P.-V. Stock (p. 234-244).

XXIV

les districts et les sections de paris


Nous avons vu les soulèvements populaires, par lesquels la Révolution avait commencé dès les premiers mois de 1789. Cependant il ne suffit pas, pour une révolution, qu’il y ait des soulèvements populaires, plus ou moins victorieux. Il faut qu’il reste après ces soulèvements quelque chose de nouveau dans les institutions, qui permette aux nouvelles formes de la vie de s’élaborer et de s’affermir.

Le peuple français semble avoir compris cette nécessité à merveille, et le quelque chose de nouveau qu’il introduisit dans la vie de la France dès ses premiers soulèvements, ce fut la Commune populaire. La centralisation gouvernementale vint plus tard ; mais la Révolution commença par créer la Commune, et cette institution lui donna, on va le voir, une force immense.

En effet, dans les villages, c’était la Commune des paysans qui réclamait l’abolition des droits féodaux et légalisait le refus de paiement de ces droits ; elle qui reprenait aux seigneurs les terres autrefois communales, résistait aux nobles, luttait contre les prêtres, protégeait les patriotes, et plus tard les sans-culottes ; elle qui arrêtait les émigrés rentrés – ou bien le roi évadé.

Dans les villes, c’était la Commune municipale qui reconstruisait tout l’aspect de la vie, s’arrogeait le droit de nommer les juges, changeait de sa propre initiative l’assiette des impôts, et plus tard, à mesure que la Révolution suivait son développement, devenait l’arme des sans-culottes pour lutter contre la royauté, les conspirateurs royalistes et l’invasion allemande. Encore plus tard, en l’an II, c’étaient les Communes qui se mettaient à accomplir le nivellement des fortunes.

Enfin, à Paris, on le sait, ce fut la Commune qui renversa le roi, et après le 10 août fut le vrai foyer et la vraie force de la Révolution ; celle-ci ne conserva sa vigueur qu’autant que vécut la Commune.

L’âme de la Grande Révolution, ce furent ainsi les Communes, et sans ces foyers répandus sur tout le territoire, jamais la Révolution n’aurait eu la force de renverser l’ancien régime, de repousser l’invasion allemande, de régénérer la France.

Il serait erroné, cependant, de se représenter les Communes d’alors comme des corps municipaux modernes, auxquels les citoyens, après s’être passionnés quelques jours pendant les élections, confient naïvement la gestion de toutes leurs affaires, sans plus s’en occuper. La folle confiance au gouvernement représentatif, qui caractérise notre époque, n’existait pas pendant la Grande Révolution. La commune, issue des mouvements populaires, ne se séparait pas du peuple. Par l’intermédiaire de ses districts, de ses sections, de ses tribus, constitués comme autant d’organes d’administration populaire, elle restait peuple, et c’est ce qui fit la puissance révolutionnaire de ces organismes.

Puisque c’est pour Paris que l’on connaît le mieux l’organisation et la vie des districts et des sections, c’est de ces organes de la ville de Paris que nous allons parler, d’autant plus qu’en étudiant la vie d’une « section » de Paris, nous apprenons à connaître, à peu de choses près, la vie de mille Communes en province.

Dès que la Révolution eut commencé, et surtout dès que les événements réveillèrent l’initiative de Paris à la veille du 14 juillet, le peuple, avec son merveilleux esprit d’organisation révolutionnaire, s’organisait déjà d’une façon stable en vue de la lutte qu’il aurait à soutenir et dont il sentit de suite la portée.

Pour les élections, la ville de Paris avait été divisée en soixante districts qui devaient nommer les électeurs du second degré. Une fois ceux-ci nommés, les districts devaient disparaître. Mais ils restèrent et s’organisèrent eux-mêmes, de leur propre initiative, comme organes permanents de l’administration municipale, en s’appropriant diverses fonctions et attributions qui appartenaient auparavant à la police, ou à la justice, ou bien encore à différents ministères de l’ancien régime.

Ils s’imposèrent ainsi, et au moment où tout Paris était en ébullition à la veille du 14 juillet, ils commencèrent à armer le peuple et à agir comme des autorités indépendantes, si bien que le Comité permanent, formé à l’Hôtel de ville par la bourgeoisie influente (voyez le chapitre XII) dut convoquer les districts pour s’entendre avec eux. Pour armer le peuple, pour constituer la garde nationale et surtout pour mettre Paris en état de défense contre une attaque armée de Versailles, les districts déployèrent la plus grande activité.

Après la prise de la Bastille, on voit déjà les districts agir comme organes attitrés de l’administration municipale. Chaque district nomme son Comité civil, de 16 à 24 membres, pour gérer ses affaires. D’ailleurs, comme l’a très bien dit Sigismond Lacroix dans son introduction au premier volume des Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution (t. I, Paris 1894, p. VII), chaque district s’organise lui-même, « comme il l’entend ». Il y a même une grande variété dans leur organisation. Un district, « devançant les vœux de l’Assemblée nationale sur l’organisation judiciaire, se nomme des juges de paix et de conciliation. » Mais pour se concerter entre eux « ils créent un bureau central de correspondance où des délégués spéciaux se rencontrent et échangent leurs communications. » Un premier essai de Commune se fait ainsi — de bas en haut, par la fédération des organismes de district, surgie révolutionnairement de l’initiative populaire. La Commune révolutionnaire du 10 août se dessine ainsi dès cette époque, et surtout dès décembre 1789, lorsque les délégués des districts essayèrent de former un Comité central à l’archevêché.

C’est par l’intermédiaire des « districts » que dès lors Danton, Marat et tant d’autres surent inspirer aux masses populaires de Paris un souffle de révolte, et ces masses s’habituaient à se passer des corps représentatifs, à pratiquer le gouvernement direct[1].

Immédiatement après la prise de la Bastille, les districts avaient chargé leurs députés de préparer, d’accord avec le maire de Paris, Bailly, un plan d’organisation municipale qui serait ensuite soumis aux districts eux-mêmes. Mais en attendant ce plan, les districts procédaient comme il le trouvaient nécessaire, agrandissant eux-mêmes le cercle de leurs attributions.

Lorsque l’Assemblée nationale se mit à discuter la loi municipale, elle précédait, comme il fallait bien s’y attendre d’un corps aussi hétérogène, avec une lenteur désolante. « Au bout de trois mois », dit Lacroix, « le premier article du nouveau plan de Municipalité était encore à écrire » (Actes, t. II, p. XIV). On comprend que « ces lenteurs parurent suspectes aux districts », et dès lors se manifeste à l’égard de l’Assemblée des représentants de la Commune l’hostilité de plus en plus marquée d’une partie de ses commettants. Mais ce qui est surtout à relever, c’est que tout en cherchant à donner une forme légale au gouvernement municipal, les districts cherchaient à maintenir leur indépendance. Ils cherchaient l’union d’action – non dans la soumission des districts à un Comité central, mais dans leur union fédérative.

« L’état d’esprit des districts… se caractérise à la fois par un sentiment très fort de l’unité communale et par une tendance non moins forte vers le gouvernement direct », dit Lacroix (t. II, pp. XIV et XV). « Paris ne veut pas être une fédération de soixante républiques découpées au hasard dans son territoire ; la Commune est une, elle se compose de l’ensemble de tous les districts… Nulle part on ne trouve d’exemple d’un district prétendant vivre à l’écart des autres… Mais à côté de ce principe incontesté, un autre se dégage… qui est celui-ci : la Commune doit légitimer et administrer elle-même, directement autant que possible ; le gouvernement représentatif doit être restreint au minimum ; tout ce que la Commune peut faire directement doit être décidé par elle, sans intermédiaire, sans délégation, ou par des délégués réduits au rôle de mandataires spéciaux, agissant sous le contrôle incessant des mandants… c’est finalement aux districts, aux citoyens réunis en assemblées générales de districts, qu’appartient le droit de légiférer et d’administrer pour la Commune. »

On voit ainsi que les principes anarchistes qu’exprima quelques années plus tard Godwin, en Angleterre, datent déjà de 1789, et qu’ils ont leur origine, non dans des spéculations théoriques, mais dans les faits de la Grande Révolution.

Plus encore : il y a un fait frappant signalé par Lacroix, – qui démontre jusqu’à quel point les districts savent se distinguer de la Municipalité et l’empêchent d’empiéter sur leurs droits. Lorsque, le 30 novembre 1789, Brissot conçut le plan de doter Paris d’une constitution municipale concertée entre l’Assemblée nationale et un Comité choisi par l’Assemblée des Représentants (le Comité permanent du 12 juillet 1789), les districts s’y opposèrent immédiatement. Rien ne devait être fait dans la sanction directe des districts eux-mêmes (Actes, t. III, p. IV) et le plan de Brissot dut être abandonné. Plus tard, en avril 1790, lorsque l’Assemblée commença la discussion de la loi municipale, elle eut à choisir entre deux projets : celui de l’assemblée (libre et illégale) de l’archevêché, adopté par la majorité des sections et signé par Bailly, et celui des représentants de la Commune, appuyé par quelques districts seulement. Elle opina pour le premier.

Inutile de dire que les districts ne se bornaient nullement aux affaires municipales. Toujours ils prenaient part aux grandes questions politiques qui passionnaient la France. Le veto royal, le mandat impératif, l’assistance aux pauvres, la question des juifs, celle du « marc d’argent » (voy. ch. XXI) – tout cela était discuté par les districts. Pour le marc d’argent, ils prenaient eux-mêmes l’initiative, se convoquaient les uns les autres, nommaient des comités. « Ils arrêtent leurs résolutions, dit Lacroix, et laissant de côté les Représentants officiels de la Commune, s’en vont, le 8 février (1790), porter directement à l’Assemblée nationale la première Adresse de la Commune de Paris dans ses sections. C’est une manifestation personnelle des districts, en dehors de toute représentation officielle, pour appuyer la motion de Robespierre à l’Assemblée nationale contre le marc d’argent. » (T. III, pp. XII et XIII.)

Ce qui est encore plus intéressant, c’est que dès lors on voit les villes de province se mettre en rapports avec la Commune de Paris pour toutes sortes de choses. On voit ainsi surgir cette tendance, qui deviendra plus tard si manifeste, à établir un lien direct entre les villes et les villages de France, en dehors du parlement national. Et cette action directe, spontanée, donne à la Révolution une force irrésistible.

C’est surtout dans une affaire d’importance capitale – la liquidation des biens du clergé – que les districts firent sentir leur influence et leur capacité d’organisation. La loi avait bien ordonné sur le papier la saisie des biens du clergé et leur mise en vente au bénéfice de la nation ; mais elle n’avait indiqué aucun moyen pratique pour faire de cette loi une réalité. Alors, ce furent les districts de Paris qui proposèrent de servir d’intermédiaires pour l’achat de ces biens et invitèrent toutes les municipalités de France à faire de même, ce qui représentait une solution pratique pour l’application de la loi.

La façon d’opérer des districts, pour décider l’Assemblée à leur confier cette importante affaire, a été racontée par l’éditeur des Actes de la Commune. – « Qui a parlé et agi au nom de cette grande personnalité, la Commune de Paris ? » demande Lacroix. Et il répond : « Le Bureau de Ville, d’abord, qui a émis l’idée ; puis, les districts qui l’ont approuvée, et qui, l’ayant approuvée, se sont substitués au Conseil de Ville pour l’exécution, ont négocié, traité directement avec l’État, c’est-à-dire avec l’Assemblée Nationale, réalisé enfin directement l’achat projeté, le tout contrairement à un décret formel, mais avec l’assentiment de l’Assemblée souveraine. »

Ce qu’il y a de plus intéressant, c’est que les districts, s’étant une fois saisis de cette affaire, en écartèrent aussi la vieille Assemblée des Représentants de la Commune, trop caduque déjà pour une action sérieuse, et aussi, à deux reprises, ils écartèrent le Conseil de Ville, qui voulait intervenir. Les districts, dit Lacroix, « préfèrent constituer, en vue de ce but spécial, une assemblée délibérante particulière, composée de 60 délégués, un par district, et un petit conseil exécutif de 12 membres choisis parmi les soixante premiers » (p. XIX).

En agissant de cette façon – et les libertaires aujourd’hui feraient de même – les districts de Paris posaient les bases d’une nouvelle organisation libertaire de la société[2].

Alors que la réaction gagnait de plus en plus de terrain en 1790, on voit au contraire les districts de Paris acquérir de plus en plus d’influence sur la marche de la Révolution. Pendant que l’Assemblée sape peu à peu le pouvoir royal, les districts et puis les sections de Paris élargissent peu à peu le cercle de leurs fonctions au sein du peuple ; ils soudent aussi l’alliance entre Paris et les provinces et ils préparent le terrain pour la Commune révolutionnaire du 10 août.

« L’histoire municipale », dit Lacroix, « se fait en dehors des assemblées officielles. C’est par les districts que s’accomplissent les actes les plus importants de la vie communale, politique et administrative : l’acquisition des biens nationaux se poursuit, comme l’ont voulu les districts, par l’intermédiaire de commissaires spéciaux ; la fédération nationale est préparée par une réunion de délégués auxquels les districts ont donné un mandat spécial… La fédération du 14 juillet est également l’œuvre exclusive et directe des districts », – leur organe en ce cas-là, étant l’Assemblée des députés des sections pour le pacte fédératif (T I, p. II, IV, et 729, note).

On aime toujours dire, en effet, que c’est l’Assemblée qui représentait l’unité nationale. Cependant, lorsqu’il fut question de la fête de la Fédération, les politiciens, comme l’avait fait remarquer Michelet, furent saisis d’effroi en voyant des hommes affluer de toutes les parties de la France vers Paris pour la fête, et il fallut que la Commune de Paris forçât la porte de l’Assemblée nationale pour obtenir le consentement de celle-ci à la fête. « Il fallut que l’Assemblée, bon gré, mal gré, l’accordât. »

Mais ce qui est plus important, c’est que de mouvement, né d’abord, comme l’ont observé Buchez et Roux, du besoin d’assurer les subsistances et de se garantir contre les craintes d’une invasion étrangère, c’est-à-dire, en partie, d’un fait d’administration locale, – prit dans les sections[3] le caractère d’une confédération générale, où seraient représentés tous les cantons des départements de la France et tous les régiments de l’armée ! L’organe créé pour l’individualisation des divers quartiers de Paris, devint ainsi l’instrument de l’union fédérative de toute la nation.


  1. Sigismond Lacroix, Actes de la Commune, t. III, p. 625 ; – Mellié, Les sections de Paris pendant la Révolution, Paris, 1898, p. 9.
  2. S. Lacroix, dans son introduction au quatrième volume des Actes de la Commune, raconte cette affaire tout au long. Mais je ne peux m’empêcher de reproduire ici les lignes suivantes de l’Adresse à l’Assemblée Nationale par les députés des soixante sections de Paris, relativement à l’acquisition à faire au nom de la Commune, des domaines nationaux. Comme les élus du Conseil de Ville voulaient se substituer dans cette affaire d’achats aux sections, les sections réclament et expriment cette idée si juste, concernant les représentants d’un peuple : « Comment serait-il possible que l’acquisition consommée par la Commune elle-même, par le ministère de ses commissaires spécialement nommés ad hoc, fût moins légale qui si elle était faite par des représentants généraux… N’est-il plus de principe que les fonctions du mandataire cessent en présence de son commettant ? » Langage superbe et vrai, malheureusement oublié aujourd’hui pour des fictions gouvernementales.
  3. Voy. S. Lacroix, Les Actes de la Commune, 1ère série, t. VI, 1897, pp. 273 et suivantes.