P.-V. Stock (p. 706-711).


LXVI

ROBESPIERRE ET SON GROUPE


On a souvent parlé de Robespierre comme d’un dictateur. Ses ennemis, à la Convention, l’appelaient « le tyran ». Et, en effet, à mesure que la Révolution approche de sa fin, Robespierre acquiert une influence si grande qu’on arrive à le considérer en France et à l’étranger comme le personnage le plus important de la République.

Cependant, il serait certainement faux de représenter Robespierre comme un dictateur. Que beaucoup de ses admirateurs aient désiré sa dictature, c’est certain[1]. Mais on sait aussi que Cambon, dans son domaine spécial, au Comité des finances, exerçait une autorité considérable, et que Carnot avait des pouvoirs très étendus pour la guerre, malgré la malveillance de Robespierre et de Saint-Just à son égard. Quant au Comité de sûreté générale, il tenait trop à ses pouvoirs policiers pour ne pas s’opposer à une dictature, et quelques-uns de ses membres haïssaient Robespierre. Enfin, s’il y avait à la Convention un certain nombre de représentants qui ne voyaient pas d’un mauvais œil l’influence prépondérante de Robespierre, ils ne se seraient cependant pas soumis à la dictature d’un Montagnard aussi sévère que lui dans ses principes.

Et cependant la puissance de Robespierre, en réalité, était immense. Plus que cela. Presque tous sentaient, et ses ennemis le reconnaissaient, tout comme ses admirateurs, que la disparition du groupe Robespierriste serait — ce qu’elle fut en effet — le triomphe certain de la réaction.

Comment donc s’expliquer la puissance de ce groupe ?

C’est que Robespierre resta incorruptible au milieu de tant d’autres qui se laissèrent séduire par les attraits du pouvoir ou de la richesse, — chose extrêmement importante pendant une révolution. Alors que le grand nombre autour de lui s’accommodait à merveille de la curée des biens nationaux, de l’agiotage, etc., et que les milliers de Jacobins s’empressaient de s’emparer des places dans le gouvernement, lui, restait devant eux comme un juge sévère, les rappelant aux principes, et menaçant de la guillotine ceux d’entre eux qui avaient été les plus âpres à la curée. Mieux que cela. Dans tout ce qu’il avait dit et fait pendant les cinq années de la tourmente révolutionnaire, on sent, jusqu’à présent, — et ses contemporains devaient le sentir d’autant plus, — qu’il était un des très rares hommes politiques d’alors qui n’ont jamais failli dans leur foi révolutionnaire, ni dans leur amour de la République démocratique. Sous ce rapport, Robespierre représentait une vraie force, et si les communistes avaient pu lui opposer une force d’intelligence et de volonté égale à la sienne, il est certain qu’ils auraient pu imprimer à la Grande Révolution un cachet bien plus profond de leurs idées.

Cependant ces qualités de Robespierre, que ses ennemis mêmes sont obligés de lui reconnaître, n’auraient pas suffi, à elles seules, pour expliquer l’immense pouvoir qu’il posséda vers la fin de la Révolution. C’est que, armé du fanatisme que lui donnait la pureté de ses intentions au milieu de tant de « profiteurs », il travailla habilement à constituer son pouvoir sur les esprits, quitte à passer pour cela sur le corps de ses adversaires. Et en cela il fut puissamment secondé par la bourgeoisie naissante, dès qu’elle eut reconnu en lui l’homme du juste-milieu révolutionnaire, placé à égale distance des « exaltés » et des « modérés », l’homme qui offrait à la bourgeoisie la meilleure garantie contre les « excès » du peuple.

La bourgeoisie comprit qu’il était l’homme qui, par le respect qu’il inspirait au peuple, par son esprit modéré et ses velléités de pouvoir, serait le plus capable d’aider à la constitution d’un gouvernement, — de mettre une fin à la période révolutionnaire, — et elle le laissa faire, tant qu’elle eut à craindre les partis avancés. Mais lorsque Robespierre l’eut aidée à terrasser ces partis, elle le renversa à son tour, pour réintégrer à la Convention la bourgeoisie girondine et inaugurer l’orgie réactionnaire de thermidor.

La structure d’esprit de Robespierre se prêtait à merveille à ce rôle. Qu’on relise, en effet, le brouillon qu’il écrivit pour l’acte d’accusation du groupe de Fabre d’Églantine et de Chabot, retrouvé dans ses papiers après le 9 thermidor[2]. Cet écrit caractérise l’homme, mieux que tous les raisonnements.

« Deux coalitions rivales luttent depuis quelque temps avec scandale » — c’est ainsi qu’il commence. « L’une tend au modérantisme, et l’autre aux excès pratiquement contre-révolutionnaires. L’une déclare la guerre à tous les patriotes énergiques, prêche l’indulgence pour les conspirateurs ; l’autre calomnie sourdement les défenseurs de la liberté, veut accabler au détail tout patriote qui s’est une fois égaré, en même temps qu’elle ferme les yeux sur les trames criminelles de nos plus dangereux ennemis… L’une cherche à abuser de son crédit ou de sa présence à la Convention nationale [les Dantoniens] ; l’autre de son influence dans les sociétés populaires [la Commune, les Enragés]. L’une veut surprendre à la Convention des décrets dangereux ou des mesures oppressives contre ses adversaires ; l’autre fait entendre des cris dangereux dans les assemblées publiques… Le triomphe de l’un ou de l’autre parti serait également fatal à la liberté et à l’autorité nationale ». — Et il dit comment les deux partis attaquèrent le Comité de salut public dès sa fondation.

Après avoir accusé Fabre de pousser à l’indulgence pour cacher ses crimes, il ajoute :

« Le moment sans doute était favorable pour prêcher une doctrine lâche et pusillanime, même à des hommes bien intentionnés, lorsque tous les ennemis de la liberté poussaient à un excès contraire ; lorsqu’une philosophie vénale et prostituée à la tyrannie oubliait les trônes pour les autels, opposait la religion au patriotisme[3], mettait la morale en contradiction avec elle-même, confondait la cause du culte avec celle du despotisme, les catholiques avec les conspirateurs, et voulait forcer le peuple à voir dans la révolution, non le triomphe de la vertu, mais celui de l’athéisme, non la source de son bonheur, mais la destruction de ses idées morales et religieuses ».

On voit bien par ces extraits que, si Robespierre, en effet, n’avait pas la largeur de vues et l’audace de pensée nécessaires pour devenir un « chef de parti » pendant une révolution, il possédait en perfection l’art de manier les moyens par lesquels on soulève une assemblée contre telle ou telle personne. Chaque phrase de cet acte d’accusation est une flèche empoisonnée qui porte.

Ce qui nous frappe surtout, c’est que Robespierre et ses amis ne voient pas le rôle que leur font jouer les « modérantistes », tant qu’ils ne les croient pas encore mûrs pour être renversés. « Il existe un système d’amener le peuple à niveler tout », lui écrit son frère, de Lyon ; « si on n’y prend garde tout se désorganisera. » Et Maximilien Robespierre ne dépasse pas cette conception de son frère. Dans les efforts des partis avancés il ne voit que leurs attaques contre le gouvernement dont il fait partie. Comme Brissot, il les accuse d’être les instruments des cabinets de Londres et de Vienne. Les tentatives des communistes ne sont pour lui que de la « désorganisation ». Il faut y « prendre garde », les écraser — par la terreur.

« Quels sont les moyens de terminer la guerre civile ? » se demande-t-il dans une note. Et il répond :

« De punir les traîtres et les conspirateurs, surtout les députés et les administrateurs coupables.

« d’envoyer des troupes patriotes, sous des chefs patriotes, pour réduire les aristocrates de Lyon, de Marseille, de Toulon, de la Vendée, du Jura et de toutes les autres contrées où l’étendard de la révolte et du royalisme a été arboré,

« et de faire des exemples terribles de tous les scélérats qui ont outragé la liberté et versé le sang des patriotes »[4].

Comme on le voit, c’est un homme de gouvernement qui tient le langage de tous les gouvernements, mais ce n’est pas un révolutionnaire qui parle. Aussi, toute sa politique, depuis la chute de la Commune jusqu’au 9 thermidor, reste absolument infructueuse. Elle n’empêche en rien la catastrophe qui se prépare, elle fait beaucoup pour l’accélérer. Elle ne détourne pas les poignards qui s’aiguisent dans l’ombre pour frapper la Révolution : elle fait tout pour que leurs coups soient mortels.

  1. Si peu de valeur historique qu’aient les Notes historiques sur la Convention nationale, de Marc Antonin Baudot (Paris, 1893, p. 13), la proposition de Saint-Just de nommer Robespierre dictateur pour sauver la République, dont parle Baudot n’a rien d’improbable. — Buonarroti en parle comme d’un fait connu.
  2. Pour l’accusation de ce groupe, c’est Robespierre qui avait préparé les brouillons. Il fit prononcer l’accusation par Saint-Just. Voyez ce brouillon dans les Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc., supprimés ou omis par Courtois, précédés du rapport de ce dernier à la Convention nationale. Paris, 1828, t. 1, pp. 21 et suivantes.
  3. On verra, au contraire, chez Aulard, Le culte de la Raison et le Culte de l’Être suprême, combien le mouvement de déchristianisation était lié au patriotisme.
  4. Papiers inédits, t. II, p. 14.