P.-V. Stock (p. 66-74).

IX

LES ÉTATS-GÉNÉRAUX


Le 4 mai, les 1.200 députés des États-Généraux, réunis à Versailles, se rendaient à l’église Saint-Louis, pour y entendre la messe d’ouverture, et le lendemain, le roi ouvrait leur séance en présence d’un nombreux public de spectateurs. Et, déjà dès cette séance d’ouverture, se dessinait l’inévitable tragédie que devait être la Révolution.

Le roi n’avait que méfiance pour les représentants de la nation qu’il avait convoqués. Il s’était enfin résigné à le faire, mais il se plaignait, devant ces mêmes représentants, de « l’inquiétude des esprits », de la fermentation générale, comme si cette inquiétude eût été factice, non motivée par l’état même de la France ; comme si cette réunion eût été une violation inutile et capricieuse des droits royaux.

La France, longtemps empêchée de faire des réformes, en était arrivée à sentir le besoin d’une révision complète de ses institutions — et le roi ne mentionnait que quelques réformes légères dans les finances, pour lesquelles un peu d’économie dans les dépenses aurait suffi. Il demandait « l’accord des ordres », alors que les assemblées provinciales avaient déjà montré que l’existence d’ordres séparés était surannée dans les esprits, — un poids mort, une survivance du passé. Et, alors que tout était à refaire – comme dans la Russie actuelle — le roi exprimait surtout des craintes « d’innovations ! » ainsi s’annonçait, déjà dans ce discours, la lutte de vie et de mort qui allait commencer entre l’autorité royale et le pouvoir représentatif.

Quant aux représentants de la nation, eux-mêmes, par leurs divisions, faisaient déjà pressentir la profonde scission qui allait se produire dans toute la Révolution, – entre ceux qui se cramponneraient à leurs privilèges, et ceux qui chercheraient à les démolir.

Enfin, la représentation nationale montrait déjà son défaut capital. Le peuple n’y était pas du tout représenté ; les paysans en étaient absents. C’est la bourgeoisie qui se chargeait de parler pour le peuple en général ; et quant aux paysans, — dans toute cette assemblée d’hommes de loi, de notaires, d’avoués, il n’y en avait peut-être pas cinq ou six qui eussent connu l’état réel, ou bien même l’état légal de l’immense masse des paysans. Tous hommes de la ville, ils sauront bien défendre le citadin ; mais quant au paysan, ils ne sauront même pas ce qu’il lui faut, ni ce qui lui serait nuisible.

La guerre civile est déjà dans cette enceinte, où le roi, entouré de nobles, parle en maître au Tiers, et lui reproche ses « bienfaits ». Le garde des sceaux, Barentain, laissant percer la vraie intention du roi, appuya sur le rôle auquel les États Généraux devraient se borner : Ils examineront les impôts qu’on leur proposera de voter. Ils discuteront la réforme de la législation civile et criminelle. Ils voteront une loi sur la presse, pour réprimer les libertés qu’elle s’est arrogée récemment — et ce sera tout. Point de dangereuses réformes. « Les demandes justes ont été accordées, le roi ne s’est point arrêté aux murmures indiscrets ; il a daigné les couvrir de son indulgence ; il a pardonné jusqu’à l’expression de ces matières fausses et outrées, à la faveur desquelles on voudrait substituer des chimères pernicieuses aux principes inaltérables de la monarchie. Vous rejetterez, messieurs, avec indignation ces innovations dangereuses. »

Toutes les luttes des quatre années suivantes étaient dans ces mots, et le discours de Necker, qui suivit ceux du roi et du garde des sceaux, — discours qui dura trois heures, — n’ajouta rien pour avancer, soit la grande question du gouvernement représentatif qui occupait la bourgeoisie, soit celle de la terre et des redevances féodales qui intéressait les paysans. Le rusé contrôleur des finances sut parler trois heures sans se compromettre, soit avec la Cour, soit avec le peuple. Le roi, fidèle aux idées qu’il avait déjà exprimées à Turgot, ne comprenait rien à la gravité du moment et laissait à la reine et aux princes le soin d’intriguer pour empêcher les concessions qu’on lui demandait.

Mais Necker, non plus, ne comprit pas qu’il s’agissait de traverser une crise politique et sociale très profonde, — non seulement une crise financière, — et que dans ces circonstances une politique de louvoiements entre la Cour et le Tiers allait devenir funeste : que s’il n’était pas déjà trop tard pour prévenir une Révolution, il fallait du moins faire l’essai d’une politique franche, ouverte, de concessions en matière de gouvernement ; qu’il fallait déjà poser dans ses grandes lignes le grand problème foncier, duquel dépendait la misère ou le bien-être de toute une nation.

Et quant aux représentants eux-mêmes, ni les deux ordres privilégiés, ni le Tiers ne saisirent non plus l’étendue du problème qui se dressait devant la France. La noblesse rêvait de reprendre un ascendant sur la couronne ; le clergé ne pensait qu’à maintenir ses privilèges ; et le tiers-état, bien qu’il comprît parfaitement la marche à suivre pour la conquête du pouvoir en faveur de la bourgeoisie, ne s’aperçut pas qu’il y avait un autre problème infiniment plus important à résoudre, – celui de rendre la terre au paysan, afin que, possédant une terre affranchie de lourdes redevances féodales, il pût doubler ou tripler les productions de cette terre et mettre fin de cette façon aux disettes chroniques qui rongeaient les forces de la nation française.

Quelle issue pouvait-il y avoir dans ces conditions, si ce n’était le choc, la lutte ? La révolte du peuple, le soulèvement des paysans, la Jacquerie, et le soulèvement des ouvriers et des pauvres en général dans les villes ! La Révolution, en un mot, avec toutes ses luttes et ses haines, ses conflits terribles et ses vengeances !

Pendant cinq semaines, les députés du Tiers essayèrent d’amener, par des pourparlers, les députés des deux autres ordres à siéger tous ensemble, alors que les comités royalistes travaillaient de leur côté à maintenir la séparation des trois ordres. Les conférences ne menaient à rien. Mais de jour en jour le peuple de Paris prenait une attitude de plus en plus menaçante. À Paris, le Palais-Royal, devenu un club en plein air, où tout le monde trouvait accès, s’irritait de plus en plus. Les brochures pleuvaient, et on se les arrachait. « Chaque heure produit sa brochure », dit Arthur Young ; « il en a paru treize aujourd’hui, seize hier et quatre-vingt-douze la semaine passée. Dix-neuf sur vingt sont en faveur de la liberté… La fermentation dépasse toute conception. » Les orateurs qui haranguent en plein vent, dans la rue, montés sur une chaise devant un café, parlent déjà de s’emparer des palais et des châteaux. On entend déjà gronder les menaces de Terreur, tandis qu’à Versailles le peuple s’assemble chaque jour aux portes de l’Assemblée pour insulter les aristocrates.

Les députés du Tiers se sentent soutenus. Ils s’enhardissent peu à peu, et, le 17 juin, sur une motion de Sieyès, ils se constituent enfin en Assemblée Nationale. Le premier pas vers l’abolition des classes privilégiées était fait de cette façon, et le peuple de Paris saluait ce premier pas par de bruyantes acclamations. L’Assemblée, s’enhardissant, vota que les impôts établis, étant illégaux, ne seraient prélevés que provisoirement et seulement tant que l’Assemblée serait réunie. Le peuple ne serait plus tenu de les payer dès que l’Assemblée serait dissoute. Un comité de subsistances fut nommé pour combattre la famine, et les capitalistes furent rassurés par l’Assemblée qui consolida la dette publique. Acte de haute prudence à ce moment, où il fallait vivre à tout prix et désamorcer une puissance — le capitaliste-prêteur, — qui serait devenu menaçant s’il se mettait du côté de la Cour.

Mais c’était la révolte contre le pouvoir royal. Aussi les princes (d’Artois, de Condé, de Conti), d’accord avec le garde des sceaux, se mirent alors à concerter un coup d’État. À un jour donné, le roi se rendrait avec grand appareil à l’Assemblée. Là, il casserait tous les arrêtés de l’Assemblée ; il ordonnerait la séparation des ordres et fixerait lui-même les quelques réformes qui devraient être faites par les trois ordres, siégeant séparément. Et que voulait opposer Necker, ce représentant parfait de la bourgeoisie de l’époque, au coup d’autorité, au coup d’État préparé par la Cour ? Le compromis ! Lui aussi voulait un coup d’autorité, une séance royale, et dans cette séance le roi accorderait le vote par tête, sans distinction des trois ordres, en matière d’impôts ; mais pour tout ce qui concernait les privilèges de la noblesse et du clergé, les ordres, siégeant séparément, seraient maintenus. Or, il est évident que cette mesure était encore moins réalisable que celle des princes. On ne risque pas un coup d’État pour une demi-mesure, qui d’ailleurs n’aurait pu se maintenir plus de quinze jours. Comment eût-on réformé l’impôt sans toucher aux privilèges des deux ordres supérieurs ?

C’est alors, le 20 juin, que les députés du Tiers, enhardis par l’attitude de plus en plus menaçante du peuple de Paris, et même de celui de Versailles, décidèrent de résister aux plans de renvoi de l’Assemblée et de se lier pour cela mutuellement par un serment solennel. Voyant leur salle de réunions fermée à cause des préparatifs que l’on y faisait pour la séance royale, ils se rendirent en cortège à une salle privée quelconque – celle du Jeu de Paume. Une masse de peuple accompagnait ce cortège, qui marchait, Bailly en tête, dans les rues de Versailles. Des soldats volontaires étaient venus s’offrir pour monter la garde autour d’eux. L’enthousiasme de cette foule, qui les enveloppait, emportait les députés.

Arrivés dans la salle du Jeu de Paume, émus et saisis d’un beau mouvement, ils prêtèrent, tous, sauf un seul, le serment solennel de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution à la France.

Ce n’étaient sans doute que des paroles. Il y avait même quelque chose de théâtral dans ce serment. Peu importe ! Il y a des moments où il faut de ces paroles qui fassent vibrer les cœurs. Et le serment prêté dans la salle du Jeu de Paume vit vibrer les cœurs de la jeunesse révolutionnaire dans toute la France. Malheur aux assemblées qui ne sauront même pas trouver ces paroles, ce geste !

D’ailleurs, cet acte de courage de l’Assemblée eut tout de suite ses conséquences. Deux jours plus tard, les députés du Tiers, forcés à se rendre à l’église Saint-Louis pour y siéger, virent le clergé venir à eux pour s’associer à leurs travaux.

Le grand coup de la séance royale fut frappé le lendemain, le 23 juin ; mais son effet avait été déjà amorti par le serment du Jeu de Paume et la séance à l’église Saint-Louis. Le roi se présenta devant les députés. Il cassa tous les arrêtés de l’Assemblée, ou plutôt du Tiers-État. Il ordonna le maintien des ordres ; il détermina les limites des réformes à accomplir ; il menaça les États-Généraux de dissolution, s’ils n’obéissaient pas. Et pour le moment, il ordonna aux députés de se séparer, — sur quoi la noblesse et le clergé obéirent et quittèrent la salle. Mais les députés du Tiers gardèrent leurs sièges. Et c’est alors que Mirabeau prononça le beau et fameux discours dans lequel il leur dit que le roi n’était que leur mandataire ; qu’eux tenaient leur autorité du peuple ; et qu’ayant prêté leur serment, ils ne pouvaient se séparer qu’après avoir fait la Constitution. « Étant ici par la volonté du peuple, ils n’en sortiraient que par la force des baïonnettes. »

Or, c’était précisément la force que la Cour ne possédait plus. Déjà au mois de février, Necker avait dit fort justement qu’il n’y avait plus d’obéissance nulle part et qu’on n’était pas même sûr des troupes.

Quant au peuple de Paris, on avait vu, au 27 avril, quelles étaient ses dispositions. D’un moment à l’autre on craignait à Paris un soulèvement général du peuple contre les riches, et quelques révolutionnaires ardents ne manquèrent certainement pas d’aller dans les sombres faubourgs y chercher du renfort contre la Cour. À Versailles même, à la veille de la séance royale, le peuple faillit assommer un député du clergé, l’abbé Maury, ainsi que d’Espremesnil, un député du Tiers, qui était passé du côté de la noblesse. Le jour de la séance royale, le garde des sceaux et l’archevêque de Paris furent tellement « hués, honnis, conspués, bafoués, à périr de honte et de rage, » que le secrétaire du roi, Passeret, qui accompagnait le ministre, « en meurt de saisissement, le jour même. » Le 24, l’évêque de Beauvais est presque assommé d’une pierre à la tête. Le 25 juin, la foule a sifflé les députés de la noblesse et du clergé. Toutes les vitres ont été brisées dans le palais de l’archevêque de Paris. « Les troupes refuseraient de tirer sur le peuple », dit carrément Arthur Young. La menace du roi devenait ainsi vide de sens. L’attitude du peuple était trop menaçante, pour que la Cour essayât de recourir aux baïonnettes, et c’est alors que Louis XVI lança cette exclamation : « Après tout, f…, qu’il y restent ! »

Mais quoi, l’assemblée même du Tiers ne délibérait-elle pas sous les yeux et les menaces du peuple qui occupait les galeries ? Déjà le 17 juin, lorsque le Tiers-État se constitua en Assemblée Nationale, cette décision mémorable fut prise aux acclamations des galeries et des deux ou trois mille personnes qui entouraient la salle des séances. La liste des trois cents députés du Tiers qui s’y étaient opposés et s’étaient rangés autour de l’ultra-royaliste Malouet, courut Paris, et il fut même question de brûler leurs maisons. Et lorsque, lors du serment du Jeu de Paume, Martin Dauch s’y opposa, Bailly, le président de l’Assemblée, eut la prudence de le faire échapper par une porte détournée, pour lui éviter d’affronter le peuple réuni aux portes de la salle ; pendant quelques jours il dut se cacher.

Sans cette pression du peuple sur l’Assemblée, il est fort probable que jamais les députés courageux du Tiers, dont l’histoire a gardé le souvenir, ne seraient venus à bout des résistances des timides.

Quant au peuple de Paris, il se préparait ouvertement à l’émeute par laquelle il répondit au coup d’État militaire, que la Cour préparait contre Paris, pour le 16  juillet.