P.-V. Stock (p. 345-361).

XXXIII

LE 10 AOÛT ;
SES CONSÉQUENCES IMMÉDIATES


Nous avons vu l’état de la France pendant l’été de 1792.

Depuis trois ans le pays était en pleine révolution, et le retour à l’ancien régime avait été rendu absolument impossible. Car, si le régime féodal, par exemple, existait encore de par la loi, les paysans ne le reconnaissaient plus dans la vie ; ils ne payaient plus les redevances ; ils s’emparaient des terres du clergé et des émigrés, ils reprenaient en maint endroit les terres qui avaient appartenu autrefois aux communes de village. Dans leurs municipalités villageoises, ils se considéraient comme les maîtres de leurs propres destinées.

De même pour les institutions de l’État. Tout l’échafaudage administratif, qui semblait si formidable sous l’ancien régime, s’était écroulé sous le souffle de la révolution populaire. Qui songeait encore à l’intendant, à la maréchaussée, aux juges du parlement ! La municipalité, surveillée par les sans-culottes, la Société populaire de l’endroit, l’assemblée primaire, les hommes à piques représentaient maintenant la force nouvelle de la France.

Tout l’aspect du pays, tout l’esprit des populations, — le langage, les mœurs, les idées, avaient été changés par la révolution. Une nouvelle nation était née, et, pour l’ensemble des conceptions politiques et sociales, elle différait du tout au tout de ce qu’elle avait été il y a à peine douze mois !

Et cependant l’ancien régime restait encore debout. La royauté existait toujours et représentait une force immense, autour de laquelle la contre-révolution ne demandait qu’à se rallier. On vivait sous le provisoire. Rendre à la royauté sa puissance d’autrefois, c’était évidemment un rêve insensé, auquel ne croyaient plus que les fanatiques de la Cour. Mais la force de la royauté pour le mal restait toujours immense. S’il lui était impossible de rétablir le régime féodal, — que de mal pouvait-elle faire tout de même aux paysans affranchis, si, reprenant le dessus, elle allait, dans chaque village, disputer aux paysans les terres et les libertés qu’ils avaient prises ! C’est d’ailleurs ce que le roi et bon nombre de Feuillants (monarchistes constitutionnels) se promettaient de faire dès que le parti de la Cour aurait eu raison de ceux qu’ils appelaient « les Jacobins ».

Quant à l’administration, nous avons vu que dans les deux-tiers des départements, et même dans Paris, l’administration départementale et celle des districts étaient contre le peuple, contre la Révolution ; elles se seraient accommodées de n’importe quel simulacre de constitution, pourvu que celle-ci permît aux bourgeois de partager le pouvoir avec la royauté et la Cour.

L’armée, commandée par des hommes comme Lafayette et Luckner, pouvaient être entraînée à chaque instant contre le peuple. Après le 20 juin, on vit en effet Lafayette quitter son camp et accourir à Paris, pour y offrir au roi l’appui de « son » armée contre le peuple, pour dissoudre les sociétés patriotiques, et faire un coup d’État en faveur de la Cour.

Et enfin, le régime féodal, nous l’avons vu, restait encore debout légalement, de par la loi. Si les paysans ne payaient plus les redevances féodales, — au yeux de la loi ce n’était qu’un abus, — que demain le roi regagne son autorité, et l’ancien régime viendra forcer les paysans à tout payer, tant qu’ils ne seront pas rachetés des griffes du passé, à tout restituer de ce qu’ils ont saisi ou même acheté de terres.

Il est évident que ce provisoire ne pouvait être toléré plus longtemps. On ne vit pas indéfiniment avec une épée suspendue sur sa tête. Et puis, le peuple, avec son instinct si juste, comprenait parfaitement que le roi était de connivence avec les Allemands qui marchaient sur Paris. À cette époque, on ne possédait pas encore la preuve écrite de sa trahison. La correspondance du roi et de Marie-Antoinette avec les Autrichiens n’était pas encore connue ; on ne savait pas au juste comment ces traîtres pressaient les Autrichiens et les Prussiens de marcher sur Paris, les tenaient au courant de tous les mouvements des troupes françaises, leur transmettaient immédiatement tous les secrets militaires et livraient la France à l’invasion. On n’apprit tout cela, et encore assez vaguement, qu’après la prise des Tuileries, lorsqu’on saisit, dans une armoire secrète faite pour le roi par le serrurier Gamain, les papiers du roi. Mais on ne cache pas facilement une trahison, et par mille indices, que les hommes et les femmes du peuple savent si bien saisir, on comprenait que la Cour avait fait un pacte avec les Allemands, qu’elle les avait appelés en France.

L’idée se fit donc dans quelques provinces et dans Paris qu’il fallait frapper le grand coup contre les Tuileries : que l’ancien régime resterait toujours une menace pour la France, tant que la déchéance du roi ne serait pas prononcée.

Mais pour cela, il fallait faire — comme on avait fait aux approches du 14 juillet 1789 — un appel au peuple de Paris, aux « hommes à piques ». Or, c’est précisément ce que la bourgeoisie ne voulait pas, ce qu’elle craignait le plus. On trouve, en effet, dans les écrits de cette époque, une sorte de terreur des hommes à piques. Allait-on les revoir de nouveau, ces hommes si terribles pour les riches !

Si cette peur du peuple n’eût été partagée que par les rentiers ! Mais les hommes politiques avaient les mêmes frayeurs, et Robespierre, jusqu’en juin 1792, s’opposa aussi à l’appel au peuple. « Le renversement de la Constitution en ce moment, disait-il, ne peut qu’allumer la guerre civile, qui conduira à l’anarchie et au despotisme. » Si le roi est renversé, il ne croit pas à la possibilité d’une république. « Quoi ! s’écrie-t-il, c’est au milieu de tant de divisions fatales, que l’on veut nous laisser tout à coup sans Constitution, sans lois ! » La République serait, à son avis, « la volonté arbitraire du petit nombre » (lisez, des Girondins) : « Voilà, dit-il, le but de toutes ces intrigues qui nous agitent depuis longtemps » ; et, pour les déjouer, il préfère retenir le roi et toutes les intrigues de la Cour ! C’est ainsi qu’il parlait en juin, deux mois à peine avant le 10 août ! De peur qu’un autre parti ne s’empare du mouvement, il préfère garder le roi : il s’oppose à l’insurrection.

Il fallut l’échec de la démonstration du 20 juin et la réaction qui la suivit ; il fallut le coup de tête de Lafayette arrivant à Paris et s’offrant, avec son armée, pour un coup d’État royaliste ; il fallut que les Allemands se décidassent à marcher sur Paris « pour délivrer le roi et punir les Jacobins » ; il fallut que la Cour activât ses préparatifs militaires pour livrer bataille à Paris. Il fallut tout cela pour décider les « chefs d’opinion » révolutionnaires à faire appel au peuple, afin de tenter un coup final sur les Tuileries.

Mais une fois ceci décidé, le reste fut fait par le peuple lui-même.

Il est certain qu’il y eut une entente préalable entre Danton, Robespierre, Marat, Robert et d’autres. Robespierre haïssait tout dans Marat, sa fougue révolutionnaire, qu’il appelait exagération, sa haine des riches, sa méfiance absolue des politiciens, — tout, jusqu’au costume pauvre et sale de l’homme qui, dès le début de la Révolution, s’était mis à la nourriture du peuple, — le pain et l’eau, — pour se vouer entièrement à la cause populaire. Et cependant l’élégant et correct Robespierre, ainsi que Danton, vinrent vers Marat et les siens, vers les hommes d’action des sections, de la Commune, pour s’entendre avec eux sur les moyens de soulever encore une fois le peuple, comme au 14 juillet, — cette fois-ci pour donner l’assaut définitif à la royauté. Ils finirent par comprendre que si le provisoire durait encore, la Révolution allait sombrer avant d’avoir rien achevé de définitif.

Ou bien on ferait appel au peuple, et alors on lui laisserait pleine liberté de frapper ses ennemis comme il l’entendait, et d’imposer ce qu’il pourrait imposer aux riches en frappant leurs propriétés. Ou bien la royauté l’emportait dans la lutte, et c’était le triomphe de la contre-révolution, la destruction du peu que l’on avait obtenu dans le sens de l’égalité. C’était, dès 1792, la terreur blanche de 1794.


Ainsi il y eut entente entre un certain nombre de Jacobins avancés (ils siégèrent même dans un local séparé) et ceux qui, dans le peuple, voulaient frapper le grand coup contre les Tuileries. Mais du moment où cette entente fut faite, du moment où les « chefs d’opinion » — les Robespierre et les Danton — promirent de ne plus s’opposer au mouvement populaire, mais de le soutenir, le reste fut laissé au peuple, qui comprend mieux que les chefs de partis, la nécessité d’une entente préalable, lorsque la révolution est sur le point de frapper un coup décisif.

L’accord une fois fait, la communauté d’idées établie, le peuple, le Grand Inconnu, se mit alors à préparer l’insurrection, et il créa spontanément, pour les besoins du moment, l’espèce d’organisation sectionnaire qui fut jugée utile pour donner au mouvement la cohésion nécessaire. Pour les détails on s’en remit à l’esprit organisateur du peuple des faubourgs ; et lorsque le soleil se leva sur Paris le 10 août, personne n’aurait encore pu prédire comment finirait cette grande journée. Les deux bataillons de fédérés venus de Marseille et de Brest, bien organisés et armés, ne comptaient qu’un millier d’hommes, et personne, excepté ceux qui avaient travaillé les jours et les nuits précédentes dans la fournaise ardente des faubourgs, n’aurait pu dire si les faubourgs se lèveraient en masse, ou non.

— « Et les meneurs habituels, où étaient-ils ? que faisaient-ils » demande Louis Blanc. — Et il répond : « Rien n’indique quelle fut dans cette nuit suprême l’action de Robespierre, ni s’il en exerça une quelconque. » Danton, non plus, ne semble pas avoir pris une part active, ni aux préparatifs du soulèvement, ni au combat même du 10 août.

Il est évident que, du moment que le mouvement fut décidé, le peuple n’avait plus besoin des hommes politiques. Ce qu’il fallait, c’était préparer les armes, les distribuer à chaque bataillon, former la colonne dans chaque rue des faubourgs. Pour cela, les hommes politiques n’auraient été qu’un encombrement — et on leur dit d’aller se coucher, pendant que le mouvement s’organisait définitivement dans la nuit du 9 au 10 août. C’est ce que fit Danton. Il dormit paisiblement : on le sait par le journal de Lucile Desmoulins.

Des hommes nouveaux, des « inconnus », tout comme au mouvement de 18 mars 1871, surgirent ces jours-là, lorsqu’un nouveau Conseil général, — la Commune révolutionnaire du 10 août, — fut nommé par les sections. Prenant le droit en ses mains, chaque section nomma trois commissaires, « pour sauver la patrie », et le choix du peuple ne tomba, nous disent les historiens, que sur des hommes obscurs. L’« enragé » Hébert en était — cela va sans dire ; mais on n’y trouve d’abord ni Marat ni Danton[1].

C’est ainsi qu’une nouvelle « Commune » — la Commune insurrectionnelle — surgit du sein du peuple et s’empara de la direction du soulèvement. Et nous allons la voir exercer une influence puissante sur toute la marche des événements suivants, dominer la convention et pousser la Montagne à l’action révolutionnaire, afin d’assurer, au moins, les conquêtes déjà faites par la Révolution.


Il serait inutile de raconter ici la journée du 10 août. Le côté dramatique de la Révolution est ce qu’il y a de mieux chez les historiens, et l’on trouve chez Michelet, chez Louis Blanc, d’excellentes descriptions des événements. Aussi bornons-nous à en rappeler les principaux.

Depuis que Marseille s’était nettement prononcé pour la déchéance du roi, les pétitions et les adresses pour la déchéance venaient en nombre à l’Assemblée. À Paris, quarante-deux sections s’étaient prononcées dans ce sens.

Pétion était même venu, le 4 août, exposer ce vœu des sections à la barre de l’Assemblée. Quant aux politiciens de l’Assemblée nationale, ils ne se rendaient nullement compte de la gravité de la situation ; et alors que dans des lettres, écrites de Paris (par madame Jullien) le 7 et 8 août, on lit ceci : « Il se prépare un orage terrible sur l’horizon », « dans ce moment, l’horizon se charge de vapeurs qui doivent produire une explosion terrible », — l’Assemblée, dans sa séance du huit, prononçait l’absolution de Lafayette, comme si aucun mouvement de haine contre la royauté ne s’était produit.

Pendant ce temps-là, le peuple de Paris se préparait à une bataille décisive. Cependant, les comités insurrectionnels avaient le bon sens de ne pas fixer d’avance une date au soulèvement. Ils se bornaient à sonder l’état variable des esprits, en essayant de le relever, et ils guettaient le moment où l’on pourrait lancer l’appel aux armes. Ainsi on essaya, paraît-il, de provoquer un mouvement le 26 juin, à la suite d’un banquet populaire donné sur les ruines de la Bastille, et auquel tout le faubourg avait pris part, en apportant tables et provisions (Mortimer Ternaux, Terreur, II, 130). On essaya un autre soulèvement le 30 juillet, mais il ne réussit pas, non plus.

Les préparatifs à l’insurrection, mal secondés par les « chefs d’opinion » politiques, auraient peut-être traîné en longueur ; mais les complots de la Cour vinrent précipiter les événements. Avec l’aide des courtisans qui juraient de mourir pour le roi, avec quelques bataillons de garde nationale restés fidèles à la Cour, et les Suisses, les royalistes se croyaient sûrs de la victoire. Ils avaient fixé le 10 août pour leur coup d’État : « C’était le jour fixé pour la contre-révolution », lit-on dans des lettres de l’époque, « le lendemain devait voir tous les jacobins du royaume noyés dans leur sang. »

Alors, dans la nuit du 9 au 10, au coup de minuit, le tocsin sonna dans Paris. Cependant, d’abord, « il ne rendait pas », et il fut même question à la Commune de contremander l’insurrection. À sept heures du matin, certains quartiers étaient encore tout à fait tranquilles. Au fond, il paraît que le peuple de Paris, avec son admirable instinct révolutionnaire, refusait d’engager, dans l’obscurité, un conflit avec les troupes royalistes qui aurait pu finir par une débandade.

Entre temps, la Commune insurrectionnelle avait pris, dans la nuit, possession de l’Hôtel de Ville, et la Commune légale s’était éclipsée devant la nouvelle force révolutionnaire qui immédiatement, donna de l’élan au mouvement.

Vers sept heures du matin, des hommes à piques, guidés par des fédérés marseillais, furent les premiers à déboucher sur la place du Carrousel.

Une heure plus tard, on vit la masse du peuple s’ébranler, et, au palais, on vint dire au roi que « tout Paris » marchait sur les Tuileries.

C’était en effet tout Paris, mais surtout le tout Paris des pauvres, soutenu par les gardes nationaux des quartiers ouvriers et artisans.

C’est alors, vers huit heures et demie, que le roi, hanté par le frais souvenir du 20 juin, et craignant d’être tué par le peuple, quitta les Tuileries. Il alla se réfugier à l’Assemblée, tout en laissant ses fidèles défendre le château et massacrer les assaillants. Mais, le roi parti, des bataillons entiers de la garde nationale bourgeoise des quartiers riches se dispersèrent, sans perdre de temps, pour ne pas se trouver en face du peuple révolté.

Les masses compactes du peuple envahirent alors les abords des Tuileries, et leur avant-garde, encouragés par les Suisses qui jetaient leurs cartouches par les fenêtres, avait pénétré dans une des cours du palais. Mais alors que d’autres Suisses, commandés par des officiers de la Cour et postés sur le grand escalier d’entrée, firent feu sur le peuple, entassant plus de quatre cents cadavres au bas de l’escalier.

Cela décida de l’issue de la journée. Aux cris de : Trahison ! Mort au roi ! Mort à l’Autrichienne ! le peuple de Paris courut de tous côtés aux Tuileries ; les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau s’y rendirent en masse, et bientôt les Suisses, furieusement assaillis par le peuple, furent désarmés ou massacrés.

Faut-il rappeler que même à ce moment suprême l’Assemblée resta indécise, ne sachant que faire ? Elle n’agit que lorsque le peuple armé fit irruption dans la salle des séances, menaçant de massacrer là le roi et sa famille, ainsi que les députés qui n’osaient pas prononcer la déchéance. Même après que les Tuileries étaient prises et lorsque la royauté n’existait déjà plus de fait, les Girondins qui, auparavant, aimaient tant à parler de République, n’osèrent encore rien entreprendre de décisif. Vergniaud n’osa demander que la suspension provisoire du chef du pouvoir exécutif, qui serait désormais installé au Luxembourg.

Ce ne fut que deux ou trois jours après que la Commune révolutionnaire transféra Louis XVI et sa famille dans la tour du Temple, et se chargea de le tenir là, prisonnier du peuple.

La royauté était ainsi abolie de fait. Désormais la Révolution pouvait pendant quelque temps se développer, sans craindre d’être arrêtée soudain dans sa marche par un coup d’État royaliste, par le massacre des révolutionnaires et par l’établissement de la terreur blanche.


Pour les politiciens, l’intérêt principal du 10 août est dans le coup qu’il porta à la royauté. Pour le peuple, il fut surtout dans l’abolition de cette force qui s’opposait à l’exécution des décrets contre les droits féodaux, contre les émigrés et contre les prêtres, et qui appelait en même temps l’invasion allemande ; il fut dans le triomphe des révolutionnaires populaires, — du peuple, — qui maintenant pouvait pousser la Révolution en avant, dans le sens de l’Égalité, — ce rêve et ce but des masses. Aussi, au lendemain même du 10 août, l’Assemblée législative, si pusillanime et si réactionnaire, lançait déjà, sous la pression du dehors, quelques décrets qui faisaient faire un pas en avant à la Révolution.

Tout prêtre non assermenté — disaient ces décrets, qui, dans un délai de quinze jours, n’aura pas juré d’obéir à la Constitution, et sera pris après cela sur le territoire français, sera transporté à Cayenne.

Tous les biens des émigrés, en France et dans les colonies, sont séquestrés. Tous seront mis en vente, par petits lots.

Toute distinction entre citoyens passifs (les pauvres) et citoyens actifs (ceux qui possèdent) est abolie. Tous deviennent électeurs à 21 ans, et éligibles à 25 ans.

Quant aux droits féodaux, nous avons vu que la Constituante avait fait, le 15 mars 1790, un décret abominable par lequel toutes les redevances féodales étaient présumées représenter le prix d’une certaine concession de terrain, faite un jour par le propriétaire à son tenancier (ce qui était faux), et, comme telles, toutes devaient être payées, tant qu’elles ne seraient pas rachetées par le paysan. Ce décret, en confondant ainsi les redevances personnelles (issues du servage) avec les redevances foncières (issues du bail), abolissait de fait l’arrêté du 4 août 1789 qui avait déclaré les redevances personnelles abolies. Par le décret du 15 mars 1790, ces redevances renaissaient sous la fiction qui les représentait comme attachées à la terre. C’est ce que Couthon avait bien fait ressortir dans son rapport, lu à l’Assemblée le 29 février 1792.

Maintenant, le 14 juin 1792, — c’est-à-dire aux approches du 20 juin, lorsqu’il fallait se concilier le peuple, — les gauches, profitant de l’absence accidentelle d’un certain nombre de membres des droites, abolirent sans indemnité quelques droits féodaux personnels, notamment les droits casuels (ce que le seigneur prélevait en cas de legs, de mariage, sur le pressoir, le moulin, etc.)

Après trois ans de Révolution, il fallut ainsi un coup de Jarnac pour obtenir de l’Assemblée l’abolition de ces droits odieux !

Au fond, ce décret même n’abolissait pas encore tout-à-fait les redevances casuelles. Dans certains cas, il fallait toujours les racheter ; — mais, passons outre.

Quant aux droits annuels, — tels que le cens, la censive, le champart, que les paysans avaient à payer en plus des rentes foncières et qui représentaient aussi un reste de l’ancienne servitude, ils restaient en vigueur !

Mais voici que le peuple a marché sur les Tuileries ; voici le roi détrôné et emprisonné par la Commune révolutionnaire. Et dès que cette nouvelle se répand dans les villages, les pétitions des paysans affluent à l’Assemblée pour lui demander l’abolition entière des droits féodaux.

Alors, l’Assemblée — on était à la veille du 2 septembre, et on sait que l’attitude du peuple de Paris n’était nullement rassurante à l’égard des législateurs bourgeois — alors l’Assemblée se décide à faire encore quelques pas en avant (décrets du 16 et du 25 août 1792).

Toute poursuite pour les droits féodaux non payés est suspendue — c’est quelque chose !

Les droits féodaux et seigneuriaux de toute espèce, qui ne sont pas le prix d’une concession foncière primitive, sont supprimés sans indemnité.

Et (décret du 20 août) il est permis de racheter séparément, soit les droits casuels, soit les droits annuels qui seront justifiés par la présentation du titre primitif de la concession de fonds.

Mais tout cela — seulement dans le cas d’un nouvel achat par un nouvel acquéreur !

L’abolition des poursuites représentait, sans doute, un grand pas en avant. Mais les droits féodaux restaient toujours. Toujours il fallait les racheter. Seulement la nouvelle loi ajoutait à la confusion, et on pouvait désormais ne rien payer et ne rien racheter. C’est ce que les paysans ne manquèrent pas de faire, en attendant quelque nouvelle victoire du peuple et quelque nouvelle concession de la part des gouvernants.

En même temps toutes les dîmes et prestations (travail gratuit) qui provenaient du servage — de la mainmorte — étaient supprimées sans indemnité. C’était encore quelque chose de gagné : si l’Assemblée protégeait les seigneurs et les acquéreurs bourgeois, elle livrait, du moins, les prêtres, depuis que le roi n’était plus là pour les protéger.

Mais, du coup, cette même Assemblée prenait une mesure qui, si elle avait été appliquée, aurait soulevé toute la France paysanne contre la République. La Législative abolissait la solidarité pour les paiements qui existait dans les communes paysannes[2], et en même temps elle ordonnait la division des biens communaux entre les citoyens (proposition de François de Neufchâteau). Il paraît cependant que ce décret, exprimé en quelques lignes dans des termes très vagues, — une déclaration de principe plutôt qu’un décret — ne fut jamais pris au sérieux. Son application se serait heurtée d’ailleurs à de telles difficultés qu’il resta lettre morte ; et quand la question fut soulevée de nouveau, la Législative, qui arrivait déjà à son terme, se sépara sans rien décider.

En ce qui concerne les biens des émigrés, il fut ordonné de les mettre en vente en petits lots, de deux, trois, ou au plus quatre arpents. Et cette vente devait être faite « par bail, à rente en argent », toujours rachetable. C’est-à-dire que celui qui n’avait pas l’argent pouvait acheter tout de même, à condition de payer un bail perpétuel, qu’il pourrait racheter un jour. C’était avantageux, évidemment, pour les paysans pauvres. Mais on comprend que sur place toutes sortes de difficultés furent faites aux petits acheteurs. Les gros bourgeois préféraient acheter les biens des émigrés en gros, pour les revendre plus tard au détail.

Enfin — et c’est encore très typique — Mailhe profita de l’état des esprits pour proposer une mesure vraiment révolutionnaire, qui reviendra plus tard, après la chute des Girondins. Il demanda que l’on cassât les effets de l’ordonnance de 1669, et que l’on forçât les seigneurs à rendre aux communes villageoises les terres qui leur avaient été enlevées à la suite de cette ordonnance. Sa proposition, cela va sans dire, ne fut pas votée ; il fallait pour cela une nouvelle révolution.


Ainsi donc, voici les résultats du 10 août :

La royauté est abattue, et maintenant il serait possible à la Révolution d’ouvrir une nouvelle page dans le sens égalitaire, si l’Assemblée et les gouvernants en général ne s’y opposaient pas.

Le roi et sa famille sont en prison. Une nouvelle Assemblée, la convention, est convoquée. Les élections se feront au suffrage universel, mais toujours à deux degrés.

On prend quelques mesures contre les prêtres qui refusent de reconnaître la Constitution, et contre les émigrés.

On ordonne de mettre en vente les biens des émigrés, séquestrés en vertu du décret du 30 mars 1792.

La guerre contre les envahisseurs va être poussée avec vigueur par les volontaires sans-culottes.

Mais la grande question — que fera-t-on du roi-traître ? — et cette autre grande question, qui agite quinze millions de paysans, — la question des droits féodaux, restent toujours en suspens. Il faut toujours racheter es droits pour s’en défaire. Et la nouvelle loi concernant le partage des terres communales jette l’effroi dans les villages.

C’est sur cela que la Législative se sépare, après avoir tout fait pour empêcher la Révolution de se développer normalement et d’aboutir à l’abolition de ces deux héritages du passé : la royauté et les droits féodaux.

Mais à côté de l’Assemblée législative a grandi, depuis le 10 août, un nouveau pouvoir, la Commune de Paris, qui prend en ses mains l’initiative révolutionnaire et va la garder, nous allons le voir, pendant près de deux ans.


  1. « Qu’elle était grande, cette Assemblée ! » dit Chaumette (Mémoires, 44). « Quels élans sublimes de patriotisme j’ai vu éclater, lors de la discussion sur l’échéance du roi ! Qu’était l’Assemblée nationale, avec toutes ses petites passions… ses petites mesures, ses décrets étranglés au passage, puis écrasés par le veto, qu’était, dis-je, cette Assemblée en comparaison de la réunion des commissaires des sections de Paris ? »
  2. Il s’agissait évidemment de ce qui existe en Russie sous le nom de krougovaïa porouka, « responsabilité en rond ».