La Grande Pitié des églises de France/04

La Grande Pitié des églises de France
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 241-266).
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LA
GRANDE PITIÉ DES ÉGLISES
DE FRANCE[1]

IV.[2]


XIII. NOS RADICAUX S’ÉLANCENT

Mon discours tout de même obtient un résultat. Si les églises continuent de s’écrouler, une de leurs pierres les plus lourdes est tombée sur le nez du pauvre M. Beauquier. L’inintelligence et la bassesse ne sont plus de mode à la Chambre. On supporte impatiemment une trop grossière méconnaissance de cet ensemble de croyances, sentimens, règles et rites qui constitue la religion, et qui relie le fidèle avec la Puissance enveloppée de mystère dont il se sent dépendant. Les plus acharnés rougissent de leurs congénères surpris en flagrant délit de besogne sectaire. Ils en rougissent. Que dis-je, ils les tuent ! (Ainsi des cambrioleurs, si l’un d’eux, blessé, ne peut s’évader, l’achèvent.)

C’est à la lettre. Ce matin, en pleine Chambre, M. Bouffandeau a voulu tuer l’épicier de Bornel. Tout d’un coup, sans rime ni raison, de son banc, il a crié :

— L’épicier de Bornel n’a jamais existé. Et tous, autour de lui, de faire chorus :

— C’est un mythe, c’est un mythe !

— Permettez, permettez, leur disais-je. L’épicier de Bornel a vécu !

Et le sous-secrétaire d’Etat de déclarer avec un grand sérieux :

— Nous n’avons pas trouvé trace d’un épicier dans nos cartons.

Cette lacune est très explicable, monsieur le sous-secrétaire d’Etat. Chaque fois qu’un épicier est maire, c’est en cette dernière qualité qu’il correspond avec vos bureaux. Vous n’avez pas connu l’épicier de Bornel ? Le beau mystère ! c’est que pour avoir l’honneur de vous parler, il devenait M. le maire de Bornel. Allez en paix, vous en savez plus que vous ne croyez en savoir… Mais vous, monsieur Bouffandeau, quel intérêt avez-vous à nier l’existence de votre compatriote ? Je vous comprends, je vous excuse. C’est délicatesse du cœur, c’est décence d’un digne fils qui ne veut pas étaler en public la nudité de son père spirituel.

Nous n’avons pas les devoirs de M. Bouffandeau. Profitons-en. Ecartons le manteau de Noé, dévoilons l’épicier. Il s’appelait Nicolas Daix, en son vivant maire de Bornel. Le Journal de Méru et l’Impartial de l’Oise nous le décrivent avec agrément : « Qui n’a connu dans notre région l’épicier-maire ? disent-ils. Qui ne se rappelle ce vieillard actif, bien que marchant assez péniblement, appuyé sur son bâton, le buste incliné de côté, la tête en avant ? Homme très poli, très affable, très empressé, très sociable, voulant contenter tout le monde (chose impossible, ajoute très sagement le Journal de Méru), mais excessivement sensible aux honneurs et se laissant prendre à la flatterie. »

M. Nicolas Daix, bon radical et radical-socialiste, fit voter la désaffectation de l’église de Bornel et rêvait de la démolir. « Mes amis, disait-il à ses administrés, si vous voulez être enterrés à l’église, dépêchez-vous de mourir, car on va bientôt la jeter bas. » Ce qui était encore la façon la plus radicale d’en empêcher le classement.

Le pauvre M. Daix est mort. Avant l’église ! Paix à ses cendres., Mais vous, Bouffandeau, qui, Dieu merci, êtes bien vivant, pourquoi vous faire le champion d’une cause détestable ? Vous valez mieux que cela.

A le regarder paisiblement, M. Félix Bouffandeau me plaît. C’est un parent. Il est d’une instruction et d’une puissance de travail inférieures à celles de M. Théodore Reinach, auprès de qui je le rencontre, chaque semaine, à la Commission de l’Enseignement. Mais il est de chez nous. Je le vois sur les vieux vitraux, en Saint Martin ; je le vois en homme d’armes ; je le vois à la procession : je le vois, Dieu me pardonne ! en curé-doyen. Dans la longue suite de ses ancêtres, il apportait au prône de M. le curé la même docilité, le même enthousiasme obstiné qu’il montre aujourd’hui aux leçons de sa loge. Peut-être, au temps jadis, dans la série des Bouffandeau, la foi a-t-elle bâillonné l’esprit critique, et c’était dommage. Aujourd’hui, chez notre collègue, l’esprit critique bâillonne la foi, et jusqu’à l’excès. Mais tout de même, les siècles ont plus agi sur lui que trente années de vie électorale. Il a son trésor intérieur, un capital de sentimens accumulés. Quel dommage qu’il ne veuille pas s’en servir ! M. Bouffandeau ne touche pas au patrimoine moral de ses ancêtres, mais il le garde au fond de l’âme. C’est pour moi le dragon assis sur un trésor.

Des adversaires dont notre esprit est souvent occupé arrivent à faire partie de notre répertoire d’images et d’idées. Ils entrent dans notre familiarité. Et l’on finit, ma foi, par s’intéresser à eux et leur souhaiter du bonheur. L’autre jour, j’étais dans une église quand j’y vis pénétrer douze petits garçons, de six à sept ans, conduits par deux religieuses : un étrange bataillon d’humbles enfans, tous proprement vêtus de gris, avec de larges cravates bouffantes, nouées avec soin, et qui tenaient à la main leurs chapeaux de paille. Ainsi pareils à tous les enfans bien soignés du peuple ou de la petite bourgeoisie et tels que nous fûmes jadis, Bouffandeau et moi, pourquoi leur défilé en rangs serrés et deux à deux me parut-il étrange ? Ils cahotaient, semblaient un peu tituber. Je reconnus très vite qu’ils étaient six petits aveugles donnant le bras à six petits garçons aux yeux brillans et bien ouverts. Ils allèrent s’asseoir dans un bas-côté, et, quand le prêtre, qui circulait à travers l’église pour recueillir les offrandes, arriva près d’eux, au lieu de les quêter, il les salua doucement. Ce tableau d’ordre et de bonté me charmait, quand patatras, je me surpris à penser à mon Bouffandeau de la Chambre.

Ah ! me disais-je, Bouffandeau, Beauquier, Baudet, Trouillot, Chopinet, Goujat, Cocula, ces aveugles, ne trouveront-ils pas des camarades, des frères, pour les prendre par le bras et les mettre affectueusement dans le droit chemin ?

Les dévouemens ne manqueraient pas. Mais que la tâche est difficile ! Ce sont des éducations à reprendre par la base.

Deux jeunes radicaux, MM. Landry et Honnorat, ont senti que c’était humiliant pour eux tous (et impolitique) d’être les seuls à ne pas partager la sympathie soulevée par les églises. Les voilà qui s’élancent au secours des clochers. Ils entraînent dans leur élan, M. Bouffandeau en tête, leurs coreligionnaires politiques. Nos vieux radicaux, métamorphosés par cette jeunesse, ont décidé de sauver les églises. Mais de quelle manière ? Je lis et relis l’amendement qu’ils viennent de signer à la suite de MM. Landry et Honnorat, et je me demande s’il est une mystification, une ruse de guerre, ou bien l’erreur de deux innocens ?

Sous cette impression j’écris à M. Léon Bérard, sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts :


Paris, 9 janvier 1913.

Monsieur le sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts,

Qu’entends-je dire ? Serait-il possible ? Vous feriez vôtre l’amendement Landry-Honnorat-Bouffandeau ? C’est là qu’aboutirait votre belle intention de sauver l’ensemble de notre architecture religieuse ? Quel espoir dégonflé ! Quand je pense que, dès le soir de mon intervention du 25 novembre, chacun s’en allait répétant : « C’est décidé. Le gouvernement trouve que l’état de choses ne peut pas se prolonger. Au cours de la loi de finances, il va régler la question des églises. » Ah ! laissez-moi écrire le gros mot de mystification.

Mais l’on doit se tromper. Il faut que l’on vous calomnie, ou bien que, trop occupé par les mille soins d’un des ministères les plus encombrés, vous n’ayez pas pu appliquer sur le texte de ces messieurs votre esprit, que je sais clair et loyal. Vous n’êtes pas homme à vouloir dresser une fausse façade, un portant de théâtre, un trompe-l’œil derrière lequel achèveraient de s’écrouler nos églises. Vous n’êtes pas de ceux qui ont dit, après la séance du 25 novembre : « Il est impossible de ne rien faire, l’opinion publique exige ces règles légales de conservation que nous venons d’écarter, on veut le salut des églises : ayons l’air de nous en charger. » Non, le sous-secrétaire d’Etat Bérard ne pense pas ainsi, et ses bureaux pas davantage. Je connais leur zèle. Nul de vous ne cherche un artifice, un escamotage ; vous voulez véritablement sauver ce trésor d’art et de spiritualité, maintenir la physionomie architecturale, la figure physique et morale de la terre française. Vous le voulez ? Alors, prêtez-moi dix minutes d’attention et vous serez obligé de convenir que ce projet, que l’on veut vous faire endosser, ne remédie en rien à la situation tragique de nos églises rurales.

Lisons, relisons ensemble le texte de l’amendement présenté par MM. Landry-Honnorat-Bouffandeau et une cinquantaine de radicaux et radicaux-socialistes… Mais, d’abord, j’y vois quelque chose à louer et je ne veux pas m’en faire faute. Ces messieurs, qui, pour la plupart, ont écarté, l’autre jour, mon projet de résolution, qui ont refusé de déclarer que « l’ensemble de nos monumens d’architecture religieuse constitue un trésor national et doit être sauvé, » conviennent maintenant qu’il y a quelque chose à faire, quelque chose de très sérieux et tout de suite. Cela est très bien. Le 25 novembre, ils votaient le statu quo, ils abandonnaient les églises ; dès le 2 décembre, ils se précipitent pour les protéger. Je les applaudis, je les remercie, c’est une réconciliation générale.

Quelque chose m’inquiète pourtant, cette toute dernière ligne de l’amendement : « Ces dispositions entreront en vigueur à dater du 1er janvier 1914. » Eh quoi ! voilà une réforme déclarée capitale et urgente qui est ajournée à un an ! Comment résoudra-t-on d’ici à 1914 ces problèmes nombreux et très graves ? Comment protégera-t-on des milliers d’églises qui se meurent, et d’autres qui, cet hiver, vont entrer en maladie ? On néglige de l’indiquer. En réalité, ces sauveurs des églises rurales commencent par leur infliger un nouveau bail de détresse.

Mais passons avec eux en 1914 et voyons comment ils s’y prendront alors ; voyons ce qu’ils ont inventé pour sauver dans un an ce qui subsistera de notre architecture religieuse rurale.

Ils ont inventé deux caisses, l’une pour les monumens classés, l’autre pour les monumens non classés. Voilà qui va bien. Mais ils s’abstiennent de rien mettre ni dans l’une ni dans l’autre. Voilà qui va mal. Deux bourses vides, ce n’est pas un cadeau à faire à des églises qui s’écroulent de misère.

Au moins, s’ils ne mettent rien, absolument rien, dans ces deux caisses, nous permettent-ils d’espérer qu’elles recevront un jour quelque chose ?

Il faut distinguer.

De ces deux caisses, l’une est favorisée : c’est celle des monumens classés. Elle pourra recevoir les dons et legs, les contributions des départemens et des villes, les subventions de l’Etat, voire le produit des moulages du Trocadéro !

A l’autre, le projet refuse et les contributions des départemens et des villes, et les subventions de l’Etat, et le produit des moulages du Trocadéro ! Il ne lui laisse en perspective que les dons qu’elle pourra bien recevoir des particuliers. Et le malheur, comme il saute aux yeux, c’est qu’elle n’en recevra jamais.

Cette caisse, en effet, n’est pas une caisse pour les églises, mais une caisse nationale de participation à l’entretien des édifices et monumens publics non classés, qui entretiendra des mairies, des écoles, des fontaines, tout aussi bien que des églises et des calvaires. Comment un laïque qui s’intéresse aux écoles irait-il vous donner de l’argent, qu’il risque de vous voir distribuer aux églises, et comment un catholique, ou un artiste, qui se passionne pour les églises, s’exposerait-il à vous voir distribuer sa subvention aux écoles et aux mairies ?

Je vois bien que « les dons, legs ou souscriptions peuvent être affectés par leurs auteurs à un objet spécial ; » je vois que je puis vous donner dix mille francs pour l’église de mon village. Mais je n’aurais avantage à passer par votre caisse que si mes dix mille francs devaient y être augmentés d’une souscription d’État. Autrement, pourquoi ce vain détour ? Il est plus simple que j’apporte directement ma libéralité à la commune propriétaire. Encore verrais-je un intérêt à vous prendre pour commissionnaire si vous étiez en mesure d’imposer à la municipalité ces réparations qu’à moi trop souvent elle refuse. Mais vous laissez subsister tout le scandale, et que je vote ou non votre amendement, c’est toujours le droit des municipalités propriétaires de laisser s’écrouler leur église, quelque argent qu’on leur offre pour la consolider.

Voyons clair, monsieur le sous-secrétaire d’État, c’est le plaisir des dieux. Ce projet ne nous délivre d’aucune des graves difficultés que j’ai à maintes reprises exposées, et dont MM. Landry-Honnorat-Bouffandeau ne croient plus qu’on puisse se désintéresser. Le problème reste toujours le même : l’église de mon village tombe en ruine ; elle n’est pas classée ; je désire la sauver. En quoi votre amendement me tire-t-il d’affaire ? Dans quelle mesure votre caisse des édifices non classés m’offre-t-elle un secours ? Comment puis-je l’ouvrir ? Par quelle considération devrai-je l’émouvoir ? A quel titre reconnaîtra-t-elle mon église digne d’intérêt ? Pourquoi mon église plutôt que la voisine ? Me faudra-t-il des apostilles politiques ? Faudra-t-il que mon conseil municipal ait « bien voté ? » Ou même que M.Bouffandeau intervienne de sa personne ?

Je le crains, je le crois. Et cette opinion générale va détourner tous les dons et tous les legs d’une caisse qui n’est obligée à rien et qui disposera de ses ressources en subventions de bon plaisir.

Il n’y a rien de changé en France, il n’y a que deux caisses vides de plus.

— Mais ce texte est dérisoire, disais-je après l’avoir lu ; ces caisses ne joueront jamais.

— Vous croyez ? me fut-il répondu. Eh bien ! nous en jouerons tout de même.

Après cela, inutile de raisonner davantage. Caisse n° 1, caisse n° 2, caisse des monumens classés, caisse des monumens non classés, autant de réformes en papier. Et les pauvres églises de village, au grand déshonneur de notre terre, vont achever de s’écrouler. La pluie, le vent, la neige, les gelées continueront, tout cet hiver, leur œuvre de destruction. Ce vain projet Landry-Honnorat-Bouffandeau n’est qu’un leurre. Il laisse les églises de nos villages en présence de l’Etat, qui ne veut rien connaître d’elles, en présence de municipalités, trop souvent pauvres et parfois malintentionnées, en présence de fidèles pleins de bonne volonté à qui l’on refuse le droit de sauver, avec leur propre argent, leur église. Votre projet ne sert qu’aux partisans du statu quo, aux durs partisans de la mort des églises, qui pourront dire :

— Qu’est-ce que vous racontez que j’ai voté le 25 novembre contre les églises ? Eh ! sept jours plus tard, par mon amendement du 2 décembre, je les ai sauvées avec Bouffandeau…

Et de rire.

Ce rire est affreux.

Voilà de grandes habiletés, monsieur le sous-secrétaire d’État, des habiletés d’une espèce trop fréquente dans la vie parlementaire dont elles font la misère et l’indignité. Je ne veux pas en être le complice, ni même en paraître la dupe. Et à ces raisons qu’il fallait que je vous donne sur l’heure, j’en ajouterai d’autres devant la Chambre, si vraiment le Gouvernement ne veut pas accueillir un projet plus efficace pour la conservation de notre trésor national.

Veuillez recevoir, monsieur le sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts, l’expression de mes sentimens très distingués et dévoués.

MAURICE BARRÈS.


Si j’avais des doutes sur la vérité des réflexions que j’adresse à M. Bérard, ils seraient dissipés par une prodigieuse conversation dont je reste encore étourdi. Je suis tombé dans les couloirs sur un radical tout épanoui d’avoir signé l’amendement Landry et qui m’a dit :

— Vous n’avez guère confiance dans vos idées, monsieur Barrès.

— Et pourquoi donc, monsieur X ?

— Parce que, si vous aviez confiance dans vos idées, vous compteriez obtenir un jour la majorité, et, quand vous aurez la majorité, eh bien ! vous aurez la caisse.

Je n’étais pas revenu de ma stupeur, quand je fis la connaissance de MM. Landry et Honnorat. Je leur offris mon compliment de la belle réflexion que je venais d’enregistrer et de tout ce que je devinais de génie politique derrière leur amendement.

Ils repoussèrent d’une seule voix le dur Væ victis échappé à leur coreligionnaire dans un mouvement triomphal.

— Soit ! leur dis-je, mais vraiment les paroles de votre ami ont quelque chose de naïf, de spontané, un air de vérité. C’est à placer dans la série des Enfans terribles ; votre ami a mangé le morceau.

Ces messieurs me répondirent en m’assurant de leurs propres intentions. Ils m’ont persuadé. MM. Landry et Honnorat représentent le nouvel état d’esprit de la dernière génération radicale, courtois, ouvert, mais bien incertain. M. Landry plus poète, doué d’imagination, prompt à s’émouvoir de tout ce qui est noble et vrai ; M. Honnorat, tout rompu aux choses de l’administration, bien à l’aise dans l’atmosphère de la Chambre, rapide à feuilleter les recueils de documens parlementaires et à les enrichir de propositions nouvelles, d’amendemens et de sous-amendemens : l’un et l’autre représentans de régions (la Corse et les Basses-Alpes) où les églises sont les plus malheureuses.

Nous avons bien des fois examiné la question en devisant sur les banquettes de la Chambre. M. Landry possède un sentiment très vif du péril de nos sanctuaires et de leur grandeur morale. Quant à M. Honnorat, il voit dans leur écroulement une conséquence de l’exode irrésistible des campagnes et ne serait pas éloigné de penser que c’est une fatalité, ce qui lui permettrait de soulager de cette responsabilité la loi de Séparation.

— C’est un grand problème, lui disais-je, que celui du déracinement de nos populations rurales, et c’est une belle occasion pour que vous me disiez vos vues générales ; mais nous sommes en présence d’un mal bien déterminé, l’écroulement des clochers de France. Qui chargez-vous de les réparer ?

M. Landry, je crois, serait homme à suivre mon sentiment et à faire face franchement au péril ; M. Honnorat, lui, admirablement doué pour la procédure, sensible jusqu’à l’excès au plaisir des amendemens, des sous-amendemens, des projets, des contre-projets, où il excelle, veut doser son remède aux capacités du parlement et se croirait déshonoré s’il proposait à ses collègues (comme il juge que je le fais) plus qu’ils n’en peuvent avaler. Je le soupçonne, d’ailleurs, de n’avoir guère plus d’estomac que les camarades qu’il ménage.

Après des semaines que nous discutons, je ne suis pas arrivé à les convaincre de l’inanité de leurs moyens. C’est en vain que sur tous les tons je leur ai dit : « Vos deux caisses, où d’ailleurs, en dépit des promesses formelles de Briand et des projets de Caillaux et Clemenceau, vous n’osez pas mettre un sou de l’État, ne règlent aucun des problèmes posés. J’ai prouvé que l’administration des Beaux-Arts est impuissante à faire classer de nombreux édifices de premier ordre et que les catholiques n’obtiennent pas de secourir, fût-ce avec leurs propres deniers, les églises ; vous ne supprimez pas ce double scandale. Avec votre système, l’épicier de Bornel continuera de s’opposer au classement de son église, et tous les conseils municipaux sectaires continueront de refuser les générosités des particuliers. » MM. Landry et Honnorat ne veulent pas m’entendre. Sauf quelques retouches légères, ils maintiennent leur texte et vont le soumettre au vote de la Chambre. Dois-je m’en faire l’adversaire intransigeant ? Est-il de mon devoir de le combattre à fond ? Ou plutôt, ne devrais-je pas essayer de l’amender ?

Je vois l’inconvénient de collaborer à quelque chose de bâtard ; mais je vois aussi l’avantage d’améliorer peut-être, en quelque mesure, le sort de notre architecture religieuse. Faut-il être tout d’une pièce, s’en tenir au principe, réclamer le tout ou rien ? Faut-il combiner, transiger, faire au mieux ? Éternel problème ! A chaque jour de la vie parlementaire, la question se pose ; mais, cette fois, elle me cause un malaise qui atteint à l’angoisse.

J’en causais hier avec un juriste éminent, de qui la science et les conseils ne me firent jamais défaut tout le long de cette campagne, avec mon confrère de l’Institut, M. Maurice Sabatier, et je pensais tout haut devant lui : Voici une insuffisante initiative parlementaire, dois-je y collaborer ?

— Non, non et non ! me disait-il. Le papier de ces messieurs n’est qu’une fantasmagorie. Et je devrais me servir d’un autre mot ! Vraiment, c’est avec cela qu’ils prétendent résoudre la question des églises qui les trouble ! Je vous avoue que je ne vois pas d’amendement à un projet pareil. Il n’y a qu’à le combattre comme un trompe-l’œil.

— Eh ! répliquais-je, je puis faire partager vos vues et votre indignation, qui sont aussi les miennes, aux collègues qui ne sont pas suspects de se désintéresser des églises ; mais il y a beaucoup de députés, et surtout un immense public qui ne comprendront pas qu’après avoir critiqué Landry-Honnorat, je ne dise pas ce qu’il faudrait faire.

— Non, reprenait M. Sabatier, vous avez fait votre campagne sur cette idée simple qu’il est monstrueux que les conseils municipaux sectaires laissent tomber en ruines les églises et qu’elles ne puissent pas être réparées, même aux frais des catholiques : c’est par-là que vous avez ému la France entière… Votre rôle, c’est de réveiller l’opinion, de mieux disposer les conseils municipaux, bref, d’amener les esprits à un tel point que le Gouvernement soit obligé de déposer un projet. Mais les gens de bon sens ne peuvent pas réclamer de vous que vous vous substituiez aux ministres pour conduire la majorité !

J’approuvai M. Sabatier, et pourtant je sentais que je ne pouvais demeurer immobile à mon banc au Cours de cette discussion. Comment agir au mieux ? Pour en finir, je descends de quelques marches au-dessous de ce colloque et de mon débat intérieur ; je recours à ma conscience, je me conforme à une espèce d’idée morale que je trouve tapie dans un coin de mes réflexions et qui me raconte que je dois craindre avant tout d’apporter, dans une affaire d’un ordre si général et si haut, des préoccupations personnelles. Je me résigne, je m’oblige à la solution qui me coûte le plus. Je me décide à déposer un sous-amendement.

Soit ! je suivrai MM. Landry et Honnorat dans leur idée de « caisse des monumens historiques. » Mais, sur la base et dans le cadre qu’ils nous proposent, je maintiens les idées essentielles dont j’ai exposé la nécessité à la Chambre :

Je déclare d’abord que : «… sont réputés classés comme monumens historiques…tous les édifices religieux antérieurs à 1800. »

Ensuite, par une disposition calquée sur l’article 123 de la loi municipale de 1884, je donne un droit au particulier contre les communes. « Tout contribuable inscrit au rôle de la commune a le droit de faire exécuter, à ses frais et risques, avec l’autorisation et sous la surveillance de la Commission des monumens historiques, les réparations de toute nature qu’il jugera indispensables dans les édifices ou monumens religieux de la commune et que celle-ci, préalablement invitée à leur exécution moyennant l’offre d’une subvention, aura refusé ou négligé d’exécuter. Dans ce cas, la caisse des monumens historiques sera tenue de concourir aux réparations pour une somme au moins égale à celle qui aura été affectée par le contribuable. »

Enfin je supprime, j’élimine la seconde caisse de MM. Landry et Honnorat, celle qu’ils appellent « caisse des édifices et monumens publics, » et je la remplace par des caisses privées, ayant en vue l’entretien des édifices publics classés ou non classés, investies de la personnalité civile, — des caisses diocésaines, si l’on veut, administrées par l’évêque, qui centralisera les ressources et distribuera des secours proportionnés aux difficultés. C’est peut-être hardi de donner la personnalité civile, sans examen du Conseil d’Etat, à une caisse gérée par des particuliers. Mais quoi ! je ne sors pas des cadres de la loi actuelle. C’est une liberté compatible avec notre législation.

Voulons-nous faire quelque chose d’utile et de pratique ? J’en offre à mes collègues le moyen. Nous allons bien voir s’ils continueront de ruser avec ce grand problème et de se dérober, ou s’ils s’aviseront qu’enfin il leur faut prendre soin de soutenir leur dignité politique et décidément parler clair.


XIV.
TROISIÈME DISCOURS

Ce 13 mars 1913, nos deux textes sont venus en discussion, et j’ai exposé ma thèse dans la séance du matin :

M. MAURICE BARRÈS. — Messieurs, la question des églises, depuis deux ans, a fait de grands progrès. Nous sommes maintenant d’accord pour la poser tous de la même manière. Nous voulons assurer la sauvegarde de notre architecture religieuse, la sauvegarde de nos églises, de celles qui sont belles et qui ont mérité d’être classées, aussi bien que de celles qui n’ont pas au même degré un intérêt archéologique. Nous le voulons, les uns et les autres, pour des raisons différentes. Qu’importe ! Ce que nous poursuivons, c’est un but commun, et nous nous acheminons vers ce but avec des préoccupations d’ordres divers selon nos natures, nos idées et notre philosophie. (Très bien ! très bien ! )

L’accord est dans la Chambre ; il est plus encore dans le pays. Je pourrais l’établir par des témoignages importans que je veux simplement mentionner, pour ne pas abuser de vos instans. Que ne puis-je vous citer telle belle page empruntée à la Revue de l’enseignement primaire, que dirige M. Ferdinand Buisson ! Elle est de M. Blanguernon, un inspecteur de l’enseignement, qui apporte à ma campagne son concours et celui des instituteurs avec lesquels il a pris contact et qui, pour des raisons nullement confessionnelles, s’intéressent à la sauvegarde de l’église rurale. (Très bien ! très bien ! )

Que ne puis-je encore vous citer l’appui énergique que nous donnent un journal et une ligue que préside notre honorable collègue M. Beauquier et qui déclare « qu’un village sans église, ce sera peut-être une colonie agricole, une ferme modèle, ce ne sera plus un village de France. » C’est demander le salut de nos églises rurales.. »

M. CHARLES BEAUQUIER. — Des églises rurales intéressantes au point de vue archéologique ou architectural.

M. MAURICE BARRÈS. — Monsieur Beauquier, je désire vraiment ne soulever dans cette discussion aucune difficulté ; mais c’est bien de toutes les églises rurales que votre ligue, par la plume de son vice-président M. Auge de Lassus, demande le salut. Au reste, je ne prétends pas disposer de votre pensée et je prends acte que l’article dont je parle paraît ne pas traduire exactement votre sentiment propre.

Ainsi, sur tous les bancs, dans tous les partis, nous nous entendons pour poser le problème dans toute son ampleur. Aujourd’hui, nous ne discutons plus pour savoir s’il faut sauver les églises de France, mais seulement pour savoir comment on les sauvera. Eh bien ! je dois le dire très nettement, je ne peux pas m’associer aux moyens proposés par MM. Landry, Honnorat et leurs collègues.

Ici, Messieurs, une réflexion de méthode ; la situation est assez délicate et me déconcerte un peu ; je me trouve avoir à exposer non pas simplement ma pensée propre, comme je le croyais, mais d’abord la pensée de MM. Landry, et Honnorat que je désire contredire. (Très bien ! très bien ! ) Cette procédure, qui peut être réglementaire, ne laisse pas d’offrir de grandes difficultés ; elle m’expose à dénaturer leur pensée. Je vais tout faire pour y échapper. (Applaudissemens sur divers bancs, au centre et à droite.)

Examinons leur papier. Tout d’abord, une chose m’inquiète. Ces messieurs ne veulent entreprendre leur sauvetage qu’en 1914. Pourquoi ? Quelle raison d’attendre si longtemps pour une œuvre que, par ailleurs, ils déclarent urgente ? D’ici 1914, c’est encore des mois bien durs qui vont tomber sur nos églises en péril ! Enfin, transportons-nous en 1914, et voyons ce que nos collègues nous proposent ?

Nous sommes en 1914. Vous ouvrez deux caisses : une première caisse destinée à venir au secours des monumens classés, c’est-à-dire au secours de toutes les espèces de monumens ou de ruines artistiques, historiques, qu’ils soient religieux ou gallo-romains, voire, nous dit-on, pour subventionner des fouilles archéologiques ; une seconde caisse destinée à venir au secours du troupeau, de la grande foule des monumens, mairies, abreuvoirs, écoles, halles et des églises que vous jugez indignes d’être classées.

Des caisses, c’est très bien, mais que contiendront-elles ?

De lui-même, le Gouvernement n’y met rien, absolument rien du tout. J’ai le droit de m’en étonner ; j’ai le droit de lui demander une preuve de bonne volonté, puisque nous savons par un remarquable article paru dans la Revue de Paris et qui est dû à M. Paul Léon, l’un des hommes qui, au ministère de la rue de Valois, connaissent le mieux la question (Très bien ! très bien ! ), que l’on a toujours des disponibilités, que l’on dispose d’une somme de 3 millions provenant du budget des cultes. C’est cette somme, vous le savez bien, que le Gouvernement avait en vue quand, le 23 décembre 1908, MM. Caillaux, Briand et Clemenceau voulaient créer un fonds de secours et déposaient un projet qui jamais, je ne sais pourquoi, n’a fait l’objet d’un rapport.

Je ne crois donc pas émettre une prétention excessive en m’étonnant que le Gouvernement, — qui se rallie, si je l’ai bien compris, à la proposition de M. Landry et qui appuie la création de caisses, — ne commence pas par donner le bon exemple au public en apportant lui-même son obole.

M. LEPAS. — Très bien !

M. MAURICE BARRÈS. — Nos collègues Landry et Honnorat avaient inscrit, dans le premier moment, comme ressource fixe, le prix des moulages du musée du Trocadéro. Je leur ai fait remarquer que c’était là un bien petit effort et qu’il était assez singulier de réunir tant de pauvres autour d’une table pour y mettre cette toute petite brioche. (Sourires.) Se me suis permis de sourire, comme vous faites. L’observation leur a paru juste ; mais ils se sont contentés de supprimer purement et simplement cette minime ressource. (Rires et applaudissemens à droite et au centre.) Ils ont trouvé la brioche trop mesquine, mais ils ne l’ont pas remplacée. À cette heure, il n’y a plus rien sur la table. Ce que nous offririons aux églises de France, c’est tout simplement deux caisses vides, deux porte-monnaie dans lesquels il n’y a rien du tout. (Applaudissemens à droite et au centre.)

Nos collègues espèrent que le public y mettra quelque chose. Pour la caisse des monumens historiques je crois que vous obtiendrez quelque chose du public ; mais, permettez-moi de vous le dire, vous aviez pris l’engagement, — on nous l’a répété bien souvent à la Chambre, j’en prends tous mes collègues à témoin, — d’entretenir les églises d’un caractère artistique et historique, et maintenant vous passez cette charge aux hommes de bonne volonté que vous invitez à venir spontanément mettre de l’argent dans ces caisses ! Vous, Etat, jusqu’à cette heure vous déclariez vous charger d’entretenir nos monumens d’un caractère historique et artistique, et maintenant vous faites appel aux gens de bonne volonté, parlons net, vous faites appel aux catholiques et vous leur dites : Donnez-moi donc votre argent pour que j’entretienne, non seulement ces belles églises que j’avais pris l’engagement d’entretenir à moi seul, mais aussi toute espèce de monumens d’un caractère historique et archéologique, y compris les fouilles. Je vous demande si c’est un procédé correct, conforme à vos engagemens et si vous pouvez espérer qu’en manquant ainsi à votre parole, vous allez avoir un grand afflux d’argent dans votre caisse ?

M. FERDINAND BUISSON. — Pourquoi pas ?

M. MAURICE BARRÈS. — Jusqu’à cette heure, M. Augagneur et vingt personnes opposées à ma thèse avaient dit, au cours de nos discussions, que les églises d’un caractère artistique et historique seraient entretenues.

M. LE MINISTRE DES FINANCES et M. LE SOUS-SECRETAIRE D’ETAT DE L’INTERIEUR. — Il n’y a rien de changé.

M. MAURICE BARRÈS. — Pardon, aujourd’hui vous dites : Nous ne les entretenons plus à nous seuls ; nous faisons appel à l’argent des catholiques. Et bien plus, cet argent des catholiques, vous ne le réservez pas aux églises d’un caractère archéologique et historique, mais vous entendez le distribuer sur l’ensemble des monumens.

M. LE MINISTRE DES FINANCES. — Monsieur Barrès, le texte même de l’amendement de M. Landry comprend un paragraphe ainsi conçu : « Les dons, legs ou souscriptions peuvent être affectés par leurs auteurs à un objet spécial. »

M. MAURICE BARRÈS. — Monsieur le ministre, il m’est impossible de tout dire à la fois.

M. LE MINISTRE DES FINANCES. — Je m’excuse de vous avoir interrompu.

M. MAURICE BARRÈS. — J’ai commencé par vous dire que vous offrez aux églises de France des porte-monnaie vides. Je me demande ensuite si vous aurez quelque chose dans ces porte-monnaie et je suis en train d’énumérer les raisons pour lesquelles je crois que vous n’aurez rien ou pas grand’chose.

Je vous concède que pour la caisse n° 1, pour celle qui s’applique aux monumens d’un caractère artistique ou historique, vous pouvez avoir quelque chose.

M. LE MINISTRE DES FINANCES. — Nous ne supprimons pas les crédits qui existent.

M. FERDINAND BUISSON. — C’est cela.

M. MAURICE BARRÈS. — Sans doute, vous ne les supprimez pas. Quel est ce système de discussion ! Vous ai-je dit que vous les supprimiez ?

M LE MINISTRE DES FINANCES. — Je vous répondrai.

M. MAURICE BARRÈS. — Vous ne supprimez pas les crédits existans, mais vous avez pris, vous ne pouvez pas le nier, l’engagement solennel de classer peu à peu et d’entretenir toutes les églises d’un caractère artistique ou historique ; or voici que maintenant vous vous dérobez et que pour entretenir les églises même historiques et artistiques vous réclamez un argent qui sera surtout l’argent des catholiques !

Si nous passons à la caisse n° 2, à celle qui intéresse surtout ma discussion, à la caisse dont relèveront les petites églises rurales, les églises qui n’ont pas un caractère artistique ou historique reconnu jusqu’à cette heure, vous ne pouvez, vous ne devez obtenir aucun concours des gens de bonne volonté, et je vais essayer de vous expliquer pourquoi. Comment, moi, — je prends un exemple… Comment moi, qui m’intéresse à l’église de mon village, qui veux faire quelque chose pour elle, irais-je mettre dans votre caisse l’argent que je voudrais voir employé pour cette église ? Je le ferais si, en ayant recours à vous, en faisant ce détour depuis mon village, pour passer par votre caisse de Paris, en traversant votre caisse, mon argent s’augmentait de quelque chose. Alors, oui, ma bonne volonté serait récompensée, et j’aurais eu raison de tourner mes regards vers votre caisse ; mais il n’en est rien. Je mets mon argent dans votre caisse ; il est englouti. Qu’en faites-vous ? Vous ne le donnez pas seulement à l’église de mon village ; vous le donnez à toutes les églises.

Bien mieux : votre caisse s’applique à tous les édifices appartenant aux communes ou aux départemens. Dans ces conditions, vous comprenez bien que je ne veux pas, que je ne puis pas, moi qui ai en vue mon église, vous donner de l’argent pour une caisse qui l’emploiera peut-être à entretenir les mairies, les bornes-fontaines, les abreuvoirs, les maisons d’école.

De même, si je m’intéresse aux mairies, aux écoles, aux abreuvoirs, comment irais-je mettre dans votre caisse de l’argent que vous pourrez employer à entretenir les églises ?

M. LE SOUS-SECRETAIRE D’ETAT DE L’INTERIEUR. — Mais non !

M. MAURICE BARRÈS. — C’est entendu, j’entends votre réponse ; j’y arrive… J’arrive à l’objection que me font, à chaque virgule de mon discours, mes collègues, à savoir que le donateur peut donner une affectation spéciale à ses dons. Soit ! Je remets une somme à votre caisse n° 2 en disant : « C’est en vue de l’église de mon village que je vous donne cette somme. » Quel avantage ai-je à la placer chez vous ? Il est tout aussi simple, sans quitter mon village, de la donner à l’église que j’ai en face de moi. Qu’est-ce qui m’empêchera de faire cette opération ? Une seule difficulté. Le cas où je me trouverai en présence d’une municipalité sectaire, laquelle refusera mon concours. Eh bien ! pas plus que moi, vous ne pourrez triompher de cet indigne obstacle. Il n’y a rien, dans votre proposition, qui oblige une municipalité sectaire à accepter l’argent de votre caisse. La municipalité sectaire qui veut la ruine de son église me refuse, elle vous refusera…

M. DE KERGUEZEC. — Qu’est-ce que c’est qu’une municipalité sectaire ! (Exclamations ironiques à droite et au centre.)

M. PAUL BEAUREGARD. — Il n’y a que vous qui ne le sachiez pas.

M. MAURICE BARRÈS. — Votre proposition a cette faiblesse que, pas plus que je ne puis obliger, moi, la municipalité qui veut la mort de son église à accepter mon argent, pas davantage, vous, avec votre caisse n° 2, vous n’êtes en mesure d’obliger la municipalité sectaire à accepter votre apport. Dans ces conditions, qu’y a-t-il dans votre projet qui puisse me rassurer sur l’appel que vous faites à la bonne volonté des catholiques ?

M. JOSEPH REINACH. — à y a mon amendement.

M. MAURICE BARRÈS. — Je prends déjà sur moi d’exposer les idées de M. Landry, je ne me reconnais aucune qualité pour exposer vos idées. Je prends acte du fait que vous avez déposé un amendement tendant à régler cette situation insupportable ; mais cet amendement ne vise pas le projet que j’examine en ce moment et sur lequel la discussion a été appelée.

Enfin, il y a une troisième objection contre cette caisse à laquelle de l’argent aura été donné sans condition ou avec attribution spéciale aux églises rurales pauvres ; il y a une troisième objection, mais celle-ci formidable : comment sera distribué cet argent ?

Je prie mes collègues et le Gouvernement de ne pas se froisser, mais c’est, une fois encore, un instrument de règne que vous voulez créer. (Très bien ! très bien ! au centre et à droite.)

Cet argent sera distribué comment ? Vous me répondrez : « Avec la meilleure volonté, avec toute la droiture possible, en n’examinant que l’intérêt des églises. » Ah ! elles sont innombrables, les petites églises de village en péril, et je vous dis, moi, en simplifiant les choses, — parce que nous sommes pressés et que la vérité se dit aisément en peu de mots, — je vous dis : cet argent sera nécessairement distribué, quel que soit le ministère, aux communes votant selon les vues du Gouvernement. (Exclamations à gauche. — Très bien ! très bien ! à droite.)

Il est impossible, étant données les conditions du régime, que ce trésor des églises de France, constitué surtout par l’argent des catholiques et puis de quelques artistes et patriotes attachés à la physionomie de la terre française ; il est impossible que ce trésor ne soit pas distribué selon les désirs de ceux qui font partie de la majorité. Tenez, j’en causais, il y a peu de temps, avec un de nos collègues, avec un des signataires de la proposition Landry-Honnorat, et je lui disais mon objection qui est très importante, celle-là même que je viens de vous exposer, à savoir que vous ne réglez pas de quelle manière s’établira le rapport entre les églises en souffrance et votre caisse. « Nécessairement, lui disais-je, les subventions iront aux députés de la majorité, à leurs cliens. » Il me répondit : — « Vous n’avez guère confiance dans vos idées, monsieur Barrès. » — Et pourquoi donc ? mon cher collègue. — Parce que, si vous aviez confiance dans vos idées, vous espéreriez avoir un jour le pouvoir et alors vous auriez la caisse… » (On rit.)

Moi, je travaille pour le bien des églises. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas que soient entretenues les églises des circonscriptions qui votent bien ; ce qui m’intéresse, c’est que la physionomie artistique, morale, spirituelle de notre terre de France soit maintenue, respectée, encore améliorée. (Applaudissemens.) La très belle conversation que je vous rappelle est pour moi une de ces expériences qui enrichissent un homme. Je ne peux pas oublier de tels propos. Ils suffisent, avec les autres raisons que je vous ai données, pour que je ne puisse pas accepter la proposition de mon collègue Landry, à la bonne volonté de qui je rends volontiers hommage.

Est-ce à dire qu’il soit impossible ou très difficile de donner satisfaction aux églises ? Nullement. J’accepte l’idée d’une caisse. Mais, pour décider l’argent des hommes de bonne volonté, que le Gouvernement sollicite, il serait bon que le Gouvernement lui-même fit un geste. MM. Caillaux, Briand, Clemenceau nous ont indiqué qu’il y avait moyen de faire un apport d’argent. Cet apport serait une indispensable indication.

Ensuite, il faut briser la résistance des municipalités qui veulent laisser s’écrouler leurs églises. Pour cela, un moyen très simple, c’est le classement de toutes les églises construites avant 1800. Cette idée a été acceptée immédiatement, vous vous rappelez dans quels termes, qui ont frappé toute la Chambre et qui y ont fait l’unité, par M. Marcel Sembat.

M. DELORY. — Avec des réserves.

M. MAURICE BARRÈS. — Il est possible qu’il ait fait des réserves. Je me garderai bien de disposer de la pensée d’un absent. Pourtant, je crois pouvoir vous dire que M. Marcel Sembat s’accorde avec moi pour demander le classement de toutes les églises construites avant l’année 1800. Le classement, ne vous y trompez pas, messieurs, n’entraîne pas l’obligation pour l’Etat d’entretenir les églises. Si l’idée d’un classement en bloc peut, d’abord, vous heurter, c’est que vous croyez que le classement d’office entraîne l’obligation d’entretenir l’église. Pas le moins du monde. Le classement rend l’église apte à recevoir un apport ; il a cet avantage de briser la résistance de ces communes qui empêchent des gens de bonne volonté de faire un sacrifice en faveur de leur église.

Ah ! messieurs, nous ne sommes pas loin de nous entendre. De tous les côtés l’accord se prépare. De tous les partis on apporte une pierre à la digue contre le vandalisme. M. Joseph Reinach propose d’obliger les communes à ne pas repousser l’apport des contribuables de bonne volonté. L’idée de M. Landry, l’idée d’une caisse dotée de la personnalité civile, c’est une idée en elle-même fort bonne et dont j’accepte le principe. Enfin, l’idée du classement en bloc de toutes les églises construites avant 1800, un grand nombre de nos collègues, je le sais, sont prêts à s’y rallier. Alors, comment est-il possible que le Gouvernement ne prenne pas en main l’élaboration de ce moyen légal, qui sauverait le magnifique patrimoine de notre architecture religieuse ?

Hélas ! il est impossible de ne pas remarquer que le Gouvernement, loin de se préoccuper de la question, s’en désintéresse durement et que, là même où il est armé, il ne fait pas son devoir.

Il n’est rien de tel que de citer des faits ; je voudrais vous en citer, comme je n’ai jamais manqué de le faire au cours de mes précédentes interventions. Et c’est par-là que je terminerai. Je voudrais vous montrer que, si nous sommes d’accord pour traiter de sectaires, d’hommes qui se déclassent du parti républicain…

M. BARTHE. — De vandales !

M. MAURICE BARRÈS. — De vandales, oui… ceux qui exercent leurs ignobles puissances de haine contre les édifices d’architecture religieuse, nous ne les désarmons pas ; ils viennent encore de raffiner. Ils ne se contentent plus de vouloir démolir, ils ont la préoccupation de déshonorer les églises. Et ici avec une complaisance de la part du Gouvernement que je puis traiter de complicité. Mais écoutez-moi.

Dans la contrée privilégiée qu’on appelle le jardin de la France, il existe une ville aimable entre toutes, où subsiste un vestige charmant d’une architecture du XVe siècle, quelque chose d’assez pareil à ce qu’est à Paris la tour Saint-Jacques. Les artistes, les catholiques, les citoyens amoureux de leur petite ville, ont désiré faire classer cette tour. Le conseil municipal voyait la chose avec hostilité ; puis, à un instant donné, en présence du grand mouvement qui se dessinait, il a dit : « Eh bien ! vous voulez la conserver ; conservons-la, on peut toujours en faire quelque chose, elle peut toujours servir. »

Et savez-vous à quoi cette tour, pour laquelle il y a une instance de classement, pour laquelle déjà la Commission des monumens historiques a donné un avis favorable, savez-vous à quoi ils la font servir ? Ils y installent des latrines publiques ! (Mouvemens divers.) L’installation est commencée, elle se poursuit contre la loi, alors que le classement est décidé, est accordé en principe par un avis favorable de la Commission.

Il s’agit, messieurs, de la tour Saint-Martin à Vendôme.

Au cours des travaux, des ossemens humains et même un squelette entier ont été découverts ; au lieu de les transporter au cimetière, on les a enfouis sous les tuyaux de vidange. (Vives exclamations.) « Eh bien ! disent-ils… » — je prends les termes du Progrès de Loir-et-Cher, qui fait l’apologie de cette utilisation de la tour Saint-Martin — «… eh bien ! quoi ? nous élevons en terrain bénit un temple au dieu de la digestion. » (Exclamations. — Mouvemens divers.)

A droite. — Quelle abjection !

M. LE MARQUIS DE POMEREU. — C’est ignoble.

M. LE MARQUIS DE LA FERRONNAYS. — Ils n’ont pas changé depuis 93 !

M. MAURICE BARRES. — Pourquoi le Gouvernement, qui est armé, tolère-t-il de pareils procédés…

M. LE RAPPORTEUR GENERAL. — Le Gouvernement a-t-il eu connaissance de ces faits ?

M. MAURICE BARRÈS. —… de pareilles ordures ? Il n’y a pas d’autre mot. (Applaudissemens.)

Pour qu’il n’y ait pas de doute, je tiens les photographies à la disposition de mes collègues. J’espère bien qu’il se trouvera quelque journal illustré pour les mettre sous les yeux du public, et je serai très heureux si cela pouvait enfin décider le Gouvernement à prendre des mesures qui empêchent de se prolonger la situation périlleuse où s’enfoncent les églises de France. Le cas de Vendôme, — c’est un cas abject, mais comme il éclaire l’ensemble de la situation !

Monsieur le ministre, il faut régler enfin cette émouvante question de notre architecture religieuse, il faut sauver ces églises de France que des malheureux veulent démolir ou, ce qui est pis encore, déshonorer. De tels hommes, nous devons être unanimes pour les mettre au ban de la civilisation française. (Vifs applaudissemens sur un grand nombre de bancs.)


Il était plus de midi, près d’une heure, quand je descendis de la tribune, tenant à la main les photographies des hontes de Vendôme. Ce fut une rumeur autour de mes documens. Tous mes collègues, le ministre Klotz en tête, disaient, en meilleurs termes que je ne puis faire ici : « Quelles ignominies ! »

Cependant les auteurs des amendemens se rassemblaient. ! Mes critiques avaient porté. Ils décidaient d’urgence d’en tenir compte et déjà entouraient le ministre. Celui-ci aurait bien voulu aller déjeuner et donnait des signes d’impatience.

— Mais, monsieur le ministre de l’Intérieur, disait l’honorable rapporteur général du budget, M. Chéron, il ne faut pas me tourner le dos.

J’allai prendre mon pardessus et mon chapeau. Quand je quittai le Palais-Bourbon, je vis le ministre, le rapporteur général, les deux auteurs de l’amendement, Landry et Honnorat, les deux messieurs Reinach, M. Ferdinand Buisson et d’autres gens de bon conseil qui discutaient avec vivacité. Ils étaient en train de faire la toilette de leur ours et de le rendre un peu plus présentable pour la séance de l’après-midi.

Ils discutèrent, gribouillèrent, improvisèrent, et, quand nous revînmes à trois heures, on n’avait plus de texte en main : ils avaient déchiré leur ancienne rédaction, et de la nouvelle ne pouvaient nous offrir aucune copie imprimée, pas même dactylographiée, et c’était des « Je vais vous dire… nous supprimons ceci… nous ajoutons cela ;… vous réclamiez un texte d’ensemble, nous intercalons Reinach ;… vous vous plaigniez qu’il n’y eût pas d’affectation spéciale du Gouvernement, il pourra donner à ses crédits une affectation spéciale, » et dans le plus grand désordre, ils multipliaient les explications à mon oreille et, j’imagine, aux oreilles de mes six cents collègues quand un petit bout de papier eût seul fait notre affaire.

Cependant le président avec rapidité, à voix basse, selon la coutume, lisait le nouveau texte, puis d’une voix haute donnait la parole à M. Landry.

M. Landry indiqua « les satisfactions importantes que, d’accord avec le Gouvernement et la Commission du budget, » il était à cette heure en mesure de me donner. C’était d’abord que la première caisse, celle des monumens historiques, comprendrait des subventions de l’Etat avec affectation spéciale (c’est-à-dire réservées aux églises) ; c’était ensuite la disposition présentée par M. Joseph Reinach pour briser la mauvaise volonté des municipalités qui s’obstinent à ruiner les églises et repoussent systématiquement les générosités des particuliers.

— Ces deux additions sont importantes, concluait M. Landry, et je voudrais espérer que, maintenant que nous les avons faites, M. Barrès ne persistera pas à s’opposer au vote de notre amendement.

Je commençai par rendre hommage aux tendances libérales de M. Landry, puis j’examinai ses nouvelles propositions.

M. MAURICE BARRÈS. — En modifiant sur deux points votre texte, vous avez voulu d’abord faire tomber le reproche que je vous adressais ce matin de ne mettre aucun argent du Gouvernement dans ces caisses pour lesquelles vous demandez aux artistes et aux catholiques de faire un effort. Vous venez m’annoncer, ce soir, que le Gouvernement pourra donner quelque chose. Mais enfin, que donnera-t-il ? MM. Caillaux, Briand et Clemenceau avaient déposé un projet qui attribuait aux édifices religieux une somme annuelle provenant de l’ancien budget des cultes ; il y a quelques jours, dans un article remarquable de la Revue de Paris, un des chefs de service les plus distingués de l’administration des Beaux-Arts, M. Paul Léon, nous disait qu’une somme annuelle de 3 millions restait à la disposition de l’administration. Faites-vous état de cette somme de 3 millions ? Quel est le sacrifice que vous comptez faire ? Comment se fait-il que vous n’y ayez pensé qu’aujourd’hui à midi et demi et pourquoi faut-il que nous soyons dans l’ombre pour en discuter ? (Très bien ! très bien ! à droite.)

M. LE RAPPORTEUR GENERAL. — Nous ne sommes pas dans l’ombre du tout.

M. MAURICE BARRÈS. — J’admets le principe d’une caisse dotée de la personnalité civile, mais telle que vous les créez, ces deux caisses m’apparaissent comme un instrument de règne. En effet, cet argent que vous obtiendrez surtout des catholiques, comment le distribuerez-vous ? Je ne mets pas en cause l’honorabilité des hommes que vous appellerez à procéder à la distribution de cet argent, mais les influences politiques sont toutes-puissantes. Dans le régime des partis, qui est notre régime constitutionnel, seules les communes bien en cour participeront aux ressources de ces caisses ainsi constituées. (Applaudissemens à droite.) C’est pour cela que je proposais un fonctionnement automatique des caisses. Je vous proposais que, chaque fois qu’un sacrifice sera consenti par un homme de bonne volonté, dans des conditions approuvées par la Commission des monumens historiques, il ait droit à ce que la caisse, fonctionnant automatiquement, vienne le fortifier, l’aider dans sa bonne volonté.

Voilà ma réponse à votre première amélioration que je trouve insuffisante.

J’aime mieux la seconde satisfaction que vous me donnez.

Vous êtes disposés à contraindre les communes à accepter l’offre d’hommes de bonne volonté en faveur d’une église. Cela est bien. La proposition de M. Joseph Reinach rend service. J’y ferai pourtant une objection. La commune sera tenue, dit l’amendement, de passer une convention écrite avec le contribuable de bonne volonté qui veut faire un sacrifice. Mais si cette commune est une commune sectaire, qui souhaite l’écroulement de son église, au moment de la rédaction de cette convention, elle retrouvera le moyen de susciter des difficultés. J’entends bien ; le préfet peut intervenir. Mais le préfet autorise trop souvent des choses monstrueuses, comme celle que j’ai signalée ce matin au compte du préfet de Loir-et-Cher, à savoir l’installation de latrines dans une tour d’architecture religieuse, dans un clocher classé de la ville de Vendôme. Quelle confiance voulez-vous donc que j’aie ? (Très bien ! très bien ! à droite.) La commune récalcitrante, la commune qui désire l’écroulement de son église, persistera à refuser la convention qu’un homme de bonne volonté lui apporterait ce sera dans la rédaction même de cette convention qu’elle fera surgir les difficultés qu’on veut fuir. Je voudrais donc que ce fût la loi elle-même, et non pas la municipalité ou le pouvoir discrétionnaire et arbitraire du préfet, qui décide obligatoirement dans quelles conditions le concours des hommes de bonne volonté sera automatiquement recevable pour sauver une église.

Enfin, les propositions qu’on nous apporte ne règlent en rien la question formidable du classement des églises. A l’heure qu’il est, messieurs du Gouvernement, sachez-le donc, je vous l’ai dit, répété, et, si vous vous informez, tout le monde vous le dira, 50 pour 100 des municipalités refusent le classement de leurs églises. Quand la Commission des monumens historiques a dit : « Voilà une église que nous voulons sauver et entretenir, parce qu’elle est belle, parce qu’elle importe à l’art et à l’histoire, » — 50 pour 100 des municipalités répondent : « Non ; nous refusons le classement. » Dans tout ce qu’on apporte ici, rien ne fait face à cette difficulté. Moi, je vous disais : Comme vous ne pouvez aller en Conseil d’Etat pour chacune de ces espèces, en présence de chacun de ces refus, faites-donc le classement en bloc de notre art religieux jusqu’à l’année 1800. Et vous avez applaudi, messieurs, quasi à l’unanimité, le très remarquable discours de M. Sembat qui, s’emparant, avec son talent généreux, de cette idée, avait su la faire accepter par chacun de vous. (Applaudissemens à droite et au centre.)

Il y a, à l’heure qu’il est, dans l’Assemblée, un véritable désir, je le crois, de régler cette question des églises. Il y a une bonne volonté générale à laquelle je rends hommage. Chacune de ces propositions, par fragmens, vaut quelque chose. Mais pourquoi le Gouvernement ne se prononce-t-il pas, comme c’est son devoir ? Pourquoi s’obstine-t-il dans un mutisme qui finirait par indigner le plus pacifique ? (Applaudissemens à droite. — Réclamations sur divers bancs à gauche.)

Nous avons fait de très grands progrès vers l’accord depuis deux ans. Maintenant, il serait facile de faire accepter par le Parlement un règlement d’ensemble. Je sens bien qu’on répugne à donner raison à un homme politique, dont on ne partage pas par ailleurs les idées, encore que cette fois cependant on approuve sa thèse. Eh bien ! c’est le rôle du Gouvernement d’intervenir et de nous apporter une conception d’ensemble, de donner aux églises une situation légale. Hélas ! le Gouvernement ne se sert même pas des moyens légaux qu’il a entre les mains. Comment, monsieur le ministre, avez-vous toléré l’abjecte indignité que tous nous avons flétrie ce matin et qu’il faut flétrir une nouvelle fois, l’indignité de cette municipalité sectaire qui installe des latrines (Interruptions à l’extrême gauche. — Applaudissemens à droite) dans une tour d’église classée et qui proclame qu’elle est heureuse d’installer, dans un terrain sacré, un temple au dieu du ventre ! (Vifs applaudissemens répétés à droite et au centre.)


L’assemblée flottait, demeurait incertaine. Pour tous les gens d’esprit, pour tous les gens de cœur, j’avais trente fois raison de supplier qu’on classât toutes les églises et qu’on leur accordât, dans certaines conditions, un concours modéré de l’Etat. Certes, oui, j’avais raison. Mais le reconnaître, vraiment était-ce possible ? Un mot, toujours le même mot, dissipa les incertitudes. Quelqu’un m’ayant crié une fois de plus : « Vous voulez rétablir le budget des cultes, » tous ceux qui luttaient contre leur sentiment de la vérité, tous ceux qui n’osent pas sauver les églises, s’efforcèrent de croire à ce misérable mensonge pour y trouver un motif légitime de m’abandonner, et même, fort pitoyablement, le sous-secrétaire d’État, M. Morel, prit à son compte cet argument de pauvre homme. Alors, quand vint le moment du vote, je fis la déclaration suivante :

M. MAURICE BARRÈS. — Dans l’amendement Landry-Honnorat, il y a du bon et du mauvais. Si mon sous-amendement est écarté, je ne demande pas le renvoi de l’amendement Landry à la Commission du budget (c’eût été l’enterrement pur et simple). Je ne peux me satisfaire de ce qu’on nous propose ; néanmoins, je ne prendrai pas sur moi de voter « contre » et de vous empêcher de faire votre expérience. J’ai marqué quelles étaient les difficultés que je voyais à ce que vous proposez. Je crois que ce sera inopérant ; je fais les plus énergiques objections aux remèdes que vous apportez, et je me réserve de continuer, s’il y a lieu, ma campagne. Ceci dit, je souhaite vivement que l’expérience vous donne raison.


Il y eut sur mon amendement 522 votans qui se partagèrent en 201 pour l’adoption et 311 contre. Le Gouvernement avait déclaré qu’il le repoussait. Puis l’amendement Landry fut mis aux voix et adopté sans scrutin.

C’était tout de même un progrès, et Le Temps du lendemain, 15 mars 1913, pouvait écrire : « M. Barrès n’a pas obtenu complètement gain de cause : il a tout de même gagné la partie. »

Au cours de la semaine, je reçus une lettre que je prie qu’on lise et relise, car une simple lecture n’en épuise pas le comique. Elle m’était écrite par un juriste éminent, M. Armand Lods :


Mon cher confrère, J’ai applaudi au succès que vous venez de remporter. Vous avez pu créer un mouvement en faveur des églises. Malheureusement le texte adopté par la Chambre ne s’occupe pas des édifices religieux qui sont la propriété des associations cultuelles. Cette fois, — une fois n’est pas coutume, — les protestans et les juifs sont oubliés…


Que dites-vous de cette Assemblée qui m’interrompt à chaque mot pour reprocher au Vatican de ne pas vouloir d’associations cultuelles et qui, elle-même, quand arrive le règlement de la question, les oublie !


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Émile-Paul, 1914.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1913 et du 1er janvier 1914.