P.-V. Stock (p. 328-344).

XXXII

LE 20 JUIN 1792


On voit, d’après ce qui vient d’être dit, en quel état déplorable se trouvait la Révolution dans les premiers mois de 1792. Si les révolutionnaires bourgeois pouvaient se sentir satisfaits d’avoir conquis une part du gouvernement et posé les fondements des fortunes qu’ils allaient acquérir avec l’aide de l’État, le peuple voyait qu’il n’y avait encore rien de fait pour lui. La féodalité restait debout, et dans les villes la masse des prolétaires n’avait pas gagné grand’chose. Les marchands, les accapareurs faisaient des fortunes immenses, au moyen des assignats, sur la vente des biens du clergé, sur les biens communaux, comme fournisseurs de l’État et comme agioteurs ; mais les prix du pain et de tous les objets de première nécessité montaient toujours, et la misère s’installait en permanence dans les faubourgs.

Entre temps, l’aristocratie reprenait courage. Les nobles, les riches relevaient la tête et se vantaient de bientôt remettre les sans-culottes à la raison. De jour en jour ils attendaient la nouvelle d’une invasion allemande, marchant triomphalement sur Paris et rétablissant l’ancien régime dans toute sa splendeur. Dans les provinces, nous l’avons vu, la réaction organisait ses partisans au vu et au su de tout le monde.

Quant à la Constitution, que les bourgeois et même les intellectuels révolutionnaires de la bourgeoisie parlaient de conserver à tout prix, elle n’existait que pour les mesures de moindre importance, tandis que les réformes sérieuses restaient en souffrance. L’autorité du roi avait été limitée, mais d’une façon très modeste. Avec les pouvoirs que la Constitution lui laissait (la liste civile, le commandement militaire, le choix des ministres, le veto, etc.), et surtout avec l’organisation intérieure de la France, qui laissait tout aux mains des riches, le peuple ne pouvait rien.

Personne ne soupçonnera, sans doute, l’Assemblée législative de radicalisme, et il est évident que ses décrets concernant les redevances féodales ou les prêtres devaient être imbus d’une modération parfaitement bourgeoise ; et cependant, même à ces décrets le roi refusait sa signature. Tout le monde sentait qu’on vivait au jour le jour, sous un système qui n’offrait rien de stable et qui pouvait être facilement renversé en faveur de l’ancien régime.

Entre temps, le complot qui se tramait aux Tuileries s’étendait chaque jour davantage sur la France et enveloppait les cours de Berlin, de Vienne, de Stockholm, de Turin, de Madrid et de Pétersbourg. L’heure était proche où les contre-révolutionnaires allaient frapper le grand coup qu’ils préparaient pour l’été de 1792. Le roi et la reine pressaient les armées allemandes de marcher sur Paris ; ils leur désignaient déjà le jour où elles devaient entrer dans la capitale et où les royalistes, armés et organisés, iraient les recevoir à bras ouverts.

Le peuple et ceux des révolutionnaires qui, comme Marat et les Cordeliers, se tenaient près du peuple, ceux qui firent la Commune du 10 août, comprenaient parfaitement bien les dangers dont la Révolution se trouvait entourée. Le peuple a toujours un sentiment vrai de la situation, alors même qu’il ne sait l’exprimer correctement ni appuyer ses prévisions par des arguments de lettrés ; et il devinait, infiniment mieux que les politiciens, les complots qui se tramaient aux Tuileries et dans les châteaux. Mais il était désarmé, alors que la bourgeoisie s’était organisée en bataillons de la garde nationale ; et ce qu’il y avait de pire, c’est que ceux des intellectuels que la Révolution avait mis en avant, ceux qui s’étaient posés en porte-parole de la Révolution, — y compris des hommes honnêtes comme Robespierre, — n’avaient pas la confiance nécessaire dans la Révolution, encore moins dans le peuple. Tout comme les radicaux parlementaires de nos jours, ils avaient peur du grand inconnu, le peuple descendu dans la rue, qui aurait pu se rendre maître des événements ; et, n’osant s’avouer cette peur de la révolution égalitaire, ils expliquaient leur attitude indécise comme un souci de conserver, du moins, les quelques libertés acquises par la Constitution. Aux chances incertaines d’une nouvelle insurrection, ils préféraient la royauté constitutionnelle.

Il fallut la déclaration de la guerre (21 avril 1792) et l’invasion allemande pour changer la situation. Alors, se voyant trahi de tout côté, même par les meneurs eux-mêmes auxquels il avait donné sa confiance, le peuple se mit à agir lui-même, à exercer une pression sur les « chefs d’opinion ». Paris prépara une insurrection qui devait permettre au peuple de détrôner le roi. Les sections, les Sociétés populaires et les Fraternelles, c’est-à-dire les inconnus, la foule, secondés par les plus ardents cordeliers, se mirent à la besogne. Les patriotes les plus chauds et les plus éclairés, dit Chaumette dans ses Mémoires (p. 13), se rendaient au club des Cordeliers et de là passaient des nuits ensemble à se concerter. Il y eut entre autres un comité où l’on fabriqua un drapeau rouge portant cette inscription : Loi martiale du peuple contre la révolte de la cour, et sous lequel devaient se rallier les hommes libres, les vrais républicains, qui avaient à venger un ami, un fils, un parent assassiné au Champ-de-Mars le 17 juillet 1791.

Les historiens, payant un tribut à leur éducation étatiste, se sont plu à représenter le club des Jacobins comme l’initiateur et la tête de tous les mouvements révolutionnaires à Paris et dans les provinces, et pendant deux générations nous avons tous pensé de même. Mais nous savons aujourd’hui qu’il n’en fut rien. L’initiative du 20 juin et du 10 août ne vint pas des Jacobins. Au contraire, pendant toute une année ils s’étaient opposés — même les plus révolutionnaires d’entre eux — à un nouvel appel au peuple. Seulement lorsqu’ils se virent débordés par le mouvement populaire, ils se décidèrent — et encore, une partie seulement des Jacobins — à le suivre.

Mais avec quelle timidité ! On aurait voulu le peuple dans la rue, pour combattre les royalistes ; mais on n’osait pas vouloir les conséquences. — « Et si le peuple ne se contentait pas de renverser le pouvoir royal ? S’il marchait contre les riches, les puissants, les fourbes, qui n’avaient vu dans la Révolution qu’un moyen de s’enrichir ? S’il balayait l’Assemblée Législative après les Tuileries ? Si la Commune de Paris, les enragés, les « anarchistes » — ceux que Robespierre lui-même accablait volontiers d’invectives, — ces républicains qui prêchaient « l’égalité des fortunes », — allaient prendre le dessus ? »

C’est pourquoi, dans tous les pourparlers qui eurent lieu avant le 20 juin, on voit tant d’hésitation de la part des révolutionnaires connus. C’est pourquoi les Jacobins témoignent tant de répugnance à admettre un nouveau soulèvement populaire, et ne le suivent qu’après que le peuple a vaincu. Ce ne sera qu’en juillet, lorsque le peuple, passant outre aux lois constitutionnelles, proclamera la permanence des sections, ordonnera l’armement général et forcera l’Assemblée à déclarer « la patrie en danger », ce ne sera qu’alors que les Robespierre, les Danton et, au dernier moment, les Girondins se décideront à suivre le peuple et à se reconnaître plus ou moins solidaires de l’insurrection.

On comprend que dans ces circonstances le mouvement du 20 juin ne pouvait avoir l’entrain ni l’unité nécessaire pour en faire une insurrection réussie contre les Tuileries. Le peuple descendit dans la rue, mais, incertain quant à l’attitude de la bourgeoisie, il n’osa trop se compromettre. Il semblait tâter le terrain pour voir d’abord jusqu’où l’on pourrait aller au château — et laisser le reste aux accidents des grandes manifestations populaires. S’il en sort quelque chose, tant mieux ; sinon, on aura toujours vu les Tuileries de près et jugé de leur force.

C’est ce qui arriva, en effet. La démonstration fut absolument pacifique. Sous prétexte de présenter une pétition à l’Assemblée, de fêter l’anniversaire du serment du Jeu de Paume et de planter un arbre de la Liberté à la porte de l’Assemblée nationale, une multitude immense de peuple s’était mise en mouvement. Elle remplit bientôt toutes les rues qui mènent de la Bastille à l’Assemblée, pendant que la Cour remplissait la place du Carrousel, la grande cour des Tuileries et les abords du palais de ses partisans. Toutes les portes étaient fermées, les canons étaient braqués sur le peuple ; on avait distribué des cartouches aux soldats, un conflit entre les deux masses semblait inévitable.

Cependant la vue de ces foules, toujours grossissantes, paralysa les défenseurs de la Cour. Les portes extérieures furent bientôt ouvertes ou forcées, le Carrousel et les cours furent inondés de monde. Beaucoup étaient armés de piques, de sabres ou de bâtons, avec un couteau ou une scie plantés au bout ; mais les sections avaient soigneusement trié les hommes qui devaient prendre part à la manifestation.

La foule allait forcer une autre porte des Tuileries à coups de haches, lorsque Louis XVI ordonna lui-même de l’ouvrir. Aussitôt des milliers d’hommes envahirent les cours intérieures du palais. La reine, avec son fils, fut poussée en toute hâte par ses familiers dans une salle et barricadée par une grande table. Le roi ayant été découvert dans une autre salle, elle fut remplie de monde en un clin d’œil. On lui demandait de sanctionner les décrets, auxquels il avait refusé sa sanction, de rappeler les ministres girondins, qu’il avait renvoyés le 13 juin, de chasser les prêtres, de choisir entre Coblentz et Paris. Le roi agitait son chapeau, il se laissa coiffer d’un bonnet de laine, on lui fit boire un verre de vin à la santé de la nation. Mais il résista à la foule pendant deux heures, en répétant qu’il s’en tiendrait à la Constitution.

Comme attaque contre la royauté, le mouvement avait manqué. Il n’y avait rien de fait.

Il fallut voir alors les fureurs des classes aisées contre le peuple ! Puisque le peuple n’avait pas osé attaquer et qu’il avait démontré par cela même sa faiblesse, on tombait sur ce peuple avec toute la haine que peut inspirer la peur.

Lorsqu’on lut à l’Assemblée la lettre dans laquelle Louis XVI se plaignait de l’invasion de son palais, l’Assemblée éclata en applaudissements, aussi serviles que l’étaient ceux des courtisans avant 1789. Jacobins et Girondins furent unanimes à désavouer le mouvement.

Encouragés, sans doute, par cette réception, la Cour réussit à faire établir dans le château des Tuileries un tribunal pour châtier «les coupables» du mouvement. On voulait ressusciter ainsi, dit Chaumette dans ses Mémoires, les odieuses procédures des affaires des 5 et 6 octobre 1789 et du 17 juillet 1791. Ce tribunal était composé de juges de paix vendus à la royauté. La Cour les nourrissait, et le garde-meuble de la Couronne avait reçu ordre de pourvoir à tous leurs besoins[1]. Les plus vigoureux écrivains furent persécutés, incarcérés : plusieurs présidents et secrétaires de section, plusieurs membres des Sociétés populaires subirent le même sort. Il devint dangereux de se dire républicain.

Les directoires de départements et un grand nombre de municipalités vinrent se joindre à la manifestation servile de l’Assemblée et envoyèrent des lettres d’indignations contre les « factieux ». En réalité, trente-trois directoires de départements, sur quatre-vingt-trois — tout l’Ouest de la France — étaient ouvertement royalistes et contre-révolutionnaires.

Les révolutions se font toujours, ne l’oublions pas, par des minorités, et alors même que la révolution a déjà commencé et qu’une partie de la nation en accepte les conséquences, ce n’est toujours qu’une infime minorité qui comprend ce qui reste à faire pour assurer le triomphe de ce qui a été fait, et qui a le courage de l’action. C’est pourquoi une Assemblée, représentant toujours la moyenne du pays, ou plutôt, restant au-dessous de la moyenne, fut de tout temps et sera toujours un frein à la révolution, mais ne deviendra jamais l’instrument de la révolution.

La Législative nous en donne un exemple frappant. Ainsi, le 7 juillet 1792 (remarquez que quatre jours plus tard, vu l’invasion allemande, on allait déclarer « la patrie en danger » ) — un mois à peine avant la chute du trône, voici ce qui se produisait dans cette Assemblée. On discutait depuis plusieurs jours sur les mesures de sûreté générale à prendre. À l’instigation de la Cour, Lamourette, évêque de Lyon, proposa, par motion d’ordre, une réconciliation générale des partis, et, pour y parvenir, il indiqua un moyen bien simple : « Une partie de l’Assemblée attribue à l’autre le dessein séditieux de vouloir détruire la monarchie. Les autres attribuent à leurs collègues le dessein de vouloir la destruction de l’égalité constitutionnelle, et le gouvernement aristocratique connu sous le nom des deux Chambres. Eh bien ! foudroyons, Messieurs, par une exécration commune et par un irrévocable serment, foudroyons et la République et les deux Chambres ! » Sur quoi, emportée par un subit mouvement d’enthousiasme, l’Assemblée se lève tout entière pour attester sa haine et de la République et des deux Chambres. Les chapeaux volent en l’air, on s’embrasse, le côté droit et le côté gauche fraternisent, et une députation est sur-le-champ envoyée au roi, qui vient s’associer à l’allégresse générale. Cette scène s’appelle, dans l’histoire, « le baiser Lamourette ». Heureusement, l’opinion publique ne se laissait pas prendre par de pareilles scènes. Le soir même, aux Jacobins, Billaud-Varennes protesta contre cet hypocrite rapprochement, et il fut décidé d’envoyer son discours aux sociétés affiliées. De son côté, la Cour ne voulait nullement désarmer. Pétion, maire de Paris, avait été suspendu le même jour de ses fonctions, par le directoire (royaliste) du département de la Seine, pour négligence au 20 juin. Mais alors Paris se passionna pour son maire. Une agitation menaçante se produisit, si bien que six jours plus tard, le 13, l’Assemblée dut lever la suspension.

Dans le peuple, la conviction était faite. On comprenait que le moment était venu de se débarrasser de la royauté, et que si le 20 juin n’était pas suivi de près d’une insurrection populaire, c’en était fait de la Révolution. Mais les politiciens de l’Assemblée jugeaient autrement. Qui sait quel sera le résultat d’une insurrection ? Aussi ces législateurs, sauf trois ou quatre d’entre eux, se ménageaient-ils déjà une issue en cas de contre-révolution triomphante.

La frayeur des hommes d’État, leur désir de se ménager un pardon en cas de défaite, — c’est là le danger pour toutes les révolutions.

Pour quiconque cherche à s’instruire par l’histoire, les sept semaines qui se passèrent entre la manifestation du 20 juin et la prise des Tuileries, le 10 août 1792, sont de la plus haute importance.

Quoique restée sans résultat immédiat, la manifestation du 20 juin avait sonné le réveil en France. « La révolte court de ville en ville », comme le dit Louis Blanc. L’étranger est aux portes de Paris, et le 14 juillet on proclame la patrie en danger. Le 14, on fête la Fédération, et le peuple en fait une formidable démonstration contre la royauté. De tous côtés des municipalités révolutionnaires envoient à l’Assemblée des adresses pour la forcer d’agir. Puisque le roi trahit, elles demandent la déchéance, ou la suspension de Louis XVI. Cependant, le mot « république » n’est pas encore prononcé : on incline plutôt vers la régence. Marseille fait exception, en demandant, dès le 27 juin, l’abolition de la royauté et en envoyant 500 volontaires qui arrivent à Paris en chantant « l’hymne marseillaise ». Brest et d’autres villes envoient aussi leurs volontaires. Les sections de Paris siègent en permanence, elles s’arment et organisent leurs bataillons. On sent que la révolution approche de son moment décisif.

Eh bien, que fait l’Assemblée ? Que font ces républicains bourgeois — les Girondins ?

Lorsqu’on lit à l’Assemblée l’adresse virile de Marseille, demandant que l’on prenne des mesures à la hauteur des événements, l’Assemblée presque entière proteste ! Et lorsque, le 27 juillet, Duhem demande que l’on discute la déchéance, sa proposition est reçue par des hurlements.

Marie-Antoinette ne se trompait certainement pas lorsqu’elle écrivait, le 7 juillet, à ses affidés à l’étranger, que les patriotes avaient peur, et voulaient négocier, — et c’est ce qui arriva en effet quelques jours plus tard.

Ceux qui étaient avec le peuple, dans les sections, se sentaient, sans doute, à la veille d’un grand coup. Les sections de Paris s’étaient déclarées en permanence, ainsi que plusieurs municipalités. Ne tenant aucun compte de la loi sur les citoyens passifs, elles admettaient ceux-ci à leurs délibérations et les armaient de piques. Évidemment, une grande insurrection se préparait.

Mais les Girondins, le parti des « hommes d’État » envoyaient en ce moment-là au roi, par l’intermédiaire de son valet de chambre Thierry, une lettre par laquelle ils lui annonçaient qu’une insurrection formidable se préparait, que la déchéance et quelque chose de plus terrible encore en serait peut-être le résultat ; qu’un seul moyen restait de conjurer cette catastrophe — et que ce moyen était… de rappeler au ministère, dans huit jours au plus tard, Roland, Servan et Clavière.

Certainement, ce n’étaient pas les douze millions promis à Brissot qui poussaient la Gironde à faire cette démarche. Ce n’était pas non plus, comme le pense Louis Blanc, l’ambition seule de conquérir le pouvoir. Non. La cause en était plus profonde. Le pamphlet de Brissot, À ses commettants, trahit nettement leur idée. C’était la peur d’une révolution populaire, qui toucherait aux propriétés, — la peur et le mépris du peuple, de la foule, des misérables en guenilles. La peur d’un régime, dans lequel la propriété et, plus que cela, l’éducation gouvernementale, « l’habileté aux affaires » perdraient les privilèges qu’elles avaient conféré jusqu’alors. La peur de se voir nivelés, réduits au niveau de la grande masse !

Cette peur paralysait les Girondins, comme elle paralyse aujourd’hui tous les partis qui occupent dans les parlements actuels la même position, plus ou moins gouvernementale, qu’occupaient alors les Girondins dans le parlement royaliste.

On comprend le désespoir qui s’empara alors des vrais patriotes, et que Marat exprima en ces lignes :

« Depuis trois ans, disait-il, nous nous agitons pour recouvrer notre liberté, et cependant nous en sommes plus éloignés que jamais.

« La Révolution a tourné contre le peuple. Pour la cour et ses suppôts, elle est un motif éternel de captation et de corruption ; pour les législateurs, une occasion de prévarications et de fourberies… Et déjà elle n’est pour les riches et les avares qu’une occasion de gains illicites, d’accaparements, de fraudes, de spoliations ; le peuple est ruiné, et la classe innombrable des indigents est placée entre la crainte de périr de misère et la nécessité de se vendre… Ne craignons pas de le redire, nous sommes plus loin de la liberté que jamais ; car non seulement nous sommes esclaves, mais nous le sommes légalement. »

Sur le théâtre de l’État, les décorations seules ont changé. Ce sont toujours les mêmes acteurs, les mêmes intrigues, les mêmes ressorts. « C’était fatal, continue Marat, puisque les classes inférieures de la nation sont seules à lutter contre les classes élevées. Au moment de l’insurrection, le peuple écrase bien tout par sa masse ; mais quelque avantage qu’il ait d’abord remporté, il finit par succomber devant les conjurés des classes supérieures, pleins de finesse, d’astuce, d’artifices. Les hommes instruits, aisés et intrigants des classes supérieures ont pris d’abord parti contre le despote ; mais ce n’a été que pour se tourner contre le peuple, après s’être entourés de sa confiance et s’être servis de ses forces pour se mettre à la place des ordres privilégiées qu’ils ont proscrits.

« Ainsi, continue Marat, — et ses paroles sont d’or, puisqu’on les dirait écrites aujourd’hui, au vingtième siècle, — ainsi la Révolution n’a été faite et soutenue que par les dernières classes de la société, par les ouvriers, les artisans, les détaillistes, les agriculteurs, par la plèbe, par ces infortunés que la richesse impudente appelle canaille et que l’insolence romaine appelait des prolétaires. Mais ce qu’on n’aurait jamais imaginé, c’est qu’elle s’est faite uniquement en faveur des petits propriétaires fonciers, des gens de loi, des suppôts de la chicane. »

Au lendemain de la prise de la Bastille, il eût été aisé aux représentants du peuple « de suspendre de toutes leurs fonctions le despote et ses agents », écrit plus loin Marat. « Mais pour cela il fallait qu’ils eussent les vues et des vertus. » Quant au peuple, au lieu de s’armer complètement, il souffrit qu’une partie seule des citoyens le fût (dans la garde nationale, composée de citoyens actifs). Et loin d’attaquer les ennemis de la Révolution sans délai, il a renoncé lui-même à ses avantages en se tenant sur la défensive.

« Aujourd’hui, dit Marat, après trois ans de discours éternels des sociétés patriotiques et un déluge d’écrits… le peuple est plus éloigné de sentir ce qu’il lui convient de faire pour résister à ses oppresseurs, qu’il ne l’était le premier jour de la Révolution. Alors il s’abandonnait à son instinct naturel, au simple bon sens qui lui avait fait trouver le vrai moyen de mettre à la raison ses implacables ennemis… Maintenant, le voilà enchaîné au nom des lois, tyrannisé au nom de la justice ; le voilà constitutionnellement esclave. »

On dirait que c’est écrit d’hier, si ce n’était tiré du no 657 de l’Ami du Peuple.

Un découragement profond s’empare donc de Marat à la vue de la situation, et il ne voit qu’une issue : « quelques accès de fureur civique » de la part de la plèbe, comme aux 13 et 14 juillet, aux 5 et 6 octobre 1789. Le désespoir le ronge, jusqu’au jour où l’arrivée des fédérés, venus à Paris des départements, lui inspire la confiance.

Les chances de la contre-révolution étaient si grandes à ce moment (fin juillet 1792) que Louis XVI refusa net la proposition des Girondins. Les Prussiens ne marchaient-ils pas déjà sur Paris ? Lafayette, ainsi que Luckner, n’étaient-ils pas prêts à tourner leurs armées contre les Jacobins, contre Paris ? Et Lafayette jouissait d’une grande puissance dans le Nord. À Paris, il était l’idole des gardes nationales bourgeoises.

Le roi n’avait-il pas en effet toutes les raisons pour espérer ? Les jacobins n’osaient pas agir ; et lorsque Marat, le 18 juillet, après que la trahison de Lafayette et de Luckner devint connue (ils voulaient enlever le roi, le 16 juillet, et le mettre au centre de leurs armées), lorsque Marat proposa de prendre le roi comme otage de la nation contre l’invasion étrangère, — tous lui tournèrent le dos, le traitèrent de fou, et il n’y eut que les sans-culottes pour l’applaudir dans leurs taudis. Parce qu’il avait osé dire à ce moment ce qu’aujourd’hui nous savons être la vérité, parce qu’il osa dénoncer les complots du roi avec les étrangers, Marat se vit abandonné de tout le monde, — même de ces quelques patriotes jacobins sur lesquels, lui qu’on représente si soupçonneux, avait cependant compté. Ils lui refusèrent jusqu’à l’asile, lorsqu’on chercha à l’arrêter et qu’il frappa à leurs portes.

Quant à la Gironde, après que le roi eut refusé sa proposition, elle parlementait de nouveau avec lui, par l’intermédiaire du peintre Boze ; le 23 juillet, elle lui envoyait encore un nouveau message.

Quinze jours seulement séparaient Paris du 10 août. La France révolutionnaire rongeait son frein. Elle comprenait que le moment suprême d’agir était venu. Ou bien on porterait le coup de grâce à la royauté, ou bien la révolution resterait inachevée. Et on laisserait la royauté s’entourer de troupes, organiser le grand complot pour livrer Paris aux Allemands ! — Qui sait, pendant combien d’années à venir la royauté, légèrement rajeunie, mais toujours à peu près absolue, resterait sur le trône de la France ?

Eh bien ! à ce moment suprême, toute la préoccupation des politiciens est de se disputer entre eux, pour savoir aux mains de qui va échoir le pouvoir, s’il doit tomber des mains du roi ?

La Gironde le veut pour elle, pour la Commission des Douze qui deviendrait alors le pouvoir exécutif. Robespierre, de son côté, demande de nouvelles élections — une Assemblée renouvelée, une Convention, qui donnerait à la France une nouvelle constitution républicaine.

Quant à agir, quant à préparer la déchéance, personne n’y pense, sauf le peuple — certainement pas les Jacobins. Ce sont de nouveau les « inconnus », les favoris du peuple — Santerre, Fournier l’Américain, le Polonais Lazowski, Carra, Simon[2], Westermann (simple greffier à ce moment), dont quelques-uns appartenaient aussi au directoire secret des « fédérés » — qui se réunissent au Soleil d’Or pour comploter le siège du château et l’insurrection générale, avec le drapeau rouge en tête. Ce sont enfin les sections, — la plupart des sections de Paris et quelques-unes par-ci par-là dans le Nord, dans le département de Maine-et-Loire, à Marseille ; ce sont enfin les volontaires marseillais et brestois embauchés pour la cause révolutionnaire par le peuple de Paris. Le peuple, toujours le peuple !

— « Là (à l’Assemblée), on eût dit des légistes acharnés à disputailler sans cesse sous le fouet des maîtres…

« Ici (à l’Assemblée des sections), on posait les bases de la République », dit Chaumette.


  1. Journal de Perlet, du 27 juin, cité par Aulard dans une note ajoutée aux Mémoires de Chaumette.
  2. J.-F. Simon était un instituteur allemand, ancien collaborateur de Basedow au Philanthropium de Dessau.