La Grande aventure de Le Moyne d'Iberville/11
III
ANGLAIS ET HUGUENOTS
RDRE du ministre de la marine à MM. de Callières et de Champigny, le 5 mai 1700 :
« D’arrêter le Récollect, s’il se présentoit
en Canada, et de le renvoyer en France par les
vaisseaux qui viendraient l’année suivante ».
Le retour d’Iberville menace de conduire le père Hennepin sur la paille humide des cachots, comme il pourrait dire en son style grandiloquent.
Le commandant de la Badine l’a dénoncé en termes énergiques dans son journal. Car il est « bien fasché contre le Récollect d’avoir fait une relation et exposé faux et trompé tout le monde, par là engagé des gens à bien souffrir et faire manquer une entreprise par le temps que l’on consomme en recherches des choses supposées et fausses, qui m’a fait un très grand tort… C’est un menteur qui a déguisé toutes choses… C’est un homme que j’ai connu pour un ignorant, qui n’a jamais été que dans le haut du Mississipi et n’a nulle connoissance du bord de la mer ».
Les savants du groupe Thoynard le cherchent pour le confondre. « Si le père Hennepin n’étoit pas caché, écrit l’abbé Dubos de Hollande, il devroit un discours sur une description anthentique de l’embouchure du Mississipi si différente de ce qu’il avance ». Mais Hennepin est passé en Angleterre afin de s’embarquer, croit-on, pour l’Amérique.
Premier service rendu à la science : le voyage de Pierre Le Moyne détruit les erreurs répandues par un livre trop célèbre et accepté comme parole d’Évangile sur une des régions les plus considérables du Nouveau-Monde.
Mais d’Iberville, cet ignorant qui ne sait pas mettre l’orthographe, corrige bien d’autres erreurs, commises, celles-là, par des gens de bonne foi et sortis des grandes écoles. « Je ne parleray point, écrit-il, des situations où doivent estre tous les pays que nous possédons dans les Outaouas, Illinois et Sioux, qui sont placés tous trop à l’ouest. Sur toutes les cartes qui ont esté faites jusqu’à présent, par des gens qui ne sçavent pas ce que c’est que degrez de latitude et de longitude, ou qui les ont fait faire sur les distances d’un lieu à l’autre, que l’on a accoustumé de compter sans examiner que tous les tours et retours diminuent considérablement les distances en longitude. Par exemple, on compte ordinairement de Montréal à Mataouan cent dix lieues. Quand j’ay esté à la baye d’Hudson par là, je n’ay trouvé, faisant ma navigation comme sur mer, que quatre-vingts lieues à l’ouest… Ce qui a fait que M. de La Salle, quoyque homme qui passoit pour habile, a marqué le bas du Mississipi sur la carte qu’il a faite par 273°, d’autres plus nouvelles par 275°, quoyque nous l’ayons trouvé par 284° 30′. Je crois que cela vient de l’envie qu’il avoit de se voir près des mines du Nouveau-Mexique, et d’engager par là la Cour à faire des establissements en ce pays, qui ne pourront par la suite qu’estre très avantageux ».
Il apporte à ces questions son bon sens habituel, la clarté de son esprit, le don d’aller tout de suite au fond des choses. Le souvenir qu’il a gardé du voyage par Mataouan démontre en outre qu’il ne passe nulle part sans apprendre quelque chose, sans se renseigner sur le pays. Les géographes décident d’emblée de modifier leurs cartes du Mississipi. « La question a été décidée par le voyage que M. d’Iberville a fait sur cette côte ».
Les savants lui font fête. Mais deux hommes voient son succès avec chagrin. D’abord, Joutel, le compagnon de La Salle, parce qu’on oublie le premier découvreur. C’est un sentiment fort noble. Il n’en est pas ainsi pour le marin qui a causé la perte de La Salle.
— Hâbleries ! Menteries ! rétorque Le Gallois de Beaujeu au récit du voyage. Il y a si peu de sûreté à faire sur tout ce que disent les Canadiens, qui sont tous hâbleurs.
On l’invite à rencontrer d’Iberville :
— Je n’ai que faire de boire avec le héros du Mississipi, dit-il avec sarcasme, pour savoir ce qui se passe dans les parages d’où il vient.
Comme il sait le ministre hésitant, il croit à la réussite des fables qu’il a inventées pour se justifier.
— Je suis bien fâché du peu de réussite de l’affaire du Mississipi, va répétant le bon apôtre. Mais elle ne pouvait aller autrement. On avait voulu me tirer les vers du nez, mais, ma foi, je me suis moqué d’eux et ne leur ai dit que ce que j’ai voulu qu’ils sussent. Cela leur apprendra à être une fois plus sages et connaître mieux leurs gens.
« Vous verrez, les Espagnols ne nous laisseront pas habiter là, et j’appréhende fort que les hommes que d’Iberville y a laissés n’aient le même sort que ceux de M. de La Salle et qu’on n’y trouve personne, si on y renvoie ».
Ducasse, gouverneur de Saint Domingue, partage ses craintes à l’endroit des Espagnols. Il écrit : « Je crois M. d’Iberville un très honneste homme et bien intentionné pour le service du Roy, mais peut-estre, agissant sur les maximes du sieur de La Salle, il ne réfléchira pas sur tous les événements… Il est d’une notoriété publique que les Espagnols peuvent mettre cent mille hommes blancs sous les armes sans une infinité des naturels du pays ».
Ainsi le culte fervent que d’Iberville garde à la mémoire de La Salle lui nuira. Sachant les haines vigoureuses, soulevées par le grand homme trop hautain, il cache son sentiment. Joutel même s’y est trompé. Mais d’autres, qui l’approchent davantage, n’ont pas laissé de discerner quelle influence la mémoire de l’explorateur exerce sur le marin.
M. de Maurepas, devenu ministre en titre et comte de Pontchartrain, est dans l’indécision. À l’intervention de Ducasse, il répond : « Le Roy n’a point en veue jusques à présent de former un établissement dans l’embouchure du Mississipi, mais seulement d’y faire une descouverte exacte et d’empescher les Anglois de s’y placer ».
Mis au courant par les commis, d’Iberville accourt. Le décision ne fait pas son affaire. Il lui faut sa colonie.
— Que m’apprend-on, monseigneur ? Je n’irai pas à la Louisiane ?
— Si, vous y porterez des vivres à la garnison de Biloxi et vous y mènerez les Canadiens venus avec votre frère de Sérigny de la baie d’Hudson. Renseignez-vous encore. À votre retour, le roi décidera s’il doit conserver ou abandonner le fort.
— Mais, monseigneur, nous avons déjà trop tardé, j’en sais bien assez.
Un marin peut parler au ministre sur ce ton, Pierre le sait.
— Les Espagnols ne nous y laisseront pas, réplique le ministre. Voyez ce que m’écrit M. Ducasse. Il prend la lettre dans un tiroir. D’Iberville s’esclaffe.
— Fables ! Comme j’eus l’honneur de vous le marquer dans mon mémoire, cinq fuyards de Pensacola me sont venus voir à Biloxi, m’apprenant que, dans la capitale du Nouveau-Mexique, il n’y a pas plus de 250 Espagnols. Ils parlaient beaucoup de la faiblesse de ce pays-là. Cinq cents bons Canadiens le feraient trembler !
« Il faut devancer les Anglais. On me mande de Londres qu’on y attend de jour en jour le retour de deux navires partis l’année dernière pour aller conduire des Anglais et des Français réfugiés dans la rivière de Spiritu-Santo qu’ils prennent pour le Mississipi. L’un est commandé par un capitaine nommé Bank, que j’ai pris deux fois à la baie d’Hudson. C’est un étourdi, peu capable. L’autre, sur lequel roule l’entreprise, s’appelle Leu, qui est français. Un nommé Lamale est à Londres, prêt à partir, à la première nouvelle de leur arrivée, avec deux bâtiments. Ils ne parlent à Londres que du Mississipi ; que si je me mets d’un bord, ils se mettront de l’autre. Il ne faut plus tarder, monseigneur.
La précision des détails impose au ministre. D’Iberville ne s’avance jamais à la légère et il a dans Londres des agents fort actifs, apprenant d’avance tous les mouvements des Anglais. M. de Pontchartrain lance une dernière objection.
— Les Espagnols délogeront les Anglais.
— Ce sont gens bien peu capables de cela. Ils ne tiendront pas Pensacola ! Mais nous pourrions les y aider.
Et, suprême argument :
— M. de Vauban vous dirait comme il est nécessaire de supplanter les Anglais.
Le ministre le sait bien ; Vauban a écrit une lettre fort pressante sur ce sujet. Il ne veut pas se rendre tout de suite.
— Faites-moi un mémoire sur tout cela.
Le 21 juillet, Pierre transmet un mémoire d’une force entraînante. Le 29, le ministre lui donne enfin son consentement, lui annonçant par la même occasion sa nomination dans les ordres du roi. Dorénavant, notre Le Moyne signera : « Yberville, capitaine des vesseaux du Roy, chevalié de l’ordre militerre de Saint-Louis ».
Cependant les bureaux pensent moins à l’établissement de colonies qu’aux mines : la hantise des galions espagnols ne les quitte pas. N’ayant garde de les contrecarrer, mais ramenant habilement les esprits à sa grande préoccupation, Pierre termine l’exposé de ses plans par ces mots : « Le tout supposé que cela ne mampesche pas la découverte du dedans des terres et des mines Espagnolle, car il me paret que s’est une des principalle chose à connoistre de ses pais, quoyqu’il soit de la dernière conséquence de ne pas lesser establir d’autres nations que les Espagnolle à l’est de nous, parcequ’il seroient ennestat de nous atendre pour le retour à laterage de la sonde des Tortue sèche, qui est une chose à connoistre pour la seureté du retour de sete navigation pour Baama ou la rivière de Carlos ». Malgré l’orthographe laborieuse, l’idée est claire.
Pour le départ, il commandera la Renommée et Surgères, la Gironde. Son frère de Chateauguay l’accompagnera, comme Rémonville, ami de La Salle. Tout le monde veut venir avec lui.
La veille des Rois, en 1700, la garnison du fort de Biloxi entend du canon à l’île Surgères. D’Iberville arrive. M. de Sauvolle réunit tout son monde pour faire au commandant une belle réception à grand renfort de décharges des canons et de toute la mousqueterie des troupes.
MM. de Sauvolle et de Bienville viennent à bord rendre compte des événements. M. de Bienville a remonté le Mississipi. Il a trouvé les Oumas et les Bayogoulas en guerre, les premiers ayant attaqué les autres. À 25 lieues de l’embouchure, il a rencontré une corvette anglaise de dix canons commandée par le capitaine Louis Bank, celui-là même dont M. d’Iberville a entretenu le ministre. Malgré l’équipage et les nombreux canons de son adversaire, Bienville, avec une seule pirogue de cinq hommes, lui ordonna de quitter le fleuve. Bank, qui avait vu le jeune Le Moyne à la baie d’Hudson et qui retrouvait en lui l’audace de l’aîné, n’osa désobéir.
— Mais il m’annonça qu’ils reviendront, ajoute M. de Bienville.
— C’est une menace qui n’aura pas de grands effets, mon frère, et il sera toujours facile de les en empêcher.
Bienville apporte d’autres nouvelles. La corvette anglaise portait des réfugiés français, dont le chef, l’ingénieur Segond, prit Bienville à part.
— Ils étaient bien malheureux sous la domination anglaise, qui ne pouvait compatir à l’humeur française, me dit-il. Il me fit connaître qu’il souhaiterait de tout son cœur, et tout ce qu’ils étaient de Français réfugiés, que le roi leur voulut permettre de s’établir en ce pays, sous son obéissance, avec la liberté de conscience. Ils seraient bientôt 400 familles ici, m’assura-t-il. Il me pria de vous charger de la demande pour eux au roi et me laissa son adresse à la Caroline et à Londres, pour leur marquer l’intention du roi sur cela.
M. d’Iberville s’est levé et marche de long en large.
— Voilà bien ce qu’il nous faudrait. Mais il y a peu d’espoir de l’obtenir. Réfléchissez, que M. de Vauban lui-même s’est vu rebuter quand il a réclamé la « réhabilitation de l’édit de Nantes ». Mme de Maintenon lui a fait défense de parler davantage des gens de religion. Cette vieille calviniste convertie veut faire oublier son passé. Et Sa Majesté, dit-on, se repose sur elle du soin du royaume.
Pierre s’anime.
— Les religionnaires grossissent les marines étrangères. Le marquis de Ruvigny est à l’Angleterre, où on l’a fait milord Galloway. Jean Fournier enseigne aux Hollandais l’usage des galiotes à bombes. M. de la Rochefoucauld est devenu grand maréchal du Danemark. Mais, mon frère, les gens de religion tenaient toute la marine ! Quelques-uns ont feint de se convertir ; les autres sont nos ennemis les plus acharnés. Plus de six cents officiers de Rochefort sont à l’étranger. Et les religionnaires vont fonder des colonies partout ! Mais la veuve Scarron ne les laissera pas venir chez nous !
Le commandant doit se calmer pour entendre le rapport de M. de Sauvolle. Des Bayogoulas ont visité le fort ; leur chef exigea pour sa femme les mêmes honneurs que pour lui : soldats sous les armes, tambour battant. Les céréales poussent mal dans ce pays torride, peut-être parce qu’on ne sait pas les cultiver ; les crocodiles et les serpents entourent le fort. Il fait si chaud que les hommes ne travaillent que deux heures le matin et deux heures le soir. Des vers rongent les arbres sur pied et endommagent les bateaux qu’on a beaucoup de peine à remettre en état. Des nouvelles ? Ah ! oui, deux missionnaires, MM. d’Avion et de Montigny, venus du Canada, ont passé chez les Chicachas, où ils ont vu des Anglais de la Caroline.
M. d’Iberville bondit. Les Anglais vont plus vite qu’il ne prévoyait. Tout de suite, il faut partir, occuper les points stratégiques. Mais cet invincible rencontrera un ennemi à sa taille. Il quitte à peine Biloxi qu’une fièvre se déclare, si forte qu’il doit s’arrêter quelques jours. Il connaît trop peu la maladie pour lui accorder beaucoup d’importance. Il se remet bientôt en route, pour aller fonder, à une cinquantaine de lieues, le fort de Maurepas.
Tonti le rejoint alors, venu avec des Canadiens se mettre à sa disposition. D’Iberville, enchanté, renvoie dans les felouques « dix garde-marine et de mes jeans qui ne sont pas propre pour le voyage des terres ».
Il va parmi les tribus, distribuant rassades et vermillon, chantant la paix, fermant les yeux sur les mœurs faciles. En guerre avec les Oumas, les Bayogoulas se sont enfuis de leur village : ces sauvages, entièrement rasés, s’affublent d’une longue touffe de cheveux garnis de plumes sur la tête et d’une autre touffe entremêlée de grelots et de morceaux de cuivres, par derrière ; « de sorte que, quand ils dansent, cela fait un bruit que l’on diroit que ce seroit un messager qui arrive dans une ville ». D’Iberville les envoie chercher dans les bois. Rassurés, ils reviennent célébrer, pendant trois jours, la fête du calumet. Le premier soir, raconte Pénicaut qui est du voyage, « ils demandèrent en leur langue à M. d’Iberville si nous avions assés mangé et s’il nous fallait autant de femmes que nous estions d’hommes. M. d’Iberville, en leur montrant sa main, leur fit comprendre que leur peau rouge et basanée ne devoit point s’approcher de celle des François, qui estoit blanche ».
En pirogue, de nouveau, le long des écores, pour arriver chez les Oumas. D’Iberville veut la paix dans son domaine. Il exprime aux Oumas le chagrin que lui cause la guerre et il exige les prisonniers Bayogoulas, assurant en retour que leurs ennemis viendront chanter le calumet de paix. Pour les domestiquer, il leur donne du blé d’Inde à semer.
Puis vient le village des Natchez, « le plus beau que l’on puisse trouver dans la Louisiane… Il est embelli par de très belles promenades, que la nature y a formées sans artifices. Ce sont des prairies à l’entour, garnies de fleurs, entrecoupées de petits costeaux, sur lesquels sont des bosquets de toutes sortes d’arbres odoriférants… On trouve dans ce village tout l’agrément possible pour la société avec cette nation qui n’a point les manières farouches des autres Sauvages ». Peuplade étrange, qui passe son temps en danses et dans la débauche : quand un garçon a dansé avec une fille « il lui est permis de la conduire à l’autre bout du village, dans un des bosquets de la prairie, où il danse avec elle un autre cotillon à la Mississipienne ». Leur religion enseigne que seules les filles « qui se seront bien diverties avec les garçons » passeront facilement après leur mort « la planche très étroite et difficile » qui conduit à l’autre monde. Ces mœurs n’empêchent pas un certain courage, puisque les funérailles d’un cacique s’accompagnent d’hécatombes volontaires.
Les sacrifices humains se voient chez leurs voisins aussi. Laissant les Natchez, d’Iberville monte aux Taensas. Le père de Montigny a empêché quelques jours plus tôt l’immolation de quinze à vingt hommes, qu’exige la coutume, à la mort d’un chef. Le hasard veut qu’à l’arrivée d’Iberville la foudre détruise le temple. Les sauvages poussent des hurlements, s’arrachent les cheveux et lèvent les bras au ciel. Irrité au plus haut point de l’intervention du missionnaire, le grand prêtre se met à crier :
— L’Esprit est fâché, parce que personne n’a accompagné le chef pour le servir. Les blancs sont cause de ce malheur.
La coïncidence frappe tellement les indigènes qu’ils ferment l’oreille aux exhortations du jésuite.
— Femmes, apportez vos enfants, hurle le prêtre ; offrez-les à l’Esprit en sacrifice pour l’apaiser.
Des femmes étranglent leurs enfants et les jettent dans le feu du temple. « M. d’Iberville eut horreur d’un si cruel spectacle et il commanda d’arrester ce spectacle si affreux et leur arracher ces petits innocents, ce qui n’empescha pas, malgré tous nos efforts, qu’ils n’y en jetassent dix-sept, et si nous ne les eussions pas empeschez, ils en eussent jeté plus de deux cens ». Les femmes, sanctifiées par le sacrifice de leurs enfants, rallument le feu sacré au foyer du temple incendié.
Mais d’Iberville a trop présumé de ses forces. De plus en plus malade, il abandonne l’exploration, non sans en avoir assuré le progrès. Son frère de Bienville ira reconnaître le pays de l’ouest ; Le Sueur, son cousin, explorera les mines de cuivre des Sioux ; son oncle par alliance, Juchereau de Saint-Denis, descendra la rivière Rouge. Ce Juchereau poussera jusqu’au Mexique où il deviendra le gendre de don Pedro de Vilescas, gouverneur du Presidio del Norte, ce qui ne l’empêchera pas d’être jeté dans les prisons de Mexico, après des aventures invraisemblables. De son côté, Tonti, fils de l’inventeur des tontines, attirera les Anglais hors du territoire des Chicachas, d’Iberville ne voulant pas les attaquer chez les sauvages amis. Tonti ira ensuite aux Illinois et LeVasseur reconnaîtra la Mobile.
Le commandant laisse de jeunes Français dans les tribus pour en apprendre la langue. Il prend des mesures pour qu’on procède à des essais de culture ; qu’on étudie l’utilisation des bœufs sauvages, si nombreux ; qu’on arme et termine les forts. Si bien que M. de Ricouart, son lieutenant, écrira au ministre : « Je puis dire hardiment qu’il est infatigable et qu’il travaille à propos ».
À Biloxi, pendant l’absence d’Iberville, le gouverneur de Pensacola s’est montré dans la rade, comme il l’avouera plus tard, pour s’emparer du fort, ne s’attendant pas à y voir des navires français. Ayant protesté contre l’établissement de la place, il partit, pour revenir dans quelques jours, en chaloupe, mourant de faim, sa frégate naufragée à l’île de Chandeleur. Ricouart, qui commandait les navires, Surgères parti, se mit en quatre pour le bien recevoir. « Ce commandant, dans son malheur, s’admiroit d’estre tombé entre les mains de gens si pleins de cœur ». Tout le temps qu’il fut là, « ç’a toujours esté des repas magnifiques, et je puis dire qu’en France, dans les bonnes tables, ils n’auroient pas esté plus réguliers. J’ay eu un vrai plaisir, ajoute Ricouart, d’en faire les honneurs. Outre cela, j’ay fait revestir et garnir de tout M. Riola, qui s’estoit sauvé en veste, de l’équipage de M. d’Iberville, qui ne l’a seurement pas regretté ; bien au contraire, il a cru que je n’avois pas fait assez ; cependant j’ay prodigué son bien hardiment, estant bien persuadé de son bon cœur, et surtout dans de pareilles occasions, où il s’agissoit de faire honneur à la France ». Ricouart envoya chercher les marins naufragés. « Nous nous sommes dégarnis de ce que nous avions de meilleur pour revestir les autres infortunés, qui estoient encore plus à la légère que leur général, tellement que nous sommes arrivés en France avec un pauvre équipage ». Enfin, les Français firent reconduire les Espagnols à Pensacola, quand ils se furent reposés, avec trois mois de vivres. « Nous leur avons rendu le bien pour le mal, à quoy nous n’avons nul regret, si vous l’avez pour agréable ».
Ces bons traitements assurèrent la paix pour peu de temps, car les Espagnols « sont fort jaloux de ce que nous sommes icy, quoyqu’ils maudissent beaucoup le pays ».
Bienville rentre bientôt de son voyage au pays des Yatachés et remet à son aîné le journal qu’il en a tenu. Dans ces pages, d’Iberville retrouve l’accent de sa propre énergie : « Nous avons décampé au matin, et marché tout le jour, six lieues dans les bois et prairies et savanes, toujours dans l’eau jusqu’aux genoux, au ventre et quelquefois jusqu’au cou. Il est bien désavantageux à un homme de moyenne taille d’aller dans de pareils pays. Je vois de mes gens qui n’en ont que jusqu’à la ceinture, tandis que moy et d’autres sommes à la nage… » Plus loin : « Nous faisons de petits cajeux ou radeaux, sur quoy nous mettons nos bagages et, à la nage, nous poussons le cajeu à l’autre bord, après avoir tiré beaucoup de coups de fusil sur les crocodiles pour les escarter ».
Et puis, ce mot admirable du garçon de vingt ans : « Voyla un bon mestier pour tempérer les feux de jeunesse. Nous ne laissons pas de chanter et rire, pour faire voir à nostre guide que la fatigue ne nous fait pas de peine et que nous sommes d’autres hommes que les Espagnols ». D’Iberville embrasse son jeune frère : voilà un bon Le Moyne !
Bienville est passé chez les Pascogoulas, où les hommes sont « nus comme la main » et les femmes ne portent qu’une touffe d’herbe, « que les Français qui sont dans le pays nomment Barbe à l’Espagnole et que les Espagnols en revanche appellent Perruque à la Françoise ». Mais ce n’est pas Bienville qui nous fait connaître ce détail ; c’est ce paillard de Pénicaut, narrateur plein de verve de tous les voyages.