Publications de l’Amitié par le Livre (p. 25-43).

II
AURORE LESCURE

Pourquoi montai-je dans la petite torpédo du Dr Alburtin pour retourner à Cassis, pourquoi fis-je astucieusement en sorte que Mme de Ricourt prît place avec Luce dans la turbo, sur la promesse de Géo qu’il ne dépassait pas le 30 à l’heure ? Ma rancune latente du jugement dédaigneux porté par Luce sur l’astronaute américaine dut provoquer ma détermination, et aussi le sentiment subconscient d’être plus en sympathie avec Alburtin, et le secret espoir de continuer l’entretien sur la Fusée.

Mais j’invoquai plaisamment pour motif que je ne voulais pas faire affront au Docteur, en paraissant mépriser sa modeste C.6.

Quoi qu’il en soit, cette décision que je pris, sur le seuil de l’Hôtel de la Plage, aux ruines de Tauroëntum, eut, je le répète, une influence capitale sur mon avenir, et influa aussi notablement sur le sort du monde civilisé.

Si je croyais à la métapsychique, je verrais sans doute une prémonition occulte dans cette conversation que nous venions d’avoir et dans l’image d’Aurore Lescure qui hantait mon esprit. Mais je n’y crois pas ; et, à la froidement analyser, la coïncidence fut toute naturelle. Les journaux avaient annoncé pour aujourd’hui l’envol de la Fusée interplanétaire ; en cette même heure, par toute la France, par toute l’Europe et l’Amérique, par toute la terre, des centaines de milliers d’hommes et de femmes devaient songer à l’héroïne et s’entretenir de son exploit.

La seule différence qu’il y eut entre moi et les autres, c’est que je la vis atterrir. La Fusée, diront les mathématiciens, avait autant de probabilités pour retomber au pôle Nord ou dans le désert de Gobi ? Simple jeu théorique. Car si elle était retombée ailleurs, il ne se serait plus agi de l’ordre de faits que nous vivons. Je préfère croire au destin. Dans l’univers réel, dont fait partie ma destinée, Aurore Lescure devait inévitablement prendre terre en un point déterminé et je devais aussi nécessairement passer par là au même moment. En vérité, ce fut tout simple et naturel, encore que merveilleux.

Cela se passa si rapidement que nous eûmes à peine le temps de comprendre, Alburtin et moi.

Il était 5 heures du soir ; le soleil avait disparu derrière les crêtes calcaires de la pittoresque gorge que nous remontions sans hâte ; mais il faisait encore grand jour. Depuis dix minutes, dès la sortie de La Ciotat et le début de la côte, l’ami Géo s’était offert le facile plaisir de nous « gratter » par un démarrage foudroyant de sa turbo, et les Ricourt devaient, à cette heure, être arrivés à Cassis et à l’Hôtel Cendrillon, où je les retrouverais au dîner. Nous étions en vue du col de Bellefille, où bifurquent les deux routes, celle sur Aubagne et celle sur Cassis, lorsqu’une lueur perçue du coin de l’œil au ciel me fit relever la tête…

Une traînée de feu rouge, comme la trace d’un bolide, mais qui ralentissait en tombant tout droit du zénith… un fusement strident… La lueur s’éteignit, le bruit cessa et, dans l’azur clair, on vit une forme flasque et indéterminée, en chute rapide suivant la verticale.

— Un avion ! m’écriai-je. Un avion qui a pris feu et qui tombe !

Deux secondes, Alburtin, les mains au volant, quitta la route des yeux.

— Drôle d’avion, opina-t-il. Un dirigeable, plutôt ?

La distance, et par conséquent la grandeur de l’objet, ne pouvaient s’apprécier encore. Dans le soleil oblique, la forme flasque de l’instant précédent avait pris l’aspect net d’un ovale allongé, le profil jaunâtre d’un « semi-rigide ». Mais, au-dessous, suspendu à d’invisibles filins, étincelait une chose de métal.

Cela descendait, non plus en chute libre, mais avec une lenteur régulière, juste devant nous, sur l’éperon de colline boisé qui sépare les deux routes.

Je crus comprendre et m’écriai :

— Une descente en parachute ! L’avion a pris feu et le pilote s’est jeté.

Arrivée à la bifurcation, l’auto s’était suffisamment rapprochée de l’objet aérien pour que l’on pût discerner ses dimensions et sa nature. Ce n’était pas, au loin, un grand dirigeable, mais, assez près, un vaste parachute de tissu jaune, supportant une nacelle brillante comme de l’aluminium.

— Qué qu’c’est qu’çà ? fit, perplexe, Alburtin, en stoppant au pied de la borne indicatrice.

Un trouble singulier m’envahit ; mon cœur battait avec violence… Mais je n’osais encore comprendre : le parachute me déroutait.

À 150 mètres de nous, à distance égale entre les deux routes, avec un froissement de rameaux et de branches, la cabine métallique s’enfonça dans les pins et la brousse ; on perçut un choc et un bruit de verre cassé, tandis que le parachute s’étalait mollement sur les cimes des arbres.

— Vous venez ? fis-je impatient.

— Minute.

Mon compagnon remit la voiture en marche, la rangea 50 mètres plus loin sur le bord de la route, à l’orée du bois, arrêta le moteur et verrouilla l’allumage.

J’avais sauté à terre, prêtant l’oreille.

La brise du soir se levait, dans le grand silence de ces vallons sans oiseaux ; mais aucun son humain, aucun cri d’appel.

Une angoisse profonde, dépassant de loin l’inquiétude que l’on peut éprouver pour un inconnu en danger, m’étreignait la poitrine.

À travers les buissons de ciste roussi, de bruyère en fleur et de chêne-kermès, je fonçai droit vers le point repéré par le vélum jaune et festonné du parachute, sans souci des ajoncs et des tue-chèvres aux épines acérées me griffant les mains et les jambes à travers mon pantalon de toile. Le gros Alburtin s’essoufflait derrière moi.

Enfin, parmi la brousse, je discernai un éclair de métal, et quelques enjambées plus loin, une espèce d’obus énorme, renversé presque à plat, sur une saillie de rocher.

Un obus ?… Non ! La Fusée interplanétaire ! Car elle s’imposait à moi, l’évocation que tantôt je rejetais comme démente et absurde ; je reconnaissais le véhicule ogival vu tant de fois sur l’écran, avec Aurore Lescure me souriant, une main sur le verrou de la porte-hublot.

Cette porte, ce « trou d’homme », je l’avais là devant moi, mais hermétiquement clos par les écrous et les joints d’une fermeture étanche qui la dessinait sur la paroi, presque au plus haut du gros cylindre couché.

Comme il n’y a pas encore au monde deux fusées astronautiques en service, c’était indubitablement celle du professeur Oswald Lescure, partie de Columbus (Missouri) aujourd’hui même. À l’intérieur se trouvait Aurore Lescure… ou son cadavre,

Un examen rapide de l’obus me montra que la saillie de rocher sur laquelle il reposait avait crevé un petit hublot rond. Je me baissai, pour tenter de voir à l’intérieur, mais il n’y avait pas assez d’espace entre la pointe calcaire et les éclats de glace brisée. Il s’en échappait une inquiétante odeur de produit chimique.

Je me redressai, en criant :

— Vite, Alburtin ! Elle asphyxie ! Aidez-moi à ouvrir la porte.

Et je saisis, pour la dévisser, l’une des deux poignées encastrées dans les cavités sur la plaque de fermeture du trou d’homme, Une inscription en deux langues, anglais et français, surmontée du drapeau américain et des initiales « M. G. 17, Premier voyage à la Lune », indiquait : « Pour ouvrir, tourner la poignée dans le sens de la flèche ».

— On a prévu l’atterrissage brusqué, fit Alburtin, qui arrivait, tout haletant.

Et il manœuvra la seconde poignée.

Un déclic… La plaque ronde, libérée, se rabattit sur ses charnières et une entrée béa, d’environ 50 centimètres de diamètre.

Avidement, je me penchai, entrevis une forme humaine affaissée contre un tableau de distribution. La figure était tournée par en bas, on ne voyait que la calotte du serre-tête de cuir.

— Je suis plus mince que vous, docteur, déclarai-je ; et il n’y a pas place pour deux.

D’un rétablissement, je m’introduisis dans l’obus, non sans peine. La cabine de pilotage, excessivement petite, était encombrée d’un tas de leviers et d’appareils où je n’osais m’accrocher, et je faillis poser le pied sur la main de la jeune fille qui serrait encore une manette. Malgré les deux ouvertures, du trou d’homme et du hublot crevé, l’air intérieur était chargé d’une odeur âcre, étouffante.

Je serrai les mâchoires, dans un vertige de rage… Si elle était morte !

— Attention, docteur ! Je vous la passe.

Dégageant les doigts crispés sur la poignée d’ébonite, je soulevai par la taille le corps inerte, dont je sentis avec une onde de joie la tiédeur rassurante à travers le vêtement de cuir, et le soulevai en vrac vers l’ouverture.

Avec sa dextérité professionnelle, Alburtin sortit d’abord les deux bras pendants, puis attrapa la jeune fille aux aisselles et la hala par le trou, tandis que je suivais le mouvement, la tenant aux hanches. Je ne m’étais pas encore dégagé, qu’il l’avait étendue à terre sur un espace à peu près dépourvu de cailloux et tapissé d’aiguilles de pin, et s’agenouillant, diagnostiquait :

— Pas de blessures apparentes… Simple syncope.

— Nous ne la transportons pas tout de suite à la voiture ? demandai-je un peu moins inquiet.

— Il vaut mieux rétablir la respiration d’abord… Quelques mouvements rythmiques ; et si cela ne suffit pas vous m’aiderez à faire des tractions de la langue.

Débarrassant de son serre-tête la jeune fille évanouie et dégrafant le haut de sa combinaison fourrée, il se mit à lui soulever et rabaisser les bras, en cadence.

Le visage, dans l’ébouriffement bouclé des cheveux acajou sombre, coupés mi-longs, prenait la délicatesse d’un médaillon de cire, où un reste de rouge aux lèvres pouvait dénoter la coquetterie féminine aussi bien que la chaleur de la vie dont je guettais avidement le retour. Je songeais à un roman de Wells, La Merveilleuse Visite, dans lequel un ange se matérialise, sorti de « la quatrième dimension ». La même merveille, ici, se réalisait : l’ange astronaute avait quitté, pour l’existence réelle, le domaine fallacieux de l’écran… Et j’éprouvais une joie tremblante à reconnaître, sur ce visage en relief, à incarner trait par trait et compléter mon Aurore Lescure en noir et blanc.

— Ouf ! elle respire, dit avec satisfaction Alburtin, en cessant la manœuvre des bras. Et voici qu’elle se ranime.

Les paupières battirent, s’ouvrirent au large, et les yeux d’un limpide vert-bleu errèrent d’abord vaguement sur la figure du docteur, sur la mienne et sur les ramures des pins. Elle ne vit pas l’obus, qui était derrière sa tête, Une lueur de compréhension dans le regard, elle interrogea :

— Où suis-je ?… Est-ce que mon appareil est abîmé ?

Je la savais fille d’une Canadienne-française ; mais ce n’en fut pas moins une surprise délicieuse de l’entendre s’exprimer en français. Sa voix, très faible encore, avait un timbre clair et pur, enchanteur comme son léger accent, allègre et parfumé d’ancienne France… Absorbé dans mon ravissement, je laissai le docteur lui répondre :

— Vous êtes, miss, dans le sud de la France, entre Marseille et Toulon, à 4 kilomètres de Cassis, où je vais vous transporter, dans ma clinique. Je suis le docteur Tancrède Alburtin, pour vous servir, Et voici mon ami Gaston Delvart, peintre en renom… Votre appareil, sauf un carreau cassé, ne semble pas avoir trop souffert… Je suppose que nous devrons le laisser où il est, provisoirement, car il doit peser des tonnes…

Le front contracté, elle écoutait avec un effort d’attention qui l’épuisait visiblement. Elle eut peine à répondre.

— Non, les réservoirs sont vides, il ne pèse que 400 kilogrammes… S’il vous plaît, messieurs, faites-le mettre en sûreté, à l’abri des reporters. Il ne faut pas… Et, s’il vous plaît, prenez-y tout de suite la boîte verte où il est marqué : « Météorites » et ma valise en peau de porc. Oh ! quelle chance ! vous n’êtes pas des journalistes… Je vous en prie, empêchez les journalistes de m’interviewer…

Sa voix se perdit dans un murmure indistinct. Elle ferma les paupières et avec un petit soupir laissa retomber sa tête sur le tapis des aiguilles de pin ; nous vîmes ses traits se décomposer, et elle perdit de nouveau connaissance.

Alburtin lui prit le pouls ; et, voyant mon émoi :

— Ne vous troublez pas, Delvart. C’était à prévoir : la réaction ; elle fait de l’épuisement nerveux : c’est tout naturel, après sa séance de pilotage interplanétaire… Mais cette fois ne la laissons pas ici. Un poids plume : je vais pouvoir la transporter moi seul à la voiture. Vous, occupez-vous de prendre cette boîte verte et la valise qu’elle réclame. L’appareil ? Trop lourd et trop encombrant pour ma bagnole ; il ne risque pas grand chose à rester où il est jusqu’à demain matin ; on ne le voit pas de la route, et il va faire nuit.

Alburtin a transporté gaillardement, sur le champ de bataille, bien des blessés, plus lourds qu’une frêle jeune fille. Retrouvant sa vigueur et son adresse de jadis, il prit sur ses deux bras le corps inerte et se mit en marche vers la route, d’un pas lent mais sûr, sans trébucher malgré le sol caillouteux et encombré de broussailles.

Après un instant de révolte, je le laissai accaparer ce précieux fardeau et me résignai à servir autrement la naufragée des espaces. Retournant à l’obus, je plongeai de nouveau dans son atmosphère méphitique, et cherchai la « boîte verte ». Je la découvris logée vers le haut du dôme et maintenue par des taquets à ressort. Je la décrochai. Une inscription à l’encre ne laissait aucun doute sur son identité : « Météorites recueillis dans le vide interplanétaire, entre 1.000 et 4.000 kilomètres au-dessus de la surface terrestre, ce 15 octobre, de 14 heures à 14 heures 35 ».

Quant à la valise en peau de porc, elle était à mes pieds, parmi d’autres objets décrochés par la secousse de l’atterrissage et partis en dérive. Je la ramassai sans me donner la peine d’examiner le reste. Il me tardait de me retrouver auprès de la fille tombée des cieux. Je pris à peine le temps de rabattre sur le trou d’homme la rondelle de métal et de revisser les poignées. La boîte verte d’une main et la valise de l’autre, je m’enfonçai dans la brousse, à la poursuite d’Alburtin.

L’installation dans la voiture ne fut pas aisée. Le docteur regretta fort d’avoir pris, au lieu de sa « conduite intérieure » professionnelle, sa petite torpédo de promenade. Elle comportait quatre places, mais disposées par baquets individuels, où il était impossible d’allonger même à demi la jeune fille sans connaissance. Après quelques essais infructueux, je dus me résoudre à la tenir comme un enfant, mi-étendue, assise sur mes genoux, le torse contre ma poitrine et la tête dans le creux de mon bras droit calé contre le dossier. Attitude assez incorrecte pour des spectateurs non prévenus. Nous n’en avions que pour quatre kilomètres de descente, mais le crépuscule débutait à peine, et comme par un fait exprès, nous ne croisâmes pas moins de trois grosses voitures de tourisme, dont les occupants, des étrangers, nous lancèrent au vol des regards surpris, ironiques ou scandalisés, qui disaient clairement : « Quels sans-gêne, ces amoureux français ! »

Seule, une connaissance d’Alburtin, le grand viticulteur de Cassis, M. Botin, dont la Renault nous rattrapa vers les premières maisons de la ville, regarda mieux, comprit, et ralentissant, interrogea :

— Un accident, docteur ?

— Oui, une malade que j’emmène à ma clinique, répondit Alburtin, évasivement.

Les virages dangereux de l’entrée de Cassis le dispensèrent d’en dire plus et nous séparèrent de notre questionneur, qui continua par la route de Marseille. Je sus gré à Alburtin d’observer la discrétion dont nous avait priés la jeune fille. Il n’eut d’ailleurs pas à dépister d’autres interrogations. Sur les cinquante mètres du parcours, la rue Droite était déserte, et quand nous arrivâmes à la porte de la clinique, il n’y avait pas un visage humain aux environs.

Ces quelques minutes depuis le col de Bellefille avaient passé pour moi comme un rêve, où j’oubliai mon rôle de garde-malade. Cette naufragée des espaces, cet ange matérialisé de l’écran, je la tenais comme une conquête, comme une proie, dans l’ivresse d’un provisoire miraculeux, sans songer que ces instants dussent jamais finir. Je me faisais l’effet d’être moi-même aussi peu réel qu’un personnage de cinéma… de vivre un épisode de film…

Je revins à la réalité quand, l’auto stoppée, Alburtin et une nurse me prirent des bras mon exaltant fardeau pour le transporter dans la maison. Machinalement, je sautai sur le trottoir et m’apprêtai à les suivre. Mais Alburtin, qui marchait à reculons dans le couloir, le premier, portant la jeune fille par la tête (la nurse tenait les pieds), me jeta :

— Restez donc à dîner avec nous, Delvart ; ma femme vous tiendra compagnie. Dans cinq minutes je redescendrai vous donner des nouvelles.

Et, tandis que Mme Alburtin s’avançait sur le seuil, avec un sourire de bienvenue, je dissimulai ma gêne et ma déception en tirant de la voiture la valise en peau de porc et la boîte aux « météorites ».

Vis-à-vis de la doctoresse, dépositaire habituelle des secrets professionnels de la clinique, je ne me sentais pas tenu à la réserve ; et une fois attablé avec elle devant un verre de porto, sans autre réticence que de taire mes sentiments intimes, je lui confiai l’étonnante rencontre.

Mais la dame ne parut pas apprécier comme moi la beauté de l’aventure. En femme pratique et avisée, elle y voyait surtout une aubaine pour son mari, dont le nom allait s’associer, dans les « papiers » des journalistes, à l’atterrissage de la fusée interplanétaire.

— Voyons, calcula-t-elle en fixant sur moi ses pensifs yeux noirs. La poste est fermée, il est 7 heures 10 ; mais nous trouverons bien quelqu’un pour aller jusqu’à Marseille… Votre ami M. de Ricourt ne vous refuserait pas… Et pour rédiger l’information à la Presse, nous avons M. Blanc, l’instituteur, qui est correspondant régional du Petit Marseillais.

La doctoresse avait un ton si net et décisif, en organisant d’avance sa publicité, que j’en fus presque intimidé. Mais tant pis si je me faisais d’elle une ennemie : la tranquillité d’Aurore avant tout !

— Je regrette, madame ; la principale intéressée, miss Lescure elle-même, nous a priés instamment de la soustraire à toute interview… Mais elle lèvera peut-être la consigne pour demain, ajoutai-je, conciliant… Le docteur va nous le dire.

Je n’eus pas à affronter l’orage que je voyais poindre sur la mine de son interlocutrice : Alburtin entrait dans la salle à manger ; et, au soupir résigné de sa femme, je sus qu’il était réellement le maître du logis et que sa volonté y faisait la loi.

— Et maintenant, à table ! cria-t-il. Delvart, excusez-moi de vous avoir fait attendre, mais j’ai tenu à passer notre miss à la radio… Rien de cassé, pas de déplacements d’organes, pas de fracture ni de lésion visible. C’était bien, comme je le pensais, la fatigue nerveuse qui a causé son second évanouissement. Elle n’en est sortie que pour prononcer quelques phrases et retomber presque aussitôt dans un sommeil réparateur. À cette heure, elle dort comme une bienheureuse, sous la garde de Mme Narinska, l’infirmière principale… Nous lui laisserons faire le tour du cadran.

— Vous ne l’avez donc pas interviewée, docteur ? demandai-je avec intention, en adressant à sa femme un regard oblique.

— Jamais de la vie ! Elle m’a : 1o renouvelé sa prière instante de ne rien dire aux journaux jusqu’à nouvel ordre ; 2o obligé de prendre une bank-note de cinquante dollars, « pour mes frais », a-t-elle spécifié, et pour le transport de son appareil… dont nous nous occuperons demain, en même temps que du 3o : câbler à son père, dès l’ouverture du bureau de poste.

Pendant le dîner, Mme Alburtin s’efforça de revenir à la charge et prononça insidieusement les noms de « M. Blanc » et du Petit Marseillais, Mais le docteur, avec une autorité calme et sans réplique, lui dicta la version qu’elle aurait à répandre, pour satisfaire les curiosités : un simple accident d’aviation.

— Cela expliquera aussi le remisage chez moi de l’appareil, qui peut passer à la rigueur pour une sorte d’aéro.

Et il fut convenu que j’irais dans la matinée avec le camionneur local, à Bellefille, chercher l’obus et le parachute.

— Quant aux Ricourt, si vous les voyez ce soir à votre hôtel, ayez soin de leur servir la même fable… Et l’aviatrice se nomme Aurette Constantin ; c’est ainsi qu’elle a signé sur son câblogramme.

Le café pris, la doctoresse s’éclipsa, pour faire dans la clinique sa tournée réglementaire. D’un ton faussement détaché, Alburtin me proposa :

— Si nous jetions un coup d’œil sur les météorites de cette fameuse boîte verte que miss Lescure nous a fait prendre ?… Elle n’y verra sûrement pas d’inconvénient, ajouta-t-il, prévenant ainsi mon objection.

Je sentais l’indélicatesse du procédé ; mais si la curiosité scientifique poussait Alburtin, j’étais moi-même avide de voir ces précieux météorites rapportés de son expédition par la jeune astronaute.

Sans répliquer, je suivis Alburtin, qui m’emmena dans son laboratoire.

La boîte verte, en métal embouti et laqué, assez pareille à une petite sorbetière, se fermait par un couvercle à douille de baïonnette, sans aucune espèce de secret. Au fond du récipient, une couche de fines granulations noirâtres. Sur une spatule de verre Alburtin en puisa une pincée. C’était peu de chose, à l’œil : de la poudre de charbon aux grains peu visibles. Le docteur me proposa :

— Voulez-vous que nous regardions ça ensemble au microscope ?

Je déclinai l’offre. Je ne suis pas un scientifique. Il me suffit d’apprendre, par les explications de mon ami, que cette poussière devait être un échantillon de la matière cosmique qui erre à l’état libre dans les espaces.

— Échantillon d’un prix inestimable pour la science car lorsque ces grains sont happés au passage par la terre comme un vol de moustiques, leur frottement sur les couches de l’atmosphère les « craque » comme des allumettes et les volatilise en étoiles filantes. Les bolides, qui sont des cailloux plus gros et probablement d’une autre nature, résistent parfois à la flambée et arrivent jusqu’au sol ; mais jamais encore personne au monde n’a vu ni tenu dans ses mains la moindre parcelle de cette poussière météoritique que voici.

Alburtin, comme de juste, voulait en savoir davantage, et pour cela expérimenter. Je le vis, méditatif, l’index sur le coin de la bouche, contempler, front plissé, la petite cuillerée de granulations noires. Il me fit l’effet d’un malade difficile et méfiant qui examine avant de se l’administrer une dose d’un nouveau médicament.

— Vous n’allez pas en manger ? plaisantai-je.

Le visage d’Alburtin se détendit dans un sourire.

— Non, pas en manger, mais… Après tout, pourquoi pas ? Quelques grammes de plus ou moins ; la miss peut bien m’offrir ça… Je vais voir ce que ses poussières météoritiques donneront sous les rayons X.

Et, sans plus attendre, le radiologue procéda au montage de son expérience. Il versa la pincée de poussière noire dans une coupelle de porcelaine, mit celle-ci : sur un support et la disposa sous l’ampoule à rayons X, grosse comme un ballon de football et portée par un pied articulé. Il tourna des commutateurs, un solénoïde ronfla, des étincelles crépitèrent, l’ampoule s’illumina…

Je regardais, machinalement attentif, comme devant un tour de prestidigitation.

— Et alors ? demandai-je. C’est tout ?

— C’est tout pour l’instant, je suppose. Ces quelques décigrammes de poussière météoritique sont baignés dans un torrent de rayons X, où je vais les laisser toute la nuit. Il est plus que probable que cela ne donnera rien ; mais il y a une chance sur dix mille pour que cela donne quelque chose… Quoi ? Vous m’en demandez trop ! Si je le savais, cela n’aurait plus d’intérêt. C’est précisément le plaisir de l’expérimentation, de nous révéler du nouveau… de l’inattendu. Nous verrons demain.

Je pris congé, sans me douter de l’importance énorme, démesurée, que devait avoir, par ses résultats, la petite expérience d’allure si anodine et insignifiante, commencée sous mes yeux. Et pas plus que moi, en exposant ces quelques granulations noires aux rayons X de son ampoule, le Dr Tancrède Alburtin ne pouvait soupçonner qu’il prît vis-à-vis de la France et du monde une part de responsabilité capitale, en déclenchant l’explosion d’une calamité planétaire amorcée par les soins de miss Lescure, de son père, et généralement de tous ceux qui avaient, d’une façon quelconque et de près ou de loin, collaboré au lancement de la Fusée M. G. 17 et à l’importation sur terre de la poudre météoritique.

Au sortir de chez Alburtin, je pris par les petites rues pour gagner directement le port et l’hôtel Cendrillon, où je logeais. J’évitais ainsi de passer devant la terrasse de La Réserve, où, vu la douceur de la soirée, j’eusse couru le risque de rencontrer les de Ricourt, avec leur bande habituelle de « Montparnos »… Luce et Géo ne manqueraient pas de me demander pourquoi on ne m’avait pas vu au dîner ; et je ne tenais pas du tout à fournir des explications à Luce devant ces gens-là… D’ailleurs, ne fût-ce que pour me bien prouver que je suis un homme libre !… Il ne faut pas qu’un flirt de plage devienne tyrannique au point d’obliger à rendre compte de toutes ses actions !

Un flirt ! Luce de Ricourt !… Et j’eus un ricanement sarcastique. Ah ! ah ! mademoiselle Lucy ! Vous croyez le tenir en servitude, par la grâce de votre beauté de rousse Danaé, ce bon jeune homme de peintre que vous brimez, que vous exploitez, ce Tonton que vous tournez sans cesse en bourrique. Mais vous allez voir demain comme il s’occupe encore de vous !

Toutes les taquineries de Luce, sa sécheresse de cœur, les incompatibilités qui nous séparent me reviennent à la fois, dans cette promenade solitaire que je fais au bout du môle, sous les étoiles, et je la déteste, Luce, je rejette son emprise ; il n’existe plus pour moi qu’une femme au monde : Aurore Lescure, la fille tombée du ciel… Aurore, l’aurore d’une vie nouvelle…