Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 246-254).

XIV

LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT


Le jour pointait, et les premières lueurs grises venaient de se montrer furtivement à travers les longues et minces fentes des murs de notre grange, lorsqu’on me secoua forcement par l’épaule.

Je me levai d’un bond.

Dans mon cerveau, hébété par le sommeil, je m’étais figuré que les cuirassiers arrivaient sur nous, et j’empoignai une hallebarde posée contre le mur, mais en voyant les longues files de dormeurs, je me rappelai où j’étais.

Mais je puis vous dire que je fus bien étonné en m’apercevant que c’était le major Elliot lui-même, qui m’avait réveillé.

Il avait l’air très grave et, derrière lui, venaient deux sergents, tenant de longues bandes de papier et un crayon.

— Réveillez-vous, mon garçon, dit le major, retrouvant sa bonhomie comme si nous étions de nouveau à Corriemuir.

— Oui, major, balbutiai-je.

— Je vous prie de venir avec moi. Je sens que je vous dois quelque chose à tous deux, car c’est moi qui vous ai fait quitter vos foyers. Jim Horscroft est manquant.

Je sursautai à ces mots, car avec cette attaque furieuse, et la faim, et la fatigue, j’avais complètement oublié mon ami depuis qu’il s’était élancé contre la Garde française, en entraînant tout le régiment.

— Je suis en train de faire le relevé de nos pertes, dit le major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous me feriez grand plaisir.

Nous voilà donc en route, le major, les deux sergents et moi.

Oh ! certes, c’était un terrible spectacle, si terrible, que malgré le nombre d’années qui se sont écoulées, je préfère en parler le moins possible.

C’était bien horrible à voir dans la chaleur du combat, mais maintenant, dans l’air froid du matin, alors qu’on n’a pas le tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu’il y a de glorieux a disparu, il ne reste plus qu’une vaste boutique de boucher, où de pauvres diables ont été éventrés, écrasés, mis en bouillie, où l’on dirait que l’homme a voulu tourner en dérision l’œuvre de Dieu.

L’on pouvait lire sur le sol chaque phase du combat de la veille : les fantassins morts, formant encore des carrés, la ligne confuse de cavaliers qui les avaient chargés, et en haut, sur la pente, les artilleurs gisant autour de leur pièce brisée.

La colonne de la Garde avait laissé une bande de morts à travers la campagne.

On eût dit la trace laissée par une limace. En tête, se dressait un amas de morts en uniforme bleu, entassés sur les habits rouges, à l’endroit où avait eu lieu cette étreinte furieuse, lorsqu’ils avaient fait le premier pas en arrière.

Et ce que je vis tout d’abord, en arrivant à cet endroit, ce fut Jim, lui-même.

Il gisait, de tout son long étendu sur le dos, la figure tournée vers le ciel.

On eût dit que toute passion, toute souffrance s’étaient évaporées.

Il ressemblait tout à fait à ce Jim d’autrefois, que j’avais vu cent fois dans sa couchette, quand nous étions camarades d’école.

J’avais jeté un cri de douleur en le voyant, mais quand j’en vins à considérer son visage, et que je lui trouvai l’air bien plus heureux, dans la mort, que je n’avais jamais espéré de le voir pendant sa vie, je cessai de me désoler sur lui.

Deux baïonnettes françaises lui avaient traversé la poitrine.

Il était mort sur-le-champ, sans souffrir, à en croire le sourire qu’il avait sur les lèvres.

Le major et moi, nous lui soulevions la tête, espérant qu’il restait peut-être un souffle de vie, quand j’entendis près de moi une voix bien connue.

C’était de Lissac, dressé sur son coude, au milieu d’un tas de cadavres de soldats de la Garde.

Il avait un grand manteau bleu autour du corps. Son chapeau à grand plumet rouge, gisait à terre, près de lui.

Il était bien pâle. Il avait de grands cercles bistrés sous les yeux, mais, à cela près, il était resté tel qu’il était jadis, avec son grand nez tranchant d’oiseau de proie affamé, sa moustache raide, sa chevelure coupée ras et clairsemée jusqu’à la calvitie, au haut de la tête.

Il avait toujours eu les paupières tombantes, mais maintenant il était presque impossible de retrouver, par-dessous le scintillement de l’œil.

— Holà, Jock ! s’écria-t-il, je ne m’attendais guère à vous voir ici, et pourtant j’aurais pu m’en douter, quand j’ai vu l’ami Jim.

— C’est vous qui nous avez apporté tous ces ennuis, dis-je.

— Ta ! Ta ! Ta ! s’écria-t-il, avec son impatience de jadis. Tout est arrangé pour nous à l’avance. Quand j’étais en Espagne, j’ai appris à croire au Destin. C’est le Destin qui vous a envoyé ici, ce matin.

— C’est sur vous que retombera le sang de cet homme, dis-je, en posant la main sur l’épaule du pauvre Jim.

— Et mon sang sur lui ! dit-il. Ainsi, nous sommes quittes.

Il ouvrit alors son manteau et j’aperçus, avec horreur, un gros caillot noir de sang, qui sortait de son flanc.

— C’est ma treizième blessure, et ma dernière, dit-il, avec un sourire. On dit que le nombre treize porte malheur. Pourriez-vous me donner à boire, si vous disposez de quelques gouttes ?

Le major avait du brandy étendu d’eau.

De Lissac en but avidement.

Ses yeux se ranimèrent, et une petite tache rouge reparut à ses joues livides.

— C’est Jim qui a fait cela, dit-il. J’ai entendu quelqu’un m’appeler par mon nom, et aussitôt son fusil s’est posé sur ma tunique. Deux de mes hommes l’ont écharpé au moment même où il a fait feu. Bon, bon ! Edie valait bien cela. Vous serez à Paris dans moins d’un mois, Jock, et vous la verrez. Vous la trouverez au numéro 11 de la rue de Miromesnil, qui est près de la Madeleine. Annoncez-lui la nouvelle avec ménagement, Jock, car vous ne pouvez pas vous figurer à quel point elle m’aimait. Dites-lui que tout ce que je possède se trouve dans les deux malles noires et qu’Antoine en a les clefs. Vous n’oublierez pas ?

— Je me souviendrai.

— Et Madame votre mère ? J’espère que vous l’avez laissée en bonne santé ? Ah ! Et Monsieur votre père aussi. Présentez-lui mes plus grands respects.

À ce moment même, où il allait mourir, il fit la révérence d’autrefois et son geste de la main, en adressant ses salutations à ma mère.

— Assurément, dis-je, votre blessure pourrait être moins grave que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le chirurgien de notre régiment.

— Mon cher Jock, je n’ai pas passé ces quinze ans à faire et recevoir des blessures, sans savoir reconnaître celle qui compte. Mais il vaut mieux qu’il en soit ainsi, car je sais que tout est fini pour mon petit homme, et j’aime mieux m’en aller avec mes Voltigeurs, que de rester pour vivre en exilé et en mendiant. En outre, il est absolument certain que les Alliés m’auraient fusillé. Ainsi, je me suis épargné une humiliation.

— Les Alliés, monsieur, dit le major avec une certaine chaleur, ne se rendraient jamais coupables d’un acte aussi barbare.

— Vous n’en savez rien, major, dit-il. Supposez vous donc que j’aurais fui en Écosse et changé de nom, si je n’avais eu rien de plus à craindre que mes camarades restés à Paris ? Je tenais à la vie, car je savais que mon petit homme reviendrait. Maintenant, je n’ai plus qu’à mourir, car il ne se trouvera plus jamais à la tête d’une armée. Mais j’ai fait des choses qui ne peuvent pas se pardonner. C’est moi qui commandais le détachement qui a fusillé le duc d’Enghien ; c’est moi qui… Ah ! Mon Dieu ! Edie ! Edie, ma chérie !

Il leva les deux mains, dont les doigts s’agitèrent, et tremblèrent comme s’il tâtonnait.

Puis il les laissa retomber lourdement devant lui, et sa tête se pencha sur sa poitrine.

Un de nos sergents le recoucha doucement. L’autre étendit sur lui le grand manteau bleu. Nous laissâmes ainsi là ces deux hommes, que le Destin avait si étrangement mis en rapport.

L’Écossais et le Français gisaient silencieux, paisibles, si rapprochés que la main de l’un eût pu toucher celle de l’autre, sur cette pente imbibée de sang, dans le voisinage de Hougoumont.