La Guerre d’Espagne - Fragments des mémoires du colonel Vigo-Roussillon/03

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La Guerre d’Espagne - Fragments des mémoires du colonel Vigo-Roussillon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 106 (p. 903-935).
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LA
GUERRE D'ESPAGNE

FRAGMENS DES MEMOIRES MILITAIRES DU COLONEL VIGO-ROUSSILLON.

DERNIÈRE PARTIE[1].


CAMPAGNE D’ANDALOUSIE (1811).

Pendant que le 1er corps continuait seul le siège, ou plutôt le blocus de Cadix, il s’était produit, en Espagne, de graves événemens. Napoléon, toujours résolu à chasser avant tout les Anglais du Portugal, avait confié cette mission, au mois de mai 1810, au maréchal Masséna, à la tête de 80,000 hommes. Au mois d’octobre suivant, le maréchal Masséna était arrêté, avec trois corps d’armée, devant les lignes de Torrès-Vedras, qui couvraient Lisbonne[2], et il devait y rester six mois. Au commencement de 1811, il désespérait de forcer ces positions formidables et de jeter les Anglais à la mer, tant qu’une autre armée française n’attaquerait pas Lisbonne par la rive gauche du Tage. L’empereur avait destiné à cette opération l’armée d’Andalousie et avait envoyé à ce sujet au maréchal Soult des ordres péremptoires. Forcé d’obéir, Soult s’était mis lentement en mouvement avec le seul corps du maréchal Mortier, puis il s’était bientôt arrêté, sous prétexte de faire le siège de Badajoz. Ce siège, mollement conduit au début, fut lent. La place capitula le 11 mars, c’est-à-dire plusieurs jours après les événemens que nous allons raconter.

Les Anglais avaient parfaitement compris les dangers que pouvait leur faire courir la réunion de deux armées françaises devant Lisbonne, opérant simultanément sur les deux rives du Tage. Ils avaient résolu de donner à l’armée d’Andalousie tant d’occupation dans le Midi, entre Murcie, Grenade, Gibraltar et Cadix, que le maréchal Soult ne pourrait, eût-il pris Badajoz, aller appuyer Masséna.

En Italie, Murat devait, pour achever la conquête de son royaume, se rendre maître de la Sicile qu’occupaient les Anglais. Par malheur, au commencement de février 1811, Murat laissa trop voir qu’il renonçait à cette expédition. Les Anglais aussitôt avaient tiré de Sicile 4,000 ou 5,000 hommes de leurs meilleures troupes, qu’ils avaient amenés à Gibraltar. Ces troupes, jointes à quelques autres qui étaient déjà à Gibraltar, s’étaient établies au camp de San-Roque, où l’on avait réuni une vingtaine de mille hommes, c’est-à-dire 8,000 ou 9,000 Anglais et 12,000 Espagnols.

Notre corps d’armée (le 1er corps), alors seul devant Cadix, avait été fort affaibli par les pertes du siège et les maladies de l’été précédent, et il ne pouvait mettre en ligne que 8,000 hommes tout au plus.

Il devait être soutenu, il est vrai, par le 4e corps (Sébastiani), qui avait ordre de se tenir entre Grenade, Séville et Cadix. Les Anglais, pour nous priver de cet appui, imaginèrent d’envoyer le corps d’armée espagnol du général Black menacer Murcie, et, pur malheur, le général Sébastiani, donnant dans le piège, y avait couru aussitôt avec la plus grande partie du 4e corps.

Ainsi, le 1er mars 1811, les deux maréchaux Soult et Mortier étaient devant Badajoz, le corps de Sébastiani était à Murcie, Victor devant Cadix.

L’armée d’Andalousie se trouvait éparpillée sur une étendue de 150 lieues, et il était évident que le 1er corps allait se trouver tout seul pour contenir la forte garnison de Cadix, appuyée par une grande flotte, et pour résister à l’armée de secours anglo-espagnole.

Le maréchal Soult, en apprenant le danger que courait le 1er corps, avait reconnu, un peu tard, la nécessité de presser le siège de Badajoz pour revenir au secours du maréchal Victor.

Il était à prévoir que, pouvant se concerter facilement par mer, les généraux ennemis lieraient les opérations de l’armée de secours à des sorties de la place et à des bombardemens, des débarquemens de la flotte, contre nos redoutes et nos batteries.

On pouvait craindre, si le 1er corps était forcé, de voir détruire les ouvrages que nous avions péniblement élevés depuis un an et de laisser tomber aux mains de l’ennemi l’immense matériel de siège que nous avions accumulé devant Cadix. On était donc fort inquiet, au quartier-général de l’armée d’Andalousie, devant Badajoz, de ce qui allait se passer devant Cadix.

L’armée anglo-espagnole, forte d’environ 20,000 hommes, était sortie du camp de San-Roque le 1er mars. Après avoir fait une marche feinte dans la direction de Médina-Sidonia, elle s’était rabattue vers le rivage de la mer, par Conil et la tour de Barossa, où elle comptait donner la main à la garnison de Cadix. Celle-ci avait jeté, le 3 au matin, un pont sur le canal de Santi-Petri, et, le même jour, une avant-garde de la garnison avait déjà franchi ce canal. Mais elle arrivait trop tôt. Elle fut surprise au passage par quelques troupes de notre 3e division (Vilatte), qui la refoulèrent vivement dans l’île de Léon, en lui tuant, noyant ou prenant au moins 500 hommes.

Le 4 mars, le maréchal Victor, apprenant que l’armée de secours était arrivée à Veger et marchait, en suivant la mer, sur Chiclana, se décida à se porter à sa rencontre.

En conséquence, après avoir pourvu à la défense des ouvrages et des batteries élevées devant Cadix, tout en y laissant aussi peu de monde que possible, le duc de Bellune rassembla tout ce qui restait disponible dans le 1er corps d’armée. Notre 2e division était ainsi fort réduite et ne comprenait plus que le 8e et le 54e de ligne et quatre compagnies du 45e.

Nous nous réunîmes près de la ferme de Guéra, en arrière de Médina-Sidonia.


Combat de Barossa sous Chiclana.

Les batailles citées dans l’histoire sont, en général, celles où l’on engage les plus grandes forces ; ce ne sont pas toujours les plus disputées, les plus sanglantes, les plus fécondes en résultats. A Barossa, les Français et les Anglais perdirent environ le tiers des effectifs engagés, c’est une proportion plus forte que dans les plus grandes batailles, et cette résistance acharnée de 5,000 hommes contre 20,000 (comme à Haslach) nous sauva l’humiliation de renoncer au siège de Cadix en abandonnant un matériel immense.

Le 5, nous quittâmes nos bivouacs de grand matin. Nous prîmes le chemin de la ville de Chiclana, avec ordre de forcer la marche. Nous y arrivions en toute hâte et déjà nous l’avions dépassée quand nous entendîmes la fusillade à notre droite, du côté du canal de Santi-Petri. Nous fîmes encore environ une lieue sur la route de Conil, puis, tournant à droite, nous entrâmes dans une forêt de pins. Nous y trouvâmes des troupes de la 1re division qui était déjà engagée avec les Anglais. Sans faire halte, nous nous formâmes en colonnes par divisions et nous portâmes en avant. En débouchant du bois, nous aperçûmes les Anglais devant nous. Ils formaient, au nombre de 5,000 ou 6,000 hommes, Anglais ou Anglo-Portugais[3], l’arrière-garde de l’armée de secours anglo-espagnole. C’était à peu près ce que nous étions de combattans dans les deux divisions.

Les ennemis étaient en marche, se dirigeant vers un pont que la garnison de Cadix avait jeté la veille sur le Santi-Petri, et où, la veille aussi, une ou deux compagnies de voltigeurs de la 3e division avaient fait prisonnier un bataillon de la garde royale espagnole.

L’armée espagnole était déjà arrivée près de ce pont. Elle comptait environ 14,000 hommes ; les troupes des deux nations semblaient vouloir s’établir dans l’île de Léon. Comme une très grande distance séparait les Espagnols des Anglais, qui formaient l’arrière-garde, le maréchal Victor crut, je le pense, pouvoir battre les Anglais avant qu’ils fussent soutenus par les Espagnols. Il se pressa beaucoup et voulut attaquer sans attendre son artillerie, qui n’avait pu suivre, et ce n’était pas étonnant, car tous les chevaux de l’artillerie étaient exténués, ils avaient été épuisés et ruinés pour l’armement des batteries élevées devant Cadix. D’ailleurs, notre artillerie avait été contrainte de faire un grand détour pour franchir un ruisseau marécageux. Trompé par la première démonstration des Anglais contre Médina-Sidonia, le maréchal Victor y avait envoyé, le 3, toute sa cavalerie et 3,000 hommes d’une infanterie excellente, nous allions donc combattre sans artillerie ni cavalerie. L’action fut engagée ainsi, et le duc de Bellune, dans sa précipitation, prit les plus mauvaises dispositions.

La 1re division (Ruffin), qui se dirigeait sur une ferme nommée la Casa-Blanca, après avoir décrit un demi-cercle pour éviter un marais, se rabattit ensuite sur les Anglais qui suivaient le bord de la mer. Cette division attaqua un mamelon sur lequel plusieurs bataillons ennemis et de l’artillerie avaient pris position. La 2e division marchait aussi directement vers ce mamelon.

Le duc de Bellune, apercevant devant nous un escadron de cavalerie anglaise et ne pouvant le faire reconnaître, le prit pour la tête d’une colonne de cavalerie. Il fit arrêter le 8e régiment et un bataillon du 54e et leur ordonna de se former en carrés par bataillons. Pendant que nous exécutions cette manœuvre, l’aile gauche des Anglais, précédée de quatre pièces d’artillerie légère, marcha sur nous et bientôt cette artillerie, se mettant en batterie à petite portée, tira à mitraille sur nos carrés. Le maréchal, voyant qu’il avait fait une école, disparut.

Le général Laplane, commandant la brigade, était ailleurs. Le régiment était criblé. Je dis à notre colonel, M. Autié, que la ligne d’infanterie anglaise marchant sur nous, nous ne pouvions rester en carrés sans courir risque d’être écharpés et même sans pouvoir nous défendre. Le colonel me répondit qu’il désirerait qu’un général lui donnât des ordres à ce sujet. On ne put en trouver un. Enfin, le colonel ordonna de rompre les carrés et de former les divisions en prenant les distances par la tête de la colonne. Il eût fallu les prendre au plus vite par la tête et la queue. A peine le premier bataillon était-il en mouvement que le colonel ordonna de se former « à droite en bataille. » Il était impossible à mon bataillon et à celui du 54e, en colonnes à demi-distances, d’exécuter ce mouvement qui allait, d’ailleurs, nous placer par inversions. Aussi il se produisit tout d’abord un peu de confusion.

J’avais à peine formé mon bataillon en bataille avec les plus grandes difficultés qu’une nuée de tirailleurs fut sur nous. Ils précédaient un corps portugais qui venait charger ma troupe. Je le laissai approcher et ordonnai le feu à dix pas ; ce régiment fut écrasé.

Je courus après un officier, à cheval, qui me paraissait se sauver avec peine. Je l’eus bientôt atteint. C’était le colonel du 20e régiment anglais, M. Busch. Il était blessé de deux coups de feu. Je le remis à un sergent de mon régiment, blessé lui-même et lui recommandai d’en avoir soin.

Une nouvelle ligne d’infanterie, anglaise cette fois, s’avançait sur le régiment au petit pas, s’arrêtant souvent pour rectifier son alignement. L’artillerie nous criblait de mitraille. Le 1er bataillon faisait grand feu ; je défendis au mien de tirer. Lorsque les ennemis furent très près, et alors seulement, je commandai un feu de bataillon. Les restes de ce régiment reculèrent. Je proposai au colonel de me précipiter à la course avec les voltigeurs, sur les canons des Anglais, pendant qu’avec le reste du régiment il chargerait à la baïonnette la ligne ennemie, qui se reformait pour revenir à la charge. Son infanterie de soutien était en désordre, j’aurais certainement réussi. Malheureusement le colonel n’osa pas prendre cela sur lui et nous continuâmes d’être mitraillés, l’arme au bras, sans pouvoir répondre. Enfin, mais trop tard et comme par boutade, le colonel Autié ordonna une charge en bataille. De leur côté, les Anglais se portaient sur nous. Je fis mettre à mon bataillon l’arme sur l’épaule pour être bien certain que personne ne ferait feu avant le commandement. Le 1er bataillon et celui du 54e tiraient en marchant, avançaient lentement et en confusion. Je m’aperçus bien vite que, ces bataillons restant en arrière pour tirer, j’allais me trouver seul aux prises avec les Anglais ; je dus m’arrêter pour les attendre. Les Anglais paraissaient décidés à une charge générale de leur ligne. Une colonne d’attaque se formait en face de mon bataillon. J’avais bien prévu que leur principal effort se porterait sur moi, mais je comptais que mes flancs seraient couverts. À ce moment, toute l’aile gauche des Anglais se portait en avant, et je vis tout à coup le 1er bataillon, placé à ma gauche, faire par le flanc droit et passer derrière le mien. Je demandai au commandant Lanusse ce que signifiait ce mouvement. Il me répondit qu’il lui était ordonné et que le colonel était tué. Je compris qu’il fallait que je supportasse seul l’attaque des ennemis, à laquelle je jugeais impossible de résister. Je n’avais aucun moyen de me retirer, en supposant que j’en eusse reçu l’ordre, mais personne ne commandait plus.

Je passai devant les restes de mon bataillon, réduit à un petit nombre, par les pertes subies depuis le commencement de l’action. Je prévins mes soldats qu’ils allaient recevoir une charge à la baïonnette ; qu’ils feraient feu à dix pas, et qu’aussitôt, sans recharger les armes, nous tomberions à la course sur les survivans des Anglais. Ils me promirent d’exécuter cet ordre.

Je voyais la ligne anglaise, à soixante pas, continuant d’avancer lentement, sans tirer. Il me semblait impossible de lui résister parce que je n’avais plus assez de monde. Sous l’influence d’une sorte de désespoir, je voulus me faire tuer. Je poussai mon cheval, qui était un vigoureux polonais, contre un officier anglais, à cheval, que je crus être le colonel du régiment qui m’était opposé. Je le joignis et j’allais lui passer mon sabre au travers du corps, devant ses soldats, quand je fus retenu par je ne sais quel sentiment de compassion et renonçai à ce meurtre inutile. Cet officier avait des cheveux blancs, une belle figure ; il tenait son chapeau à la main et parlait à ses soldats. Son sang-froid, un grand air de calme et de dignité, avaient arrêté mon bras. Je revins vers ma troupe, j’en parcourais le front, on allait s’aborder sans tirer, quand un chasseur anglais me tira un coup de carabine, qui me fracassa le pied droit. La balle, entrant près du talon, était ressortie entre le gros orteil et le suivant, brisant le tarse et le métatarse et me traversant le pied dans toute sa longueur[4]. Mon sang coulait à flots. Mon étrier avait été enlevé du même coup ; je ne pouvais demeurer à cheval, la jambe pendante. Je mis pied à terre, sautant sur le pied gauche, cherchant à traverser mon bataillon pour le faire tirer. Mais le terrain était couvert de hautes bruyères ; la vive douleur que je ressentais me gênait pour les franchir, quoique je fusse leste (j’avais alors trente-six ans). Je ne pus traverser ma troupe ; je m’assis à terre et ordonnai le feu. La fumée empêchait mes soldats de me voir. Je demeurai assis, au milieu de la plus terrible mêlée à la baïonnette que j’eusse encore vue. J’excitais mes soldats de la voix, le bruit du combat la couvrait souvent. Chacun combattait pour son compte. J’appelais, en vain, pour me faire soutenir. Je fis signe, et deux soldats vinrent me relever, en me prenant sous les bras, mais l’un d’eux fut tué tout de suite, l’autre blessé, et il se coucha à côté de moi. Les restes de mon bataillon, se voyant sur le point d’être entourés, reculèrent, et une charge vigoureuse, faite, de nouveau, par le 87e régiment anglais, acheva de les rompre[5]. J’étais resté sur le champ de bataille, parmi les morts et les blessés, mon sabre à la main. Un sergent anglais, qui ne s’était pas aperçu que j’étais blessé, faisait tous ses efforts pour me percer de sa pique ; il me semblait ivre. Je parais tous ses coups. J’aurais pu facilement le tuer, en ripostant, je me bornai à lui donner, dans le visage, un bon coup du pommeau de mon sabre, cela le dégrisa. Un officier anglais, qui me voyait me débattre contre cet homme me dit, en français :

— Vous ne pouvez plus vous défendre, monsieur, vous êtes seul, je vous invite à vous rendre.

— Je le veux bien, répondis-je, et pour preuve, voici mon sabre, mais dites à ce diable d’homme de me laisser tranquille.

Il le fit.

C’était le sergent à la pique que je désignais ainsi, mais quand il eut reconnu que j’étais gravement blessé, il témoigna les plus vifs regrets, il appela des soldats, me fit relever et voulut lui-même me donner des soins. Enfin, on me mit sur des fusils, et l’on me porta à l’ambulance des Anglais pour y être pansé. L’affaire était terminée ; les deux armées avaient pris position en arrière.

Ce que j’avais prévu était arrivé. Le 1er bataillon, placé derrière le 2e, tourné, après s’être mêlé avec les Anglais, avait été mis en déroute en même temps que le mien. Dans la dernière charge le porte-aigle du 1er bataillon ayant été tué, les Anglais s’étaient emparés de cette aigle. Bien des braves se dévouèrent pour la reprendre et trouvèrent ainsi une mort glorieuse. Cette aigle coûta cher aux Anglais, beaucoup de leurs officiers payèrent de leur vie l’honneur de la conserver, mais enfin, elle leur resta.

Il en était à peu près de même à la 1re division. Elle était en retraite, laissant sur le champ de bataille : le général Ruffin, qui la commandait ; le général Chaudron-Rousseau, un grand nombre de morts et de blessés, cinq pièces de canon, dont les attelages avaient été tués à coups de fusil.

J’appris plus tard, étant prisonnier, quelles avaient été les pertes de mon régiment au combat de Barossa. Il comptait, le matin 1,200 hommes. Il avait eu, dans cette action, son colonel et un chef de bataillon tués ; un chef de bataillon blessé et prisonnier (c’était moi) ; 17 officiers subalternes et 934 sous-officiers ou soldats tués ou blessés. Perte énorme et extraordinaire !

En arrivant à l’ambulance anglaise, je fus bien surpris d’y rencontrer le colonel Busch, ce colonel que j’avais fait prisonnier au commencement de l’action. Il me raconta qu’étant atteint de deux blessures et se trouvant très fatigué, il avait demandé au sergent, que j’avais chargé de le soigner, la permission de se reposer au pied d’un arbre ; que le sergent l’avait quitté pour aller se faire panser, parce qu’il était blessé lui-même ; qu’il ne l’avait plus revu, mais que, quand les Anglais avaient occupé le champ de bataille, ses gens l’avaient ramassé là. Il m’offrit un lit dans la maison qu’il occupait à l’île de Léon. J’acceptai cette offre, inspirée par la reconnaissance. Il allait rentrer en ville, il voulut me faire porter à sa suite, dans une capote. Les Anglais se disposaient à le faire, mais les moins blessés, parmi les soldats de mon régiment, ne voulurent pas que je fusse porté par d’autres que par eux. Ce trait d’affection me toucha et je me laissai faire.

J’ai déjà dit que le champ de bataille était couvert de bruyères, de broussailles et même d’épines ; traîné, plutôt que porté, dans une capote, par des hommes affaiblis, j’étais en deux, et mon corps labourait la terre. La capote et mon pantalon ne purent me garantir longtemps des épines. Je souffrais cruellement, néanmoins je surmontai cette douleur, voulant suivre le colonel Busch, que l’on portait devant moi et qui pouvait nous protéger contre les Espagnols.

Avant de passer le canal de Santi-Petri, je vis le corps d’armée espagnol entassé dans une mauvaise position, adossé au canal, n’ayant pour moyen de retraite qu’un mauvais pont établi sur de grandes caisses. Si les Anglais avaient été battus, les Espagnols auraient été tous noyés, tués, ou pris, et peut-être l’île de Léon eût été enlevée du même coup. Comme aussi, si les Espagnols avaient secondé les Anglais, les Français auraient pu être contraints d’évacuer leurs lignes et d’abandonner le siège de Cadix.

A Barossa, comme à Medelin, le duc de Bellune s’était enlevé lui-même les moyens de vaincre. Il avait envoyé toute sa cavalerie et 3,000 hommes d’infanterie excellente à Médina-Sidonia, où il n’y avait point d’ennemis, au moment même où il se portait sur les Anglais.

La victoire sur cette arrière-garde eût été certaine, s’il avait conservé avec lui toutes ses forces, et si, le soir du combat, il avait envoyé sur le champ de bataille quelques compagnies de voltigeurs, il aurait ramassé les blessés des deux armées et tous les trophées et débris de ce sanglant combat. Les ennemis, qui avaient perdu plus de 2,000 hommes, s’empressaient de passer dans l’île de Léon, pendant que le maréchal Victor, se croyant perdu, se retirait de son côté.

Après m’avoir fait passer le canal de Santi-Petri dans une barque, on me fit entrer sous une tente où des chirurgiens pansaient des blessés. J’eus beau dire que j’étais déjà pansé, il fallut entrer quand même. On m’étendit à terre, il faisait nuit ; la tente était mal éclairée, un chirurgien maladroit marcha sur mon pied blessé, ce qui produisit une hémorragie. Un de mes soldats m’avait prêté son sac pour le mettre sous ma tête, des Espagnols me le volèrent. Un instant après, l’un d’eux revint, palpant mes épaulettes et me dit à l’oreille : Sun-ce di plata ? (Sont-elles en argent ? ) Pour toute réponse, j’allongeai un grand coup de poing sur la figure du voleur, et il ne demanda rien de plus.

Les chirurgiens espagnols voulaient me faire transporter dans l’île de Léon, sur une calèche (sorte de cabriolet non suspendu). Je m’y refusai : d’abord parce que je ne croyais pas pouvoir supporter ce genre de voitures, ensuite parce que le colonel Busch m’avait affirmé qu’il m’enverrait chercher. On me laissa donc étendu par terre, au dehors de la tente où l’on m’avait déposé d’abord. J’attendis. Enfin, vers dix heures du soir, un détachement de grenadiers du 20e régiment anglais, commandé par un adjudant, vint me prendre. L’on me plaça sur un brancard, que ces soldats avaient apporté, et je fus transporté dans l’île de Léon. Les maisons étaient illuminées, soit en signe de victoire, soit pour faciliter le passage des blessés.

Plusieurs dames s’approchèrent de mon brancard et m’offrirent du vin de Malaga. Comme j’étais porté par des soldats anglais, elles m’avaient pris pour un officier de cette nation, mais quand je les remerciai, l’une d’elles s’écria : — Ah ! c’est un Français ! .. Si je l’eusse su !

— Eh bien ? dit une autre, que fait cela ? il est blessé et malheureux !

— Grand bien lui fasse, répondit-on.

J’arrivai, vers onze heures du soir, à la porte du colonel anglais Busch. On me déposa dans la cour, où j’attendis longtemps. Enfin, un Espagnol vint me dire que le colonel en était bien tâché, mais que l’on ne pouvait pas me loger chez lui. Je sus, le lendemain, que le propriétaire, qui était Espagnol, s’y était opposé. Les soldats étaient embarrassés. On rechargea mon brancard, on prit la rue et l’on me portait, je crois, à l’hôpital, quand nous lûmes arrêtés, dans la rue, par un jeune Anglais, vêtu en bourgeois. Il fit arrêter les soldats et leur demanda ce qui était arrivé. Ils le lui expliquèrent.

Ce jeune homme m’offrit aussitôt un lit chez lui.

Je le remerciai, lui représentant combien je lui serais à charge. Il insista, m’en pria avec tant d’instances que j’acceptai.

Ce généreux ennemi voulut me donner son lit et prit, pour lui, celui de son valet de chambre, qu’il mit à ma disposition pour mon service personnel. Il me donna son linge et me combla d’attentions et de soins de toute espèce.

Il se nommait Hervin. Il était Irlandais et cousin germain du colonel Busch.

Celui-ci mourut, peu de jours après, des suites de ses blessures. Ce jeune homme était fort riche et voyageait pour son instruction et son plaisir. Il était venu voir le colonel à Cadix. La mort de son parent abrégea son séjour.

Le 6 mars, des chirurgiens anglais visitèrent ma blessure. Ils me dirent que les os étaient fracassés et que l’amputation serait peut-être nécessaire. Tout fut préparé pour qu’elle eût lieu le lendemain. Ce jour-là, M. Hume, qui fut depuis le chirurgien du duc de Wellington, me présenta un autre chirurgien âgé, qui, disait-il, désirait examiner ma blessure. Il la découvrit, et, armé d’une sonde, l’étudia en tous les sens, puis il donna son avis en anglais, que je ne comprenais pas. M. Hume me le traduisit, en me disant :

— On ne vous coupera pas la jambe aujourd’hui, d’après l’avis de monsieur, on espère vous la conserver.

Et l’on se borna à me panser.

Le 8, lord Stanhope, aide-de-camp du général en chef de l’armée anglaise, se fit annoncer, et demanda à me voir. Il me dit « que le général en chef me priait de lui permettre de me faire une visite. » Je fus très surpris de cette demande. Je répondis que le général me ferait beaucoup d’honneur, mais que je ne savais à quoi attribuer cette distinction. L’aide-de-camp sourit et se retira. Une heure après, on m’annonça son excellence le général Graham, commandant en chef le corps d’armée anglais, à Cadix.

Ma surprise fut extrême, en reconnaissant, sous l’habit de lieutenant-général, ce même officier que j’avais été au moment de tuer à Barossa. Le général, qui remarqua mon émotion, me prit la main en me disant :

— Eh bien, monsieur, nous nous sommes vus de près sur le champ de bataille.

— Il est vrai, mon général, mais alors je n’avais pas l’honneur de vous connaître ; j’étais même très éloigné de penser que vous étiez le général en chef.

— Mais quel était votre dessein en vous approchant de moi ? Je le lui dis.

Il me répondit des choses très polies. Entre autres : que le jour du combat de Barossa, il avait éloigné ses aides-de-camp et son escorte ; qu’ayant remarqué un régiment français, qui repoussait toutes les charges, il s’était mis lui-même à la tête du 87e régiment anglais pour le conduire à l’ennemi, et que c’était au moment où il exhortait ce régiment à faire son devoir que j’étais venu à lui.

« Au reste, ajouta-t-il, tranquillisez-vous. Ici rien ne vous manquera. Je vais faire tous mes efforts pour vous faire échanger ; Je vais le proposer au maréchal Victor. En attendant, ma bourse vous est ouverte ; et si, contre mon attente, vous n’étiez pas échangé, et si j’étais contraint, par un ordre supérieur, de vous envoyer en Angleterre, vous iriez dans ma maison, en Écosse, où vous seriez reçu comme chez vous et traité comme mon fils. »

Je le remerciai avec effusion.

Le général Graham était de haute stature ; il avait les cheveux tout blancs et était encore alerte et très vif, quoiqu’il eût plus de soixante ans. Sa physionomie noble et ouverte m’avait inspiré le respect, même sur le champ de bataille.

Peu après que le général fut sorti, il entra dans ma chambre un homme vêtu avec une certaine recherche, parlant bien le français. Il me demanda si j’étais le colonel blessé du 8e régiment français ?

— Oui, lui dis-je.

— J’ai l’ordre de vous fournir, chaque jour, une table de six couverts.

— Vous plaisantez ! J’ai la fièvre et ne mange rien.

— Peu importe ! vous serez toujours servi.

— Mais qui êtes-vous ?

— Je suis Français, de Paris ; je suis le maître d’hôtel de son excellence le général Graham. J’ai des ordres !

— Allons, va pour la table de six couverts !

Elle fut fournie.

Il y avait, à l’île de Léon, plusieurs officiers du 8e et d’autres corps, blessés de coups de baïonnette et moins malades que moi, qui profitèrent de la libéralité du général anglais. Ce brave homme fit prendre de moi les plus grands soins.

M. Hume, mon chirurgien, craignant l’inflammation de ma blessure, avait prescrit qu’elle fût constamment arrosée par un filet d’eau froide. Elle était découverte et traitée sans charpie[6]. Malgré toutes ces précautions, je fus atteint du tétanos. Je voyais, j’entendais, mais je ne pouvais parler ni faire le moindre mouvement. M. Hume me dit :

— Vous avez le tétanos. Le seul moyen de vous sauver est de vous administrer des douches d’eau froide. Je ne pouvais répondre ni oui ni non. Les douches furent donc données et voici comment.

Pendant la nuit, on faisait rafraîchir de l’eau dans un grand baquet placé sur la terrasse de la maison. En cette saison elle devenait très froide.

On me mettait debout, dans la cour, au pied du mur ; j’étais soutenu par mon domestique ; puis, du haut de la terrasse, on me versait des seaux d’eau sur la tête et sur tout le corps. J’éprouvais un mal horrible ; j’étais brisé après cette opération. Cependant, dès le second jour, je pus exprimer par un « ah ! » la souffrance que je ressentais. Le troisième jour, je commençais à pouvoir respirer plus librement et à remuer un peu mes membres. Le cinquième jour, on put m’asseoir sur une chaise et les douches furent continuées ainsi. J’allais de mieux en mieux, mais mes mâchoires restaient rigides et mes dents serrées. On les écartait avec un levier, puis on introduisait dans ma bouche un entonnoir avec lequel on me faisait avaler du gruau, du riz, du bouillon, et surtout de l’opium. J’en prenais ainsi, tous les soirs, des doses croissantes et considérables. Le quinzième jour, je pus enfin desserrer mes mâchoires, parler un peu, et avaler, chaque soir, une pilule d’opium grosse comme une noisette. Ce jour-là seulement je pus fermer mes paupières[7]. Mes yeux étaient engorgés ; leurs globes étaient rouges comme du sang. Cet état pénible commença de diminuer aussitôt que je pus parvenir à clore les paupières. Je ne puis dire que je dormais, mais, sous l’influence de l’opium, je reposais et jouissais d’un calme, d’un bien-être que je ne saurais décrire.

Quand je fus tout à fait hors de danger, M. Hume me dit :

— Vous avez eu le tétanos au troisième degré. Plusieurs de mes blessés en ont été atteints ; vous êtes le seul que j’aie pu sauver.

Je ne sais comment les chirurgiens expliqueront ce que j’éprouve encore, trente ans après. Quand je prononce ou entends le mot : tétanos, ma mâchoire se contracte, mes dents se serrent encore et je parle avec difficulté, comme au moment où j’éprouvais les premiers symptômes de cette maladie redoutable.

Le 1er mai, le chirurgien qui me pansait retira de mai blessure quatre fragmens d’os, deux morceaux de balle, des morceaux de botte. Il me dit qu’il pensait que c’étaient les derniers et que je serais bientôt guéri. Cependant, il fallut faire de nouvelles incisions, retirer encore d’autres esquilles, et naturellement mes blessures ne se fermaient pas.

Enfin, le 5 juin, en enlevant les bandes pour le pansement journalier, je reconnus avec une agréable surprise que ma blessure était cicatrisée. Cependant je continuai de garder le lit, craignant qu’en marchant un effort ne fît rouvrir ces plaies récentes. Quelque temps après, je voulus me lever, mais il me fut impossible de marcher, même avec des béquilles. Dès que le sang se portait vers mon pied, j’étais obligé de m’asseoir et d’allonger ma jambe. Je demeurais longtemps ainsi.

J’aurais certainement succombé, si je n’avais pas été aussi bien soigné, et si l’on m’avait traité dans l’air méphitique d’un hôpital.

Pendant ces trois mois de souffrances, M. Hervin ne cessa de m’accabler d’attentions délicates et de me prodiguer les soins les plus dévoués. Il m’aimait, et me le prouvait de mille manières et avec originalité.

Quand je fus en convalescence, il venait, pour me distraire, tirer le pistolet dans ma chambre. Il apprenait à faire claquer un fouet, s’exerçait devant moi et me montrait ses progrès.

Un jour que je lui parlais de ma reconnaissance et de mes regrets de ne pouvoir probablement jamais la lui témoigner :

— Si fait, me dit-il, vous le pouvez.

Étonné, je lui dis :

— Et comment ? Parlez vite ?

— Vous avez trois choses dont je désire devenir possesseur.

— Vraiment ? Parlez donc ? ..

— —Vous avez une pièce d’or qui date du règne de la grande Catherine de Russie, je vous la demande, ainsi que votre bonnet polonais, et aussi les petits os qui ont été retirés de votre pied. Je garderai ces objets comme des souvenirs précieux.

On peut deviner le plaisir que j’éprouvai en satisfaisant sur-le-champ à cette demande.

Si le colonel Busch n’avait pas succombé à ses blessures, Hervin serait demeuré à Cadix ; maintenant que ma guérison allait lui rendre sa liberté, il désirait retourner en Angleterre. Il partit. En nous séparant, nous nous promîmes une longue et solide amitié, mais la continuation de la guerre devait nous tenir encore longtemps séparés. A mon grand regret, je ne l’ai jamais revu.

Pendant le long traitement qu’avait exigé ma blessure, mon domestique, resté au corps de siège devant Cadix, était venu me rejoindre. Il en avait obtenu la permission de l’amiral anglais, qui avait été touché de cette preuve d’attachement. Il m’apportait de l’argent et des lettres de mon régiment singulièrement réduit par suite des pertes qu’il avait subies au combat de Barossa et que j’ai indiquées plus haut.

Badajoz avait capitulé le 11 mars. Aussitôt, le maréchal Soult, inquiet de ce qui avait pu survenir devant Cadix, où le maréchal Victor n’avait pu recevoir le secours du général Sébastiani, laissa à Badajoz le maréchal Mortier, avec environ 9,000 hommes et l’ordre de remettre la place en complet état de défense, et, dès le 13 mars, il se mettait en route pour Séville, avec 7,000 hommes. C’était à peu près tout ce qui lui restait, et il sentait la nécessité de soutenir le maréchal Victor. On voit que l’armée d’Andalousie était déjà réduite au tiers de son effectif primitif. Les Anglais allaient attaquer le maréchal Mortier, à Badajoz, pour l’y occuper. Le général Sébastiani était retenu entre Grenade et Murcie. Revenu au camp devant Cadix, le maréchal Soult était dévoré d’inquiétudes. Il s’adressait à tout le monde, à ses collègues, au roi Joseph, à l’empereur, pour obtenir des renforts que, déjà, le projet de la campagne de Russie ne permettait plus de lui envoyer.

Vers la fin de juin, je reçus une lettre du général Sémélé, chef de l’état-major général du 1er corps, qui me disait que l’on s’occupait de mon échange au quartier-général. Je communiquai cette lettre au général Graham, qui m’autorisa à continuer d’habiter l’île de Léon, quoique les autres officiers français pris avec moi fussent tous embarqués pour l’Angleterre.

Il n’avait pas dépendu du général anglais que mon échange ne fût effectué dès le lendemain du combat. Il en avait fait la proposition au maréchal Victor, qui pouvait y consentir facilement, puisque, la veille du combat de Barossa, l’état-major du régiment d’Ordenez, des gardes espagnoles, avait été pris au pont du Santi-Petri et le général Graham proposait de m’échanger contre un lieutenant qui, d’après nos cartels d’échange, avait rang de lieutenant-colonel.

Le maréchal apporta, dans cette question d’échange, son indifférence habituelle. Je le connaissais bien et, par suite, je doutais beaucoup du succès de cette affaire.

Peu après, j’eus le malheur de perdre mon protecteur, le général Graham. Il fut appelé en Portugal pour prendre le commandement en second de l’armée anglaise, qui était sous les ordres de sir Arthur Wellesley. Il commandait encore une aile de cette armée à Vittoria.

Le 25 août, je demandai au général Cook, qui avait remplacé le général Graham, la permission d’être transféré à Cadix, ce qui me fut accordé. On me logea à l’hôpital, situé près de la lanterne du fort Saint-Sébastien.

Voici pourquoi j’avais demandé d’être transféré de l’île de Léon à Cadix. Des négocians américains-espagnols m’avaient offert de me faire évader. Ils s’étaient chargés d’en préparer les moyens, mais d’après eux il fallait, pour l’exécution de leur plan, être à Cadix.

Je jouissais de beaucoup de liberté dans cette ville. Je dînais souvent et passais mes soirées chez M. Prévôt, colonel du 67e d’infanterie anglaise. Il avait à Cadix sa femme, sa belle-sœur, Mlle Hamilton ; ces dames en recevaient d’autres et tenaient un salon agréable.

Les politesses, les bons traitemens que l’on me prodiguait, me faisaient éprouver certains scrupules et quelque répugnance à m’évader.

Il y avait sept mois que j’étais prisonnier, je n’avais pas perdu l’espoir d’être échangé, et j’avais adressé à ce sujet une lettre pressante au général Sémélé. Je lui laissais entrevoir que si je ne devais pas être bientôt échangé, je trouverais quelques moyens de m’échapper. Je m’étais servi de phrases que lui seul pouvait deviner, et que les Anglais porteurs de mes lettres ouvertes ne remarquèrent même pas. Pour toute réponse, le général m’envoya de l’argent, que mon régiment me devait et qu’il lui avait remis pour moi.

Le général, s’il eût considéré mon échange comme prochain, eût probablement conservé cet argent ; en me l’envoyant, il répondait assez clairement à ma lettre.

Alors l’ennui, le désir d’être rendu à la liberté et le besoin de rétablir ma santé fort ébranlée, l’emportèrent sur la gratitude que m’avaient inspirée les bons traitemens des Anglais. Je me décidai à partir. Je tins mon projet secret et n’en fis part à mon domestique, sur la fidélité duquel je pouvais compter, que la veille du jour fixé pour mon départ.

Le 30 octobre, dans l’après-midi, je me rendis chez un négociant espagnol-américain, ’ M. Alvear (qui a joué depuis un rôle politique à Buenos-Ayres). Là, je pris un costume complet de matelot ; je ne gardai que ma bourse, dans laquelle j’avais vingt quadruples en or, ma croix de la Légion d’honneur et la bague en diamans qui m’avait été donnée par le roi Joseph un jour où je commandais la garde chez lui. Je cachai ces deux derniers objets dans le col de ma chemise. J’avais remis la veille à un négociant que m’avait indiqué M. Alvear 6,000 francs en argent, et à M. Alvear lui-même 23 guinées en billets de la banque d’Angleterre. Cette somme devait m’être rendue en or, quand je serais arrivé en rade et à l’abri de tout danger, avec un paquet pour M. de Champagny, ministre des relations extérieures de France, par un capitaine commandant une frégate espagnole mouillée sur la rade. Je connaissais le contenu du paquet de dépêches. Il renfermait une demande, adressée à Napoléon, par les Américains-Espagnols, de leur renvoyer tous les officiers de leur nation qui se trouvaient prisonniers en France et des lettres de change pour leurs frais de route et de transport en Amérique, où ils devaient servir la cause de l’indépendance.

On me donna pour conducteur le patron du canot sur lequel je devais m’embarquer. Enfin, vers les six heures après-midi, je suivis mon guide vers la mer. Après avoir franchi la porte de Séville, nous étions sur le port quand un gardien espagnol m’interpella en ces termes : « Où allez-vous, paysan ? »

Ces paroles me causèrent une grande émotion. Quoique je parlasse bien l’espagnol, je fus embarrassé. Je n’osai pas me dire Espagnol et je dus répondre à une foule de questions. Je dis que j’étais Italien, car je parlais aussi cette langue. Comme mon interrogateur ne s’en tenait pas là, je crus devoir payer d’audace, et, prenant un ton mal assorti à mon habit, je lui dis :

— —Mais qui êtes-vous, vous-même, pour m’interroger ainsi ?

Il me le fit connaître, en appelant la garde, qui me conduisit au poste. Là, je fus fouillé. Ma bourse déposa contre moi et prouva que je n’étais pas un simple matelot.

Voyant bien que je ne pouvais m’en tirer, je demandai à parler à l’officier de garde. Il vint.

Je lui confiai, en secret, que j’étais un officier supérieur français, prisonnier de guerre, et que le déguisement qu’il me voyait sur le corps n’avait eu d’autre but que de favoriser mon évasion. Je lui remis ma bourse (que le diable de gardien voulait garder) ainsi que ma lettre d’avis de nomination de chef de bataillon et mon compte avec le 8e régiment. Je le priai de faire en sorte que je ne fusse pas maltraité par la populace. Il me fit conduire par la garde chez le gouverneur de Cadix. Dans les rues où nous passions, le peuple accourait de toutes parts. J’entendais dire, entre autres choses : « C’est un voleur ; » et on répétait : C’est un voleur !

— Non, dit un homme de haute taille et de mauvaise mine, ce n’est pas un voleur. C’est un officier français. C’est un espion ! Je l’ai vu parcourant les fortifications, en levant les plans, etc.

Et la foule répéta : « C’est un espion ! qu’il meure ! » A muerte ! A muerte ! criait-on de tous côtés.

Je courais un très réel danger. Mon escorte de la garde nationale de Cadix eut beaucoup de peine à me défendre et à m’empêcher d’être massacré. Je marchais avec peine, ma blessure s’était rouverte, mon pied était en sang. Enfin, tant bien que mal, nous arrivâmes chez le gouverneur, suivis de la populace.

Mais le gouverneur était à table. Il soupait. On me fit longtemps attendre, dans la cour, et il pleuvait à verse. J’étais tout mouillé et bien fatigué. On me fit entrer dans le corps de garde ; je m’assis sur le lit de camp. On apporta la soupe aux soldats, et ceux-ci, ayant pitié de ma situation et sans savoir qui j’étais, m’offrirent à manger. Je les remerciai ; ce trait de bonté militaire me fit plaisir. Enfin, un aide-de-camp du gouverneur descendit. Il me prit mes papiers et mon argent, que l’officier de garde m’avait laissés, en me disant que cela me serait inutile dans le lieu où j’allais.

Je fus conduit par la garde dans la prison de l’inquisition. En y arrivant, je fus fouillé de nouveau. Le geôlier de cette infernale maison, ayant le titre d’alcade, me demanda mon nom. Je me nommai. « Señor, me dit-il, écrivez votre nom vous-même, et, puisque vous êtes lieutenant-colonel français, je vais vous faire donner un appartement très décent. »

Je distinguai dans le sourire de ce lâche gredin le plaisir qu’il éprouvait à me railler.

On m’emmena. Après m’avoir fait traverser de longs et étroits corridors, passer par des portes très basses et toujours dans la plus profonde obscurité, on me fit entrer dans un cachot. Je m’y trouvai en compagnie d’un jeune Espagnol qui avait servi dans les troupes du roi Joseph. Fait prisonnier, il avait été incarcéré et mis au secret en ce lieu. Heureusement, l’habit que je portais diminuait l’humiliation que j’éprouvais.

Je n’avais pris aucune nourriture depuis le matin, je souffrais de ma blessure rouverte, j’étais tout mouillé et très fatigué ; je m’endormis profondément jusqu’au jour. La veille, couché dans un bon lit, mais préoccupé de ma tentative d’évasion, je n’avais pu fermer l’œil, et ici, couché sur le carreau, sans effets pour me couvrir, je passai une bonne nuit. J’avais encore de la jeunesse. L’Espagnol qui partageait ma prison me fit, quand il sut qui j’étais, le récit de ses malheurs. Il n’avait osé me rien dire à mon arrivée, croyant que j’étais Espagnol. Dans la journée, il me fut permis d’écrire à mon domestique, afin qu’il m’apportât à manger, ce qu’il fit ; mais je ne pus le voir.

Le 1er novembre, un officier espagnol suivi d’un sergent-major, un registre sous le bras, vint me trouver. Il me dit que son excellence M. le gouverneur était bien fâché que j’eusse été si durement traité, qu’il était disposé à me rendre service, qu’il allait s’occuper des moyens de me faire échanger, mais qu’il espérait qu’en conséquence je voudrais bien lui désigner les personnes qui avaient préparé mon évasion.

Je lui répondis « que j’étais très sensible aux marques de bonté de M. le gouverneur, mais que je n’en pouvais profiter, s’il fallait lui nommer des complices, attendu que je n’en avais pas. »

Malgré cette réponse, il commença de m’interroger.

Je lui dis immédiatement « qu’étant prisonnier de guerre, libre de ma parole d’honneur que je n’avais pas donnée, j’avais pu chercher à m’échapper ; mais que, n’ayant commis aucun délit, je refusais de répondre à un interrogatoire. » Cet officier me dit alors : « Nous avons dans cette maison les moyens de vous faire dire de force ce que vous vous obstinez à taire. » Et il s’en fut. En réfléchissant à cette conversation, je me souvins de toutes les histoires que j’avais lues, en Espagne ou ailleurs, sur l’inquisition. Je compris que l’officier espagnol avait voulu me menacer de la question afin de me faire parler. Cela me donna quelques inquiétudes.

Le soir, mon domestique m’ayant apporté à manger, on lui ouvrit la porte de ma prison et il me fut permis de lui parler, mais on ne le laissa pas entrer. Je lui parlai à la porte.

Après avoir causé avec lui, je voulus rentrer dans mon cachot ; le geôlier s’y opposa. Il me dit que puisque j’avais communiqué, je ne pouvais demeurer avec un homme qui était au secret, mais qu’on me logerait ailleurs. Tout était plein, même l’escalier ; mon honnête alcade me dit « que si je voulais payer six piastres, je pourrais coucher dans une chambre qui ne contenait que vingt-cinq ou trente personnes, que, sinon, je serais logé avec la canaille, les voleurs et les assassins. » Je n’avais plus d’argent. Heureusement je vis là quatre officiers, trois Français et un Polonais, qui, s’étant évadés du fort Saint-Sébastien, avaient été repris. Ils étaient enchaînés par le cou et les jambes. Ils me trouvèrent six piastres, et je restai avec eux.

Ces quatre officiers étaient : l’un le colonel du 4e régiment polonais, les trois autres du 94e d’infanterie française. — Voici comment ces malheureux me racontèrent leur mésaventure.

Étant détenus, comme prisonniers de guerre, au fort Saint-Sébastien, ils recevaient assez souvent un prêtre espagnol, qui les visitait, les entretenait du ciel, et semblait prendre pitié de leur sort. Il leur disait « en secret » que, s’ils pouvaient se procurer une somme de 400 francs, il serait possible de préparer leur évasion. Ces officiers réunirent cette somme qu’ils s’engagèrent à compter au patron de la barque qui les conduirait à la côte occupée par les Français. Cette barque devait se trouver à minuit, à un lieu indiqué. Il fallut encore payer une sentinelle espagnole qui devait, à cette heure, se trouver en faction à cet endroit et qui partagerait alors leur fuite.

Au jour indiqué, à minuit, la barque arrive. La sentinelle se prête à l’évasion, on s’embarque, et on part. La barque était pontée. A une petite distance du rivage, un détachement de soldats, caché dans la cale, se montre tout à coup, et feint de contraindre les matelots à revenir au fort. Que pouvaient ces officiers ? Ils n’étaient que quatre et sans armes. On les saisit, on les dépouille et on les ramène au fort. La mer était houleuse, la nuit noire ; la barque donne sur un des écueils dont le fort est entouré, elle se brise. Ces officiers, qui savaient nager, et les marins gagnent le fort à la nage. Ils s’attendaient bien à éprouver, au retour, les effets de la colère du gouverneur. On les arrête, on les amène devant lui ; ils le trouvent en conférence avec le prêtre qui les avait encouragés à s’évader. Ils voulurent s’expliquer ; on ne les écouta pas, et ils furent conduits, enchaînés, presque nus, dans l’infâme maison où je les trouvai. Je les y laissai, mais j’eus depuis l’occasion de solliciter, auprès du duc de Bellune, qu’ils fussent échangés, et le plaisir de réussir à les rendre à la liberté.

Le lendemain, un adjudant-major de place anglais vint me réclamer, de la part de son général, comme étant le prisonnier des Anglais et non des Espagnols. Je sortis ainsi de cette maudite maison. J’y laissai le chapeau et le manteau de paysan, qui probablement m’avait fait reconnaître pour un étranger. Les Français ne savent pas porter le manteau à la manière des Espagnols ; je l’avais cependant étudiée et je ne sais comment je pus oublier une chose aussi essentielle. J’étais probablement ébloui déjà par l’idée d’être bientôt au milieu des Français.

L’officier anglais me conduisit à la caserne de la porte de terre. Je fus mis dans une casemate du pavillon de Sainte-Hélène. Je devais y être mal, mais, du moins, j’étais sorti de cette espèce de bagne.

Le 5 novembre, le colonel du 67e anglais, M. Prévost, me fit demander les livres et autres objets qu’il m’avait prêtés. Un adjudant me dit qu’il avait ordre de mettre une sentinelle à ma porte, mais que, si je lui donnais ma parole d’honneur de ne pas sortir de la caserne, il n’en ferait rien. Je la lui donnai. Cependant, peu d’instans, après, cette sentinelle fut placée ; partant, quitte ! Il ne fut permis ni à moi ni à mes domestiques de sortir de la casemate sous aucun prétexte que ce fût.

Le même jour, on me remit une lettre du général Sémélé. Elle contenait mon brevet d’officier de la Légion d’honneur (daté du 6 août 1811) ; en outre, elle me donnait l’espoir d’être bientôt échangé. Je crus devoir communiquer cette lettre au général anglais Cook et lui représenter que je n’étais pas traité comme un officier prisonnier de guerre, mais comme un malfaiteur.

Le 6 novembre, milord Proby, commandant supérieur à Cadix, vint me voir de la part du général en chef. Il m’assura que c’était contrairement à ses intentions que l’on m’avait traité si durement. Il me dit que je pouvais écrire à l’armée française afin de presser mon échange, sans quoi je ne tarderais pas à partir pour l’Angleterre.

Dès le matin, on avait retiré la sentinelle de ma porte, elle fut replacée après le départ de cet officier. Je crus que c’était un malentendu. J’écrivis à lord Proby. Il me répondit qu’il s’était probablement mal expliqué, dans une langue dont il n’avait pas l’habitude (j’avais reconnu cependant qu’il parlait très bien le français), qu’il avait entendu que je pourrais me promener dans la cour de la caserne, mais toujours accompagné d’un soldat armé. (Je reconnus là la duplicité anglaise.) Je me confinai dans ma chambre, ou, pour mieux dire, dans mon cachot. Je passais mes journées à lire des livres que me prêtaient les officiers anglais, à faire de la musique, à regarder la baie de Cadix à travers les barreaux de fer dont l’embrasure de ma casemate était garnie. J’aurais bien voulu réclamer l’argent que j’avais remis au négociant, mais je craignais de compromettre un honnête homme. N’en entendant pas parler, j’avais parfois l’idée qu’il avait bien pu lui-même me trahir pour s’approprier mon argent.

Le 8 novembre, je reçus, de l’armée, des lettres qui me comblèrent de joie. Le général Sémélé me marquait que le maréchal Victor offrait, pour mon échange, un officier et quatre marins anglais. Ma joie fut de courte durée. J’appris, le lendemain, que le général Cook n’acceptait pas la proposition du maréchal, attendu qu’il s’agissait d’un maître d’équipage et de quatre matelots d’un vaisseau marchand. Le colonel marquis de Wateville vint lui-même m’apporter cette désagréable nouvelle. J’écrivis aussitôt à l’état-major de l’armée pour essayer une dernière tentative.

Mon domestique, étant sorti pour des achats d’alimens, rencontra un homme qui lui demanda s’il n’était pas au service d’un colonel français, blessé et prisonnier. Sur sa réponse affirmative et après lui avoir fait quelques autres questions, cet homme lui dit que je l’avais chargé de m’acheter du drap pour m’habiller et il lui demanda de le suivre ; mais le soldat anglais qui accompagnait partout mon domestique s’y opposait. Heureusement M. Harpour, officier du 67e régiment anglais, vint à passer dans le moment. Mon domestique, sachant qu’il me connaissait, le pria de dire au soldat anglais d’aller avec lui chez le marchand pour chercher le drap que j’avais commandé. M. Harpour, qui entendait très bien le français, y consentit et l’on fit ainsi.

Quand mon domestique rentra, il me dit :

— Je vous apporte du drap bleu que vous avez demandé à un monsieur que j’ai rencontré dans la rue.

— Du drap ? mais je n’en ai demandé à personne ! Et quel est ce monsieur ?

— Je ne le connais pas, mais d’après ce qu’il m’a dit, c’est bien pour vous. Tenez, voici le paquet. Il me semble bien lourd. Il m’a dit encore que le mémoire du marchand est dedans.

J’ouvris le paquet. Je fus agréablement surpris d’y trouver mes 6,000 francs en or, avec un billet sans signature, où l’on me disait, « que l’on s’empressait de me rendre mon argent. Que quant à mes 23 guinées en billets de banque, M. Alvear, qui s’en était chargé, avait peut-être emporté cette somme, ou l’avait laissée à quelqu’un pour me la faire tenir. »

M. Alvear était parti pour l’Angleterre, le lendemain de mon arrestation. J’étais dans la confidence de ce voyage. Ce monsieur devait s’y embarquer pour se rendre de là à Buenos-Ayres. Je m’estimai très heureux d’avoir rattrapé cette somme, sur laquelle je ne comptais plus ; je regrettai mes soupçons d’un instant, et, surtout, d’avoir toujours ignoré le nom de cet honnête négociant.

Le 10 novembre, le colonel de Wateville vint me voir de la part du général Cook et me dit qu’un parlementaire devait être envoyé derechef à l’armée française, qu’il était chargé de nouvelles propositions d’échange et qu’il croyait que, cette fois, ce serait à la disposition de mes chefs.

Le 26 novembre, le colonel de Wateville revint et me dit que la nouvelle proposition d’échange était acceptée par le maréchal Victor ; que je devais être échangé contre le marquis de Casa-Trevino, lieutenant des gardes espagnoles, fait prisonnier, et actuellement au pouvoir de l’armée française. Qu’il me souhaitait bon espoir et surtout un peu de patience pour supporter mes maux. Je demandai au colonel de Wateville la liberté de me promener dans la cour et sur les terrasses de la caserne. Je le priai de m’envoyer un médecin anglais et de vouloir bien dire au général Cook que, ma santé dépérissant beaucoup, je le suppliais de m’accorder cette faveur.

Dans l’après-midi, le même colonel revint. Il me dit que le général consentait à accorder ma demande ; que le factionnaire placé à ma porte serait retiré si je voulais donner, par écrit, ma parole d’honneur de ne pas sortir de la forteresse ; que le général était bien fâché de ne pouvoir me laisser la liberté d’aller en ville, mais qu’il avait à craindre que les Espagnols ne me maltraitassent et qu’il avait le devoir de tenir compte de leurs méfiances à mon égard ; que, pour cette même raison, il ne pouvait me permettre de me promener sur les terrasses, mais qu’il me serait permis de me promener dans la cour. Je répondis au colonel que je me bornais à demander l’éloignement de la sentinelle, qui, en chantant toute la nuit, m’empêchait de dormir. Le colonel vint faire retirer, à plusieurs reprises, la sentinelle, toujours rétablie ; et, après plusieurs allées et venues de cette espèce, on finit par la placer dans le corridor.

Le même jour je vis revenir, des commissions en ville, mon domestique, blessé d’un coup de baïonnette que lui avait donné le soldat anglais qui l’accompagnait, sous prétexte qu’en le voyant traverser le ruisseau le soldat avait cru qu’il voulait s’échapper. Cela m’indigna. On prétendait me traiter comme colonel, lorsqu’il s’agissait de mon échange, et l’on me traitait, en réalité, comme un simple soldat. Je ne recevais, comme eux, qu’une ration de pain et de viande salée ; je ne recevais pas un sou des Anglais, je me nourrissais à mes frais, et tout était bien cher dans Cadix bloqué par terre. Je ne voulais pas me plaindre, de crainte d’être envoyé en Angleterre et de voir s’évanouir ainsi tous mes projets de délivrance.

Cependant, je ne comptais pas beaucoup sur le succès de mon échange avec le marquis de Casa-Trevino. Je me demandais s’il était supposable que les Français eussent laissé en Espagne, et prisonnier sur parole, un officier espagnol de ce rang. Je pensais (et peut-être nos ennemis aussi) qu’il était possible que ce marquis eût pris du service auprès du roi Joseph, et que la proposition d’échange faite par les Anglais pouvait avoir pour but de s’en assurer.

Le 28 novembre, je me sentis d’une extrême faiblesse et si malade que je gardai le lit, c’est-à-dire ma paillasse. Un médecin anglais vint me voir. Il me donna des poudres, et me dit que le siège de mon mal était dans l’âme. Je le savais bien.

J’ai toujours regardé comme une faiblesse coupable de ne pas savoir supporter avec fermeté les malheurs attachés à l’existence. Cependant les miens m’accablèrent un moment, parce que j’étais malade et affaibli. Je me laissai aller à mes chagrins, de façon que, dans trois jours, je maigris au point de devenir méconnaissable.

Le 3 décembre, je reçus une lettre de M. le général Mocquery, chef de l’état-major du 1er corps, en remplacement du général Sémélé, appelé au commandement d’une division. Il m’exhortait à la patience, me disant que l’échange proposé par les Anglais était accepté, et que M. de Casa-Trevino était attendu au quartier-général français.

Le 15, M. Right, officier attaché à l’état-major anglais, qui avait été fait prisonnier par les Français près de Tariffa et rendu de suite, vint me voir. Il m’assura que le marquis de Casa-Trevino était attendu par les Français ; que cet officier était à Madrid, et qu’il se louait beaucoup des bons traitemens qui lui avaient été prodigués.

Je repris un peu courage. L’année 1812 allait commencer.


1812.

Le 25 janvier 1812, M. Harpour, officier anglais du 67e régiment, avec qui je m’étais lié d’amitié, vint me voir et me dit que M. Archdeakon, vice-consul anglais, était parent du marquis. Je lui écrivis pour lui demander de ses nouvelles. Il me répondit que cet officier était encore, le 25 novembre, à Madrid, malade, et qu’il ignorait qu’il dût être échangé contre moi. J’écrivis encore au quartier-général du 1er corps pour accélérer mon malheureux échange.

Je fus privé, à cette époque, de la société des officiers du 67e régiment anglais. Ce corps partit de Cadix pour Valence, que les Français assiégeaient, avec ordre de se rendre à Carthagène s’il trouvait, à son arrivée, la place de Valence prise.

Le 5 février, l’abandon auquel je me trouvais réduit, ne recevant plus de réponses aux lettres que j’adressais au quartier-général, le peu d’espoir que je conservais encore d’obtenir ma liberté après avoir supporté tant de dégoûts et de privations, dépensé tant d’argent, ces ennuis, réunis au chagrin de me voir renfermé comme un malfaiteur, me donnèrent la fièvre, qui me contraignit de rester couché.

Afin de conserver toujours le souvenir de ma prison, je vais la décrire ici.

La casemate où j’étais renfermé est située à la caserne de la porte de terre, à Cadix, pavillon Sainte-Hélène, n° 6. Ma chambre, recouverte par une voûte basse, ressemblait à une cave. On y voyait une sorte d’alcôve dans laquelle était un pliant (lit de sangles) que j’avais rapporté de l’île de Léon ; c’était mon lit. Il supportait une très mince paillasse et deux gros draps d’hôpital. Il était mon unique meuble. Nous y ajoutâmes, plus tard, un petit banc et une espèce de table fabriqués par mon domestique avec du bois de cuisine. Plus tard, aussi, on me donna une couverture de laine, que la rigueur de la saison me contraignit de demander.

Ma chambre recevait le jour par deux embrasures de canon pratiquées dans un mur de vingt pieds d’épaisseur. Elles étaient grillées avec des barreaux de fer. Je voyais, par ces trous, des morceaux de la baie de Cadix, mais ces fenêtres étaient sans vitres. J’en étais réduit à subir un froid très rigoureux en hiver, ou à rester dans l’obscurité, quand le vent du nord me contraignait de boucher les embrasures avec ma couverture et mes draps. Je ne pouvais pas faire de feu, parce qu’il n’y avait pas de cheminée, et, aussi, parce que le peu de bois que l’on nous donnait était indispensable pour faire notre pauvre cuisine. Mes deux domestiques couchaient par terre, dans un coin. Jamais je ne pus obtenir pour eux une botte de paille. Outre mon domestique, qui s’était constitué prisonnier pour venir me rejoindre, j’avais un grenadier du 8e régiment, que l’on avait laissé avec moi, parce qu’il était très fort et me portait d’un endroit à un autre, à l’époque où je ne pouvais pas marcher. Ces deux hommes couchèrent donc toujours à terre, à côté de la cuisine. Nous appelions ainsi un coin de la casemate. La cuisine se composait uniquement d’un foyer, formé de deux briques arrachées du sol. Quand on faisait la soupe, la fumée nous étouffait, car elle ne pouvait s’échapper que par les embrasures, et fort souvent le vent la refoulait. Nous recevions, pour notre nourriture journalière, une demi-livre de bœuf salé et une livre et demie de pain, j’achetais tout le reste pour nous trois. Je dépensais beaucoup d’argent, tout en faisant fort maigre chère. J’avais payé un louis une poule, pour faire du bouillon, quand on traitait ma blessure à l’île de Léon ; un œuf coûtait un franc, le reste à proportion. Je gardai six mois les mêmes draps à mon lit, ce fut là ce qui me fut le plus pénible.

Je passais mon temps à faire ou à copier de la musique. On m’avait envoyé, de mon régiment, un porte-manteau contenant ma flûte, de la musique, des crayons et mon journal de guerre. Je complétai celui-ci et le mis au courant, j’achetai un registre pour le mettre au net ; ce travail fut, pour moi, une ressource bien grande.

Je lisais des livres que me prêtaient les officiers anglais du 67e, tant qu’ils demeurèrent à Cadix. Ensuite un prêtre espagnol me prêta les Sermons du père Bourdaloue, l’Histoire des Juifs, le Chemin du ciel et d’autres livres de ce genre. L’ennui me faisait trouver ces lectures délicieuses. J’étais souvent tracassé par les Espagnols, qui me considéraient comme un espion, surtout au moment où j’habitais l’île de Léon. À cette époque, et comme je commençais à marcher avec des béquilles, je reçus la visite d’un général espagnol, nommé La Peña, qui m’étonna singulièrement en me disant qu’il était instruit que j’entretenais des intelligences avec les Français au moyen de pavillons pendant le jour, de lanternes et flambeaux pendant la nuit, placés sur le sommet de la maison que j’habitais. J’eus beau lui dire que c’était faux, que je ne sortais pas de ma chambre et n’en pouvais sortir, il n’en crut rien et me prévint qu’il pourrait bien m’arriver malheur. Le ton de ce général me donna à réfléchir. Je compris que, dans cette maison isolée, j’étais à la merci des Espagnols. Je demandai d’être logé avec M. Drougmann, aide-de-camp du général Beaumont, qui avait été, comme moi, blessé et fait prisonnier au combat de Barossa. On me l’accorda.

Quelque temps après, ayant été, d’après l’avis de mon médecin, me promener dans l’île de Léon, les Espagnols se plaignirent au général anglais que j’examinais leurs ouvrages.

Enfin, étant à Cadix et renfermé, j’ai dit combien de fois on s’était obstiné, malgré les promesses des généraux anglais, à placer une sentinelle à ma porte ; mon domestique me l’expliqua ainsi : « On dit, en ville, que des Barbaresques, arrêtés en mer avec 1,500 fusils achetés à Cadix, ont déclaré que c’est vous qui leur avez ordonné cet achat. On dit encore, monsieur, que vous parlez arabe et que des Turcs viennent vous voir. » Je ne vis là que des bourdes espagnoles et cela me fit beaucoup rire ; cependant j’aperçus le factionnaire, placé comme le disait mon domestique, et les Anglais défendirent que qui que ce fût vînt me voir.

Accablé de chagrins, ennuyé de ces tracasseries journalières, ayant perdu l’espoir d’obtenir ma liberté, je formai la résolution de m’échapper, décidé à mourir plutôt que de demeurer plus longtemps dans cette triste situation.

Je conçus le projet de scier les barreaux de fer de mes embrasures, et, à l’aide d’une longue corde, de descendre sur les rochers qui supportent la caserne et bordent la baie ; de tâcher ensuite de gagner à la nage, pendant la nuit, la rive opposée, qu’occupaient les Français. Je pouvais espérer réussir parce que je nageais très bien[8].

En conséquence, je dis à mon domestique d’acheter les provisions journalières chez le même épicier, d’y ajouter quelquefois une pelote de ficelle, de payer sans marchander, en ayant soin de faire lier tous les paquets d’un bon bout de corde. Je me mis de suite à l’ouvrage.

Avec les morceaux de ficelle qu’il m’apportait, je parvins à tresser un petit câble, que, de crainte d’une visite, je cachais dans ma paillasse. Pour lui faire de la place, je jetais la paille, progressivement, à la mer, les jours où il faisait du vent. Je possédais un gilet de tricot en laine. Je coupai des bouchons de liège en tranches minces, que je cousis sur ce gilet, se recouvrant l’une l’autre, comme les écailles des poissons. J’en fis une sorte de corselet qui eût pu me soulager, en me rendant plus léger sur l’eau. Ces travaux préliminaires terminés, il fallait s’occuper de scier les barres de fer d’une embrasure ; elles étaient vieilles et fortement oxydées par l’air salin. Mon domestique m’avait assuré qu’avec des ressorts de montres ou de pendules il me ferait une scie. Il était serrurier de profession. J’imaginai de casser la chaîne de ma montre, et, sous prétexte de la faire raccommoder, j’obtins de la faire porter chez un horloger. J’en connaissais un, à Cadix, qui avait été, à Paris, élève de Bréguet, et qui me prêtait des livres, quand il m’était permis de communiquer. Je lui envoyai ma montre et le priai, en me la renvoyant, d’y joindre des ressorts de pendules destinés, lui disais-je, à réparer les ressorts des clés de ma flûte. Ce prétexte était destiné à tromper le soldat anglais qui accompagnait partout mon domestique, et qui ne manquait pas de tout inspecter. L’horloger comprit très bien et m’envoya immédiatement ce qu’il me fallait.

Je me mis aussitôt au travail et parvins, en peu de temps, à scier presque complètement un barreau. Pour dissimuler la section, je la mastiquais, après chaque séance, avec de la mie de pain pétrie avec de la rouille. Cette épreuve faite, j’étais certain d’ouvrir une embrasure. Je fis acheter une bouteille d’huile d’olives pour m’oindre tout le corps, au moment de partir, afin de mieux glisser dans l’eau et d’oblitérer les pores de ma peau pour empêcher l’eau, dont je craignais la fraîcheur, de les pénétrer trop vite. Je présumais que je mettrais environ quatre heures pour traverser la rade extérieure de Cadix et me rendre au fort de Matagorda.

Tout était prêt ! J’avais observé les heures des marées et celle du clair de lune ; j’avais déterminé la nuit de mon départ ; j’étais occupé à scier une dernière barre de fer, quand, le 8 mars, un adjudant-général anglais entra tout à coup dans ma prison. Il faillit me prendre sur le fait et me déconcerta, surtout par son flegme, le ton solennel et emphatique qu’il prit pour me dire : — M. le général en chef m’envoie, près de vous, Môôôôsieur, pour vous dire que, si vous voulez bien signer le billet que voici, vous serez libre d’aller près de vos amis.

Je pris ce billet, qui portait que j’engageais ma parole d’honneur de ne pas porter les armes contre les Anglais et leurs alliés (les Espagnols), jusqu’à parlait échange.

Je dissimulai le plaisir que je ressentais en prenant lecture de ce papier. J’avais cru d’abord, d’après le ton solennel de cet officier, que j’avais été dénoncé et que le général Cook avait eu connaissance de mes projets d’évasion. Pour la forme, je répondis à l’adjudant-général qu’il était bien dur pour moi, après une si longue captivité, de voir mettre encore des conditions à mon élargissement ; cependant, ajoutai-je, je suis résigné, — et je signai.

— Quand voulez-vous partir ? me dit l’adjudant-général.

— Mais dans trois ou quatre jours, afin de pouvoir acheter du linge et des habits dont j’ai le plus grand besoin.

— M. le général Cook, croyant que vous auriez du plaisir à retourner sans retard auprès des Français, avait tout disposé pour aujourd’hui.

— Eh bien, monsieur, je suis prêt. Ce sera quand vous voudrez !

— Je vais vous envoyer mon valet de chambre, qui vous conduira au port. Là vous prendrez un bateau. Vous vous ferez transporter à bord du vaisseau-amiral anglais. L’amiral est prévenu de votre arrivée, il vous fera conduire à Sainte-Marie, à bord d’un parlementaire.

Quand cet officier fut parti, je sautai de joie. Je vis ma porte s’ouvrir et mes gardiens disparaître. Je courus à la cour de la caserne, pour respirer un peu le grand air. Je ne pus supporter l’éclat des rayons du soleil, je rentrai chez moi. Je fis un peu de toilette. Je fis ma visite d’adieu à des officiers anglais qui avaient adouci ma captivité par les égards qu’ils avaient eus pour ma pénible situation. Je me mis en chemin en uniforme et en grande tenue. Je me rendis sur le port avec mes domestiques. Je louai un bateau pour nous porter à bord de l’amiral. Le patron, qui voyait des Français en uniforme, ne me fit aucune question. J’avais traversé la ville de Cadix et la foule qui couvrait le port sans que personne m’eût rien dit, et cette fois.je n’avais pas été interrogé, par les gardes. Je me dis alors : si quand j’ai voulu m’échapper, je m’étais présenté en uniforme, il est possible que l’on ne m’eût pas arrêté. On m’aurait pris sans doute pour un Français déserteur ; mais comment entreprendre une pareille aventure ? Le 8 mars11812, j’arrivai à bord de la Revanche, vaisseau-amiral anglaise J’y attendis assez longtemps l’amiral, qui avait été en ville chez l’ambassadeur marquis de Wellesley ; frère du futur duc de Wellington. Il ne revenait pas ; je m’impatientais beaucoup. Je craignais que l’on ne s’aperçût du travail que j’avais exécuté sur les barreaux de ma prison et que l’on ne voulût m’en punir. Enfin l’on me mit, avec mes domestiques, sur un canot du vaisseau et nous voguâmes vers Sainte-Marie.

La marée baissait ; la barre, formée à l’embouchure du fleuve le Guadalète, aurait pu nous faire chavirer, si nous nous étions obstinés à la franchir. Cela nous obligea de prendre terre sur la plage.

Un régiment français était près de là, à l’exercice. Nous approchons, c’était le mien, le 8e de ligne ! Dès que je fus reconnu par les soldats, ils quittèrent leurs rangs pour venir à moi. Mais le canot ne pouvait accoster, parce qu’il n’y avait pas assez d’eau. Alors les soldats entrèrent dans la mer et traînèrent, ou plutôt, portèrent l’embarcation jusqu’à terre.

Le combat de Chiclana avait eu lieu le 5 mars 1811, il y avait donc un an et trois jours que je n’avais vu le 8e. Je ne connaissais aucun des officiers supérieurs, puisque seul j’avais survécu à ce combat. Un des nouveaux chefs de bataillon, M. Philippon, m’offrit un logement chez lui. Les soldats voulurent m’y porter ; comme en triomphe. Je fus bien sensible à ces marques d’attachement des survivans, parmi ceux que, l’année précédente encore, je conduisais à l’ennemi. Elles me firent verser des larmes délicieuses. Le 9 mars, je fus faire ma visite au maréchal Soult, duc de Dalmatie, commandant en chef l’armée d’Andalousie. Il me demanda un rapport. Je lui remis, quelques jours après, un mémoire sur tout ce que j’avais vu, entendu, ou pu apprendre, pendant ma captivité. Le maréchal me dit, quelques jours après, qu’il en avait été très content. Il m’invita à dîner.

La conversation roula, en grande partie, sur ma captivité et sur l’armée anglaise.

Le maréchal me dit : « Vous avez été longtemps chez les Anglais, vous avez été en mesure de les entendre souvent. Je voudrais que vous me fissiez connaître leur opinion sur notre armée, sur nos généraux et, même, tout particulièrement, sur moi, mais franchement, sincèrement, et sans rien déguiser ? »

Je ne m’attendais pas à cette question. Je ne m’y étais nullement préparé, et, tout d’abord, me revint en mémoire l’histoire de Gil Blas de Santillane avec l’archevêque de Grenade. Je répondis :

— Les officiers anglais ont toujours parlé, devant moi, de l’armée française avec estime. Beaucoup de nos généraux jouissent parmi eux de la plus brillante réputation. Quant à vous, monsieur le maréchal, ils vous regardent comme le premier général de l’Europe, pour…

Le maréchal interrompit aussitôt :

— Vous allez me dire des flatteries… Je vous ai demandé la vérité et la franchise.

— Je me conformerai à votre ordre, monsieur le maréchal, mais permettez-moi d’achever.

Je repris :

— —Les Anglais vous regardent comme un des premiers généraux de l’Europe, pour choisir une position et établir un ordre de bataille ! (C’était vrai.)

Le maréchal fixait son assiette et ne paraissait pas mécontent. Je continuai :

— —Ils ne pensent pas de même de votre manière d’engager le combat…

Aussitôt le maréchal m’arrêta et s’écria avec feu :

— —Je sais pourquoi ! C’est de la bataille de l’Albuera qu’ils veulent parler. Mais c’est ce coquin de Girard… Il commandait la deuxième ligne, et, sans mes ordres, il se porta, en colonnes, dans les intervalles de la première, mouvement qui amena la perte de la bataille,.. mais je l’ai fait conduire en France, pieds et poings liés ! .. À ce souvenir, le maréchal s’était emporté, il parlait avec véhémence.

« Nous y voici, me disais-je. Voilà bien l’archevêque de Grenade et Gil Blas. » Pour me confirmer dans cette opinion, le maréchal me demanda, peu après, si je voulais aller en France, ce que j’acceptai.

— Quand voulez-vous partir ?

— Demain, répondis-je, piqué de ce changement d’accueil.

La veille, il m’avait dit :

— Etes-vous remplacé au 8e ?

— Oui, depuis un an.

— C’est égal, nous vous trouverons bien une place.

— Mais j’ai dû, pour être échangé, donner ma parole d’honneur de ne pas servir contre les Anglais, jusqu’à parfait échange.

— Bah ! avait répondu le chef d’état-major général, la parole est un mot !

— C’est un mot, il est vrai ; mais je tiens à ce mot.

— Et vous avez raison, avait ajouté le maréchal.

Voilà ce qu’on m’avait dit la veille du dîner.

Le lendemain, le général Gazan me remit l’ordre de me rendre au dépôt du régiment, qui était à Venloo. Il ajouta que M. le commissaire-ordonnateur Marchand me ferait payer une somme de 1,500 francs qui m’était due pour frais de table depuis un an. M. Marchand chercha en vain cette ordonnance, qu’il avait, disait-il, signée le matin. Il ne put la retrouver et me dit :

—Vous serez rappelé à votre corps.

Je n’ai jamais pu me faire payer cette somme, et les 1,500 francs ont été perdus pour moi.

Le 11 mars 1812, je quittai le camp de Sainte-Marie, près Cadix, pour retourner en France. Le voyage devait être long et difficile. Toute l’Espagne était insurgée ; il fallait partout de fortes escortes, composées de régimens entiers, avec du canon. Elles durent plusieurs fois combattre sous nos yeux.

Nous arrivions à Madrid le 15 juin ; nous devions y séjourner les 16 et 17. Cette capitale, qui avait beaucoup souffert de la guerre, des discordes civiles et des révolutions politiques, était alors désolée par la famine. Les guérillas la bloquaient ; beaucoup de maisons étaient en ruines. Certains quartiers n’avaient plus d’habitans ; on voyait des cadavres dans toutes les rues.

Je fus logé dans une fort belle maison ; je descendis de cheval à la porte, et, sans y entrer, je me rendis tout d’abord chez le colonel Maurin, mon compatriote et mon ami, qui commandait un régiment de la garde du roi Joseph. Il me retint à dîner. Après le repas, je revins à mon logement et trouvai mon domestique sur la porte. Je lui demandai si les chevaux étaient bien installés. Il me répondit, avec une sorte d’humeur :

— Ils sont bien, mais on n’a pas voulu me donner de la luzerne.

— Ah ! Où sont les domestiques ?

— Il n’y en a pas. Il n’y a ici que la maîtresse de la maison, qui est dans sa chambre.

— Tu vas m’y conduire, je veux lui parler !

J’étais presque en colère. L’appartement était riche ; on me conduisit à une chambre assez belle, qu’éclairait à peine une sorte de veilleuse.

— Pourquoi, madame, refuse-t-on à mon domestique de la luzerne pour mes chevaux ?

Pour toute réponse, cette dame m’indiqua de la main un berceau, qui était près d’elle, et qui contenait un enfant mourant.

Je regardai cette femme ; elle était d’une maigreur effrayante et d’une pâleur livide. Elle lut dans mes yeux ma surprise et me dit :

— Il y a trois jours que je n’ai rien mangé. Je n’ai plus de lait. Mon fils et moi nous allons mourir.

Je compris tout. J’appelai mon domestique. Je l’envoyai chercher, à tout prix, de la viande, du bouillon, du pain et tout ce qu’il put trouver. Il fit du bouillon pour cette dame. Nous la fîmes manger, avec précaution, le soir même, plus abondamment le lendemain. On trouva un peu de fait pour l’enfant. Nous leur laissâmes nos provisions et toutes celles que je pus me procurer. Les domestiques, qui l’avaient abandonnée parce qu’elle ne pouvait plus les nourrir, revinrent probablement. Elle ne mourut pas pendant notre séjour ; mais ce que nous lui donnâmes ne pouvait durer bien longtemps. J’ignore encore son nom et n’ai jamais su si elle a survécu à cette famine terrible de Madrid.

J’avais reçu, quelques jours avant mon arrivée à Madrid, une lettre du général Gazan, chef d’état-major de l’armée d’Andalousie. il m’exprimait le regret qu’il éprouvait en m’annonçant que mon échange n’était pas consommé, parce que le marquis de Casa-Trevino, ayant pris du service auprès du roi Joseph, avait refusé de retourner à Cadix. Je l’avais prévu et redouté, je n’étais donc que peu surpris. Heureusement j’étais matériellement libre ! La promesse que j’avais signée me faisant une loi de ne plus servir en Espagne, il ne me restait plus qu’à continuer le voyage qui devait me ramener en France.

En arrivant, le 20 juin, à Ségovie, nous apprîmes que l’armée de Portugal, alors commandée par le maréchal Marmont, avait, en se portant vers Salamanque, coupé tous les ponts du Duero que nous devions traverser. Il fallut nous arrêter. Nous étions menacés, disait-on, par la cavalerie de l’armée anglaise, qui cherchait à tourner le maréchal Marmont et à le devancer sur la route de Burgos. Après avoir fait réparer, par nos sapeurs, un des ponts du Duero, nous arrivâmes à Valladolid. Nous y fûmes bloqués.

L’armée de Portugal, chassée de Salamanque, s’était concentrée sur le Duero, tout près de nous, à Toro. Elle y était investie par l’insurrection générale du pays. Comme nous, dans Valladolid, dont nous ne pouvions sortir, elle mourait de faim. Des partis de brigands rôdaient sans cesse autour de la ville. Le gouverneur n’osait point faire sortir des détachemens pour les chasser. Ce gouverneur, le général D…, semblait de connivence avec les guérillas. Le général Dombrowski, qui commandait notre convoi, en fut indigné. Il se rendit chez le gouverneur. Une discussion fort vive s’éleva entre eux, et un duel devint nécessaire. Ils se battirent au pistolet, et le général Dombrowski fut tué. La discorde après le désordre !

Le 24 juillet 1812, les bandes réunies de Sorni, de Martinez et d’El-Principe attaquèrent Valladolid, qui était sur la ligne de retraite des Français[9]. Le 26, comme j’examinais la bagarre avec ma lunette du haut du clocher de la cathédrale, je vis arriver l’armée française. Elle avait perdu, contre les Anglais, le 22 juillet, la bataille des Arapiles, et rapportait, en litière, le maréchal Marmont, grièvement blessé.

Le 28, on décida l’évacuation de Valladolid et la continuation de la retraite. Tous les malheureux Espagnols qui avaient accepté de servir le roi Joseph se trouvaient obligés de suivre, avec leur famille, l’armée française et l’encombraient d’une façon bien gênante.

Le 6 août, nous marchions en très bon ordre, comptant environ 1,500 combattans, mais nous étions embarrassés par 1,200 prisonniers anglais ou espagnols, par 600 grands blessés traînés sur de petites charrettes à bœufs et par une quantité énorme de bagages civils et militaires. Nous avions 2 pièces de canon, mais point de cavalerie. Les officiers montés se groupaient pour en donner l’illusion. En arrivant en vue du fort de Pancorbo, nous trouvâmes la route barrée par une ligne d’infanterie espagnole ; elle avait du canon et était soutenue par de la cavalerie. Il fallut livrer bataille. Notre escorte se conduisit bien. Un régiment hollandais, qui en faisait partie, voulut ramener tous ses blessés, et fit des pertes sérieuses. Nous avions eu 8 officiers et 150 sous-officiers et soldats hors de combat, mais le convoi n’avait pas été entamé, et nous passâmes sans désordre.

Le 7 août, nous étions à Vittoria, où nous devions attendre les troupes destinées à nous escorter jusqu’en France. Nous repartîmes le 11, accompagnés de deux régimens. Le 15, nous arrivions, sans nouveaux combats, à Saint-Jean de-Luz, et peu après à Bayonne.

Nous avions retrouvé la France, que nous avions quittée près de quatre ans auparavant. Nous la revoyions encore prospère, riante, hospitalière ; l’on nous y accueillait avec affection. La comparaison que je ne pouvais m’empêcher de faire entre cet heureux pays et celui que je traversais (depuis six mois éveillait en moi une sorte d’orgueil d’être Français[10].


  1. Voyez la Revue du 1er juillet et du 1er août.
  2. L’insuccès de la campagne de Portugal fut dû, en grande partie, à l’indiscipline du maréchal Ney à l’égard du maréchal Masséna et des généraux à l’égard des maréchaux. Quant au maréchal Soult, il refusait absolument de venir en aide à Masséna. (P. V. R.)
  3. Les Anglais avaient organisé en Portugal de très bons régi mens, dont les cadres étaient anglais et les soldats portugais. Ce sont ces corps que nous appelons anglo-portugais.
  4. Il existait dans l’armée anglaise un corps spécial, appelé riflemen, armé de carabines de précision (pour l’époque), recruté parmi les plus habiles tireurs qui s’exerçaient sans cesse. Il avait pour mission de frapper les officiers-généraux ou supérieurs que l’on remarquait de loin, au milieu des troupes d’infanterie, parce qu’ils étaient à cheval. M. Vigo-Roussillon, pendant sa captivité à Cadix, a souvent entendu parler de ces chasseurs qui ont fait beaucoup de mal aux Français, pendant la guerre d’Espagne, en désorganisant le commandement. Cette blessure en est un exemple. Alors que les troupes ne tiraient pas, un de ces hommes tira un coup de carabine, un seul, pour culbuter le commandant du bataillon opposé. Le colonel et l’autre chef de bataillon furent également frappés. (P. V. R.)
  5. On lit, en effet, sur les états de services du colonel Vigo-Roussillon à la colonne intitulée : « Action d’éclat. » — « Au combat de Chiclana, près Cadix, le 5 mars 1811, il fit, avec un bataillon du 8e régiment d’infanterie de ligne, qu’il commandait, une brillante charge à la baïonnette, prit de sa main le colonel anglais du 20e régiment, après avoir écrasé ce corps, repoussa deux autres charges à la baïonnette et resta parmi les morts dans la mêlée, quand, dans une quatrième charge, les restes du 8e régiment furent enfoncés. » (P. V. R.)
  6. C’est le traitement auquel le chirurgien-inspecteur Baudens a attaché son nom, en 1848 après les journées de juin. (P. V. R.)
  7. Ces détails paraîtront peut-être un peu longs, mais il est si rare de recueillir des impressions de quelqu’un qui a guéri du tétanos au 3e degré, qu’on nous pardonnera, j’espère, cette digression.
  8. Il y avait à franchir au moins 4,000 mètres pour atteindre le point le plus voisin de la côte, vers la redoute Napoléon ; mais des courans très violens, variables suivant l’état de la marée, d’autres, produits par l’embouchure du San-Pedro, n’auraient pas permis de suivre la ligne droite. L’obscurité devait causer encore des erreurs de direction ; il est donc très probable que mon père aurait péri. (P. V. R.)
  9. À ce moment, Napoléon venait de quitter Wilna pour marcher, avec son armée, sur Moscou. (P. V. R.)
  10. Le 11 février 1813, M. Vigo Roussillon recevait à Erfurt sa nomination de major (lieutenant-colonel), datée du 16 janvier précédent. (P. V. R.)