La Grande Pitié des églises de France/05

La Grande Pitié des églises de France
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 481-506).
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LA
GRANDE PITIÉ DES ÉGLISES
DE FRANCE[1]

V[2]


XV. LES ACCROUPIS DE VENDÔME

En écoutant l’histoire de Vendôme, sur tous les bancs de la Chambre on murmurait : « C’est ignoble ! » Ni le matin ni le soir, car, à deux reprises, j’ai raconté la honteuse aventure, il ne s’est trouvé une voix, une seule, pour tenter de couvrir ces malheureux. Et maintenant toute la France les regarde tapis dans les latrines de la tour Saint-Martin. Mais eux, dans leur fureur, au reçu du Journal Officiel, ils ont dit : « De quoi ! de quoi ! pas un député ne nous a soutenus ! ces messieurs font les dégoûtés, ils parlent de choses respectables, ils se plaignent qu’il y ait des ossemens sous les tuyaux de vidange ! Eh bien ! on va voir à les contenter ! ohé ! les délicats ! » Et pour fermer la fosse d’aisances, ils sont allés prendre au cimetière une pierre tombale.

C’est stupéfiant, c’est abominable, mais c’est ainsi. Ecoutez ce que m’écrit de Vendôme M. Philippe Royau, deuxième adjoint et secrétaire du Comité de défense des monumens et sites vendômois :

« Il fallait deux pierres pour fermer d’une dalle la fosse. Le premier adjoint, M. Leguay, a envoyé les ouvriers au cimetière de la ville prendre les pierres de deux de ces pauvres croix de fonte que les malheureux érigent sur les tombes de leurs morts, — croix et pierres qui tombent dans le domaine de la ville lorsqu’on procède au relevage des sépultures de ceux qui n’ont pas pu se payer une concession perpétuelle. Je viens du cimetière ; j’y ai vu la tombe brisée, et sur un fragment j’ai pu lire : Ici repose Virginie Savoir, veuve Doré, décédée le 20 mars 1900, à l’âge de 85 ans. Priez pour elle. »

Ce que fut de son vivant cette femme française, je ne sais ; mais je sais que la pierre tombale, qui protégeait en terre sainte sa dépouille, recouvre maintenant les latrines du clocher Saint-Martin, et que cela réjouit le cœur des autorités de Vendôme.

Dénombrons ces étonnans personnages :

Le maire, M. Philippe Frain, a été élevé chez un vieux et pieux marquis qui voulait l’adopter, mais qui le rendit à ses parens, vers l’âge de treize ans, à cause de sa gourmandise.

Son adjoint, M. Leguay, a passé plusieurs années au séminaire de Blois. Avant d’y entrer, il jouait de l’ophicléide dans l’église de son village.

Le conseiller municipal socialiste, M. Piriou, professeur agrégé au collège de Vendôme, est un moine défroqué, élevé au juvenat eudiste de Kerlois-en-Hennebont.

Le Préfet fait soigner en ce moment l’un des siens chez les Dames blanches de Tours.

Nous avons connu les dîneurs du Vendredi-Saint, ceux qui se réunissent pour manger une andouille. Ces messieurs de Vendôme ont trouvé mieux. Ils annoncent la grande inauguration des latrines : elle est fixée au Vendredi-Saint. Ce jour-là, les conseillers municipaux inaugureront en corps les latrines du clocher Saint-Martin. Quelqu’un serait-il tenté d’en douter ? Écoutez un témoin, écoutez le second adjoint de Vendôme, M. Royau. « Il n’y a pas huit jours, écrit-il, mon collègue, M. Leguay, premier adjoint, déclarait à qui voulait l’entendre, à ses amis, aux employés de la mairie : « La semaine prochaine, vous pourrez p… dans le clocher. » Et un conseiller disait encore : « Nous ferons un gueuleton le Vendredi-Saint et nous irons c… dans la tour[3].

Je me reprocherais de supprimer un seul de ces détails qui eussent fasciné d’admiration le grand Balzac. Quelle peinture il eût tirée de la sombre ignominie où la politique, quand elle est pensée par des âmes basses, précipite les plus charmantes villes de France ! Et que le Gouvernement ne laisse pas sur ces messieurs de la mare stagnante toute la responsabilité. Il la partage avec eux. J’ai entre les mains la suite des dépêches adressées, en date des 20 et 28 janvier, des 3, 4, 8, 10 et 14 février, au ministre des Beaux-Arts, dépêches pressantes et précises qui n’ont pas permis à nos dirigeans d’ignorer que le Conseil municipal de Vendôme poursuivait ses travaux contre toute légalité, dans un monument en instance de classement. « Il faut que cette immonde comédie se termine, disait l’autre soir le Temps ; la honte d’un pareil scandale rejaillit sur nous tous. » Il le faut. Parlons net. Voici le projet d’affiche que j’expédie à Vendôme :

« Accroupis de Vendôme,

« Vous avez décidé de transformer en latrines le clocher de Saint-Martin ;

« Vous avez persisté à travailler à cette transformation, alors que la procédure de classement était commencée, et qu’un avis favorable avait été donné par la Commission des monumens historiques, — ce faisant, vous portiez une atteinte à la loi ;

« Vous avez eu pour complices dans cette illégalité le préfet et le sous-préfet qui vous ont encouragés, approuvés ;

« Votre construction de latrines a un caractère d’une bassesse sans égale, comme l’établissent tous vos propos et notamment le texte infâme que j’ai cité à la Chambre, d’après votre journal le Progrès du Loir-et-Cher : « Nous élevons en terrain bénit un temple au dieu de la digestion. »

« Votre bestialité éclate dans l’histoire des ossemens. Elle éclate encore quand vous allez prendre des pierres tombales pour boucher une fosse d’aisances.

« Tous ces faits sont accablans. Accroupis, faites silence et démolissez rapidement vos latrines. »

Pendant que je rédige avec horreur ces notes, en m’appliquant à écarter les violences qui viendraient spontanément sous la plume la plus modérée, en m’obligeant à n’être qu’un scribe glacé qui laisse les faits parler tout seuls, mon chien, à mes pieds, sommeille paisiblement, et je m’arrête d’écrire, je pose ma plume, je m’évade de ces histoires infectes pour caresser la bête innocente et lui dire :

— O mon honnête compagnon, combien tu vaux mieux que ces grands dignitaires de la vie, que ce préfet, ce sous-préfet, ce maire, cet adjoint, ce savant agrégé ! Toi, du moins, lorsque tu t’accroupis, tu n’as jamais pensé faire d’une fonction naturelle une insulte à rien de sacré. Mais pour eux, c’est le moyen d’humilier le signe des plus hautes pensées de l’espèce dont ils sont, et des plus antiques vénérations qu’il y ait dans le monde. En vérité, la dernière des puces de tes poils est plus soumise à l’ordre universel, respecte mieux les lois et convenances de la vie, en un mot participe d’une moralité plus vraie qu’ils ne font… Un Vendredi-Saint, la pierre d’une tombe, un terrain sacré… Ah ! mon bon chien, les malheureux[4] !


XVI
DANS LA CATHÉDRALE DE REIMS

De l’air ! de l’air ! Ils m’ont empoisonné… J’ai pris le train pour aller voir une belle chose de France ; j’ai traversé les plaines et les bois, et maintenant je suis à Reims.

Avec quelle plénitude paisible, ce matin, comme je me promenais dans la cathédrale, j’ai reconnu sur ses tapisseries les images de mon histoire sainte d’enfant : voilà le premier pain spirituel que j’ai mangé, le premier aliment fourni à mon esprit. Et hier, dans la boutique du photographe, comme j’étais ému devant la tête de Saint Louis, le plus noble homme, notre Marc-Aurèle, devant les Sainte Anne, les Sainte Elisabeth, ces expressions de bonté, de dignité familière, cette majesté du cœur ! comme ces grandes œuvres de notre Moyen Age sont plus sonores pour moi que les statues antiques ou modernes ! Cela me parle nettement, cela saisit dans mon être, tout aisément, les cordes personnelles et profondes. Ici, l’art n’est pas une formule que je sais devoir admirer, et dont j’espère toujours qu’il va m’augmenter, m’ennoblir ; ici le choc est direct, je me reconnais dans ces pierres et je suis soulevé par elles. Ici je me trouve dans la plus belle de nos maisons de famille.

Ceux qui n’aiment pas nos églises, où vont-ils ? Au Parthénon ? Il était bien vide quand j’y suis monté, et moi bien désorienté. Et comparant l’immense univers catholique, ses parties claires et celles plus mystérieuses, avec ce monde antique où j’ai essayé de pénétrer en Grèce et sur les rives du Nil, je sens avec quelle étroitesse on pose généralement le problème de la croyance. Que me demande-t-on si je crois ? Je suis sûr que j’appartiens à la civilisation du Christ, et que c’est mon destin de la proclamer et de la défendre. Ici ma raison, mon être tout entier trouve son élément, son bien-être et son élévation. Dans une église, que m’importent les difficultés de mon esprit ! J’accueille le chant des chrétiens et m’y associe dans mon cœur. J’aime ces grands repos, cette quiétude où nous laissent, dans l’ombre des piliers, les longs exercices et les certitudes de la foi ; j’aime ces fusées sonores qui jaillissent, ces élans subits des foules croyantes, et, sans plus ratiociner, je demeure en paix à mon banc, je porte mes yeux sur les fidèles, j’écoute ce que disent les prêtres, et je prends tout ce dont je puis faire profit, laissant le reste me baigner, me pénétrer s’il le peut…

J’en étais là de ma rêverie, quand soudain je vis les grilles si mesquines, les vitraux blancs, d’innombrables parties pauvres et neuves. Qu’est-ce là ? Tout ce que les bâtons, les haches et les pierres ont pu atteindre a été détruit et remplacé misérablement. J’ai le cœur serré, moins du passé que de l’avenir, devant cet incomparable édifice menacé. Comment défendre l’Eglise, les églises, ces lieux de notre formation, ce bel endroit qui contente notre âme ?

À cette minute, dans une des chapelles latérales, un gros petit garçon, un enfant bedeau distribuait soigneusement des livrets sur une cinquantaine de chaises vides. Je m’approchai.

— C’est pour la messe de communion du jeudi, m’expliqua-t-il, et il me tendit un de ses petits livres.

C’était, en une trentaine de pages, la liturgie de la messe, brièvement commentée et suivie d’un recueil de cantiques et de prières.

J’étais en train de le feuilleter quand arriva une bande de petits garçons et de petites filles, qui se partagèrent en deux colonnes entre lesquelles vint se placer, debout au milieu de l’allée, un jeune vicaire. Et il se mit à parler, à droite, à gauche, un peu à la manière d’un chef d’orchestre, stimulant et dirigeant son petit auditoire, tandis qu’un prêtre montait à l’autel. La messe de communion des enfans commençait.

Le jeune vicaire lut à haute voix, dans le livret, une brève explication de l’office, puis tout de suite fit une prière, et tous ensemble, les cinquante enfans lui donnèrent la réponse. L’officiant à l’autel reproduisait le drame du Calvaire ; ces enfans menés par le jeune clerc faisaient le chœur antique. Je ne les voyais pas, il eût fallu me retourner, et ils n’étaient pas là pour me servir de spectacle, mais dans leurs voix qu’ils prodiguaient, je me délectais de ce qui s’exhalait de leur groupe, candeur, humilité de l’enfance, pureté des êtres sans alcool ni amour.

Quand vint le moment de la communion, ils se mirent en marche vers le chœur. Et le prêtre, portant le ciboire, descendit vers eux de l’autel.

Quel poète n’admirera l’Eglise quand elle élève l’hostie au-dessus du monde et que, tout d’abord, elle la donne à un enfant de sept ans ! C’est lui remettre une arme contre la bassesse, une flamme dont ceux qui la possèdent rendent témoignage qu’elle est leur trésor. Cette hostie divine, je n’ai pas qualité pour en faire le commentaire, mais je vois à travers les siècles toutes les hosties de l’humanité, toutes les nobles Iphigénie, toutes celles, toutes ceux qui se dévouent, toutes les victimes immolées.

Et maintenant qu’ils regagnent leurs places, je les regarde, ces petits Champenois si clairs, si nets, si positifs déjà, à la mine assurée. Je pressens à leur allure, à leur port de tête que plus d’un rejoindra les mécréans, non par surcroit de curiosité, mais par défaut ; trop aisément tel d’entre eux deviendra un zélateur des choses vulgaires. Bref, ils me semblent sains et bornés. Mais ils chantent avec énergie : « Je suis chrétien, » et qu’ils cessent un jour de le dire, ils le demeureront pourtant dans le principe de leur être.

J’admire l’intensité de la formation qu’ils subissent. Ce qui vient de leur être départi d’une manière mystérieuse, le jeune abbé le leur éclaire dans un petit discours entraînant qui s’achève sur ces mots : « Nous disons hautement, à la Bayard, à la Duguesclin, à la Jeanne d’Arc : Vive le Christ ! » Où trouver un plus beau patronage sous lequel placer un jeune Français ? Il y a dans ces hautes figures qui leur sont proposées en exemple, et dans l’accent de cette harangue, le résultat d’expériences plus larges et plus étendues que celles d’un individu. C’est le fruit de la plus longue réflexion collective. Faire saisir et répéter cela par des enfans, le placer à jamais dans des cœurs encore tendres, c’est assurer notre immortalité.

En créant chez ces petits communians cet état d’émotion, l’Église scelle dans leurs cœurs, mieux que ne ferait aucune pédagogie, nos vérités françaises. Il s’agit que l’âme existe au plus tôt ; il s’agit de la promouvoir, de la nourrir, de la rattacher au monde héroïque. Les plus petits sont aptes, mieux que de plus âgés, à recevoir ce bienfait, encore qu’ils n’en aient pas la pleine connaissance, parce que les affections du cœur et les émerveillemens de l’imagination précèdent le parfait développement de l’intelligence. Ce n’est pas la raison qui nous fournit une direction morale, c’est la sensibilité. Le vieux Kant s’est donné bien du mal, avec sa dialectique géniale, pour atteindre à son impératif catégorique, qui n’est que la leçon piótiste que sa mère lui faisait réciter quand il était petit. Notre conscience d’homme nous révèle surtout ce qu’elle a reçu dans la première enfance, à l’âge où notre entourage donne une inclination aux premiers souhaits du cœur. Il faut déposer dans une jeune mémoire des souvenirs, ces souvenirs d’enfance qui sont toujours très doux et auxquels viendront se rattacher et s’attendrir mille instans de notre dure vie. La caresse d’une mère, une belle promenade, des heures émerveillées par des récits heureux agissent sur toute l’existence. Devant moi, dans cette humble scène, l’Église vient de diriger et de fixer les puissances de vénération de ces petits sur ce qui ne doit pas mourir.

J’ai vu la mort envahir les parties les plus périssables de l’édifice, mais, je le jure, son âme demeure. C’est bien ici le lieu où l’homme reçoit, se compose une conception de son être qui le force à s’élever au-dessus de lui-même. Ici les générations héritent les leçons et les exemples d’une grande civilisation. Elles y trouvent des vertus, et puis l’énoncé de ce qui ne doit pas être mis en discussion. Ici, l’individu sent s’éveiller en soi des parties profondes auxquelles ailleurs rien ne parle si fort. Qu’un cantique s’élève à l’autel, un autre chant surgit dans nos cœurs.

La scène qui vient de se dérouler sous mes yeux donne une réplique à la demande que bien souvent je me suis posée : « Hautes églises de France, que pensez-vous faire ? Dans votre péril, au milieu de tant de bassesse, d’ignorance et de haine, et quand l’ennemi brisant nos efforts donne l’assaut à nos murailles, quels moyens réservez-vous ? » La vieille cathédrale me répond : « Je formerai les petits enfans. »


XVII
LA MOBILISATION DU DIVIN

Accroupis de Vendôme, épicier de Bornel, Triboulets de Grisy, blackboulés de Moulins-les-Noyers, depuis trois ans que je vous observe, je ne m’explique pas comment vous pouvez vivre. C’est entendu, vous êtes les fils de la femme, vous buvez, mangez, respirez, mais avec quel ensemble plus vaste que votre individu êtes-vous rattachés ? Quelles idées accueillez-vous ? Quelles émotions gonflent votre cœur ? Quel feu avez-vous reçu pour le transmettre dans la course des torches ? De quelle communion vous réclamez-vous ?

Je sais qu’il est d’autres fontaines que le christianisme. M. Gérard-Varet me l’a dit à la tribune de la Chambre : « Vous voulez savoir de quoi nous vivons ? Nous servons les dieux de la Grèce. » Soit ! mais vous, Triboulets de Grisy, Bornel, Vendôme et autres lieux, n’essayez pas de me raconter que vous voulez abolir le culte du Christ parce que vous savez une meilleure culture de l’âme. Votre indécence tout animale autour de ces hautes demeures de l’idée, vos cris inarticulés, votre incapacité à nommer dignement, à définir les choses que vous haïssez, révèlent que vous êtes exclus du bénéfice de toute civilisation. De quoi peut se nourrir votre désir, votre esprit, votre âme ? De rien, elle est quasi toute morte. Vous êtes privés, vidés de ce qui constitue l’humanité. En dépit de votre assurance et des pièces de cent sous que vous faites sonner dans votre gilet, vous souffrez de ce bel univers profond qui vous est fermé, où siègent les vérités toutes vêtues de songe et de rêve. C’est votre envie qui vous rend méchans. Vous voulez détruire ce qui fait tant plaisir aux autres et dont se prive votre désir. On vous plaint, malheureux, jusqu’au jour qu’il faut bien vous connaître et vous craindre. Vous voilà rassemblés en un vaste troupeau qui piétine les parterres, saccage les arbres séculaires et broute les jeunes pousses. Prenez garde ! Je pressens, je vois se former contre vous une vaste coalition de tous ceux qui aiment les cultures. Déjà la pétition des églises devait vous donner à réfléchir ; elle montre que les meilleurs s’offensent de votre audace barbare. Tremblez ! il est temps que la haute civilisation se prémunisse et fasse contre vous la mobilisation du divin.

Mais je suis las de regarder ces malheureux ! Assez de platitude et de méchanceté ! Pour leur échapper, allons sur le vaste théâtre des idées en liberté. Celui qui veut garder son activité, son entrain, a droit à quelque récréation. Je me livrerai aux souvenirs et aux pressenti mens. Pour quelques minutes, oublions ce qui ne mérite pas d’être connu, et ne voyons que ce qui répand une vertu de vie. Je veux capter tout ce qui frémit de sacré dans notre sang. Après tant de dissonances, j’ai besoin d’harmonie et d’un approfondissement de mon humanité.


Connaissez-vous cette sorte d’angoisse et cette protestation qui se forment au fond de notre être (telle est du moins mon expérience) chaque fois que nous voyons souiller une source, avilir un paysage, défricher une forêt ou simplement couper un bel arbre sans lui fournir un successeur ? Ce que nous éprouvons alors, je fais appel à votre mémoire, c’est tout autre chose que le regret d’un bien matériel perdu. Nous sentons invinciblement qu’à notre expansion complète il faut du végétal, du libre, du vivant, des bêtes heureuses, des sources non captées, des rivières non mises en tuyaux, des forêts sans réseaux de fils de fer, des espaces hors du temps. Nous aimons les bois, les fontaines, les vastes horizons pour les services qu’ils nous rendent et pour des raisons plus mystérieuses. Une pinède qui brûle sur les collines de Provence, c’est une église qu’on dynamite. Une pente ravinée des Alpes, un flanc pelé des Pyrénées, les étendues désertiques de la Champagne, les causses, les brandes, les garrigues du Plateau central correspondent dans notre esprit à ces places de village où nos clochers s’écroulent. A quoi attribuer cette émotion d’une qualité mystique ?

On dirait qu’à peu de distance sous terre l’amour des forêts et des sources, l’amour des vastes solitudes rejoignent l’amour des sanctuaires et que des sentimens si divers ont des racines communes. Ceux qui s’emploient avec allégresse à dénaturer la face de la terre, nous les tenons d’instinct pour les frères de ceux qui disent : « Qu’importe que les églises s’écroulent ! des excès des uns et des autres nous remplissent d’horreur. La mise à mort d’une forêt, d’une rivière, d’un haut lieu offense l’univers, nous fait désirer des cérémonies de purification. Pourquoi cette rumeur de notre conscience ? Pourquoi cet attrait religieux que nous inspire ce qui s’épanouit d’une manière intacte à l’air pur ?

Les pensées de nos lointains ancêtres exercent toujours de mystérieuses et fortes poussées dans notre vie. Le peuple des fées et des génies qui vivaient dans les eaux, les bois et les retraites a disparu, mais, en mourant, il a laissé aux lieux qu’il animait des titres de vénération et gardé avec notre race des liens d’amitié ou de terreur. Les siècles comptent peu pour celui qui dans la solitude prend soin d’écouter sa conscience, d’en accueillir les murmures profonds et de recevoir au fond de son être les dieux dépossédés.

J’ai lu, relu avec une ivresse de plaisir le célèbre sermon où saint Éloi, au VIIe siècle, énumère et vitupère toutes les survivances païennes demeurées dans les mœurs de ses ouailles, nos pères : « N’observez, leur dit-il, aucune des coutumes sacrilèges des païens, ne consultez pas les charlatans, ni les devins, ni les sorciers, ni les enchanteurs… ; n’observez pas les augures, ni les éternuemens, et quand vous êtes en chemin, ne faites pas attention au chant des petits oiseaux. Qu’aucun chrétien n’observe quel jour il sort de chez lui, ni quel jour il y rentre… Que nul, pour entreprendre un travail, ne fasse attention au jour ni à la lune ; que nul, aux calendes de janvier, ne se déguise en veau ni en cerf, ne tienne table ouverte pendant la nuit, ne donne ou reçoive des étrennes et ne se livre aux excès du vin ; que nul ne croie aux devineresses et ne s’assoie pour écouter leurs chants ; que nul à la Saint-Jean et autres fêtes des saints, aux solstices, ne pratique les danses, les sauteries, les caroles et les chants diaboliques ; que nul n’allume des flambeaux, ni ne fasse des vœux au pied des temples, auprès des pierres, des fontaines, des arbres, des enclos ou dans les carrefours ; que nul ne garde le repos de Jupiter (ô mes jeudis de collège !…) ; que nul ne suspende au cou d’un homme ou d’un autre animal des phylactères même offerts par les clercs et déclarés sacrés, sous prétexte qu’ils contiennent des passages de l’Écriture ; que nul n’ait la prétention de faire des lustrations, ni d’enchanter les herbes, ni de faire passer son troupeau par un trou d’arbre ou par un trou creusé en terre, parce que c’est là, en quelque sorte, le consacrer au diable ; que nulle femme ne suspende de l’ambre à son cou ; que nul ne se mette à vociférer pendant les éclipses de lune ; que nul ne croie au destin, à la fortune, à l’horoscope. En cas de maladie, n’allez pas chercher les enchanteurs, les devins, les sorciers, les charlatans, et n’appliquez pas des phylactères diaboliques aux sources, aux arbres, aux embranchemens des routes… Mais laissez là les fontaines et coupez les arbres qu’on appelle sacrés. »

Quel trésor qu’un tel texte ! Il nous dispenserait de tous les folklores du monde, ou du moins il leur sert de préface, de commentaire et de conclusion. Il nous rend compte de tant d’usages injustifiés qui nous plaisent absurdement et même nous émeuvent, comme ce morceau d’ambre au cou d’une femme, parce qu’ils ont, à notre insu, des origines religieuses ! Saint Éloi nous décrit là une couche profonde de notre être, ce qu’il y a en nous d’irrationnel et de si fort, et qui nous gouverne encore d’une façon despotique. Au milieu de toutes ces niaiseries que le bon sens avec le saint réprouve, on distingue de l’excellent, de l’éternel Saint Éloi, n’exigez pas de moi que je vous sacrifie les arbres séculaires et les forêts profondes, les sources et les collines, les fleuves, les enclos, les solitudes et les fontaines, non plus que les âmes des ancêtres. Rien de tout cela ne me laisse insensible. Les déesses des sources étaient bienveillantes, les dieux des bois, redoutables. Quand je suis seul dans la forêt, j’éprouve une angoisse ; auprès d’une source, un sentiment d’amitié douce. Grand saint Éloi, n’interprétez pas, mal mon involontaire souhait de désarmer le silence menaçant des bois et mon désir de protéger la source !

Je me souviens, dans une chênaie, au pays des étangs lorrains, d’un vieux chêne qui abrite dans son cœur une statue de la Vierge, et du plaisir que nous éprouvions, Stanislas de Guaita et moi, à le prendre pour but de nos promenades à vingt ans. Mon ami l’a chanté dans ses vers de jeunesse. Nous allions et venions du cabinet rempli des livres de tous les poètes à cet arbre vénérable, et bien à notre insu, sans rien analyser, nous éprouvions l’influence de son caractère sacré.

Chaque été, quand je reviens dans mon pays, je vais voir une source au bas d’une côte, dans un bois. J’en sais de beaucoup plus belles, mais de celle-ci j’ai l’habitude et nul autre ne la regarde. Cent journées nous sont communes, et demeurées sous cet ombrage, dans cette vasque, m’accueillent à chaque visite. Les souvenirs que j’y retrouve, je les respecte comme les émotions et les pressentimens d’un enfant. Est-ce qu’une fée celtique, une nymphe romaine, autrefois, furent attachées à la vasque charmante ? Sans me répondre, l’eau murmure sous les arbres qui bruissent. Je me tiens debout, honorant une présence que, depuis les temps païens, nous ne savons plus nommer. Mon imagination enchantée se reporte aux jours de mon enfance, à l’heure naïve où, légèrement épouvanté de l’ombre et du silence, je venais admirer les libellules et les grands papillons de cette vallée humide. Quelque chose de mystérieux se présentait tout naturellement à mon esprit et m’envahissait, comme un brouillard d’automne parfois prend possession d’un jeune arbre. Je t’ai quitté depuis quarante ans, petit Bois des Côtes, et d’année en année la vie industrielle te resserre et te menace. Je t’aimais avec ce sentiment que tes jours dureraient alors que nous aurions passé près de ton miroir comme les éphémères, et voici qu’en te faisant ma visite, j’entends les cloches et les rumeurs des fabriques toutes proches. Oh ! belle fontaine, toujours jeune, forte, pure, jaillissante, d’un instant à l’autre, peut-être tu vas périr ! Aujourd’hui, je me réjouis que la source du Bois des Côtes, dans sa vasque de sable fin et sous un voile de cresson, ne soit pas encore captée.

Je ne riais pas quand le vieux curé de Portieux, mon ami le chanoine Pierfitte, me racontait qu’un soir de son enfance, au côté de son père, par la porte entre-bàillée de leur hutte de bûcherons, il avait vu les fées danser dans une clairière. « Ne bouge pas, petit, lui disait son père ; elles sont capricieuses, tantôt bonnes, tantôt méchantes ; le meilleur est qu’elles nous ignorent. » Je ne riais pas, je l’aimais davantage comme un homme privilégié. Les fées s’égaillent-elles toujours dans les clairières de la profonde forêt de Darney ? Je crois plutôt qu’elles se répandent partout à travers le monde. Savent-elles cueillir encore les sept plantes magiques ? Elles savent cela et tout le reste. Elles font et défont les enchantemens ; elles apportent l’espérance même au lit des moribonds, mais souvent leur rire, quand elles fuient, déchire les cœurs. Ce sont elles qui placent dans l’âme les folles résolutions et le désir de se sacrifier à tort et à travers. Jadis le passant égaré au milieu des aulnes d’un pâquis solitaire, s’il surprenait leur danse sous la froide lumière de la lune, se signait et s’enfuyait. Puissions-nous en user ainsi, toujours, avec ces enchanteresses !

Aujourd’hui, jour d’automne, les lointains sont dans la brume, pareils à la mer. Sur nous la jeune matinée resplendit de soleil. Les colchiques fleurissent la prairie ; les libellules frémissent et virevoltent sur les « mortes » auprès de la Moselle ; les poissons se chauffent au soleil. C’est une féerie ! Mais par-dessus ce monde accessible, j’attends, je sollicite, j’exige l’inaccessible. Il n’y a pas que le tangible, il y a tout le possible. Je ne me fie pas à mon regard borné, je franchis mes limites et j’appelle. Je sens un vide dans ce beau décor, et je vois la place où préside une invisible divinité.

Arbres fatidiques, dames fées des prairies et des sources, mystérieuse respiration des bois, vent du soir qui passe à travers les taillis, ô sentimens fragmentaires ! Je ne vois pas dans la nature les dieux tout formés des Anciens, mais elle est pleine pour moi de dieux à demi défaits. Toute une végétation subsiste au fond de nos cœurs, tout un univers submergé. La forêt de Brocéliande, le vieux domaine des chevaliers de la Table Ronde, où repose le prophète Merlin, est à demi détruite, et, dans sa fontaine de Baranton qui bouillonne toujours, le perron magique est brisé. La forêt des Ardennes a disparu, et nul pèlerin ne va plus éveiller à Niedermendig le souvenir de Geneviève de Brabant. Les Carmélites à Domremy, sous le Bois-Chenu, boivent impunément l’eau de la Fontaine des Groseilliers. Depuis des siècles, le crépuscule est descendu sur les forêts merveilleuses. Leurs hôtes vaincus gisent au fond des lacs et dans les ravins sous les feuilles mortes. Et pourtant, à chaque fois que je traverse un champ du feu, une roche des fées, une solitude, je les appelle d’une voix insensée.

Quel est ce charme que je subis ? Est-ce le son du vieux cor romantique et l’accent des premiers vers qu’à dix-sept ans, j’ai entendus ? C’est, de plus loin, un vieux monde qui m’appelle. A certains momens, j’ai besoin de me livrer aux vagues qui viennent du large, d’échapper aux rayons du phare ; je désire aller me reposer, me recharger loin des mesquines efflorescences de la pensée et me délivrer momentanément de moi-même. Mal résistant à la voix de la solitude et à l’appel des ténèbres, je me penche hors de la prison des choses claires sur le déroulement infini des flots obscurs. Des forces, longtemps contenues par la sévérité des châteaux de lumière, s’échappent dans l’immense horizon de la nuit. Je retourne aux lieux où se forme en moi le sens de ma destinée ; je retourne au primitif.


Aujourd’hui, après tant de courses errantes, je crois comprendre les conditions de mes plaisirs de voyageur et je m’aperçois qu’entre tous les paysages, ceux-là seuls vraiment me parlent, me chantent, comme dit la belle expression populaire, qui me reportent aux âges antérieurs ou plutôt les réveillent en moi. Je comprends la richesse de la Lorraine industrielle et cette activité qui fouille de toutes parts la terre pour y puiser la houille et le fer ; j’aime la vieille civilisation des vignes mosellanes, belle image d’ordre et de prospérité, et j’aime la douceur de nos vergers de mirabelles sur les pentes ; mais à tout je préfère les espaces déserts du plateau lorrain, cette immense étendue de nuages, de forêts et de vallonnemens où les villages et les cultures même sont rares, vaste pays de la tristesse sans déclamation. Le siècle n’a mis aucune marque sur cet horizon qui n’est fait que du grand ciel et des plis du terrain. Que j’aime cette apparence calme et froide, l’aspect des plus hautes œuvres de l’art et des plus fortes âmes, l’attitude sublime d’un repos chargé de puissance ! Ce paysage d’excessive sévérité, muet et déplaisant au plus grand nombre, atteint en moi des régions secrètes. Il m’entraîne dans un ordre et sur un plan supérieur au pittoresque, loin du domaine sensible. Au babillage du plaisir, au murmure des passions, à toutes nos agitations, un grand silence vient de succéder. Une émotion indéfinissable, toute calme, s’installe en nous, y répand ses vagues, nous unifie, nous remplit d’harmonie. C’est un ravissement mêlé de tristesse, une volupté solennelle. Nous sentons un ennoblissement et puis un profond repos. Cette patience qui l’emplit donne au passant une idée des longs siècles de l’humanité. Pour une minute, il se croit vieux comme sa nation. C’est l’horizon de l’éternité. Dans ces solitudes, l’esprit se délivre du moment et retrouve les anciennes orientations. Il retourne à d’antiques volontés, se prêtera ce qu’il sent se ranimer en lui et retrouve des attachemens, dont il n’a pas une expérience qui date de sa vie.

Jadis, nous avions des maîtres visibles de tous au grand ciel de midi. Ils ont passé, ces dieux de notre terre, à la fois nos guides et nos emblèmes. Ils ont disparu, brisés par les apôtres du Christ. Mais leurs fantômes flottent toujours sur nos campagnes et voudraient reprendre corps. Il n’a pas suffi de les nier ou de les oublier pour les anéantir. Ils errent autour de nous, cherchent une prière, un accueil, un signe de bienveillance sur ces friches et dans ces bois où ils ont eu leurs derniers fidèles.

Quand le Christ établit son règne, il y a des siècles, sur ces terres, les grands dieux du paganisme lui cédèrent la place, émigrèrent. Comme les aigles et les vautours ont abandonné nos sommets, les Jupiter et les Vénus sont partis avec les fonctionnaires de l’Empire. Ces grands voiliers, tout prêts à déployer leurs ailes, sont retournés sur les îlots de la Grèce. Je les ai entrevus, ces oiseaux de haute mer, en naviguant à travers les Cyclades. Mais nos dieux locaux firent comme nos oiseaux de pays qui n’émigrent pas et qui passent l’hiver. Les paysans les transportèrent au fond des bois écartés et vinrent indéfiniment les honorer en secret. Malheur à eux, si, quelque jour, le maître de la villa les surprend ! En vain résistent-ils, la force les disperse et l’idole antique est brisée. Ah ! puissé-je rencontrer leurs membres dispersés !

Mais quelles sont ces vapeurs qui s’élèvent des taillis et des dépressions du plateau, quel est ce trouble qui m’agite ? Sont-ce les dieux de mes aïeux qui m’ont reconnu et qui m’attirent au fond des bois ? Le corps frissonne et recule, l’intelligence est de glace, mais un cœur fidèle bondit. Ames du purgatoire, aïeux qui réclament des libations sur leurs tertres, génies des lieux et mes propres sentimens réveillés, toutes les épaves religieuses de la vieille race m’appellent. Petits dieux locaux de tous grades, ils nous attendent et nous demandent si nous sommes prêts à les reconnaître. Foule anxieuse, découronnée ! Et moi, pour les saluer, je n’ai pas besoin du ménétrier des campagnes vosgiennes, qui, dans la nuit de la Toussaint, salue des sons de son violon les âmes invisibles répandues dans l’espace. Une fois de plus j’ai reconnu avec émotion les dieux de mes aïeux. J’ai entendu leurs voix étouffées et timides. Un hymne se lève de mon cœur et se mêle au vent du crépuscule dans les arbres de la solitude.

Le soir tombe, les vais-je abandonner sur cette lande ? Je ne le peux pas, je ne le veux pas. Ce serait trop me diminuer, m’appauvrir. Et puis le roi des aulnes a la main sur mon âme, elle se déchirerait si je voulais la lui arracher.

Quand nos pères furent si grands, d’âme si forte, ils ne s’étaient pas détachés du vieux domaine sacré, ils y avaient seulement planté la croix. Ils n’avaient pas détourné leur imagination de la vieille prairie, et ils buvaient toujours à la source jaillissante. Ils avaient gardé leur âme forestière, lacustre, agricole ; seulement quelque martyr était installé auprès de la nymphe. Leur pensée, tout leur être était fondé sur la vie rurale : ils maintenaient leur confiance à la nature ; ils étaient accordés avec le rythme des saisons et des soins agricoles. Ils avaient protégé leur esprit, leur cœur, tout leur héritage moral, en le reliant à une plus vaste humanité. Leur âme catholicisée ne s’était pas faite indépendante du sol. Quand ils construisent l’église du village, ils glorifient les forêts où ils se rappellent avoir habité, et quand ils dressent la sombre voûte, ils nous penchent sur le monde profond du souvenir en même temps qu’ils nous élancent vers une destinée supérieure. Aussi bien les dieux ne les avaient pas abandonnés. Quelques-uns continuaient la lutte, ceux-là sans doute qui avaient été ulcérés par les brutalités et qui avaient gémi sous les coups. Ils s’obstinaient dans une résistance impossible. On a vu leurs tenans sur les bûchers jusqu’aux temps modernes. Mais le plus grand nombre s’accommoda des chapelles que les prêtres les plus sages érigeaient auprès des bois et des sources, sur les hauts lieux, aux carrefours. Que j’aime cette histoire racontée par Grégoire de Tours du grand étang où les paysans, chaque année, se réunissaient pour une fête de trois jours ! Contre cette pratique idolâtre, l’évêque usa tour à tour, vainement, de menaces et de prières, En désespoir de cause, il imagina de bâtir sur les bords une chapelle, y plaça des reliques, et les paysans déposèrent aux pieds du saint les offrandes qu’ils apportaient jadis à la déesse des eaux. Pourquoi refuser de croire que la pauvre déesse se soumet, se convertit, se transfigure ? Pour moi, je la verrai toujours sur la rive vénérable quand j’irai honorer le saint, et je ne crois pas que personne puisse lui refuser le salut du poète : « O déesse, je te connais, je connais tes faiblesses, mais je sais aussi tout ce qu’il y a de bon en toi. »

Dans le haut Moyen Age, un très grand nombre de ces pauvres esprits s’étaient rapprochés de l’église du village. Je ne puis voir sans émotion, au chevet de certaines de nos églises romanes, la petite fenêtre ronde, l’oculus, où de jour et de nuit, jadis, on exposait le Saint-Sacrement, de telle manière qu’on pût l’honorer du dehors. Pour moi, ce phare du cimetière, ce fanal autour duquel tournoient dans la nuit les ombres, c’est le signe le plus émouvant de l’appel jeté par l’église au profond des mystères de la lande, la marque de sa bonté.

Hélas ! aujourd’hui, la chapelle du lac est ruinée, l’oculus éteint et l’église du village elle-même est menacée. Comme ces produits chimiques que l’industrie verse dans nos rivières, comme ces crasses de houille dont elle obstrue nos vallées, un détritus de plus en plus grossier s’accumule dans l’esprit humain et s’oppose à tout ce que l’âme produit d’intuition, de mystère, de poésie. A mesure que nous récoltons ce qui a germé spontanément dans le vaste empire de l’émotion, nous traitons de rêverie et de mensonge les puissances à qui nous devons cette récolte.

Téméraire ingratitude ! Il faut sauver l’antique royaume de l’esprit ; il faut dégager et unifier tout le domaine du sacré. J’ai besoin de relier ce qui est divers et qui semble s’opposer, et que pourtant mon cœur accueille. J’ai besoin d’unité dans l’univers et dans mon cœur. J’ai besoin de sentir mes rapports avec toutes choses et que toutes les parentés éclatent ; j’ai besoin qu’un dialogue, long ou court selon les espèces, s’établisse entre moi, toutes les choses et tous les êtres. Si mon regard était assez, fort, je voudrais n’avoir pas de limite ; je veux du moins, aussi loin qu’il se porte, comprendre, accepter mes rapports avec tout ce qui survient dans mon horizon. La terre est enserrée dans un réseau divin dont je ne voudrais rompre aucune des mailles innombrables. Je n’éliminerai pas ces demi-formes confuses, mais je les regarderai et les justifierai. Je rallume en esprit la flamme posée sur l’oculus.

C’est l’heure d’achever la réconciliation des dieux vaincus et des saints. Je sens leur parenté ; elle dérive pour moi de tant de siècles passés aux mêmes lieux, et je crois qu’ils peuvent aujourd’hui s’entr’aider. Un peuple a dans l’âme un sanctuaire qu’il tend sans cesse à restaurer. Je veux sauver les sources pures, les profondes forêts, à la suite des églises. Et pour maintenir la spiritualité de la race, je demande une alliance du sentiment religieux catholique avec l’esprit de la terre.

Je ne méconnais pas dans le Christ une doctrine de vie infiniment supérieure à celle que fournissent les divinités topiques, les dieux lares, les pénates, le genius loci, la dame des fontaines et la fée des hêtres. Je n’entends pas faire une place aux dieux de la fable auprès de Celui qui les a brisés pour réunir tous les hommes dans la même communion, mais je voudrais que les saints locaux, qui si souvent recouvrent des pensées religieuses charmantes d’autrefois, se prêtassent plus que jamais à les laisser fleurir. Ces cultes de jadis, ces croyances indigènes, bien antérieurs à l’occupation romaine qui les a déguisés sans pouvoir les abattre, — d’où viennent-ils et faut-il l’aller demander aux grottes des Eyzies ? — en même temps qu’ils se prolongent jusqu’à nous en vieilles pratiques misérables, demeurent à l’origine de notre plus grande poésie. Ces imaginations, ces rumeurs, si nous en faisions table rase, si elles disparaissaient des sommets, des bois, des vallées et de notre âme, quel appauvrissement ! Quel ennui dans nos promenades ! Au milieu d’un univers tout de clarté sèche, je périrais d’inanition. Ces formes vaincues, privées de leur culte, plus qu’à demi retombées dans le chaos des dieux, laissent toujours flotter sur le monde leur âme de vérité. O mon âme impatiente, comment rassemblerez-vous tout ce troupeau disséminé dans l’obscurité, comment ferez-vous en vous-même l’unité ?

Églises du village, nature française, profondes forêts, sources vives, étang au fond des bois, comme tout cela sonne harmonieusement ensemble ! Puissions-nous pieusement recueillir ces parcelles agissantes, organiser nos rapports avec ces vérités de brouillard, assister au retour des pauvres dieux locaux dans l’arche du divin, à leur purification et à leur salut ; puissions-nous les réconcilier avec Celui qui préside à notre civilisation et créer en nous la plus riche unité contre les grossiers destructeurs.

Tout le divin, à la rescousse !


XVIII
LES ÉGLISES DE FRANCE ONT BESOIN DE SAINTS

Aujourd’hui, après des mois et des mois de lutte, en cette fin d’année 1913, le complot contre les églises apparaît à tous les yeux ; l’éveil est donné, l’alarme sonnée, et même la concentration de défense quasi effectuée. Mais à quel résultat positif sommes-nous arrivés ? A discréditer la Bête. La Bête puante et méchante qui veut ruiner les églises de France est méprisée universellement. Elle n’ose plus nulle part élever la voix et se glorifier de ses œuvres de mort. Est-ce à dire qu’elle ait perdu son pouvoir ? Bien frivole qui le croirait. Le triple scandale subsiste : on refuse de constituer ce fonds de secours promis solennellement au cours des débats de la Séparation et qui a fait l’objet d’un projet gouvernemental signé de MM. Clemenceau, Caillaux et Briand ; on continue d’admettre que les communes sectaires refusent l’argent des fidèles qui veulent entretenir leur église ; on continue de tolérer que cinquante pour cent des municipalités s’opposent au classement d’édifices réclamés comme des chefs-d’œuvre par la Commission des monumens historiques. Et même les pauvres mesures de salut que j’avais pu obtenir de la Chambre s’en sont allées en fumée. Nos sénateurs viennent par deux fois de les repousser. Ces hommes d’âge participent plus que nos députés, un peu assainis par la jeunesse, de la vieille passion anticléricale.

L’un d’eux, M. Chéron, a essayé de les justifier à mes yeux : « Ne vous méprenez pas, m’a-t-il dit l’autre jour dans les couloirs de la Chambre, ne vous méprenez pas sur les sentimens du Sénat. Ils sont excellens. Si la Haute Assemblée a voté la disjonction, ce n’est pas dans un sentiment d’hostilité à l’égard des églises. Elle les déteste si peu qu’elle a élaboré un projet par l’organe de M. Audiffred. Dans ces conditions, vous le saisissez, on manquerait de déférence envers le Sénat, qui a son texte propre, en lui demandant de prendre le texte de la Chambre. D’ailleurs, mon cher collègue, maintenant me voici sénateur, vous pouvez être tranquille… »

Ainsi nos églises doivent mourir, parce qu’elles ont deux médecins, l’un au Luxembourg, l’autre au Palais-Bourbon, et que ce serait grande indécence, lèse-majesté, de préférer Landry à Audiffred, Audiffred à Landry ! Quelle comédie !

Cette comédie dure depuis quatre ans. Depuis quatre ans, c’est entendu, à force d’articles, de démarches (et aussi d’admirables générosités que je salue), j’ai pu sauver une par une quelques douzaines d’églises ; mais dans le monde gouvernemental, quel abîme d’indifférence et de lâcheté ! Quand j’essaye de me remémorer mes conversations avec les ministres de tous poils, voici notre dialogue, toujours le même.

J’expose un cas, je raconte que des catholiques voudraient réparer leur église à leurs frais et qu’on le leur interdit, ou bien que la Commission des monumens historiques désire classer une église et que la municipalité propriétaire s’y oppose… Et les ministres de m’interrompre :

— Ah ! mon cher collègue, vous avez plus raison que vous ne pouvez croire ! (Et d’un air écœuré ils me citent une série de cas pareils au mien ou même pires.)

Alors je leur demande d’agir.

— Pardon ! pardon ! La loi est la loi, et nous sommes bien obligés de nous incliner devant elle, tant que vous ne l’aurez pas fait changer.

Et moi de m’écrier :

— Mais la loi présente vous permet d’intervenir ; elle vous donne la faculté de classer par décret une église sans tenir compte de l’opposition du maire, et l’église classée serait apte à recevoir les libéralités de ces fidèles que la municipalité repousse ! De plus, si vos préfets voulaient parler un peu sec à ces vilains sectaires…

Ici Dujardin, Bérard ou Jacquier lèvent les bras au ciel :

— Nous ne pouvons pourtant pas entrer en guerre avec toutes les communes de France !

Ah ! qu’ils sont bas, les ennemis de nos églises ! Devant ces chefs-d’œuvre touchans, ils jouent leur vieux jeu, déploient leurs roueries professionnelles. Ce qui jaillit d’une source pure est toujours une action vive, mais d’un cœur méchant contre des choses de lumière ne peuvent sortir que des noirceurs. Nos parlementaires traitent ce qui est sublime avec des moyens de basoche. La situation demeure effroyable. Chaque jour, nous perdons une Joconde française.

Pour vous en assurer, jetez les yeux sur l’inventaire que j’ai dressé de notre ruine, regardez le Tableau des églises qui s’écroulent[5], une partie de mes dossiers, une partie des documens qui me sont arrivés de tous les points de la France et sur lesquels j’ai fondé ma campagne. C’est une collection de faits, sans commentaire. Je donne le nom du village où meurt une église, la réparation la plus urgente qu’elle réclame et le montant de la dépense indispensable. Rien de plus. Je n’aborde pas la série des pourquoi et des comment. Pourquoi les églises croulent-elles ici et non ailleurs ? D’où vient que certains diocèses fléchissent et que d’autres résistent ? Est-il donc en France des territoires que le catholicisme n’a pas imprégnés, où il ne s’est pas confondu avec les élémens indigènes, où il demeure un étranger subi et sourdement repoussé ? Je ne me flatte pas de pouvoir répondre à ces grandes interrogations. J’apporte seulement quelques données pour les résoudre et surtout la preuve patente du désastre.

J’ai relevé douze cents églises que la commune propriétaire ne peut pas ou ne veut pas entretenir et qui demandent, sous peine de mort, des réparations immédiates. Cette monotone énumération de toitures, de plafonds, de façades, de voûtes, de nefs, de chœurs, de chapelles qui crient misère, constitue un des chapitres les plus tragiques de l’histoire de la civilisation dans notre pays.

Est-il exact mon tableau ? Oui. Est-il complet ? Non. Je suis loin d’avoir connu tous les cas, toute l’étendue du désastre. Je cite les églises dont j’ai entendu l’appel, celles qui voudraient vivre et qui, si nul n’intervient, vont mourir. Il en est d’autres, tout aussi menacées, dont la plainte ne m’est pas arrivée ; d’autres enfin qui ont passé cet état où on lutte encore, où l’on a la force de jeter un appel. Combien ne sont déjà plus que des cadavres et gisent abandonnées des hommes ! Dès aujourd’hui, parcourez maintes régions des provinces françaises. A chaque pas, vous trouverez une voûte ruineuse dont l’entrée est interdite par arrêté de M. le Maire. Le culte a été supprimé, l’église démeublée ; le prêtre est parti… O grande pitié des églises de France !

D’où viendra le salut ? D’une coalition rassemblant les imaginations et les sensibilités, toute la haute intelligence. Au long de cette campagne, chaque jour, j’ai réclamé l’alliance de tous ceux, d’où qu’ils viennent, qui possèdent le sens du mystère et le génie de la vénération. Qu’ils unissent leurs forces, leurs puissances de souvenir, de désir et de dégoût. J’appelle tous les esprits nobles à se masser sous les murs du Christ civilisateur au village.

Mais que vaudraient ces puissans concours, ces armées du dehors si, dans la citadelle menacée, l’âme venait à défaillir ! Je m’en suis expliqué l’autre jour avec mon vieil ami Charles Le Goffic, l’un des chefs du celtisme, un de ceux qui se donnent pour mission de raviver et de maintenir, à la Mistral ! la vertu du sang. Lui aussi, il s’imaginait que j’étais à même de changer le cours des choses et que je pouvais intervenir contre les méchans à la manière d’un archange avec une épée fulgurante, et il m’avait écrit la lettre la plus touchante et la plus savante pour me demander de défendre les cimetières bretons menacés. Je lui répondis en toute vérité par cette épitre, où l’on peut trouver l’expérience de mes quatre années de lutte et qui sera mon dernier mot :


Mon cher Le Goffic,

J’achève de lire les belles pages que vous m’écrivez, pleines d’un sens profond sur le rôle des cimetières en Bretagne, sur le souvenir obscur que votre terre semble garder d’avoir été, au fond des âges, notre ossuaire national et le caveau où l’on portait les morts de tous les points de la Gaule. Elle est saisissante, l’interprétation historique que vous nous donnez des champs du repos dans la vieille Armorique. « Tout notre patrimoine artistique est rassemblé là, me dites-vous : châteaux d’eau merveilleux, comme les fontaines à vasques de Saint-Jean-du-Doigt et de Loguivy-lès-Lannion ; grands calvaires à figuration dramatique, comme ceux de Tronoën, de Guimiliau, de Guéhenno, de Plougonven, de Plougastel ; chaires à prêcher en plein vent, comme celles de Pleubian et de Plougrescant ; ossuaires magistraux, vastes comme des églises, à la décoration desquels la race semble apporter une volupté sombre, particulièrement sensible dans celui de Saint-Thégonnec. Avec ses pignons fleuronnés, ses colonnes corinthiennes, ses niches à coquille et les élégantes cariatides de son fronton, vous diriez un palais, — et c’est la maison de la mort. Ah ! que nous sommes loin des imaginations moroses du rationalisme et de l’obscur boyau où les morts de M. Bartholomé s’engagent avec une si compréhensible répugnance ! C’est par des arcs de triomphe que nos morts à nous entrent dans le repos éternel. »

Ces beaux signes des pensées les plus mystérieuses de votre nation, il paraît qu’on les déplace, qu’on les détruit. Vous m’appelez à l’aide, j’accours. Je me rappelle le temps où nous avions vingt ans, mon cher ami, et ce bel été inoubliable de notre jeunesse où vous me guidiez sur les chemins de votre sublime Bretagne. Nous allions à pied par monts et par vaux. Un jour, vous me faisiez entrer chez M. Renan à Rosmapamon, dans la petite maison verdoyante de la baie de Perros où nous écoutions quelques instans le vieux magicien, et, le lendemain, nous passions l’après-midi à sommeiller et rêver dans le kreisker de Saint-Pol-de-Léon. Trente années ont recouvert d’ombre ces heureuses journées, mais nous sommes restés fidèles aux sentimens qu’elles formaient en nous. La leçon du vieux clocher, nous l’entendons toujours, et en défendant les églises, les calvaires et les cimetières contre la haine ou la morne indifférence, nous sommes d’accord avec le vrai Renan de qui nous sommes allés interrompre les songeries bretonnes ; nous recueillons ce qu’il y a de plus vivant et de noble dans ce fils des Celtes, chez qui sommeillait, légèrement voilé par les poussières de la vie, le sens du divin, et que dégoûteraient profondément les grossiers iconoclastes et les ennemis de l’Esprit.

Ceux qui conspirent contre les églises, les calvaires et les cimetières, contre tous les monumens de la vie spirituelle sur notre terre, se proposent sciemment de jeter bas des principes et certaines lois de l’âme dont découle toute notre vie. Ces conspirateurs seront eux-mêmes épouvantés par l’abaissement de la dignité et de la raison dans les contrées malheureuses où ils pourront chanter victoire. Il faut que tous les esprits se tournent vers les grandes murailles menacées et se groupent sous elles ; il faut que l’Intelligence tout entière vienne au secours des églises. Ce faisant, l’Intelligence se protégera elle-même, car si l’on ruine les puissances de vénération dans notre France, c’est la civilisation même qui s’y va dégrader. Certaines personnes s’obstinent à croire que nous défendons les beaux vestiges du passé. Quelle vue étroite ! Quelle conception étriquée ! Nous défendons moins le passé que l’avenir. Parlons clair et net, nous défendons l’éternel.

Rien ne sert d’objecter que Messieurs X… Y… Z… et Mme Trois-Étoiles, adversaires déclarés du christianisme, font voir des vertus de sacrifice et le plus beau sens de l’honneur. Est-ce que l’on songe à le nier ? Le fait ne va pas contre ce que je dis. Ces antichrétiens vivent dans une société toute formée par le catholicisme ; ils classent leurs idées selon le catholicisme ; ils sont eux-mêmes compris et interprétés par une société catholique ; ils bénéficient de l’atmosphère, et leur noblesse morale, que des observateurs superficiels seraient tentés de prendre pour une qualité naturelle, ils la reçoivent de l’Eglise même.

Au fond de cette question des églises, mon cher Le Goffic, ce qui nous préoccupe, c’est le problème de l’éducation de l’âme. A la formation de quelles âmes voulons-nous travailler ? Nous voulons répéter, faire revivre les plus beaux types qu’a produits notre pays. Comment ? En maintenant à la disposition de chacun ce qui a toujours répondu aux aspirations du cœur et aux besoins de la pensée française. Si quelqu’un sur les ruines de l’église du village est en mesure de dresser un temple nouveau, ou je ne sais quelle chaire qui, dans toutes les circonstances de la vie, supplée l’église, nous sommes prêts à voir ses plans. Mais je connais la littérature de notre époque, j’écoute avec un grand soin mes collègues de la Chambre : je ne vois pas un constructeur, mais seulement des démolisseurs. Démolir ! quelle abjection !

Maintenant, mon cher Le Goffic, que pouvons-nous pour la sauvegarde des églises de France et des autres monumens de notre vie spirituelle ? Depuis quatre ans, nous combattons. L’intelligence française a sauvé son honneur en se dressant contre les barbares devant l’église du village. En cela, un résultat certain a été obtenu, et les parlementaires se sentiraient mal à l’aise d’afficher trop clairement un désaccord avec l’élite des penseurs et des artistes de notre pays. Mais nos ennemis sont puissans. S’ils ne nous contredisent plus guère, ils ajournent, ils rusent, ils cherchent à gagner des jours, des semaines, des années. Et, pendant ce temps, écoutez-moi bien, Le Goffic, il se créera un droit.

C’est la grande phrase que m’a dite Briand dans son cabinet : « Une jurisprudence se crée, ne bougez pas ; l’état de fait en se prolongeant se transforme en état de droit par le seul effet de sa durée. » C’est une pensée vraie ; on ne l’épuise pas en la creusant.

Sous nos yeux, à cette minute, il se crée un droit. Au profit de qui ? Il ne s’agit pas de me raconter que le bon droit est avec les églises. Il faut qu’elles aient la force avec elles. Où manque la force, le droit disparaît ; où apparaît la force, le droit commence de rayonner. Le droit des églises à rester catholiques est essentiellement dans la puissance, dans la persistance de l’idée qui est en elles. Mon cher Le Goffic, on maintiendra les édifices à la disposition du prêtre et des fidèles tant que ceux-ci seront assez nombreux et ardens pour que la paix publique soit compromise par un retrait. C’est l’intensité de la foi qui maintiendra et recréera, en dépit de la loi, un droit légal au profit du catholicisme.

Si vous voulez que je vous confesse toute ma pensée, je dois vous dire, Le Goffic, que nos églises et vos cimetières ne peuvent être sauvegardés pleinement que dans la mesure où la vie religieuse se maintiendra au village. Le jour où les églises deviendraient des objets respectés à cause de leur passé, des monumens curieux, quelque chose comme des dolmens, des peulvans ou des cromlec’hs, bref de gros bibelots sur la colline, elles seraient perdues, et le reproche d’ingratitude ne suffirait pas à convaincre les générations de les maintenir. La solidité physique des sanctuaires, c’est d’être moralement féconds, et vos cimetières mériteront d’être conservés dans la mesure où les ombres des morts sauront encore parler aux vivans.

Parlons, écrivons, plaidons, projetons le plus de lumière que nous pourrons sur la noble église du village. La plus belle louange que nous en pourrons dire n’est rien auprès du service que lui rend le prêtre s’il la remplit de fidèles. Nos raisonnemens iront bien difficilement émouvoir les conseillers municipaux, qu’il s’agit pourtant que nous persuadions ; nous rejoindrons plus péniblement encore leurs électeurs de qui tout dépend en dernier ressort. Ne ménageons pas notre peine ; nous en sommes abondamment dédommagés par l’honneur de servir une telle cause, mais faisons des vœux pour que chaque église trouve un prêtre exemplaire. Tout est là, comme au temps des grandes invasions. Il y a des hommes qui, par la qualité de leur être, s’imposent au respect, persuadent, arrêtent les Barbares, s’en font des auxiliaires. Aux heures où l’esprit politique est vicié, semble anéanti, et quand le retour à la barbarie s’annonce par le discrédit où tombent les idées élevées, la vertu qui se fait reconnaître à ses œuvres devient une puissance. C’est elle, mieux qu’aucune page d’aucun écrivain, qui ramènerait les esprits à l’église. Quand je vois des Français, ni meilleurs, ni pires que leurs pères, en somme des êtres d’une excellente matière humaine, tirer gloire de dévaster ces beaux édifices de lumière et de charité qu’ils sont impuissans à remplacer, je désire de tout mon cœur pouvoir causer avec chacun d’eux, et je ne doute pas que je parviendrais à les convaincre, tant la cause est aisée ; mais où les joindre, et comment m’assurer en eux un peu de cette bonne volonté sans laquelle tout discours est vain ? Alors, devant ces églises, ça et là demi-désertées, demi-écroulées, je me surprends à murmurer la grande vérité, le mot décisif : les églises de France ont besoin de saints.

Étrange époque, crise inouïe, où tel doit être, en dernière analyse, le vœu ardent des philosophes et des artistes, l’appel inattendu des Renan, des Théophile Gautier et de leurs disciples, saisis par le flot qui monte de la grossièreté destructrice.


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Émile-Paul, 1914.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1913 et des 1er et 15 janvier 1914.
  3. Lettre de M. Royau publiée dans l’Écho de Paris, le 20 mars 1913.
  4. Dans tous leurs détails, ces ignominies m’ont été certifiées, comme je le dis, par M. Royau et confirmées par M. Barillet, avocat à la Cour d’appel de Paris et conseiller municipal de Vendôme. Au reste, le maire, quand il a vu l’effet de ses actes auprès de l’immense public, a fait rouvrir les fouilles des latrines et reporter au cimetière la dalle de Virginie Savoir. C’était l’aveu.
  5. Gigord, éditeur, 15, rue Cassette, Paris ; une brochure à 25 centimes.