P.-V. Stock (p. 170-184).

XVIII

LES DROITS FÉODAUX SUBSISTENT


Lorsque l’Assemblée se réunit le 5 août, pour rédiger sous forme d’arrêtés les abdications qui avaient été faites pendant la nuit historique du Quatre, on put voir jusqu’à quel point cette Assemblée était propriétaire ; comment elle allait défendre chacun des avantages pécuniaires, attachés à ces mêmes privilèges féodaux, dont elle avait fait abandon quelques heures auparavant.

Il y avait encore en France, sous le nom de mainmortes, de banalités, etc., des restes de l’ancien servage. Il y avait des mainmortables dans la Franche-Comté, le Nivernais, le Bourbonnais. Ils étaient des serfs dans le sens propre du mot ; ils ne pouvaient pas vendre leurs biens, ni les transmettre par succession, sauf à ceux de leurs enfants qui vivaient avec eux. Ils restaient ainsi, eux et leur postérité, attachés à la glèbe. Combien étaient-ils, on ne le sait pas au juste, mais on pense que le chiffre de trois cent mille mainmortables, donné par Boncerf, est le plus probable. (Sagnac, La législation civile de la Révolution française, p. 59, 60.)

À côté de ces mainmortables, il y avait un très grand nombre de paysans et même de citadins libres, qui étaient restés néanmoins sous des obligations personnelles, soit envers leurs ci-devant seigneurs, soit envers les seigneurs des terres qu’ils avaient achetées ou qu’ils tenaient à bail[1].

On estime qu’en général les privilégiés — nobles et clergé — possédaient la moitié des terres de chaque village ; mais qu’en outre de ces terres, qui étaient leurs propriétés, ils retenaient encore divers droits féodaux sur les terres possédées par les paysans. Les petits propriétaires sont déjà très nombreux en France, à cette époque, nous disent ceux qui ont étudié cette question ; mais il en est peu, ajoute M. Signac, qui « possèdent à titre d’elles, — qui ne doivent au moins un cens ou un autre droit, signe récognitif de la seigneurie ». Presque toutes les terres paient quelque chose, soit en argent soit en une portion des récoltes, à un seigneur quelconque.

Ces obligations étaient très variées, mais elles se divisaient en cinq catégories : 1o Les obligations personnelles, souvent humiliantes, — restes du servage (en quelques endroits, par exemple, les paysans devaient battre l’étang pendant la nuit, pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil du seigneur) ; 2o les redevances en argent et les prestations de toute sorte, en nature ou en travail, qui étaient dues pour une concession réelle ou présumée du sol : c’était la mainmorte et la corvée réelle[2], le cens, le champart, la rente foncière, les lots et ventes ; 3o divers paiements qui résultaient des monopoles des seigneurs ; c’est-à-dire que ceux-ci prélevaient certaines douanes, certains octrois ou certains droits sur ceux qui se servaient des halles ou des mesures du seigneur, du moulin, du pressoir, du four banal, etc. ; 4o les droits de justice, prélevés par le seigneur, là où la justice lui appartenait, les taxes, les amendes, etc. ; et enfin, 5o le seigneur possédait le droit exclusif de chasse sur ses terres et sur celles des paysans voisins, ainsi que le droit de tenir des colombiers et des garennes qui constituaient un privilège honorifique, très recherché.

Tous ces droits étaient vexatoires au plus haut degré : ils coûtaient beaucoup au paysan, alors même qu’ils ne rapportaient que peu ou rien au seigneur. Et il est un fait sur lequel Boncerf insiste dans son ouvrage remarquable, Les inconvénients des droits féodaux (p. 52), c’est que depuis 1776 les seigneurs, tous appauvris, et surtout leurs intendants, s’étaient mis à pressurer les fermiers, les tenanciers et les paysans en général, pour en obtenir le plus possible. En 1786, il y eut même un renouvellement assez général des terriers, afin d’augmenter les redevances féodales.

Eh bien, l’Assemblée, après avoir prononcé en principe l’abolition de ces survivances du régime féodal, recula quand il s’agit de traduire ces renonciations en lois concrètes : elle prit parti pour les propriétaires.

Ainsi il semblait que, les seigneurs ayant sacrifié les mainmortes, il ne devait plus en être question : il n’y avait qu’à mettre cette renonciation sous forme de décret. Mais, même sur cette question il s’éleva des débats. On chercha à établir une distinction entre la mainmorte personnelle, qui serait abolie sans indemnité, et la mainmorte réelle (attachée à la terre et transmise par bail ou achat de la terre), qui devrait être rachetée. Et si l’Assemblée décida, enfin, d’abolir sans indemnité tous les droits et devoirs, tant féodaux que censuels, « qui tiennent à la mainmorte réelle ou personnelle, et à la servitude personnelle », elle s’arrangea encore à faire planer un doute, même sur ce sujet, — dans tous les cas où il était difficile de séparer les droits de mainmorte des droits féodaux en général.

Le même recul se produisit au sujet des dîmes ecclésiastiques. On sait que les dîmes montaient souvent jusqu’à un cinquième ou même un quart de toutes les récoltes, et que le clergé réclamait même sa portion des foins, des noisettes cueillies, etc. Ces dîmes pesaient très lourdement sur les paysans, surtout sur les pauvres. Aussi, le 4 août le clergé avait déclaré renoncer à toutes les dîmes en nature, à la condition que ces dîmes seraient rachetées par ceux qui les payaient. Mais comme on n’indiquait ni les conditions du rachat, ni les règles de la procédure d’après laquelle le rachat pourrait se faire, l’abdication se réduisait en réalité à un simple vœu. Le clergé acceptait le rachat ; il permettait aux paysans de racheter les dîmes, s’ils le voulaient, et d’en débattre les prix avec les possesseurs de ces dîmes. Mais lorsque, le 6 août, on voulut rédiger l’arrêté concernant les dîmes, on se heurta à une difficulté.

Il y avait des dîmes que le clergé avait vendues dans le cours des siècles à des particuliers, et ces dîmes s’appelaient laïques ou inféodées. Pour celles-ci, on considérait le rachat comme absolument nécessaire, afin de maintenir le droit de propriété du dernier acheteur. Pis que cela. Les dîmes que les paysans payaient au clergé même furent représentées par certains orateurs à l’Assemblée comme un impôt que la nation payait pour maintenir son clergé ; et peu à peu, dans la discussion, l’opinion prévalut qu’il ne pourrait être question du rachat de ces dîmes, si la nation se chargeait de donner un traitement régulier au clergé. Cette discussion dura cinq jours, jusqu’au 11, et alors plusieurs curés, suivis des archevêques, déclarèrent qu’ils faisaient abandon des dîmes à la patrie et s’en remettaient à la justice et à la générosité de la nation.

Il fut donc décidé que les dîmes payées au clergé seraient abolies ; mais, en attendant qu’on trouvât les moyens de subvenir d’une autre manière aux dépenses du culte, les dîmes devraient être payées comme auparavant. Quant aux dîmes inféodées, elles seraient payées jusqu’à ce qu’elles fussent rachetées !…

On peut imaginer quel terrible désappointement ce fut pour les campagnes et quelle cause de troubles. En théorie, on supprimait les dîmes, mais en réalité elles devaient être perçues comme auparavant. — « Jusqu’à quand ? » demandaient les paysans ; et on leur répondait : « Jusqu’à ce que l’on ait trouvé les moyens de payer autrement le clergé ! » Et comme les finances du royaume allaient de mal en pis, le paysan se demandait avec raison, si jamais les dîmes seraient abolies. L’arrêt du travail et la tourmente révolutionnaire empêchaient évidemment les impôts de rentrer, tandis que les dépenses pour la nouvelle justice et la nouvelle administration allaient nécessairement en augmentant. Les réformes démocratiques coûtent, et ce n’est qu’à la longue qu’une nation en révolution arrive à payer les frais de ces réformes. En attendant, le paysan devait payer les dîmes, et jusqu’en 1791 on continua à les lui réclamer d’une façon très sévère. Et comme le paysan ne voulait plus les payer, c’étaient loi sur loi et peines sur peines que l’Assemblée décrétait contre les retardataires.

La même observation est à faire à propos du droit de chasse. Dans la nuit du 4 août, les nobles avaient renoncé à leur droit de chasse. Mais lorsqu’on voulut formuler ce que cela voulait dire, on s’aperçut que cela signifierait donner le droit de chasse à tous. Alors l’Assemblée recula, et elle ne fit qu’étendre le droit de chasse, « sur leurs terres », à tous les propriétaires, ou plutôt aux possesseurs de biens-fonds. Cependant, là encore on laissa planer le vague sur la formule à laquelle on s’arrêta définitivement. L’Assemblée abolissait le droit exclusif de chasse et celui des garennes ouvertes, mais elle disait que « tout propriétaire a le droit de détruire et faire détruire, seulement sur ses héritages, toute espèce de gibier. » Cette autorisation s’appliquait-elle aux fermiers ? C’était douteux. Cependant, les paysans ne voulurent pas attendre ni s’en remettre aux avocats chicaneurs. Immédiatement après le 4 août ils se mirent à détruire partout le gibier des seigneurs. Après avoir vu pendant de longues années leurs récoltes mangées par le gibier, ils détruisirent eux-mêmes les déprédateurs sans en attendre l’autorisation.

Enfin, en ce qui concerne l’essentiel — la grande question qui passionnait plus de vingt millions de Français, les droits féodaux, — l’Assemblée, lorsqu’elle formula en arrêtés les renonciations de la nuit du 4 août, se borna à simplement énoncer un principe.

« L’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal », disait l’article premier de l’arrêté du 5 août. Mais la suite des articles dans les arrêtés du 5 au 11 août expliquait que, seules, les servitudes personnelles, avilissantes pour l’honneur, disparaissaient entièrement. Toutes les autres redevances, quelle qu’en fût l’origine et la nature, restaient. Elles pouvaient être rachetées un jour, mais rien n’indiquait, dans les arrêtés d’août, ni quand, ni à quelles conditions cela pourrait se faire. Aucun terme n’était imposé. Pas la moindre donnée n’était fournie sur la procédure légale au moyen de laquelle le rachat pourrait s’opérer. Rien, rien que le principe, le désideratum. Et, entre temps, le paysan devait payer tout, comme auparavant.

Il y avait quelque chose de pire dans ces arrêtés d’août 1789. Ils ouvraient la porte à une mesure, par laquelle le rachat pouvait être rendu impossible, et c’est ce que fit l’Assemblée sept mois plus tard. En février 1790, elle rendit le rachat absolument inacceptable au paysan, en lui imposant le rachat solidaire des rentes foncières. M. Sagnac a fait remarquer (p. 90 de son excellent ouvrage) que Demeunier avait déjà proposé dès le 6 ou 7 août une mesure de ce genre. Et l’Assemblée, nous allons le voir, fit en février une loi d’après laquelle il devint impossible de racheter les redevances attachées à la terre, sans racheter en même temps, dans le même bloc, les servitudes personnelles, abolies cependant dès le 5 août 1789.

Entraînés par l’enthousiasme avec lequel Paris et la France reçurent la nouvelle de cette séance de la nuit du 4 août, les historiens n’ont pas fait ressortir suffisamment l’étendue des restrictions que l’Assemblée mit au premier paragraphe de son arrêté dans ses séances ultérieures, du 5 au 11 août. Même Louis Blanc, qui fournit cependant, dans son chapitre, « La propriété devant la Révolution » (Livre II, chap. I), les données nécessaires pour apprécier la teneur des arrêtés d’août, semble hésiter à détruire la belle légende et il glisse sur les restrictions, ou bien cherche même à les excuser en disant que « la logique des faits dans l’histoire n’est pas aussi rapide, bien loin de là, que celle des idées dans la tête d’un penseur. » Mais le fait est que ce vague, ces doutes, ces hésitations que l’Assemblée jeta aux paysans, alors qu’ils demandaient des mesures nettes, précises, pour abolir les vieux abus, devint la cause des luttes terribles qui se produisirent pendant les quatre années suivantes. Ce ne fut qu’après l’expulsion des Girondins que la question des droits féodaux fut reprise en entier et résolue dans le sens de l’article 1er de l’arrêté du 4 août[3].

Il ne s’agit pas de faire aujourd’hui, à cent ans de distance, des réclamations contre l’Assemblée Nationale. Au fait, l’Assemblée a fait tout ce que l’on pouvait espérer d’une assemblée de propriétaires et de bourgeois aisés ; peut-être a-t-elle fait même plus. Elle lança un principe, et par là elle invita, pour ainsi dire, à aller plus loin. Mais il importe de bien se rendre compte de ces restrictions, car si l’on prend à la lettre l’article qui annonçait la destruction entière du régime féodal, on risque de ne rien comprendre à toutes les quatre années de la Révolution qui suivent, et encore moins aux luttes qui éclatèrent au sein de la Convention en 1793.


Les résistances, auxquelles ces arrêtés vinrent se heurter, furent immenses. S’ils ne pouvaient nullement satisfaire les paysans, et s’ils devinrent le signal d’une forte recrudescence de la jacquerie, — les nobles, le haut clergé et le roi virent dans ces arrêtés le dépouillement du clergé et de la noblesse. De ce jour commença l’agitation souterraine qui fut fomentée, sans relâche et avec une ardeur toujours croissante, contre la Révolution. L’Assemblée croyait sauvegarder les droits de la propriété foncière. En temps ordinaire, une loi de ce genre eût même atteint ce but. Mais ceux qui étaient sur les lieux comprirent que la nuit du 4 août avait porté un coup de massue à tous les droits féodaux, et que les arrêtés d’août en dépouillaient les seigneurs, alors même qu’ils en imposaient le rachat. Tout l’ensemble de ces arrêtés, y compris l’abolition des dîmes, du droit de chasse et d’autres privilèges, indiquait au peuple que les intérêts du peuple sont supérieurs aux droits de propriété acquis dans le courant de l’histoire. Ils contenaient la condamnation, au nom de la justice, de tous les privilèges hérités du féodalisme. Et rien ne put désormais réhabiliter ces droits dans l’esprit du paysan.

Le paysan comprit que ces droits étaient condamnés, et il se garda bien de les racheter. Il cessa tout bonnement de les payer. Mais l’Assemblée, n’ayant eu le courage, ni d’abolir entièrement les droits féodaux, ni d’en établir un mode de rachat acceptable pour les paysans, – créa par cela même les conditions équivoques qui allaient produire la guerre civile dans toute la France. D’une part, les paysans comprirent qu’il ne fallait rien racheter, ni rien payer : qu’il fallait continuer la Révolution afin d’abolir les droits féodaux sans rachat. D’autre part, les riches comprirent que les arrêtés d’août ne disaient rien, qu’il n’y avait encore rien de fait, sauf pour les mainmortes et les droits de chasse sacrifiés ; et qu’en se ralliant à la contre-révolution et au roi, comme le représentant de celle-ci, ils réussiraient peut-être à maintenir leurs droits féodaux et à garder les terres enlevées par eux et leurs ancêtres aux communautés villageoises.

Le roi, probablement sur l’avis de ses conseillers, avait très bien compris le rôle qui lui assignait la contre-révolution, comme signe de ralliement pour la défense des privilèges féodaux, et il s’empressa d’écrire à l’archevêque d’Arles pour lui dire qu’il ne donnerait jamais, autrement que sous la pression de la force, sa sanction aux arrêtés d’août. « Le sacrifice [des deux premiers ordres de l’État] est beau, disait-il ; mais je ne puis que l’admirer ; je ne consentirai jamais à dépouiller mon clergé, ma noblesse. Je ne donnerai point ma sanction à des décrets qui les dépouilleraient… »

Et il refusa son assentiment jusqu’à ce qu’il fût amené par le peuple, prisonnier, à Paris. Et alors même qu’il le donna, il fit tout, d’accord avec les possédants, clergé, nobles et bourgeois, pour empêcher ces déclarations de prendre la forme de lois et pour les faire rester lettre morte.




Mon ami James Guillaume, qui a eu l’extrême bonté de lire mon manuscrit, a bien voulu rédiger, sur la question de la sanction des arrêtés du 4 août, une note que je reproduis en entier. La voici :

« L’assemblée exerçait à la fois le pouvoir constituant et le pouvoir législatif : et elle avait déclaré à plusieurs reprises que ses actes comme pouvoir constituant étaient indépendants de l’autorité royale ; seules les lois avaient besoin de la sanction du roi (elles s’appelaient décret avant la sanction, loi après la sanction).

« Les actes du 4 août étaient de nature constituante : l’Assemblée les rédigea en arrêtés, mais elle ne pensa pas un moment qu’il fût nécessaire d’obtenir une permission du roi pour que les privilégiés renonçassent à leurs privilèges. Le caractère de ces arrêtés, — ou de cet arrêté, car on en parle tantôt au pluriel, tantôt au singulier, — est marqué dans l’article 19 et dernier qui dit : « L’Assemblée nationale s’occupera, immédiatement après la constitution, de la rédaction des lois nécessaires pour le développement des principes qu’elle a fixés par le présent arrêté, qui sera incessamment envoyé par MM. les députés dans toutes les provinces », etc. — C’est le 11 août que la rédaction des arrêtés fut définitivement adoptée ; en même temps l’Assemblée décerna au roi le titre de restaurateur de la liberté française, et ordonna qu’un Te Deum serait chanté dans la chapelle du château.

« Le 12, le président (Le Chapelier) va demander au roi quand il voudra recevoir l’Assemblée pour le Te Deum ; le roi répond que ce sera le 13 à midi. Le 13, toute l’Assemblée se rend au château ; le président fait un discours : il ne demande pas du tout la sanction ; il explique au roi ce que l’Assemblée a fait, et lui annonce le titre qu’elle lui a décerné ; Louis XVI répond qu’il accepte le titre avec reconnaissance ; il félicite l’Assemblée et lui exprime sa confiance. Puis le Te Deum est chanté dans la chapelle.

« Peu importe que le roi ait écrit en cachette à l’archevêque d’Arles pour exprimer un sentiment différent : ici, il ne s’agit que de ses actes publics.

« Donc, pas la moindre opposition publique du roi, pendant les premiers temps, contre les arrêtés du 4 août.

« Mais voici que le samedi 12 septembre, comme on s’occupait des troubles qui agitaient la France, le parti patriote jugea que, pour les calmer, il faudrait faire une proclamation solennelle des arrêtés du 4 août, et à cet effet la majorité décida que ces arrêtés seraient présentés à la sanction du roi, malgré l’opposition faite à cette décision par les contre-révolutionnaires, qui eussent préféré qu’on ne parlât plus de ces arrêtés.

« Dès le lundi 14, les patriotes s’avisèrent qu’il pouvait y avoir malentendu sur ce mot de sanction. On discutait justement le veto suspensif, et Barnave fit observer que le veto ne pourrait pas s’appliquer aux arrêtés du 4 août. Mirabeau parla dans le même sens : « Les arrêtés du 4 août sont rédigés par le pouvoir constituant ; dès lors ils ne peuvent pas être des lois, mais des principes et des bases constitutionnelles. Lors donc que vous avez envoyé à la sanction les actes du 4 août, c’est à la promulgation seulement que vous les avez adressés. » Le Chapelier propose de remplacer en effet le mot sanction, en ce qui concerne ces arrêtés, par le mot promulgation, et ajoute : « Je soutiens qu’il est inutile de recevoir la sanction royale pour des arrêtés auxquels Sa Majesté a donné une approbation authentique, tant par la lettre qu’elle m’a remise, lorsque j’ai eu l’honneur d’être l’organe de l’Assemblée (comme président), que par les actions solennelles de grâce et le Te Deum chanté à la chapelle du roi. » On propose de décréter que l’Assemblée sursoit à son ordre du jour (la question du veto) jusqu’à ce que la promulgation des articles du 4 août ait été faite par le roi. Tumulte. La séance est levée sans qu’une décision ait été prise.

« Le 15, nouvelle discussion, sans résultat. Le 16 et le 17, on parle d’autre chose, on s’occupe de la succession au trône.

« Enfin le 18 arrive la réponse du roi. Il approuve l’esprit général des articles du 4 août, mais il en est quelques-uns, dit-il, auxquels il ne peut donner qu’une adhésion conditionnelle ; et il conclut en ces termes : « Ainsi j’approuve le plus grand nombre de ces articles, et je les sanctionnerai quand ils seront rédigés en lois. » Cette réponse dilatoire produisit un grand mécontentement ; on répéta qu’on demandait au roi de promulguer seulement, et qu’il ne pouvait pas s’y refuser. Il fut décidé que le président se rendrait près du roi pour le supplier d’ordonner incessamment la promulgation. Devant le langage menaçant des orateurs de l’Assemblée, Louis XVI comprit qu’il fallait céder ; mais tout en cédant, il ergota sur les mots ; il remit au président (Clermont-Tonnerre), le 20 septembre au soir, une réponse disant : « Vous m’avez demandé de revêtir de ma sanction les arrêtés du 4 août… Je vous ai communiqué les observations dont ils m’avaient paru susceptibles… Vous me demandez maintenant de promulguer ces mêmes arrêtés : la promulgation appartient à des lois… Mais je vous ai déjà dit que j’approuvais l’esprit général de ces arrêtés… Je vais en ordonner la publication dans tout le royaume… Je ne doute pas que je ne puisse revêtir de ma sanction toutes les lois que vous décréterez sur les divers objets contenus dans ces arrêtés. »

« Si les arrêtés du 4 août contiennent seulement des principes, des théories, si on y cherche en vain des mesures concrètes, etc., c’est que tel devait être en effet le caractère de ces arrêtés, si clairement marqué par l’Assemblée dans l’article 19. Le 4 août, on a proclamé, en principe, la destruction du régime féodal ; et on a ajouté que l’Assemblée ferait des lois pour l’application du principe, et que ces lois elle les ferait quand la constitution serait finie. On peut reprocher à l’Assemblée cette méthode, si l’on veut ; mais il faut reconnaître qu’elle ne trompait personne et ne manquait nullement à sa parole en ne faisant pas les lois tout de suite, puisqu’elle avait promis de les faire qu’après la constitution. Or, une fois la constitution finie, en septembre 1791, l’Assemblée dut s’en aller, laissant sa succession à la Législative. »

Cette note de James Guillaume éclaire d’un jour nouveau la tactique de l’Assemblée Constituante. Lorsque la guerre aux châteaux souleva la question des droits féodaux, l’Assemblée avait deux issues devant elle. Ou bien, elle pouvait élaborer des projets de lois sur les droits féodaux, projets dont la discussion aurait demandé des mois, ou plutôt des années et, vu la diversité des opinions à ce sujet au sein des représentants, n’aurait abouti qu’à diviser l’Assemblée. (C’est la faute qu’a commise la Douma russe sur la question foncière.) Ou bien l’Assemblée nationale pouvait se borner à poser seulement quelques principes qui devaient servir de bases pour la rédaction des lois futures. C’est cette seconde alternative qu’ordonna l’Assemblée. Elle se hâta de rédiger, en quelques séances, des arrêtés constitutionnels, que le roi fut obligé finalement de publier. Et, pour les campagnes, ces déclarations de l’Assemblée eurent l’effet de tellement ébranler le régime féodal, que, quatre ans après, la Convention put voter l’abolition complète des droits féodaux sans rachat. Voulue ou non, cette tactique se trouva préférable à la première.

  1. Le fait d’être attaché à la glèbe, c’est ce qui constitue l’essence du servage. Partout où le servage a existé pendant plusieurs siècles, les seigneurs ont ainsi obtenu de l’État des droits sur la personne du serf, ce qui faisait de la servitude (en Russie, par exemple, à partir du dix-huitième siècle) un état se rapprochant de l’esclavage, et ce qui permet dans le langage courant de confondre le servage avec l’esclavage.
  2. « Réelle », opposé à « personnel » veut dire ici une obligation attachée aux choses, c’est-à-dire à la possession de la terre.
  3. Buchez et Roux (Histoire parlementaire de la Révolution française, t. II, p. 243), ne voyaient dans les abdications du 4 août que des concessions rendues nécessaires par les débats sur la Déclaration des Droits de l’Homme. La majorité étant acquise à cette déclaration, le vote de celle-ci aurait emporté nécessairement l’abolition des privilèges. — Il est aussi intéressant de voir comment Madame Élisabeth annonçait la nuit du 4 août à son amie, madame de Mombelles : — « La noblesse, écrit-elle, avec un enthousiasme digne du cœur françois, a renoncé à tous ses droits féodaux et au droit de chasse. La pêche y sera, je crois, comprise. Le clergé a de même renoncé aux dîmes, casuels et à la possibilité d’avoir plusieurs bénéfices. Cet arrêté a été ensuite envoyé dans toutes les provinces. J’espère que cela fera finir la brûlure des châteaux. Ils se montent à soixante-dix. » (Conches, ouvrage cité, p. 238.)