P.-V. Stock (p. 185-190).

XIX

DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME


Peu de jours après la prise de la Bastille, le Comité de constitution de l’Assemblée nationale mettait en discussion la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. » L’idée d’une pareille déclaration, suggérée par la fameuse Déclaration d’indépendance des États-Unis, était très juste. Puisqu’une révolution était en train de s’accomplir et qu’une profonde transformation dans les rapports entre les diverses couches de la société devait en résulter, il était bon, avant que ces transformations fussent exprimées dans les termes d’une constitution, d’en établir les principes généraux. On monterait ainsi à la masse du peuple comment les minorités révolutionnaires concevaient la révolution, pour quels nouveaux principes elles appelaient le peuple à lutter.

Ce ne seraient pas seulement de belles paroles : ce serait un aperçu de l’avenir que l’on se proposait de conquérir ; et sous la forme solennelle d’une déclaration de droits, faite par tout un peuple, cet aperçu recevrait la signification d’un serment national. Énoncés en peu de mots, les principes qu’on allait essayer de mettre en pratique allumeraient les courages. Ce sont toujours les idées qui gouvernent le monde, et les grandes idées, présentées sous une forme virile, ont toujours eu prise sur les esprits. En effet, les jeunes républiques nord-américaines, au moment où elles avaient secoué le joug de l’Angleterre, avaient lancé de pareilles déclarations, et depuis lors la Déclaration d’indépendance des États-Unis était devenue la charte, on dirait presque le décalogue de la jeune nation de l’Amérique du Nord[1].

Aussi, dès que l’Assemblée nomma (le 9 juillet) son Comité pour le travail préparatoire de la constitution, il fut question de rédiger une Déclaration des droits de l’homme, et on se mit à cette besogne après le 14 juillet. On prit pour modèle la Déclaration d’indépendance des États-Unis, déjà devenue célèbre depuis 1776, comme profession de foi démocratique[2]. Malheureusement, on en imita aussi les défauts ; c’est-à-dire, comme les constituants américains réunis au congrès de Philadelphie, l’Assemblée nationale écarta de sa déclaration toute allusion aux rapports économiques entre citoyens, et se borna à affirmer l’égalité de tous devant la loi, le droit de la nation de se donner le gouvernement qu’elle voudra, et les libertés constitutionnelles de l’individu. Quant aux propriétés, la Déclaration s’empressait d’en affirmer le caractère « inviolable et sacré », et elle ajoutait que « nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » C’était ouvertement répudier le droit des paysans à la terre et à l’abolition des redevances d’origine féodale.

La bourgeoisie lançait ainsi son programme libéral d’égalité juridique devant la loi et d’un gouvernement soumis à la nation, n’existant que par sa volonté. Et, comme tous les programmes minimum, celui-ci signifiait implicitement que la nation ne devait pas aller plus loin : elle ne devait pas toucher aux droits de propriété établis par le féodalisme et la royauté despotique.

Il est probable que dans les discussions que souleva la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme, des idées d’un caractère social et égalitaire furent énoncées. Mais elles durent être écartées. On n’en trouve, en tout cas, aucune trace dans la Déclaration de 1789[3]. Même cette idée du projet de Sieyès, que « si les hommes ne sont pas égaux en moyens, c’est-à-dire en richesses, en esprit, en force, etc., il ne s’en suit pas qu’ils ne soient pas égaux en droits »[4] — même cette idée si modeste ne se retrouve pas dans la Déclaration de l’Assemblée, et au lieu des paroles précédentes de Sieyès, l’article 1er de la Déclaration fut conçu en ces termes : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Ce qui laisse présumer des distinctions sociales établies par la loi dans l’intérêt commun, et ouvre, au moyen de cette fiction, la porte à toutes les inégalités.

En général, quand on relit aujourd’hui la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, faite en 1789, on est porté à se demander si cette déclaration a réellement eu sur les esprits de l’époque l’influence que lui attribuent les historiens. Il est évident que l’article 1er de cette Déclaration qui affirmait l’égalité de droits de tous les hommes, l’article 6 qui disait que la loi doit être « la même pour tous », et que « tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation », l’article 10, en vertu duquel « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi », et enfin l’article 12 qui déclarait que la force publique était « instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée » — ces affirmations, faites au milieu d’une société où les servitudes féodales existaient encore, et où la famille royale se considérait propriétaire de la France, accomplissait toute une révolution dans les esprits.

Mais il est aussi certain que la Déclaration de 1789 n’aurait jamais exercé l’effet qu’elle exerça plus tard, dans le courant du dix-neuvième siècle, si la Révolution se fût arrêtée aux termes de cette profession de foi du libéralisme bourgeois. Heureusement la Révolution alla bien plus loin. Et lorsque, deux années plus tard, en septembre 1791, l’Assemblée nationale rédigea la Constitution, elle ajouta à la Déclaration des droits de l’homme un préambule à la constitution, qui contenait déjà ces mots : « L’Assemblée nationale… abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l’égalité des droits. » Et plus loin : « Il n’y a plus ni noblesse, ni pairie, ni distinctions héréditaires, ni distinctions d’ordres, ni régime féodal, ni justices patrimoniales, ni aucun des titres, dénominations et prérogatives qui en dérivaient, ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations pour lesquelles on exigeait des preuves de noblesse ou qui supposaient des distinctions de naissance, ni aucune autre supériorité que celle des fonctionnaires publics dans l’exercice de leurs fonctions. — Il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, art et métiers [l’idéal bourgeois de l’État omnipotent se fait jour dans ces deux paragraphes]. — La loi ne reconnaît plus ni vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels et à la Constitution. »

Quand on pense que ce défi fut lancé à une Europe, plongée encore dans les ténèbres de la royauté toute-puissante et des servitudes féodales, on comprend pourquoi la Déclaration des droits de l’homme, que l’on confondait souvent avec le préambule de la constitution qui la suivait, passionna les peuples pendant les guerres de la République et devint plus tard le mot d’ordre du progrès pour toutes les nations de l’Europe pendant le dix-neuvième siècle. Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que ce n’était pas l’Assemblée, ni même la bourgeoisie de 1789 qui exprimèrent leurs désirs dans ce Préambule. C’est la révolution populaire qui les força peu à peu à reconnaître les droits du peuple et à rompre avec la féodalité — nous allons voir bientôt au prix de quels sacrifices.

  1. « Lorsque le cours des événements humains, disait la Déclaration d’indépendance des États-Unis, met un peuple dans la nécessité de rompre les liens politiques qui l’unissaient à un autre peuple, et de prendre parmi les puissances de la terre la place séparée et le rang d’égalité auxquels il a droit en vertu des lois de la nature, et de celles du dieu de la nature, le respect qu’il doit aux opinions du genre humain exige de lui qu’il expose aux yeux du monde et déclare les motifs qui le forcent à cette séparation.

    « Nous regardons comme incontestables et évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : que tous les hommes ont été créés égaux ; qu’ils ont été doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; que parmi ces droits on doit placer au premier rang la vie, la liberté et la recherche du bonheur ; que pour s’assurer la jouissance de ces droits, les hommes ont établi parmi eux des gouvernements dont la juste autorité émane du consentement des gouvernés ; que toutes les fois qu’une forme de gouvernement quelconque devient destructive de ces fins pour lesquelles elle a été établie, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir, et d’instituer un nouveau gouvernement, en établissant ses fondements sur les principes, et en organisant ses pouvoirs dans la forme, qui lui paraîtront les plus propres à lui procurer la sûreté et le bonheur » (Déclaration faite à Philadelphie, le 4 juillet 1776.) — Cette déclaration ne répondait certainement pas aux vœux communistes énoncés par des groupes nombreux de citoyens. Mais elle exprimait et précisait leurs idées sur la forme politique qu’ils voulaient se donner, et elle inspira aux révoltés américains un fier esprit d’indépendance.

  2. Comme l’a rappelé James Guillaume, dans son travail La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris, 1900, p. 9, le rapporteur du Comité de constitution avait bien mentionné ce fait. Pour s’en persuader, on n’a d’ailleurs qu’à comparer les textes des projets français et ceux des déclarations américaines, donnés dans le travail de J. Guillaume.
  3. En Amérique, le peuple de certains États demanda de proclamer le droit commun de toute la nation à tout son sol, mais cette idée, détestable au point de vue de la bourgeoisie, fut exclue de la Déclaration d’indépendance.
  4. Article 16 du projet de Sieyès (La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, par James Guillaume, p. 30)