La Grande Morale/Livre I/Chapitre 31

CHAPITRE XXXI.

§ 1. Il nous resterait maintenant à parler de la justice, et à expliquer ce qu’elle est, dans quels individus elle se montre, et à quels objets elle s’applique. D'abord, si nous étudions la nature même du juste, nous reconnaîtrons qu'il y a deux sortes de juste. Le premier est le juste selon la loi ; et c'est en ce sens qu'on appelle justes les choses que la loi ordonne. La loi ordonne, par exemple, des actes de courage, des actes de sagesse, et en général toutes les actions qu'on dénomme d'après les vertus qui les inspirent. Voilà ce qui fait que l'on dit encore de la justice qu'elle est une sorte de vertu complète. En effet, si les actes que la loi commande sont des actes justes, et que la loi n'ordonne jamais que les actes qui sont conformes à toutes les différentes vertus, il s'en suit que l'homme qui observe scrupuleusement la loi et qui accomplit les choses justes qu'elle consacre, est empiétement vertueux. Par conséquent, je le répète, l'homme juste et la justice nous représentent une sorte de vertu parfaite. Voilà donc une première espèce de justice qui consiste dans les actes et qui s'applique aux choses que nous venons de dire.

§ 2. Mais ce n'est pas là tout à fait le juste ni la justice tels que nous les cherchons. Dans tous les actes de justice compris, comme la loi les comprend, l'individu qui les accomplit peut être juste exclusivement pour lui-même et vis-à-vis de soi, puisque le sage, le courageux, le tempérant n'a ces vertus que pour lui seul, et qu'elles ne sortent pas de lui. Mais le juste qui se rapporte à autrui, est fort différent du juste tel qu'il résulte de la loi; car il n'est pas possible, dans le juste qui est relatif aux autres, d'être juste pour soi tout seul. Voilà précisément le juste et la justice que nous voulons connaître, et qui s'appliquent aux actes que nous venons d'indiquer.

§ 3. Le juste qui est relatif aux autres, c'est, pour le dire en un seul mot, l'équité, l'égalité ; l'injuste, c'est l'inégal. Lorsqu'on s'attribue à soi-même une part de bien plus grande, ou une part moins grande de mal, il y a iniquité, inégalité ; et les gens pensent alors que vous avez commis et qu'ils ont souffert une injustice.

§ 4. La conséquence évidente, si l'injustice consiste dans l'inégalité, c'est que la justice et le juste consisteront dans l'égalité parfaite des contrats. Une autre conséquence, c'est que la justice est un milieu entre l'excès et le défaut, entre le trop, et le trop peu. Celui qui commet l'injustice a, grâce à cette injustice, plus qu'il ne doit avoir ; celui qui la souffre, précisément parce qu'il la souffre, a moins qu'il ne faut. Le milieu de ces extrêmes, c'est le juste. Or, le milieu, la moitié est égale; de telle sorte que l'égal entre le plus et le moins est le juste, et que l'homme juste est celui qui, dans ses rapports avec autrui, ne veut avoir que l'égalité.

§ 5. L'égalité suppose tout au moins deux termes. Ainsi donc, l'égalité, en tant qu'elle est relative aux autres, c'est le juste ; et l'homme vraiment juste est celui que je viens de dire, et qui ne veut qu'elle.

§ 6. La justice consistant dans le juste, dans l'égal et dans un certain milieu, le juste ne peut être du juste qu'entre certains êtres, l'égal ne peut être égal que pour certaines choses ; le milieu n'est le milieu qu'entre certaines choses. Aussi, il en faut conclure que la justice et le juste sont relatifs et à certains êtres et à certaines choses.

§ 7. De plus, le juste étant l'égal, l'égal proportionnel ou l'égalité proportionnelle sera encore le juste. Or, une proportion exige au moins quatre termes ; et pour l'établir, il faut dire, par exemple : A est à B comme C est à D. Autre exemple de proportionnalité : Celui qui possède beaucoup doit apporter beaucoup à la masse commune, et celui qui possède peu doit apporter peu. Réciproquement, il est également proportionnel que celui qui a beaucoup travaillé, reçoive beaucoup en salaire ; et que celui qui a peu travaillé, reçoive peu de chose. Ce que le grand travail est au petit, beaucoup l'est à peu ; et celui qui a beaucoup travaillé est en rapport avec beaucoup, tout comme celui qui a peu travaillé est en rapport avec peu,

§ 8. C'est aussi cette proportionnalité de la justice que Platon paraît avoir voulu appliquer dans sa République : « Le laboureur, dit-il, produit le blé ;l'architecte construit la maison ; le tisserand file le vêtement ; le cordonnier fait la chaussure. Le laboureur donne le blé à l'architecte, qui à son tour lui donne la maison ; mêmes rapports entre tous les autres citoyens, qui échangent ce qu'ils possèdent contre ce que possèdent les autres de leur côté. »

§ 9. Mais voici comment s'établit entr'eux la proportion. Ce que le laboureur est à l'architecte, l'architecte l'est réciproquement au laboureur.

§ 10. Même rapport pour le tisserand, pour le cordonnier et pour tous les autres, entre qui la proportion reste toujours également la même.

§ 11. C'est précisément cette proportionnalité qui constitue et maintient le lien social ; et l'on a pu dire en ce sens que la justice est la proportion; car c'est le juste qui conserve les sociétés ; et le juste se confond identiquement avec le proportionnel.

§ 12. Mais l'architecte mettait un plus haut prix à son ouvrage que le cordonnier ; et il était difficile que le cordonnier fit un échange de son oeuvre contre celle de l'architecte, puisqu'il ne pouvait, à la place de ses souliers, avoir une maison. On a donc imaginé un moyen de rendre toutes ces choses vénales, et l'on a décrété au nom de la loi que l'intermédiaire de toutes les ventes et achats possibles serait une certaine quantité d' argent, qu' on a appelée monnaie, en grec, Nomisma, du caractère légal qu'elle porte; et qu'en s'en donnant dans chaque circonstance les uns aux autres une quantité relative au prix de chaque objet, on pourrait faire toute espèce d'échanges, et main tenir par là le lien de l'association politique.

§ 13. Le juste consistant dans ces rapports, et dans ceux dont j'ai parlé un peu plus haut, la justice qui concerne ces rapports est la vertu qui pousse l'homme à faire spontanément toutes les choses de cet ordre avec une intention parfaitement réfléchie, et à se conduire comme on vient de le voir dans tous ces cas.

§ 14. On peut dire encore que la justice est le talion. Mais ce ne peut pas être au sens où l'entendaient les Pythagoriciens. Selon eux, il serait juste de souffrir à son tour tout ce qu'on aurait fait soi-même à autrui. Or, ceci n'est pas possible entre tous les hommes sans exception. Le juste n'est pas le même du serviteur à l'homme libre que de l'homme libre au serviteur; le serviteur qui frappe un homme libre, ne doit pas recevoir en bonne justice autant de coups qu'il en a donné ; il doit en recevoir bien davantage ; c'est que le talion n'est juste ainsi qu'avec la proportionnalité. Autant l'homme libre est au-dessus de l'esclave, autant le talion doit différer de l'acte qui le provoque. J'ajoute qu'il doit y avoir dans certains cas même différence de l'homme libre à l'homme libre. Il n'est pas juste, si quelqu'un a crevé l' oeil d'un autre, qu'on se contente de lui en crever un ; il faut que son châtiment soit plus grand conformément à la règle de proportion ; car c'est lui qui a frappé le premier et qui a commis un délit. A ces deux titres, il est coupable ; et par conséquent, la proportionnalité exige que, comme les délits sont plus forts, le coupable aussi souffre plus de mal qu'il n'en a fait.

§ 15. Mais comme le juste peut s'entendre en plusieurs sens, il faut déterminer de quelle espèce de juste on s'occupe ici. Il y a, dit-on, certainement des rapports de justice du serviteur au maître et de l'enfant au père ; et le juste dans ces relations-là parait, à ceux qui le reconnaissent, synonyme du juste civil et politique ; car le juste que nous étudions ici, est le juste politique.

§ 16. Or, nous avons vu que la justice civile consiste surtout dans l'égalité ; les citoyens sont, on peut dire, des associés qu'on doit regarder au fond comme semblables par leur nature, et qui ne sont différents que dans la façon d'être. Mais on pourrait trouver qu'il n'y a pas de rapports de justice possibles du fils au père, et de l'esclave au maître, pas plus qu'il n'y en a, relativement à moi-même, de mon pied ni de ma main, ni d'aucune autre partie de mon corps. C'est là aussi ce que le fils paraît être à l'égard de son père; le fils n'est qu'une partie du père en quelque sorte ; et c'est seulement quand il a pris lui-même toute la valeur et le rang d'un homme, et qu'il s'est isolé à ce titre, qu'il devient l'égal du père et son semblable, rapports que les citoyens tâchent toujours d'établir entre eux.

§ 17. Par la même raison et dans des relations à peu près pareilles, il n'y a pas non plus de justice, de droit, de l'esclave au maître ; car le serviteur est une partie de son maître ; et s'il y a un droit et une justice pour lui, c'est la justice de la famille, celle qu'on pourrait appeler la justice économique. Mais nous ne cherchons pas cette justice-là ; nous étudions uniquement la justice politique et civile ; et la justice politique semble consister exclusivement dans l'égalité et la complète similitude.

§ 18. Le juste dans l'association du mari et de la femme se rapproche beaucoup de la justice politique. La femme sans doute est inférieure à l'homme ; mais elle lui est plus intime que l'enfant ou l'esclave ; et elle est plus près qu'eux d'être l'égale de son mari. Aussi, leur vie commune se rapproche-t-elle de l'association politique ; et par suite, la justice de la femme à l'époux est en quelque sorte plus politique qu'aucune de celles que nous venons d'indiquer.

§ 19. Le juste au point de vue où nous sommes placés, se trouvant donc dans l'association politique, il s'en suit que les idées et de la justice et de l'homme juste se rapporteront spécialement à la justice politique. Or, parmi les choses qu'on appelle justes, les unes le sont par la nature ; les autres ne le sont que par la loi. Mais il ne faut pas supposer que ces deux ordres de choses sont absolument immuables; les choses mêmes de la nature sont sujettes aussi au changement.

§ 20. Je m'explique par un exemple. Si nous nous appliquions tous à nous servir de la main gauche, nous deviendrions sans doute ambidextres ; et cependant la nature ferait toujours qu'il y aurait une main gauche. Nous ne pourrions donc pas empêcher que la main droite ne valût mieux qu'elle, quand bien même nous ferions tout de la gauche aussi habilement que de la droite. Mais de ce que les deux mains peuvent devenir également adroites et changer, ce serait une erreur de croire qu'il n'y a pas de nature pour l'une et pour l'autre ; et comme la gauche demeure la gauche le plus ordinairement et le plus longtemps, et que la droite demeure également la droite, on dit que c'est là une chose de nature.

§ 21. Cette remarque s'applique exactement aux choses justes par nature, à la justice naturelle ; et ce n'est pas parce que ce juste peut changer quelquefois pour notre usage, qu'il cesse d'être juste par nature. Loin de là, il reste juste ; car ce qui demeure juste dans la plus grande partie des cas est de toute évidence le juste naturel. La justice que nous établissons et sanctionnons par nos lois, c'est certainement encore la justice ; mais nous l'appelons la justice selon la loi, la justice légale. Le juste selon la nature est sans contredit supérieur au juste suivant la loi, que font les hommes. Mais le juste que nous cherchons en ce moment, c'est le juste politique et civil ; et la justice politique est celle qui est faite par la loi, et non pas celle de la nature.

§ 22. L'injuste et l'acte injuste pourraient sembler se confondre; et cependant il faut les distinguer. L'injuste est déterminé précisément par la loi ; et, par exemple, il est injuste de frustrer quelqu'un du dépôt qu'il vous a confié. L'acte injuste s'étend plus loin, et c'est de faire en réalité une chose quelconque injustement, Même différence entre l'acte juste et le juste. Le juste est aussi ce qui est fixé positivement par la loi ; et l'acte juste c'est de faire réellement des choses justes.

§ 23. Quand donc un acte est-il juste? Et quand ne l'est-il pas? Pour le dire en peu de mots, un acte est juste quand on agit avec une intention réfléchie et une entière liberté. J'ai dit plus haut ce qu'il nous faut entendre par un acte libre et volontaire. Quand on se rend bien compte pour qui, en quel temps et pourquoi l'on agit ainsi qu'on le fait, alors on fait vraiment un acte juste ; et réciproquement, l'homme injuste sera également celui qui sait à qui, quand et pourquoi il fait ce qu'il fait. Lorsque sans le savoir et sans aucune de ces conditions, on fait quelque chose d'injuste, on n'est pas vraiment injuste ; on est simplement malheureux. Par exemple, si croyant tuer un ennemi on a tué son père, on a bien fait un acte injuste ; mais l'on n'a point commis de crime envers personne ; seulement, c'est un malheur.

§ 24. Ainsi donc, on ne commet pas réellement d'injustice tout en faisant un acte injuste, quand on agit avec pleine ignorance, et que, comme nous le disions à l'instant, on ne sait pas, ni qui l'on frappe, ni comment, ni pourquoi.

§ 25. Mais il est bon d'expliquer un peu précisément ce que c'est que cette ignorance, et comment il se peut qu'en ignorant complètement la personne à qui l'on nuit, on ne soit, pas coupable. Voici dans quelles limites nous circonscrivons cette ignorance. Quand l'ignorance est la cause directe de l'action qu'on a faite, on n'a plus fait cette action volontairement ; et par conséquent, on n'est pas coupable. Mais quand au contraire on est cause soi-même de cette ignorance, et qu'on fait quelque chose par suite de cette ignorance dont on est la seule cause, alors on est coupable ; et c'est avec raison qu'on est appelé la cause du délit et qu'on en est responsable. C'est le cas de l'ivresse. Les gens qui étant ivres font quelque chose de mal sont coupables ; car ils sont cause eux-mêmes de leur ignorance. Ils étaient libres de ne pas boire jusqu'à ce point de méconnaître leur père et de le frapper.

§ 26. De même pour tous les autres cas d'ignorance que l'on cause soi-même ; ceux qui font mal par suite de ces aveuglements volontaires sont injustes et coupables. Mais pour ces ignorances dont on n'est pas la cause, et qui font seules qu'on agit comme on agit, on n'est pas coupable. C'est là en quelque sorte une ignorance toute physique, comme celle des enfants qui, ne connaissant pas encore leur père, viennent à le frapper. Cette ignorance toute naturelle, dans les cas de cette sorte, ne fait pas que, pour cette action aveugle, on dise des enfants qu'ils sont coupables de ce qu'ils font. L'ignorance étant la cause unique de leur acte, et eux-mêmes n'étant pour rien dans le fait de leur ignorance, on ne peut pas les accuser, ni les croire coupables.

§ 27. Une question s'élève, non plus sur l'injustice qu'on fait, mais sur celle qu'on souffre; et l'on demande : Peut-on volontairement souffrir une injustice ? Ou bien est-ce impossible? Nous faisons bien librement et volontairement des choses justes ou même des choses injustes ; mais nous ne sommes jamais volontairement les victimes de l'injustice. Nous fuyons avec grand soin tout ce qui nous peut nuire, et il n'est pas moins évident que nous ne souffririons pas de notre plein gré le tort qu'on nous fait, si nous pouvions l'empêcher. Personne ne supporte volontiers qu'on lui fasse tort ; et souffrir une injustice, c'est essuyer un tort et un dommage.

§. 28. Oui ; tout cela est vrai ; mais il y a des cas où, quoi qu'on pût exiger l'égalité, on concède une partie de ses droits aux autres. Et alors, s'il était juste qu'on eût une part égale, avoir une moindre part est une injustice ; et comme on subit la réduction volontairement, il en résulte, dit-on, que l'on souffre volontairement une injustice. Voilà sans doute ce qu'on peut dire. Mais une preuve que le tort n'est pas réellement consenti, c'est que ceux qui, dans ces cas, se contentent d'une moindre part que la leur, réclament en place de ce qu'ils cèdent, ou de l'honneur, ou de la louange, ou de la gloire, ou de l'affection, ou telle autre compensation de ce genre. Or, celui qui échange quelque chose contre l'objet qu'il accorde, celui-là n'éprouve aucun tort; et s'il ne souffre pas d'injustice, il ne la souffre donc pas volontairement.

§ 29. Ajoutez que ceux qui prennent ainsi moins que leur part, et qui semblent traités injustement, s'ils ne reçoivent pas une portion égale à celle des autres, ne manquent pas de se glorifier de ces concessions et d'en faire parade en disant : « J'aurais bien pu avoir une part égale ; mais je ne l'ai pas prise, et je ]'ai abandonnée à un tel, qui est plus âgé, ou à un tel, qui 'est mon ami. » Or, personne ne se vante d'une injustice qu'il a soufferte. Mais si l'on ne fait jamais parade des injustices qu'on subit, et si l'on fait parade de celle-ci, il est clair que dans ce prétendu partage inégal, on n'a point été lésé, en gardant la part la plus petite; et si l'on a point du tout souffert d'injustice, il s'ensuit à plus forte raison, je le répète, que l'on n'a point souffert une injustice volontairement.

§ 30. Je conviens qu'un argument contre toute cette théorie, c'est l'exemple qu'on peut tirer de l'intempérance. L'homme intempérant, dira-t-on, qui ne sait pas se maîtriser, se nuit à lui-même en faisant un acte vicieux ; et il le fait de sa pleine volonté. Donc, il se nuit à lui-même tout en le sachant fort bien ; et ainsi, il souffre volontairement une injustice et un tort qu'il se fait à lui-même de son plein gré. Mais la légère addition que nous ferons à notre définition réfutera ce raisonnement; et voici notre addition : C'est que personne ne veut réellement souffrir . d'injustice. Sans aucun doute, c'est en le voulant que l'intempérant accomplit ses actes d'intempérance, de telle sorte qu'il se fait injustice et tort à lui-même, et qu'ainsi il veut se faire du mal. Mais personne, venons-nous de dire, ne veut souffrir d'injustice ; donc non plus l'intempérant lui-même ne peut pas souffrir une injustice volontairement de sa propre part.

§ 31. Mais peut-être ici pourrait-on encore élever une autre question et demander : « Il se peut donc qu'on soit coupable contre soi-même » ? Du moins, il semble en regardant à l'exemple de l'intempérant que cela est possible ; et évidemment, si ce qu'ordonne la loi est juste, celui qui ne le fait pas est injuste ; et si la loi, prescrivant de faire quelque chose pour quelqu'un, on ne le fait point, on est injuste envers cette personne. Or, la loi ordonne d'être tempérant et sage, de conserver son bien, de soigner son corps ; et elle a telles autres prescriptions de ce genre. Celui donc qui ne fait pas tout cela est injuste envers lui-même, puisque aucun de ces délits ne peut jamais s'étendre et passer jusqu'à un autre.

§ 32. Mais tous ces raisonnements ne sont pas vrais le moins du monde ; et en fait, on ne peut pas être injuste envers soi-même. Il est de toute impossibilité qu'un même individu, dans le même moment, ait tout à la fois plus et moins, et qu'il agisse tout ensemble et de son plein gré et malgré lui. L'injuste, en tant qu'injuste, a plus qu'il ne lui revient; la victime qui souffre une injustice, en tant qu'elle la souffre, a moins qu'elle ne devrait avoir. Si donc on se fait injustice à soi-même, il s'ensuit qu'un même individu, dans le même moment, pourrait avoir plus et moins. Mais c'est là ce qui est évidemment impossible ; et par conséquent, on ne peut se faire injustice à soi-même.

§ 33. En second lieu, comme celui qui fait une injustice la commet avec volonté et intention, et que celui qui la souffre la souffre contre son gré, si l'on pouvait être injuste envers soi-même, il en résulterait qu'on pourrait tout à la fois faire quelque chose de son plein gré et contre son gré. C'est une autre impossibilité aussi palpable ; et il ne se peut pas plus de cette façon que de l'autre qu'on soit injuste envers soi-même.

§ 34. Même résultat, si l'on descend à l'observation des délits particuliers. On se rend toujours coupable d'un délit, soit en refusant un dépôt, soit en commettant un adultère, un vol, ou quelqu'autre injustice particulière. Mais on ne peut se refuser à soi-même un dépôt qu'on se serait confié ; on ne peut commettre un adultère avec sa propre femme ; on ne peut se voler son propre argent ; et par conséquent, si ce sont là tous les délits possibles et qu'on ne puisse en commettre un seul contre soi-même, il en résulte qu'il est impossible aussi d'être coupable et de commettre un délit contre soi.

§ 35. Si l'on soutient encore que ce soit possible, il faut du moins convenir que l'injustice n'a plus rien de social et de politique, et qu'elle est toute domestique ou économique. Et voici comment. L'âme, divisée comme elle l'est en plusieurs parties, en a une qui est meilleure, une autre qui est pire ; et s'il y a quelqu'injustice possible dans l'âme, c'est uniquement de ces parties les unes à l'égard des autres. L'injustice domestique ou économique ne peut se distinguer que relativement au pire et au meilleur, pour qu'il soit possible qu'il y ait justice et injustice de l'individu envers soi. Mais ce n'est pas de cette justice-là que nous nous occupons ; et c'est uniquement de la justice politique, c'est-à-dire de celle qui s'exerce entre des citoyens égaux.

§ 36. En résumé, dans l'ordre des délits que nous étudions, l'individu ne saurait être coupable envers lui-même. Mais on peut encore demander : Qui est donc le coupable dans l'âme ? Dans quelle partie réside le délit ? Est-ce dans la partie de l’âme qui a une disposition injuste, ou qui juge avec injustice, ou qui répartit les parts injustement, comme il arrive dans les luttes et dans les concours? Si l’on reçoit le prix de la main du président qui en décide, on ne fait pas une injustice, bien que le prix soit donné injustement, Le seul coupable de l’injustice commise, c’est celui qui a mal jugé et mal attribué le prix. Et même encore, le président est coupable en un sens ; et en un autre, il ne l’est pas. Il l’est, en tant qu’il n’a pas bien jugé le juste conformément à la vérité et à la nature ; mais en tant qu’il a prononcé selon ses propres lumières, il n’est pas injuste ni coupable.