P.-V. Stock (p. 226-233).

XXIII

LA FÊTE DE LA FÉDÉRATION


Avec le déménagement du roi et de l’Assemblée, de Versailles à Paris, se termine la première période, – la période héroïque, pour ainsi dire, de la grande Révolution. La réunion des États généraux, la séance royale du 23 juin, le serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille, la révolte des cités et des villages en juillet et août, la nuit du 4 août, enfin la marche des femmes sur Versailles et leur retour triomphal avec le roi prisonnier, telles furent les étapes principales de cette période.

Avec la rentrée de l’Assemblée et du roi, – du « législatif et de l’exécutif » — à Paris, commence la période d’une sourde lutte entre la royauté mourante et le nouveau pouvoir constitutionnel qui se consolide lentement par les travaux législatifs de l’Assemblée et par le travail constructif s’accomplissant sur les lieux, dans chaque ville et village.

La France a maintenant dans l’Assemblée nationale un pouvoir constitutionnel que le roi s’est vu forcé de reconnaître. Mais s’il l’a reconnu officiellement, il n’y voit toujours qu’une usurpation, une insulte à son autorité royale, dont il ne veut pas admettre la diminution. C’est pourquoi il s’ingénie à trouver mille petits moyens pour rabaisser l’Assemblée et lui disputer la moindre parcelle d’autorité. Et jusqu’au dernier moment, il n’abandonnera pas l’espoir de réduire un jour à l’obéissance ce nouveau pouvoir qu’il se reproche d’avoir laissé se constituer à côté du sien.

Dans cette lutte tous les moyens lui sont bons. Par expérience, il sait que les hommes de son entourage s’achètent – les uns pour peu de choses, les autres à la condition qu’on y mette le prix – et il s’évertue à trouver de l’argent, beaucoup d’argent, en l’empruntant à Londres, afin de pouvoir acheter les chefs de partis dans l’Assemblée et ailleurs. Il n’y parvient que trop bien avec un de ceux qui sont le plus en vedette, c’est-à-dire avec Mirabeau, qui, moyennant de forts paiements, devint le conseiller de la Cour et le défenseur du roi et passa ses derniers jours dans un luxe absurde. Mais ce n’est pas seulement dans l’Assemblée que la royauté trouve ses suppôts : c’est surtout au dehors. Elle les a parmi ceux que la Révolution dépouille de leurs privilèges, des folles pensions qui leur furent allouées jadis et de leurs colossales fortunes ; parmi le clergé qui voit son influence périr ; parmi les nobles qui perdent, avec leurs droits féodaux, leur situation privilégiée ; parmi les bourgeois qui craignent pour les capitaux qu’ils ont engagés dans l’industrie, le commerce et les emprunts de l’État, – parmi ces mêmes bourgeois qui vont arriver à s’enrichir pendant et par la Révolution.

Ils sont très nombreux, ceux qui voient dans la Révolution une ennemie. C’est tout ce qui vivait jadis autour du haut clergé, des nobles et des privilégiés de la haute bourgeoisie : c’est plus de la moitié de toute cette partie active et pensante de la nation qui fait sa vie historique. Et si dans le peuple de Paris, de Strasbourg, de Rouen et de beaucoup d’autres villes, grandes et petites, la Révolution trouve ses plus ardents défenseurs, – que de ville n’y a-t-il pas, comme Lyon, où l’influence séculaire du clergé et la dépendance économique du travailleur sont telles, que le peuple lui-même se mettra bientôt, avec son clergé, contre la Révolution ; que de villes, comme les grands ports, Nantes, Bordeaux, Saint-Malo, où les grands commerçants et toute la gent qui en dépend sont acquis d’avance à la réaction !

Même parmi les paysans qui auraient intérêt à être avec la Révolution, combien de petits bourgeois qui la craignent ; sans parler des populations que les fautes des révolutionnaires eux-mêmes vont aliéner à la grande cause. Trop théoriciens, trop adorateurs de l’uniformité et de l’alignement, et par conséquent incapables de comprendre les formes multiples de la propriété foncière, issues du droit coutumier : trop voltairiens, d’autre part, pour être tolérants envers les préjugés des masses vouées à la misère, et surtout trop politiciens pour comprendre l’importance que le paysan attache à la question de la terre, – les révolutionnaires eux-mêmes vont se mettre à dos les paysans, en Vendée, en Bretagne, dans le sud-est.

La contre-révolution sut tirer parti de tous ces éléments. Une « journée » comme celle du 14 juillet ou du 6 octobre déplace bien le centre de gravité du gouvernement ; mais c’est dans les 36.000 communes de France, dans les esprits et les actes de ces communes que la Révolution devait s’accomplir, et cela demandait du temps. Cela en donnait aussi à la contre-révolution qui en profita pour gagner à sa cause tous les mécontents des classes idées, dont le nom était légion en province. Car, si la bourgeoisie radicale donna à la Révolution une quantité prodigieuse d’intelligences hors ligne (développées par la Révolution même), l’intelligence et surtout la ruse et le savoir-faire ne manquaient pas non plus à la noblesse provinciale, aux commerçants, au clergé, qui tous ensemble prêtèrent à la royauté une force formidable de résistance.

Cette sourde lutte de complots et de contre-complots, de soulèvements partiels dans les provinces et de luttes parlementaires dans l’Assemblée Constituante et plus tard la Législative – cette lutte à couvert dura presque trois ans ; du mois d’octobre 1789 jusqu’au mois de juin 1792, lorsque la Révolution reprit enfin un nouvel élan. C’est une période pauvre en événements d’une portée historique – les seuls qui méritent d’être signalés dans cet intervalle étant la recrudescence du soulèvement des paysans en janvier et février 1790, la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, le massacre de Nancy (31 août 1790), la fuite du roi, le 20 juin 1791, et le massacre du peuple de Paris au champ de Mars (17 juillet 1791).

Nous parlerons des insurrections des paysans dans un chapitre suivant. Mais il faut dire ici quelques mots sur la fête de la Fédération. Elle résume la première partie de la Révolution. Toute d’enthousiasme et de concorde, elle montre ce que la Révolution aurait pu être, si les classes privilégiées et la royauté, comprenant qu’un changement inévitable s’accomplissait, avaient cédé de bonne grâce à ce qu’elles ne pouvaient plus empêcher.

Taine dénigre les fêtes de la Révolution, et il est vrai que celles de 1793 et 1794 furent souvent trop théâtrales. Elles furent faites pour le peuple, non par le peuple. Mais celle du 14 juillet 1790 fut une des plus belles fêtes populaires dont l’histoire ait gardé le souvenir.

Avant 1789, la France n’était pas unifiée. C’était un tout historique, mais ses diverses parties se connaissaient peu et ne s’aimaient guère. Mais après les événements de 1789 et les coups de hache portés dans la forêt des survivances féodales, après les beaux moments vécus ensemble par les représentants de toutes les parties de la France, il s’était créé un sentiment d’union, de solidarité entre les provinces amalgamées par l’histoire. L’Europe s’enthousiasmait des paroles et des actes de la Révolution – comment les provinces qui y participaient pouvaient-elles résister à une unification dans la marche en avant, vers un meilleur avenir ? C’est ce que symbolise la fête de la Fédération.

Elle eut un autre trait frappant. Comme il fallait faire pour cette fête certains travaux de terrassements, niveler le sol, bâtir un arc de triomphe, et qu’il devint évident, huit jours avant la fête, que les quinze mille ouvriers occupés à ce travail n’y parviendraient jamais, – que fit Paris ? – Un inconnu lança l’idée que tous, tout Paris, iraient travailler au Champ de Mars, et tous – pauvres et riches, artistes et manouvriers, moines et soldats, se mirent, le cœur gai, à ce travail. La France, représentée par les mille délégués venus des provinces, trouva son unité nationale en remuant la terre – symbole de ce qui amènera un jour l’égalité et la fraternité des hommes et des nations.

Le serment que les milliers d’assistants prêtèrent « à la Constitution décrétée par l’Assemblée Nationale et acceptée par le roi », le serment prêté par le roi et confirmé spontanément par la reine pour son fils, – tout cela avait peu d’importance. Chacun mettait bien quelques « réserves mentales » à son serment, chacun y mettait certaines conditions. Le roi prêta son serment en ces mots : « Moi, roi des Français, je jure d’employer tout le pouvoir qui m’est réservé par l’acte constitutionnel de l’État à maintenir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par moi. » Ce qui signifiait déjà qu’il voudrait bien maintenir la Constitution, mais qu’elle serait violée, et que lui n’aurait pas le pouvoir de l’empêcher. En réalité, au moment même où le roi prêtait son serment, il ne pensait qu’aux moyens de sortir de Paris – sous prétexte d’un voyage de revue aux armées. Il calculait les moyens d’acheter les membres influents de l’Assemblée et escomptait les secours qui lui viendraient de l’étranger pour arrêter la Révolution que lui-même avait déchaînée par son opposition aux changements nécessaire et la fourberie de ses rapports avec l’Assemblée nationale.

Les serments valaient peu de chose. Mais ce qu’il importe de relever dans cette fête, outre l’affirmation d’une nouvelle nation, ayant un idéal commun, – c’est la frappante bonhomie de la Révolution. Un an après la prise de la Bastille, alors que Marat avait toute raison d’écrire : « Pourquoi cette joie effrénée ? pourquoi ces témoignages stupides d’allégresse ? La Révolution n’a été encore qu’un songe douloureux pour le peuple ! » alors que rien n’avait encore été fait pour satisfaire les besoins du peuple travailleur, et que tout avait été fait (nous allons le voir tout à l’heure) pour empêcher l’abolition réelle des abus féodaux, – alors que le peuple avait eu à payer surtout, de sa vie et d’une affreuse misère, les progrès de la Révolution politique, – malgré tout cela, le peuple éclatait en transports à la vue du nouveau régime démocratique affirmé à cette fête. Comme cinquante-huit ans plus tard, en février 1848, le peuple de Paris mettra trois mois de misère au service de la République, de même maintenant, le peuple se montrait prêt à tout supporter, pourvu que la Constitution lui promît d’apporter un soulagement, pourvu qu’elle y mît un peu de bonne volonté.

Si, trois ans plus tard, ce même peuple, si prêt à se contenter de peu, si prêt à attendre, devint farouche et commença l’extermination des contre-révolutionnaires, c’est qu’il y eut recours comme au moyen suprême de sauver quelque chose de la Révolution, – c’est qu’il la vit sur le point de sombrer, avant d’avoir accompli aucun changement substantiel dans la voie économique, pour le peuple.

En juillet 1790, rien ne fait présager ce sombre et farouche caractère. « La Révolution n’a été encore qu’un songe douloureux pour le peuple. » Elle n’a pas encore tenu ses promesses. Peu importe ! Elle est en marche ! Et cela suffit. Partout le peuple sera à l’allégresse.

Mais la réaction est déjà là, en armes, et dans un mois ou deux, elle va se montrer dans toute sa force. À l’anniversaire prochain du 14 juillet, le 17 juillet 1791, elle sera déjà assez forte pour fusiller le peuple sur ce même Champ de Mars.