e" avaient presque totalement épuisé leurs munitions ; il refoula les Français hors de toutes leurs tranchées-abris. Dans des combats réitérés et acharnés on parvint enfin à arracher aussi à l’ennemi la partie occidentale de la forêt de Gifert. L’aile droite, tout en soutenant des engagements fort vifs, s’était portée jusqu’à Alt-Stiering ; elle s’avançait vers la ligne de retraite de l’ennemi, c’est-à-dire vers la route de Forbach.

Mais le général Frossard s’était rendu compte du danger qui le menaçait sur ce point et, renforçant son aile gauche de façon à en porter l’effectif à une division et demie, il lui fit prendre l’offensive, à 5 heures du soir.

Du côté des Allemands on ne disposait à ce moment d’aucun corps de troupes intact pour résister à cette attaque ; de la sorte, tous les avantages obtenus jusqu’alors furent de nouveau perdus.

La 13e division eût pu intervenir à ce moment, pour frapper un coup décisif et mettre fin au combat sur toute la ligne. Cette division était arrivée à Puttlingen à 1 heure déjà, après avoir fourni, il est vrai, une marche de 30 kilomètres. Or cette localité n’est guère éloignée de Stiering de plus de 8 kilomètres. Quand on entendit le canon de Sarrebruck, l’avant-garde de la division, à 4 heures, s’avança jusqu’à Rossel. Dans le terrain boisé avoisinant, on n’entendit plus le canon, à ce qu’on dit ; aussi crut-on que le combat avait cessé et la division s’établit dans ses bivouacs à Vœl kingen. Cette localité lui avait été désignée par le général commandant le corps d’armée, dans un ordre antérieur, comme devant être le point terminus de sa marche. Cet ordre, à la vérité, avait été donné à un moment où l’on ne pouvait pas prévoir quelle tournure prendraient les événements dans le courant de la journée.

Cependant, le mouvement offensif des Français avait été, dans l’intervalle, arrêté par le feu de sept batteries établies sur la Folster Höhe et l’infanterie, conduite par le général de Zastrow en personne, avait réussi à se porter de nouveau en avant.

La configuration du terrain ne permettait en aucune façon de tirer parti des quelques escadrons qui, arrivant successivement de toutes les directions, s’étaient réunis en arrière de la ligne de combat. C’est en vain que les hussards tentèrent de se déployer sur le Rothe Berg ; par contre, le major de Lyncker parvint, en dépit de difficultés presque insurmontables, à y établir huit pièces au milieu des cris de joie de l’infanterie serrée de près par l’ennemi. Au fur et à mesure qu’elles arrivaient, elles engageaient l’une après l’autre la lutte avec les batteries ennemies, quoique le feu des tirailleurs français postés à couvert, à la distance de 800 mètres, blessât ou tuât la moitié de leurs servants. On gagna, il est vrai, un peu de terrain, à partir de ce moment ; mais l’espace restreint qu’offrait le plateau ne permettait pas aux troupes de se déployer en face du front fort étendu de l’adversaire.

Mais des secours efficaces allaient arriver sur la droite. Le général de Gœben avait envoyé en avant tous les bataillons de la 16e division, non encore engagés, dans la direction de Stiering, où le coup décisif allait être frappé. Tandis qu’une partie de ces bataillons faisait front à la localité, l’autre gravit, depuis la grande route, les ravins de la forêt de Spicheren ; alors eut lieu une mêlée dans laquelle les Français furent refoulés de la croupe ensellée qui mène au Rothe Berg et se virent de plus en plus repoussés vers le Forbacher Berg.

À 7 heures du soir encore la division de Laveaucoupet, soutenue par une partie de la division Bataille, avait, à l’aile droite française, exécuté une attaque ; elle avait pénétré une fois encore dans la forêt de Gifert tant disputée ce jour-là ; mais le danger que courait en ce moment-là l’aile gauche, menacée d’être abordée depuis la forêt de Spicheren, paralysa la droite et entrava sa marche en avant. À la tombée de la nuit les Français rétrogradaient sur le plateau tout entier.

Vers 9 heures du soir, alors que leurs sonneries de retraite se faisaient entendre de la hauteur, le général de Schwerin[7] fit occuper Stiering, afin d’assurer les cantonnements des troupes pendant la nuit ; sur différents points on ne put vaincre la résistance des Français dans cette localité qu’en engageant le combat corps à corps avec eux. De plus, l’avant-garde de la 13e division s’était portée en avant vers Forbach, mais elle ne pénétra pas dans la localité, ayant pris pour des ennemis des dragons qui avaient mis pied à terre.

D’ailleurs, le général Frossard avait de lui-même renoncé à effectuer la retraite par la route de Forbach à Saint-Avold qui était sérieusement menacée. Il se retira avec ses trois divisions sur Œtingen. L’obscurité et, aussi l’impossibilité où l’on était d’employer des masses de cavalerie considérables dans ce terrain, le mettaient à l’abri de toute poursuite. Ce soir-là encore, le général de Steinmetz prit ses dispositions pour que les unités toutes confondues fussent reconstituées. Quelques-unes d’entre elles avaient fourni des marches de près de 45 kilomètres, deux batteries débarquées du chemin de fer, qui les avait amenées de Königsberg en Prusse, avaient immédiatement pris le chemin du champ de bataille. Malgré tous ces renforts, les forces insuffisantes qui avaient entrepris l’attaque n’atteignirent jamais, à aucun moment de la journée, l’effectif de l’adversaire ; 13 batteries seulement avaient pu engager la lutte dans cet espace si restreint, et la cavalerie n’avait absolument pas pu prendre part à l’action. Il va de soi que les assaillants essuyèrent des pertes plus considérables que les défenseurs. Les Prussiens perdirent 4871 hommes, tandis que les Français n’en perdirent que 4078 ; une chose qui mérite d’être signalée, c’est le grand nombre de prisonniers non blessés que, dans cette bataille déjà, on fit à l’adversaire.

On remarquera le contraste absolu qui existe entre l’esprit de camaraderie des Prussiens qui fit que leurs chefs se prêtèrent un appui mutuel et que leurs troupes se hâtèrent d’arriver afin de prendre part à l’engagement, et les étranges marches et contremarches des divisions françaises postées en arrière du général Frossard. Trois d’entre elles furent mises en mouvement pour lui porter secours, deux seulement arrivèrent, et cela quand la lutte avait pris fin.

On a prétendu après coup que la bataille de Spicheren avait été livrée sur un terrain où elle n’eût pas dû l’être, et qu’en la livrant on avait contrecarré les plans du grand état-major. À la vérité, la bataille n’avait pas été prévue. Mais d’une manière générale il ne se présentera que fort peu de cas où une victoire tactique ne cadrera pas avec le plan de campagne stratégique. On acceptera toujours avec reconnaissance tout succès remporté par les armes et l’on en tirera tout le parti possible. Grâce à la bataille de Spicheren le 2e corps d’armée français avait été mis dans l’impossibilité de se retirer sans subir de pertes, on avait pris le contact avec la portion principale de l’armée ennemie et désormais le généralissime et son état-major possédaient la base nécessaire pour prendre leurs résolutions ultérieures.


  1. Général commandant la 14e division (2e du VIIe corps). (N.d.T.)
  2. Général commandant le VIIe corps. (N.d.T.)
  3. Général commandant le VIIIe corps. (N.d.T.)
  4. Général commandant la 9e brigade (1re de la 5e division, IIIe corps). (N.d.T.)
  5. Général commandant la 16e division (2e du VIIIe corps. (N.d.T.)
  6. La 28e brigade (2e de la 14e division, VIIe corps). (N.d.T.)
  7. Général commandant la 10e brigade (2e de la 5e division, IIIe corps) (N.d.T.).