La Grande Mademoiselle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 11 (p. 5-40).
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LA GRANDE MADEMOISELLE

I
L’EXIL. — LA VIE EN PROVINCE. — QUERELLES DE FAMILLE

La Fronde a été une révolution avortée. Elle était condamnée d’avance, ses meneurs n’ayant jamais su nettement où ils voulaient en venir ; elle l’avait d’ailleurs mérité, les intérêts particuliers ayant tout de suite pris le pas sur les intérêts généraux. Les conséquences de son effondrement furent d’une importance capitale pour notre pays. Les troubles civils de 1648 à 1652 ont été l’effort suprême de la France contre l’établissement de la monarchie absolue ; leur fin signifia que la nation, de lassitude et de découragement, acceptait le nouveau régime. Il en résulta une telle transformation, politique et même morale, que la Fronde se trouve avoir marqué une séparation très nette entre deux périodes de notre histoire ; il y a comme un grand fossé entre les temps qui l’ont précédée et ceux qui l’ont suivie.

Ses chefs avaient été dispersés par le retour du roi dans sa capitale, le 21 octobre 1652. Lorsqu’ils revinrent de l’exil, qui un peu plus tôt, qui un peu plus tard, les derniers après la paix des Pyrénées (7 novembre 1659), un changement s’était déjà produit dans les idées et les façons d’être, et plus d’un, parmi eux, se sentit dépaysé. Il fallut se remettre au diapason. Ce fut un peu le pendant, en beaucoup moins accusé, de ce qui s’est passé pour les émigrés à leur rentrée sous le Consulat.

La princesse dont nous avons conté[1] les années héroïques nous en offre un exemple. Quand la Grande Mademoiselle, qui avait fait la guerre civile pour forcer le jeune Louis XIV à l’épouser, obtint, au bout de cinq ans, la permission de revenir à la Cour, elle y rapporta de vieilles habitudes d’indiscipline qui n’étaient plus de saison et devaient finir par lui attirer des désagrémens. L’exil n’avait rien abattu de sa fierté. Selon une formule célèbre, elle n’avait rien appris et rien oublié; elle était toujours cette personne de premier mouvement dont Mme de Sévigné disait : « J’aime bien à ne me point mêler dans ses impétuosités[2]. » Ce n’est pas moi qui en ferai un reproche à Mademoiselle ; il est tout à son honneur d’avoir manqué de souplesse dans l’âge de servilité qui succéda à la Fronde.

À d’autres égards, l’exil lui avait été très salutaire. Il l’avait obligée à chercher en elle-même des ressources qui s’y trouvèrent, et dont Mademoiselle fut la première à s’étonner. Elle s’admire naïvement, dans ses Mémoires, de ne jamais s’être ennuyée une seule minute dans « le plus grand désert du monde, » et c’est assurément à sa louange, car ses débuts à Saint-Fargeau auraient accablé la plupart des femmes. On en conviendra, si l’on veut bien venir l’y retrouver la nuit de son arrivée, au commencement du mois de novembre 1652.

I

Nous l’avions laissée pleurant sans vergogne devant toute sa suite. Son rêve de grandeur et de gloire était écroulé. Anne-Marie-Louise d’Orléans, duchesse de Montpensier, ne serait pas reine de France. Elle ne prendrait plus de villes, ne passerait plus de revues au son des fanfares et du canon. Trois semaines auparavant, le grand Condé la traitait en frère d’armes, elle faisait la joie des soldats par ses allures martiales, et on l’aurait fort surprise, et encore plus offensée, si quelqu’un lui avait dit qu’elle était capable d’être presque aussi poltronne que son père, le triste Gaston. À présent que tout était fini, même la fuite romanesque en jouant à cache-cache avec des poursuivans imaginaires, la Grande Mademoiselle était tombée dans une extrême prostration physique et morale. L’héroïne d’Orléans et de la porte Saint-Antoine sanglotait comme un petit enfant, parce qu’elle avait trop de « chagrin » et trop de « peur[3]. » L’aspect de sa future demeure lui avait ôté son dernier reste de courage.

Le château de Saint-Fargeau, commencé sous Hugues Capet et souvent remanié, en particulier au XVe siècle, tenait plus de la forteresse que de la maison de plaisance. Sa lourde masse dominait la vallée du Loing, dans une région de grands bois très fourrés et très peu percés. Enveloppé lui-même de broussailles et défendu par des fossés profonds, le château s’harmonisait avec la sauvagerie du décor. Ses fenêtres s’ouvraient à une grande hauteur au-dessus du sol et ses tours étaient robustes. Ses corps de logis massifs et nus, reliés entre eux par de fortes murailles, formaient une enceinte irrégulière et de mine sévère. L’ensemble était imposant : il n’avait jamais été riant, et Saint-Fargeau, inhabité depuis longtemps, n’était plus qu’un immense nid à rats, presque une ruine, quand Mademoiselle s’y présenta en fugitive. On la fit entrer dans « une vilaine chambre » où il y avait un étai au milieu. Au sortir de son palais des Tuileries, cette vue l’acheva, en lui faisant mesurer la profondeur de sa chute. Elle eut un accès de désespoir : « Je me trouvais bien malheureuse, étant hors de la Cour, de n’avoir pas une plus belle demeure que celle-là, et de songer que c’était le plus beau de tous mes châteaux. »

Sa peur devint de l’épouvante en découvrant qu’il manquait partout des portes et des fenêtres. Un rapport de valet avait achevé de lui faire accroire qu’on la cherchait pour la mettre en prison, et elle n’était plus en état de comprendre qu’il n’y aurait verrous qui tinssent, si le roi donnait l’ordre de l’arrêter. Elle reprit sa course pour gagner un petit château situé à deux lieues de Saint-Fargeau et qu’on lui disait très sûr : « Jugez, dit-elle, avec quel plaisir je fis cette traite ! je m’étais levée deux heures devant le jour; j’avais fait vingt-deux lieues, et j’étais sur un cheval qui en avait fait autant. Nous arrivâmes à cette maison.. . sur les trois heures du matin; je me couchai en grande diligence. » L a crise fut brève. Dès le lendemain. Mademoiselle se laissa expliquer que Saint-Fargeau avait une double issue en cas d’alerte. Elle y revint d’elle-même le quatrième jour, et il ne fut plus question d’avoir du chagrin, ni même de l’humeur ; du moment que la place était « bonne et forte, » la princesse prenait son parti des fenêtres éventrées, des plafonds étayés, des portes absentes et de tout le reste. Les grandes dames du XVIIe siècle n’en étaient pas à cela près. Mademoiselle campa dans un « grenier » tandis que l’on réparait l’appartement au-dessous, en fut réduite à emprunter un lit, et recouvra toute sa gaîté devant la bouffonnerie de la situation pour une cousine-germaine du roi de France : « Par bonheur pour moi, écrit-elle, le bailli de Saint-Fargeau était marié depuis peu ; ainsi il avait un lit neuf. »

Le lit de Mme la baillive fut la grande ressource du château. On lavait rendu sitôt que la princesse avait eu le sien, qu’on lui apporta de Paris, mais on y envoyait coucher les hôtes de marque, et il en était arrivé un défilé, chose tout à l’honneur de la noblesse française, dès que l’on avait appris où cette illustre disgraciée allait passer son exil. Mademoiselle ne savait où les mettre : on menait les plus importans chez le bailli. La duchesse de Sully et sa sœur, la marquise de Laval, venues ensemble pour un séjour assez prolongé, firent tout le temps la navette entre le grenier où la Grande Mademoiselle tenait sa cour et le « lit neuf » de la ville de Saint-Fargeau. Des femmes de qualité, arrivées au même moment, s’étaient logées où elles avaient pu, au petit bonheur, et il en fut ainsi jusqu’à ce que le château eût été remis en état. Chacun était mal, et personne n’y faisait attention. Il y a de l’élégance dans cette façon hautaine de traiter le « confort : » l’importance qu’il a prise de nos jours semble, en comparaison, bien bourgeoise, dans le mauvais sens du mot.

Peu à peu, tout s’arrangea. Le château fut restauré, les ap- partemens agrandis[4]. Le fouillis de végétation des abords fit place à une terrasse d’où l’on eut la surprise de découvrir une vue charmante. Le Saint-Fargeau des Capétiens et des premiers Valois, « lieu si sauvage, dit Mademoiselle, que l’on n’y trouvait pas des herbes à mettre au pot lorsque j’y arrivai, » devint une belle résidence, hospitalière et animée. La maîtresse du logis aimait le grand air et le mouvement, comme les aimait toute la noblesse de France avant d’avoir été dressée par la monarchie absolue, dans l’intérêt de l’ordre et de la paix, à ne plus bouger des salons de Versailles. La décadence des muscles a commencé chez nous avec l’obligation de passer ses journées en bas de soie à faire des révérences, sous peine d’être exclu de tout. Les exercices violens furent abandonnés ou adoucis[5] ; on ne s’attacha plus qu’à ce qui donnait au corps les grâces majestueuses en harmonie avec la Galerie des glaces. Les bourgeois s’empressèrent de singer les gens de qualité, et les hautes classes payèrent leurs belles manières, ou leurs prétentions aux belles manières, par les migraines et les maux de nerfs du xviii siècle. Le goût des sports ne devait reparaître en France que de nos jours ; nous venons d’assister à sa résurrection.

Il était encore bien vivant au lendemain de la Fronde, et Mademoiselle s’y abandonnait avec passion. Elle fit venir d’Angleterre une meute et des chevaux de chasse. Elle eut un grand train d’équipages pour les promenades, un jeu de mail devant le château, des jeux d’appartement pour les jours de pluie, ses violons des Tuileries pour faire danser, et il n’y eut pas de cour plus leste et plus fringante, plus allante et plus caracolante. Mademoiselle donnait l’exemple, en personne que rien ne fatiguait jamais, et assaisonnait ces « jeux d’action » de causeries dont quelques-unes nous ont été heureusement conservées par Segrais[6], son secrétaire des commandemens. Nous savons, grâce à lui, même en admettant qu’il ait un peu arrangé ses récits, de quoi l’on parlait à la cour de Saint-Fargeau, et on ne l’apprendra peut-être pas sans quelques étonnemens ; il se disait là toutes sortes de choses que nous n’aurions jamais devinées, car nous nous figurions qu’elles n’étaient pas inventées au XVIIe siècle.

II

Dans cet âge qui passe pour avoir été rebelle au sentiment de la nature, la conversation tombait sans cesse sur le paysage. On s’arrêtait pour admirer les vues, on allait les chercher, et l’on tâchait de s’expliquer pourquoi on les trouvait belles. Les raisons que l’on s’en donnait étaient de gens qui, tout en sachant goûter un grand bois et le « beau tapis de pied » de sa mousse, préféraient aux paysages naturels ceux où se faisaient sentir l’intervention et le travail de l’homme. Un « désert» leur plaisait moins qu’un paysage habité, un site sauvage moins qu’un riant « assemblage » de champs cultivés et de « vergers plantés avec symétrie, » rappelant « l’agréable variété des parterres qui sont faits par l’artifice des hommes. » Mademoiselle vante dans ses Mémoires la vue que l’on avait du bout de sa terrasse. Elle s’essaie à la décrire et s’en tire très mal. Segrais s’y est aussi essayé et ne s’en est tiré qu’un peu moins mal. On ne savait pas, de leur temps ! on n’avait même pas les mots nécessaires pour noter un paysage, puisque aussi bien la gloire de Bernardin de Saint-Pierre a été de créer notre vocabulaire descriptif. En récompense, Segrais a très bien su nous expliquer que la beauté de cette vue qu’il venait de décrire si gauchement tenait pour lui, et pour son entourage, à ce qu’elle avait été trop bien arrangée par le hasard, à ce qu’elle était trop conforme aux règles à paysage classique en peinture, pour avoir l’air d’être l’œuvre de la seule nature. Ni la vallée du Loing, ni le grand étang qui « fermait » ce côté du château, ni l’île de l’étang, avec ses bouquets d’arbres, ni l’église et la petite hauteur que l’on apercevait dans le fond, ne semblaient se trouver fortuitement là où ils étaient : — « Et c’est, écrit Segrais, ce qui représente si fort ces excellens paysages des grands peintres, que tous ceux qui le regardent croient avoir vu cet étang, cette église et cette petite île dans mille tableaux. »

La littérature, celle d’imagination tout au moins, tenait aussi une place considérable dans les conversations. Mademoiselle, qui n’avait jamais rien lu avant d’être à Saint-Fargeau, s’était mise à rattraper le temps perdu. — « Je suis une créature très ignorante, écrivait-elle au début de son exil, qui n’ai jamais lu que les gazettes, n’aimant point à lire : mais dorénavant je m’y veux appliquer et voir si je pourrai aimer une chose de propos délibéré, sans que l’inclination y ait part. Je suis en un lieu où ce me sera un grand divertissement si je réussis dans ce dessein. » Le succès passa ses espérances. Elle se prit de passion pour la lecture dans ce crémier hiver de 1832-1633 où le château était livré aux ouvriers et les distractions rares. Quand le mauvais temps et les chemins défoncés rendaient Saint-Fargeau inabordable et le <( grenier » solitaire, elle se faisait lire, et écoutait sans se lasser en tirant l’aiguille : — « Je travaillais depuis le matin jusques au soir à mon ouvrage, et je ne sortais de ma chambre que pour aller dîner en bas, et à la messe. Cet hiver-là étant assez vilain pour ne pouvoir s’aller promener, dès qu’il faisait un moment de beau temps, j’allais à cheval, et, quand il gelait trop, me promener à pied, voir mes ouvriers… Pendant que je travaillais à mon ouvrage, je faisais lire ; et ce fut en ce temps que je commençai à aimer la lecture, que j’ai toujours fort aimée depuis. » Au bout de quelques années d’exil, son « érudition » frappa le docte Huet, qui l’avait rencontrée aux eaux de Forges : — « Elle aimait passionnément les histoires, dit-il en ses Mémoires, et surtout les romans, comme on les appelle. Pendant que ses femmes la coiffaient, elle voulait que je lui fisse la lecture, et, quel qu’en fût le sujet, il provoquait de sa part mille questions. En quoi je reconnus bien la finesse de son esprit… »

Les romans à la mode étaient pour plaire à une princesse qui avait de la grandeur et aimait à en rencontrer chez les autres. C’étaient les œuvres de Gomberville[7], de La Calprenède et de Mlle de Scudéry, où les bergeries et les roucoulemens de l’Astrée avaient cédé la place aux aventures héroïques et aux. grands sentimens de princes batailleurs et superbes, les mêmes, en dépit de leurs noms exotiques, qui regimbèrent sous Richelieu et firent la Fronde sous Mazarin. Les générations nées dans le premier tiers du siècle furent charmées des héros à leur ressemblance que leur offraient ces récits romanesques. Elles se passionnèrent pour le Scythe Oroondate ou pour le grand Cyrus, comme leurs descendans pour Saint-Preux ou pour Lélia, et plus d’un lecteur resta fidèle jusqu’à la mort aux écrivains qui avaient su exprimer l’idéal de sa jeunesse. À soixante ans, La Rochefoucauld relisait encore La Calprenède. Mme de Sévigné était grand’mère qu’elle se laissait reprendre à Cléopâtre « comme à de la glu. » La beauté des sentimens, la violence des passions, la grandeur des événemens, et le succès miraculeux de leur redoutable épée, tout cela m’entraîne comme une petite fille... Les sentimens... sont d’une perfection qui remplit mon idée sur les belles âmes[8]. » Le réalisme et le naturalisme nous ont déshabitués de ces enthousiasmes pour les héros de romans ; l’imagination ne peut pas s’enflammer pour un Coupeau ou une Nana, ni même pour une Emma Bovary, quels que soient les mérites littéraires de l’œuvre.

La petite cour de Saint-Fargeau en était à ne pouvoir parler de sang-froid de ses héros favoris. Un jour que Mademoiselle, suivie d’une troupe nombreuse, se promenait en carrosse dans la fraîche vallée du Loing, elle mit pied à terre sous les grands saules qui bordaient la petite rivière. On était au printemps et le soleil était radieux. L’herbe nouvelle et les feuilles naissantes composaient un tableau si « riant, » que l’on ne put parler d’autre chose pendant longtemps. Enfin, tout en marchant, la conversation tourna sur les romans, et chacun prit parti pour son personnage de prédilection. La discussion s’échauffait, quand la princesse, qui n’avait presque rien dit jusque-là, intervint pour en modérer l’ardeur. Après avoir avoué qu’elle avait encore bien peu lu, elle fit l’éloge du roman historique, ou plutôt de ce qu’il pourrait devenir, mieux compris, sous une plume savante, et critiqua l’usage de « donner des mœurs tout à fait françaises à des Grecs, des Persans ou des Indiens. » Mademoiselle aurait voulu plus de « vérité historique » et de ce que nous appelons la couleur locale. Pourquoi ne pas prendre franchement des sujets et des personnages français et contemporains ? — « Je m’étonne, dit-elle en terminant, que tant de gens d’esprit, qui nous ont imaginé de si honnêtes Scythes et des Parthes si généreux, n’ont pris le même plaisir d’imaginer des chevaliers ou des princes français aussi accomplis, dont les aventures n’eussent pas été moins plaisantes. »

Après un moment de silence, les objections se succédèrent. L’idée d’écrire un roman sur « la guerre de Paris » semblait bien osée. Une jeune femme représenta naïvement que l’auteur ne saurait comment appeler ses personnages. Les Français, disait-elle, aiment « naturellement » les beaux noms. Artabaze, Iphidamante, Orosmane sont de beaux noms ; Rohan, Lorraine, Montmorency n’en sont pas. La vieille Mme de Choisy, avec l’autorité que lui donnait son esprit, fit valoir qu’il fallait au récit d’imagination, pour devenir vraisemblable, le recul du temps et de l’espace. Une marquise parut lasse des rois et des empereurs de romans ot réclama des héros pris dans les classes moyennes. Une autre marquise, Mme de Mauny, qui passait[9] pour avoir inventé le mot « s’encanailler, » rappela qu’il est défendu aux héros de romans de rien faire ni rien dire qui « déroge aux beaux sentimens, » apanage de la grande naissance.

Mademoiselle maintint la nécessité de l’observation et de la vérité pour « la nouvelle, » mais elle admit que l’auteur d’un grand roman, faisant œuvre de « poète, » avait le droit de « se figurer les choses, » au lieu de les copier servilement. La nouvelle, disait-elle, « raconte les choses comme elles sent, » le roman « comme elles doivent être. » La distinction ne manque ni de finesse, ni d’une certaine justesse, et l’on aimerait à savoir dans quelle mesure Segrais y avait collaboré. Personne n’ayant répliqué, la princesse remonta dans son carrosse et ordonna de suivre sa meute, qui venait de lever un lièvre à quelques pas de là. Elle fut obéie, malgré les obstacles que présentait le terrain, et rentra au château très satisfaite de son après-midi.

III

Plus encore que de littérature et de paysage, on parlait d’amour à Saint-Fargeau. C’est un sujet dont les femmes ne se lassent jamais, et sur lequel elles ont toujours quelque chose à dire. Mademoiselle s’y prêtait complaisamment ; ce fut elle qui mit en discussion, certain jour de pluie où l’on ne pouvait sortir, une question dont l’hôtel de Rambouillet eût envié la subtilité : — « Lequel doit mieux sentir les inquiétudes de l’absence, d’un amant qui serait aimé, ou d’un qui ne le serait pas ? » Elle consentait à admettre les idées de l’Astrée sur la fatalité de la passion, à condition d’en borner les effets aux peronnages de romans, ou, dans la vie réelle, aux gens de petite naissance. Segrais a pu lui faire dire sans la choquer, dans une nouvelle[10] qu’elle est censée avoir dictée : — « L’homme n’est pas libre d’aimer ou de n’aimer pas comme il lui plaît. » Dans le fond de son âme et la vérité de sa pensée, jamais Mlle de Montpensier n’avait été plus éloignée de comprendre l’amour, jamais elle ne lui avait refusé plus énergiquement toute beauté et toute grandeur. L’une de ses dames, la gracieuse Frontenac aux yeux « remplis de lumière, » avait fait un mariage d’inclination, chose absurde, chose basse et honteuse, au jugement de sa maîtresse. Le ménage alla mal. M. de Frontenac était un bizarre. Sa jeune femme le prit en crainte, puis en aversion, et il se passa entre eux, à Saint-Fargeau, des scènes tragi-comiques que personne ne put ignorer. Mademoiselle venait justement de commencer ses Mémoires[11]. Elle s’empressa d’y conter les querelles conjugales de M. et Mme de Frontenac, avec plus de détails qu’il ne serait à propos d’en donner ici, et ce lui fut une occasion d’éclater contre les insensés qui essaient de fonder le mariage sur la plus fugitive des passions humaines : — « J’avais toujours eu une grande aversion pour l’amour, même pour celui qui allait au légitime, tant cette passion me paraissait indigne d’une âme bien faite ! Mais je m’y confirmai encore davantage, et je compris bien que la raison ne suit guère les choses faites par passion ; et que la passion cesse vite, qui n’est jamais de longue durée. L’on est fort malheureux le reste de ses jours, quand c’est pour une action de cette durée où elle engage comme le mariage, et l’on est bien heureux, quand l’on veut se marier, que ce soit par raison, et par toutes les considérations imaginables, même quand l’aversion y serait ; car je crois que l’on s’en aime davantage après. »

Le principe peut être sage ; mais la Grande Mademoiselle est pourtant par trop sûre de son fait. Ce « même quand l’aversion y serait » est cruel à digérer. La princesse marchait vers la trentaine quand elle traitait l’amour avec ce mépris, et rien ne l’avait encore avertie de l’imprudence de défier la nature ; aussi se croyait-elle bien à l’abri. Au printemps de 1653, le bruit avait couru qu’elle et M. le Prince s’étaient promis le mariage, dans l’attente et dans l’espoir d’être bientôt débarrassés de la Princesse de Condé, toujours malade ; et que l’imagination de Mademoiselle, à défaut de son cœur, la pressait « furieusement » dans cette affaire. Les salons parisiens n’avaient pas trouvé d’autre explication à l’attitude hostile qu’elle s’obstinait à conserver envers la cour de France, qu’elle aurait eu tant d’intérêt à se réconcilier. Il était inconcevable, sans une raison de ce genre, qu’elle se compromît comme elle le faisait pour un prince passé à l’étranger et que l’on ne reverrait peut-être jamais. Pourquoi afficher leur intelligence par des lettres dont Mazarin surprenait toujours quelqu’une ? Pourquoi laisser à Condé, devenu général espagnol, les compagnies levées sous la Fronde avec l’argent de Mademoiselle et portant son nom ? Ou elle avait perdu le sens, ou il fallait s’attendre à quelque équipée romanesque qui se dénouerait par un mariage.

— « Avez-vous tout dit ? » demanda Mademoiselle à la vieille comtesse de Fiesque, son ancienne gouvernante, un matin que cette dernière lui dévidait les commentaires du monde : — « Non, » répondait la bonne femme. Sa maîtresse la laissa aller, puis elle prit la parole, indignée qu’on la crût capable de se marier par coup de tête ; le reste ne l’avait pas touchée. Elle déclara que M. le Prince ne lui avait jamais parlé de l’épouser, et qu’il serait temps d’y songer si Mme la Princesse mourait, que M. le Prince rentrât en grâce, qu’il la demandât en mariage et que le roi approuvât « l’affaire. » — « Je crois, poursuivit-elle, que je l’épouserais, n’y ayant rien en sa personne que de grand, d’héroïque et digne du nom qu’il porte. Mais de croire que je me marie comme les demoiselles des romans, et qu’il vienne en Amadis me quérir sur un palefroi, pourfendant tout ce qu’il trouvera en chemin qui lui fera obstacle ; et que, de mon côté, je monte sur un autre palefroi, comme Mme Oriane[12], je vous assure que je ne suis pas d’humeur à en user ainsi, et que je m’estime fort offensée contre les gens qui ont une telle pensée de moi. »

Ici, la princesse se tut. Cent été le moment de donner le mot de sa conduite ; mais il aurait fallu avouer qu’en dépit de ses beaux discours et de son mépris pour les amoureux, elle était justement une vraie princesse de roman, menée par son imagination. L’idée de faire la guerre au roi du fond d’un grenier l’avait amusée, et encore plus celle d’être le prix de la paix avec Condé, et elle n’avait pas voulu regarder plus loin.

Tandis que l’orage s’amoncelait sur sa tête, la grande préoccupation de Mademoiselle était d’installer un théâtre dans son château délabré, où les ouvriers du pays n’étaient pas encore venus à bout de lui arranger une chambre à coucher. Elle ne pouvait plus vivre sans « la comédie ; » le théâtre passa avant tout. Il fut prêt en février 1653, et inauguré aussitôt par une troupe ambulante, engagée pour la saison. La salle était commode, mais très froide. La cour de Saint-Fargeau y descendait de ses galetas tout emmitouflée, les dames coiffées de bonnets de fourrures. Les gens assez heureux pour être invités accouraient de dix lieues à la ronde grelotter de compagnie. Mademoiselle était parfaitement contente : — « J’écoutais la comédie avec plus de plaisir que je n’avais jamais fait. » Nous ne savons plus ce que c’est que d’aimer le spectacle.

D’après la gazette de Loret, la pièce d’ouverture avait été une pastorale, « moitié gaie et moitié morale. » Mademoiselle aimait ce genre un peu démodé ; Segrais avait conservé un joli souvenir d’un soir d’été passé en forêt, à écouter dans le décor naturel d’une haute futaie une Amarillis vieillotte, « repolie » et remise à la scène par quelque écrivain de métier. Mademoiselle, au surplus, aimait tout en fait de théâtre, depuis la tragédie jusqu’aux chiens sa vans. On lit dans une bagatelle de sa façon[13], écrite en manière de passe-temps et imprimée pour divertir ses amis : — « Les comédiens, c’est chose nécessaire ; de Français et d’Italiens ; des bateleurs, sauteurs de corde et buveurs d’eau, sans oublier les marionnettes et joueurs de gobelets ; des chiens dressés à sauter, et des singes pour montrer aux nôtres ; des violons,... des baladins et bons danseurs. » Sans vouloir prendre cette boutade au pied de la lettre, elle s’accorde avec le récit que nous a laissé un témoin de l’une des représentations de Saint-Fargeau. On donnait Les plaisirs de la campagne, ballet mêlé de chant. Le grand succès ne fut ni pour la déesse Flore, ni pour « l’amant mélancolique ; » il fut pour deux enfans déguisés en singes, et exécutant « avec cadence tout ce qu’on apprend à ces animaux. » Deux fois la semaine, les plaisirs et les soucis de Saint-Far- geau étaient variés par l’arrivée de lordinaire, apportant les lettres et les gazettes. Les nouvelles que l’on n’osait confier à la poste s’apprenaient par les visites de Paris ou par des messagers spéciaux. On se tenait à peu près au courant des événemens politiques, mais il manquait aux exilés de savoir en démêler les ressorts et en tirer la morale. Ce talent-là, que les Parisiens ont toujours possédé au plus haut degré, n’a jamais passé la banlieue ; on ne l’emporte pas avec soi. Mademoiselle ne l’avait jamais eu, même aux Tuileries. Elle était la première à dire : — « Je ne devine jamais rien. » Une fois dans son trou, elle ne comprit plus absolument rien à l’histoire de son temps

IV

Pour d’autres que des provinciaux, il n’y avait rien de plus clair que la conduite de la cour de France depuis sa rentrée dans la capitale. Mademoiselle s’était sauvée des Tuileries le 21 octobre 1652. Le lendemain, le jeune roi tenait un lit de justice où le Parlement recevait défense de s’occuper des « affaires générales » de l’État, et la monarchie absolue était faite. Les bannissemens et les poursuites commencèrent aussitôt ; mais il en était fort peu question dans les gazettes, où Paris apparaissait uniquement occupé de ses plaisirs. Les ordinaires de novembre apportèrent à Saint-Fargeau des descriptions d’un premier bal de cour et quelques lignes sur un nouveau lit de justice (13 novembre) où le prince de Condé et ses adhérens avaient été déclarés criminels de lèse-majesté. En décembre, on eut l’arrestation de Retz, qui s’était cependant rallié avant la fin de la Fronde, et la relation d’un grand mariage, avec énumération des cadeaux et noms des donateurs, exactement comme dans nos journaux mondains. Janvier fut marqué par plusieurs succès de Turenne sur Condé et ses Espagnols et par la mort de l’ancienne naine de Mademoiselle, qui avait pris sa retraite il y avait sept ou huit ans ; son article nécrologique tient plus de place dans la gazette de Loret que les nouvelles politiques et celles de la guerre mises ensemble. Le 3 du mois suivant, l’ère révolutionnaire fut close par le retour triomphal de Mazarin. Louis XIV alla au-devant de lui l’espace de trois lieues,

Encor qu’il fît un temps étrange,
Temps de vent, de pluie et de fange,

et le ramena dans son carrosse au Louvre, où l’attendaient un somptueux festin, un feu d’artifice, et les hommages, plus ou moins sincères, d’un peuple de courtisans.

L’attention des Parisiens se porta ensuite sur un grand ballet avec trucs et changemens à vue, qui fut dansé trois fois, par le roi et la fleur de sa noblesse[14], devant des publics analogues à ceux de nos représentations gratuites du 14 juillet. On réservait des places pour la Cour et ses invités, qui faisaient partie du spectacle, et entrait du reste qui voulait. La foule s’écrasait aux portes pour voir ce qu’on ne verra probablement plus jamais : un monarque assez sûr de son prestige pour pirouetter en costume de divinité mythologique, ou zigzaguer en « voleur qui a trop bu, » devant la « canaille » de sa capitale. Le lendemain de la première, un journaliste se plaignit aigrement dans sa feuille d’avoir fait queue trois heures, et attendu huit heures dans la salle, pour ne rien voir du tout. A peine si la presse était née, et elle avait déjà le sentiment de son importance. Elle exigeait des égards, et elle les obtenait ; à la seconde représentation, le chroniqueur à qui l’on avait manqué de respect fut conduit en cérémonie aux places réservées. Il ne fut pas encore content ; il n’était pas de face. Cependant il se montra bon prince et fit un article où il admirait tout, même un tableau dont le comique nous semble aujourd’hui bien inhumain. C’était un bal d’estropiés. Les contorsions de ces misérables firent beaucoup rire.

Des abus qui avaient amené la Fronde, âme qui vive ne soufflait plus mot. Aucun n’avait disparu, et la plupart s’étaient aggravés par le désordre général ; mais la France ressemblait à un malade qui n’a trouvé que des charlatans pour médecins ; elle en avait assez des remèdes : — « Le peuple de Paris, écrivait André d’Ormesson, était dégoûté des princes et ne voulait plus manger de la guerre. » On pouvait en dire autant des provinces. Elles restaient pour la plupart troublées et misérables, mais la haine s’y tournait contre les seigneurs, auxquels quatre ans d’anarchie avaient refait des mœurs de brigands féodaux. Déçu de tous les côtés, trompé par tous les prétendus sauveurs, le pays en revenait à mettre son espoir dans le pouvoir central. Il n’en fallait pas davantage pour que ce dernier reprît, chaque jour de la force, et il sautait aux yeux des Parisiens aussi bien que des courtisans que le premier usage que ferait la royauté de ca convalescence serait de mettre les grands hors d’état de recommencer la Fronde. Le temps était passé pour eux de servir le roi de France à leur mode et non à la sienne, comme lorsqu’ils se battaient contre lui « pour son service, » et afin de le « délivrer » de son premier ministre. Louis XIV voudra être servi à sa mode à lui, qui était d’être obéi, et il se sentira de force à l’imposer. Il fallait toute la naïveté de Mademoiselle pour s’imaginer qu’elle lui ferait admettre ses distinctions de vieille Frondeuse entre M. le Prince, à qui l’on avait le droit de souhaiter des succès, et les soldats espagnols commandés par M. le Prince, auxquels il n’était pas permis de s’intéresser.

Elle avait si peu conscience du changement qui s’était produit dans les esprits dès le lendemain de son exil, qu’elle n’essaya même pas de dissimuler son chagrin à la nouvelle de la victoire d’Arras, remportée par Turenne le 27 août 1654. La Grande Mademoiselle se crut en règle avec son roi et son pays lorsqu’elle eut écrit dans ses Mémoires : — « Je n’ai point souhaité que les Espagnols remportassent des avantages sur les Français, mais je souhaitais fort ceux de M. le Prince, et je ne me pouvais persuader que cela fût contre le service du roi. » Il y avait alors quatre mois que le jeune monarque était entré, le fouet à la main, au Parlement, pour lui défendre de se mêler de ses affaires ; mais sa cousine n’avait pas plus compris cet avertissement-là que les autres. Pas une fois la pensée ne lui était venue que les branches cadettes étaient parmi les vaincus, et que les parens du roi de France, bien éloignés de pouvoir prétendre à lui dicter la loi, seraient désormais les plus étroitement tenus de tous ses sujets : il leur a fallu les approches de la grande révolution pour reprendre de l’importance, et l’on sait si Louis XVI et Marie-Antoinette ont eu à s’en louer.

Ce fut Monsieur qui se chargea de ramener sa fille au sentiment de la réalité. Il était dit qu’aussi longtemps qu’il vivrait, les expériences amères viendraient à Mademoiselle par ce prince dangereux.


V

Gaston d’Orléans était sorti de scène, à la fin de la Fronde, en vrai personnage de comédie. Sa femme disait, moitié pleurant, moitié riant, qu’il lui avait semblé entendre Trivelin, célèbre acteur comique qui jouait ce que nous appelons aujourd’hui les rois d’opérette. La rentrée de la Cour à Paris avait été annoncée au Luxembourg par une lettre de Louis XIV. Cette nouvelle avait mis Monsieur hors des gonds, et il avait fait le rodomont avec tant de vérité, que Madame s’y était laissé prendre une fois de plus. « Il était dans un emportement inconcevable, raconte Retz, et l’on eût dit, de la manière dont il parlait, qu’il était à cheval, armé de toutes pièces et prêt à couvrir de sang et de carnage les plaines de Saint-Denis et de Grenelle. Madame était épouvantée. » Elle s’efforçait de l’apaiser ; mais plus elle suppliait, plus il menaçait de tout pourfendre.

Son ardeur martiale s’évanouit en recevant un ordre d’exil (21 octobre 1652). C’était pendant que le roi faisait son entrée à Paris, et l’on entendait de tous côtés des coups de feu ; le peuple, selon l’usage du temps, tirait en l’air en signe de réjouissance. Rien ne put ôter de la tête de Monsieur, tout vieux Parisien qu’il fût, que ces décharges provenaient des troupes du roi, et qu’on venait l’assiéger dans son palais. La peur le prit. Il allait et venait avec agitation, envoyait à la découverte, ouvrait les fenêtres pour tendre l’oreille, et pressait son départ, qui eut lieu le lendemain avant l’aube. Il ne respira que dans la vallée de Chevreuse.

Personne ne songeait à le retenir, bien au contraire. Mazarin, qui gouvernait la France du fond de son exil, était résolu à en finir avec lui : — « Que Son Altesse Royale, écrivait-il, s’en aille dans son apanage[15]. » Son Altesse Royale s’étant arrêtée à son château de Limours, Michel Le Tellier, secrétaire d’Etat à la Guerre, courut l’y trouver, et ce fut la répétition des scènes d’autrefois avec Richelieu. Pour ses adieux à la vie publique, Gaston d’Orléans dénonça Retz, comme jadis Chalais, Montmorency, Cinq-Mars et tant d’autres. Lorsqu’il eut dit tout ce qu’on voulait, préparant ainsi l’arrestation du cardinal, qui allait étonner Mademoiselle à Saint-Fargeau, le roi « lui permit de se retirer à Blois[16]. » Monsieur obéit de mauvaise grâce ; il sentait qu’on l’enterrait tout vif.

Ce n’était pas la première fois qu’il habitait Blois malgré lui. Les séjours forcés qu’il y avait faits sous Louis XIII n’avaient pas été désagréables, contrainte à part, parce qu’ils n’étaient pas définitifs et que lui-même, étant jeune et gai, s’arrangeait très bien de vivre un temps en petit roi d’Yvetot. Il avait reconstruit à son goût (1635-1638) une partie du château, d’après les plans de François Mansard, « le plus habile architecte de son temps[17] » et l’oncle de celui qui fit Versailles. Il avait Chambord pour maison de campagne, un pays plantureux pour garde-manger, des forêts giboyeuses pour terrain de chasse, et de bonnes gens pour sujets, qui avaient gardé la foi monarchique et se tenaient pour très honorés quand le frère du roi daignait cajoler leurs femmes et leurs filles. Autant Saint-Fargeau était un lieu âpre et revêche, autant Blois, avec son ciel plein de caresses, se montrait le digne avant-courrier de « la douceur angevine. »


Coteaux rians y sont des deux côtés,
Coteaux non pas si voisins de la nue
Qu’en Limousin, mais coteaux enchantés,
Belles maisons, beaux parcs et bien plantés,
Prés verdoyans dont ce pays abonde,
Vignes et bois, tant de diversités
Qu’on croit d’abord être en un autre monde[18].


C’est un touriste du temps qui parle ainsi, c’est La Fontaine, qui visita Blois en 1663, et le décrivit à sa femme dans une lettre moitié prose et moitié vers. La ville l’avait charmé par sa jolie situation et l’air avenant de ses habitans : — « La façon de vivre y est fort polie, soit que cela ait été ainsi de tout temps, et que le climat et la beauté du pays y contribuent, soit que le séjour de Monsieur ait amené cette politesse, ou le nombre des jolies femmes. » En homme de goût, il avait admiré au château la partie de François Ier, « sans régularité et sans ordre. » En bon vivant, il avait apprécié l’excellent déjeuner de son auberge. En bon voyageur, il avait assez bavardé avec les gens de l’endroit pour savoir combien ils avaient été heureux sous le règne doux et réparateur de Gaston. Les traces des guerres civiles avaient été vite effacées dans ces pays fertiles et populeux. La Fontaine reprit gaîment sa route vers Amboise : il voyait le sourire de la France et il était fait pour en jouir.

Au temps où Monsieur en jouissait aussi, son grand plaisir était de parcourir son apanage en prince fainéant, descendant ici de carrosse pour chasser un cerf, arrêtant là son bateau pour dîner sur l’herbe, s’invitant dans les maisons, nobles ou bourgeoises, où il savait trouver de jolies personnes. Il s’embarqua un jour sur l’un de ces bateaux couverts que nous montrent les tableaux du XVIIe siècle. On les appelait des galiotes, et ils servaient à voyager sur les rivières et les canaux. Monsieur, rapporte un témoin, avait « commandé… un second bateau, où il fit mettre force provisions et ses officiers de suite, tant pour la cuisine que la garde-robe ; les chevaux suivaient sur la levée. Il nous mena dix ou douze avec lui, et, lorsque nous trouvions quelque île belle et agréable, il y descendait et faisait servir le dîner et le souper sous les plus beaux ombrages. Certes, nous pouvions dire… que tous soins étaient bannis de notre société, que l’on y vivait sans contrainte, que l’on y jouait, buvait, mangeait, dormait à son choix, que les heures n’obligeaient à rien ; enfin, le maître s’était mis au rang de ses serviteurs, quoique fils et frère de grands rois[19]. » On descendit ainsi jusqu’en Bretagne. Le temps était admirable. Les châteaux de la Loire défilaient devant la galiote. Ces gens-là voyageaient en poètes.

Sitôt que Richelieu le permettait, Gaston accourait à Paris se replonger dans la politique, qui ne signifiait jamais pour lui que lâchetés et trahisons ; mais il ne l’en aimait pas moins. Elle était son vice chéri, dont il n’aurait voulu pour rien au monde se corriger, car la politique lui était une source de sensations rares. Tenir la vie d’un ami dans ses mains, en sachant d’avance qu’on la livrera au bourreau et qu’on en pleurera passionnément, savoir aussi que votre chagrin s’envolera et que l’on reprendra joyeusement une autre vie dans ses mains, ce sont évidemment de ces choses qui rendent les journées très intéressantes, lorsque ni la conscience ni le cœur n’en sont mis à la gêne. Elles avaient rempli la carrière publique de Gaston, et quand il se retrouva dans son château de Blois, près de vingt ans après le voyage radieux sur la Loire, privé à jamais, selon toutes vraisemblances, des fortes émotions dont Le Tellier lui avait fait goûter une dernière fois la saveur dans l’entrevue de Limours, l’existence lui parut intolérablement fade et vide. Le bien qu’il pouvait faire, et qu’il fit en effet, ne l’intéressait pas ; le mal qu’il ne pouvait plus faire lui manquait affreusement. Personne, même parmi ses ennemis, ne l’a cependant accusé d’être méchant. Il faudrait être médecin pour analyser ces natures malsaines.

Monsieur avait commencé par lutter contre l’ennui. Il s’était formé une belle bibliothèque et avait attiré des gens de lettres à sa cour, dans l’espoir de reprendre goût à la littérature, qu’il avait aimée dans sa jeunesse. Il s’était souvenu de ses collections d’objets d’art et de curiosités, les avait continuées et en avait commencé de nouvelles. Rien n’avait pu vaincre son indifférence, à l’exception d’un Jardin des plantes, dont il s’occupait avec plaisir. Tout le reste avait semblé puéril infiniment à un homme qui avait contribué si longtemps à faire l’histoire de son pays ; il lui était devenu impossible d’attacher de l’importance aux petits vers de ses beaux-esprits et de se passionner pour des oiseaux empaillés, ou même pour une médaille antique.

De guerre lasse, il se jeta dans la dévotion. La gazette de Loret en fit part officiellement à la France et tint le pays au courant des progrès de Gaston dans la voie de la piété. Le premier gage qu’il donna de sa conversion fut de se corriger d’un défaut qui lui avait attiré jadis de Richelieu d’inutiles remontrances. Ce prince d’esprit si raffiné jurait et sacrait abominablement. L’habitude s’en était communiquée à son entourage ; nous savons que Mademoiselle elle-même avait le verbe vif dans les momens d’irritation. En décembre 1652, jurons et blasphèmes furent sévèrement interdits à la cour de Blois, et Monsieur y tint la main. Aujourd’hui, rapportait la Gazette,


Aucun de ceux qui sont à lui,
Quelque malheur qui lui survienne,
N’oserait jurer la mordienne.


On apprit ensuite que ces beaux commencemens ne s’étaient pas démentis et que Monsieur était maintenant « moins souvent chez lui qu’à l’église[20]. » Les Parisiens et la cour de France eurent beaucoup de peine à admettre qu’un esprit aussi libre et aussi sceptique fût venu à résipiscence. — « Sa piété serait entièrement estimable, écrivait Mme de Motteville, si sa paresse n’avait point eu quelque petite part à sa vertu. » Et quand cela serait ? La dévotion de Gaston n’en fut pas moins sincère. Il réforma sa vie et finit par trouver au pied des autels, à défaut de contentement, un peu de patience et de résignation. Toutefois, ce fut long avenir ; les commencemens de l’exil définitif furent remplis d’agitations misérables et de plaintes sans dignité.

Madame était venue le rejoindre avec leur petit troupeau de filles[21]. Cette princesse ne mit point d’animation dans le château. Uniquement occupée de sa santé, elle vivait enfermée, sans autre distraction que de manger du matin au soir, « pour remédier à ses vapeurs, racontait la Grande Mademoiselle, ce qui les augmentait… Elle ne donnait ordre à rien, et ne voyait ses filles qu’un demi-quart d’heure le soir, et autant le matin, et ne leur disait rien, sinon : — « Tenez-vous droites, levez la tête. » Voilà toute l’instruction qu’elle leur donnait. Elle ne les voyait pas le reste de la journée et ne s’informait pas de ce qu’elles faisaient. » La gouvernante des petites princesses se débarrassait à son tour de ses élèves, qui restaient abandonnées aux inférieurs. Leur père ne trouvait rien à redire à ces éducations ; la reine Anne d’Autriche n’avait pas élevé ses fils très différemment. Monsieur était d’ailleurs un époux soumis. Il savait sa femme de bon conseil, et beaucoup plus intelligente que ne l’annonçaient ses gros yeux effarés. — « C’est, disait Tallemant, une pauvre idiote… et qui pourtant a de l’esprit. » Mme de Motteville la jugeait exactement de même. Madame n’était pas aimée, parce qu’elle n’était pas aimable, mais personne ne s’étonnait de son ascendant sur Monsieur.

Leur cour était fort déserte. Au rebours de ce qui s’était produit pour Mademoiselle, leur disgrâce avait été le signal d’un abandon général. Dans les premières années, Gaston se donna la peine de fêter ses rares visiteurs ; il redevenait pour quelques heures le causeur incomparable « qui savait mille belles choses[22] » et trouvait des tours charmans pour les dire. Chapelle et Bachaumont furent reçus au château, à leur passage à Blois en 1656, et remportèrent le meilleur souvenir des dîners du duc d’Orléans.

Là, d’une obligeante manière,
D’un visage ouvert et riant,
Il nous fit bonne et grande chère,
Nous donnant à son ordinaire
Tout ce que Blois a de friand.


« Son couvert était le plus propre du monde, il ne souffrait pas sur la nappe une seule miette de pain. Des verres bien rincés, de toutes sortes de figures, brillaient sans nombre sur son buffet, et la glace était tout autour en abondance… Sa salle était préparée pour le ballet du soir, toutes les belles de la ville priées, tous les violons de la province rassemblés. » Encore un peu, et l’effort de recevoir devint à charge à Monsieur. Il n’aima plus que son repos, et il aurait passé le reste de ses jours à dormir les yeux ouverts, sans sa fille de Saint-Fargeau, la terrible Mademoiselle, dont il s’était séparé à Paris sur une explication pénible, et qui ne lui avait laissé depuis aucune tranquillité.

Elle avait commencé par venir le voir malgré lui, sans tenir compte de ses défenses répétées. La Grande Mademoiselle, ouvertement alliée à Condé, était un hôte compromettant pour un prince obsédé à cette époque du désir de reprendre sa place au près du trône. Elle avait beau dire qu’elle avait rappelé ses troupes de l’armée de M. le Prince, son père savait fort bien qu’elle se moquait de lui, et il la reçut froidement le soir de sa première arrivée (décembre 1652). « Il vint à la porte de sa chambre au-devant de moi, et me dit : — « Je n’oserais sortir, parce que j’ai la joue enflée. » Un instant après, Monsieur entendit de loin une voix joyeuse ; c’était Mademoiselle qui contait ses aventures pendant la fuite à Saint-Fargeau. Monsieur n’y put tenir. Il s’approcha, la fit recommencer, et rit avec les autres. La glace était rompue. Cependant, le quatrième jour, il dit à Préfontaine, en le promenant dans le parc de Chambord : — « J’aime fort ma fille, mais j’ai quelques considérations : je serai bien aise qu’elle ne demeure guère ici. » Mademoiselle repartit le lendemain.

Le mois suivant (janvier 1653), Monsieur et Madame firent un séjour à Orléans. Malgré de nouvelles défenses, Mademoiselle vint passer une journée avec eux : — « Je ne me tins point pour éconduite…, écrit-elle ; je partis de Saint-Fargeau et je m’en allai à Orléans. » Cette obstination à s’imposer chez des gens qu’elle voyait sans aucun plaisir est difficile à expliquer. Monsieur et Madame, qui en avaient peur, prirent sur eux de lui faire bon visage, et son père lui dit en la quittant : — « Les [23] affaires de votre compte de tutelle n’ont point encore été terminées ; je veux finir cette affaire avec vous : ordonnez-le à vos gens. » Mademoiselle ne se le fit pas dire deux fois. — « J’en écrivis à Paris, puis à Blois. Il se fit là-dessus force écritures qui commençaient à s’aigrir un peu. »

Monsieur avait ses projets. C’était une occasion unique de procurer un peu de bien à ses filles du second lit. Ces jeunes princesses n’avaient rien à attendre de leur mère, et peu de chose de leur père, dont les pensions et l’apanage étaient destinés à disparaître avec lui. Madame était préoccupée de cette situation. Depuis longtemps, rapporte un de leurs familiers[24], « Madame, habilement, sollicitait Monseigneur de songer à ses affaires et de mettre du bien solide à couvert pour ses enfans, disant qu’il ne possédait rien au monde que de réversible à la couronne en cas qu’il n’eût point d’enfans mâles, et que ses filles demeureraient à la merci de la Cour et des ministres pour leur subsistance. » Jusqu’à leur disgrâce, Madame n’avait rien obtenu. Son époux se ruinait au jeu ; on l’avait vu perdre un demi-million contre le fameux chevalier de Gramont. Il ne se rangea qu’à Blois, trop tard pour faire des économies ; ses dettes l’écrasaient, et ses pensions ne lui étaient plus payées que très irrégulièrement. L’argent de Mademoiselle parut tout indiqué pour remettre la maison d’Orléans à flot, et ses comptes de tutelle furent l’eau trouble où l’on se proposa de pêcher.

Monsieur ne soupçonnait pas à quel point l’exil avait changé sa fille, le fidèle Préfontaine aidant.


VI

La race des Préfontaine a disparu avec l’ancien régime. Il n’y a plus de place dans notre société démocratique pour ces hommes à la fois serviteurs et amis, habitués à se compter pour rien, que l’on rencontre si souvent dans les grandes familles d’autrefois, où rien ne paraissait plus naturel que leur dévouement de bon chien à des maîtres toujours exigeans et souvent ingrats. La Grande Mademoiselle n’était pas ingrate, mais elle était violente, et c’était toujours sur le patient Préfontaine qu’elle passait ses colères. Il était son conseiller, le factotum, très avisé et très ferme, auquel aboutissaient toutes les affaires, le confident qui savait les projets de mariage les plus secrets, sans cesser un seul instant d’être le domestique qui ne compte pas. Sa maîtresse ne faisait rien sans lui, et elle ne nous dit même pas, elle qui se perd dans les infiniment petits lorsqu’il s’agit des personnes de qualité de sa suite, à quelle époque cet homme précieux entra à son service. Elle le nomme pour la première fois en 1651, sans dire qui il est ni d’où il vient, ne cesse plus dès lors de le nommer, et le laisse néanmoins dans ses Mémoires à l’état d’ombre. Quand nous aurons ajouté qu’il était gentilhomme, très estimé, et qu’il n’avait pas d’autre raison de se dévouer à Mademoiselle que d’être entré chez elle pour cela, nous aurons dit à peu près tout ce que l’on sait de lui.

Il avait trouvé les affaires de sa maîtresse en fort mauvais état et l’en avait avertie : Monsieur avait été un tuteur négligent et, qui pis est, un tuteur infidèle. Mademoiselle ne voulut rien écouter ; c’était à Paris, dans le feu de la Fronde, et elle avait autre chose à penser. Préfontaine revint à la charge à Saint-Fargeau, où le temps ne manquait pas, et fut mieux reçu. Un sentiment nouveau s’était éveillé chez Mademoiselle ; elle commençait à aimer l’argent. Elle prit intérêt à ses affaires. Habilement dirigée, elle s’appliqua aux choses de la chicane avec un tel succès qu’elle en aurait bientôt remontré à la comtesse de Pimbesche. Il lui venait des idées d’ordre et d’économie, bien rares chez les princesses de son temps. — « Ce n’est pas assez, dit-elle un jour à Préfontaine, d’avoir l’œil sur mes procès et l’augmentation de mes revenus ; mais il faut aussi voir la dépense de ma maison. Je suis persuadée que l’on me vole ; et, pour éviter cela, je veux que l’on me rende compte, comme l’on fait à un particulier. Cela n’est point au-dessous d’une grande princesse. » Examen fait, ils virent qu’effectivement les gens de Mademoiselle la volaient. A dater de cette découverte, elle s’imposa de contrôler deux fois la semaine toutes les dépenses, « jusques aux plus petites. » Elle sut le prix de chaque chose : « Qui m’aurait dit, du temps que j’étais à la Cour, que j’aurais su combien coûte la brique, la chaux, le plâtre, les voitures, journées des ouvriers, enfin tous les détails d’un bâtiment, et que tous les samedis j’aurais arrêté leurs comptes ; cela m’aurait bien surpris. » Et le monde encore plus ; c’était une chose presque incroyable.

Monsieur ne prenait pas au sérieux les comptes de tutelle de sa fille. Dans sa pensée, le chef de la famille d’Orléans avait le droit et le devoir de faire prévaloir l’intérêt général de la maison sur les intérêts particuliers de ses membres. Sa fille du premier lit était puissamment riche. Quoi de plus juste que d’user librement de sa fortune pour le bien commun ? Quoi de plus naturel que de rejeter sur elle la moitié des dettes contractées pour faire paraître la famille avec éclat ? ou de donner un peu de son superflu à ses jeunes sœurs en vue de leur établissement ? Il lui envoya à signer un acte conçu dans cet esprit, et essuya le refus le plus net. Très respectueusement, mais avec fermeté, Mademoiselle annonçait la volonté de s’en tenir aux dispositions de la loi, qui lui garantissaient l’intégrité de sa fortune. Monsieur se mit en colère, après quoi il ne sut plus que faire. La politique lui valut un secours inopiné.

On venait d’arrêter un gentilhomme envoyé en France par Condé pour porter son courrier. On avait trouvé sur lui, entre autres, une lettre sans suscription, mais évidemment destinée à Mademoiselle et des plus compromettantes pour elle. Mazarin chargea l’archevêque d’Embrun d’en remettre une copie à Gaston. On possède la dépêche où le prélat rend compte de sa mission. En voici les passages essentiels.


À Blois, ce 31 mars 1653.

« Monseigneur,

« Je suis arrivé dimanche au soir en cette ville, où j’ai été accueilli avec toutes les caresses imaginables de Monsieur… J’ai eu, en arrivant, une conférence d’une heure, seul, avec lui, dans son cabinet…

« Je lui ai représenté… par la… lettre adressante à Mademoiselle, ses intelligences avec M. le Prince, les Espagnols et M. de Lorraine, qui étaient toutes marquées visiblement dans la lettre… Il m’a dit là-dessus qu’il était fort mal satisfait de Mademoiselle ; que la reine savait qu’ils n’avaient jamais été huit jours ensemble ; et que présentement elle lui voulait susciter une chicane pour lui demander compte de son bien durant le temps qu’il en avait eu la garde-noble, et qu’ainsi il ne doutait point de son emportement.

« Je lui dis aussi que j’avais ordre de supplier Son Altesse royale de faire deux observations sur cette lettre : la première que, Mademoiselle jouissant de grands biens dans le royaume, elle pourrait assister un parti où elle était engagée, et que le roi, pour détourner ce mal, avait résolu de mettre des administrateurs ou commissaires dans son bien pour le lui conserver, sans qu’elle en pût abuser, mais qu’on laissait à Son Altesse royale le choix des commissaires.

« La seconde observation était qu’il y avait à craindre, suivant l’intelligence de la lettre, que, si M. le Prince s’avançait, Mademoiselle pourrait l’aller joindre, et que le roi, en cette difficulté, lui demandait conseil, comme étant plus intéressé que personne dans la conduite de Mademoiselle. Il m’a répondu qu’il lui avait mandé de venir le trouver à Orléans le mardi de la semaine sainte ; que de là il prétendait la ramener à Blois, où elle demeurerait auprès de lui.

«… J’ai aussi, Monseigneur, entretenu Madame de tous les mêmes sujets dont j’avais traité avec Monsieur, parce que je savais qu’elle en était instruite, et que d’ailleurs Monsieur défère beaucoup à ses sentimens. »

Mazarin ne donna jamais aucune suite à la communication de l’archevêque d’Embrun. Il lui suffisait d’avoir fait entendre à Monsieur qu’on l’autorisait à ne pas se gêner avec une rebelle, et Monsieur, de son côté, n’en demandait pas davantage. Sûr à présent d’être couvert par la Cour, il se répandit en paroles amères et en menaces contre cette fille désobéissante et sans cœur qui se dérobait à son devoir. Tantôt il lui écrivait que, « si elle ne lui donnait de bonne volonté tout ce qu’il lui demandait, il se mettrait en possession de tout son bien, et ne lui donnerait que ce qu’il lui plairait. » Tantôt il jetait feu et flamme contre elle en public : « — Elle n’aime point ses sœurs ; dit que ce sont des gueuses ; qu’après ma mort elle leur verra demander l’aumône, sans leur en donner… Elle veut voir mes enfans à l’hôpital. » Et autres propos du même genre, qui étaient rapportés à Saint-Fargeau. Mademoiselle apprit un jour par lui-même qu’il songeait à l’enfermer dans un couvent, « que c’était l’intention du roi, » et qu’elle devait se disposer à venir le trouver. Au même moment, elle était avisée de Paris que son père avait promis à la Cour de « l’arrêter prisonnière » dès qu’elle serait à Blois. Les choses en vinrent au point que Monsieur ne pouvait plus entendre le nom de sa fille sans entrer en fureur.

Cette princesse s’était tout d’abord montrée intrépide. Sachant que la lettre de Condé ne portait pas d’adresse, Mademoiselle nia qu’elle lui fût destinée et le prit de très haut avec son père : — « Je mandai que l’on ne me pouvait ôter mon bien, à moins que d’être déclarée folle ou criminelle, et je savais bien que je n’étais ni l’une ni l’autre. » La réflexion lui ôta cette belle assurance. L’idée d’être « arrêtée prisonnière » la terrifiait, et c’était certainement, de l’avis de ses dames, le sort qui l’attendait à Blois, la raison pour laquelle Monsieur, après le lui avoir tant défendu, lui envoyait à présent ordre sur ordre de l’aller trouver. Elle en versait des torrens de larmes ; elle en fut malade lorsqu’il fallut enfin obéir, et elle avoue qu’en arrivant à Blois, elle avait perdu la tête de frayeur.

Ce fut l’histoire du lièvre et des grenouilles. Les projets de Gaston, quels qu’ils fussent, s’évanouirent à l’aspect de cette personne agitée, et il n’eut plus d’autre pensée que de calmer sa fille pour éviter les scènes. Il y employa toutes ses grâces, qui étaient fort grandes, et contraignit Mademoiselle, rassurée et rassérénée, à convenir que son père pouvait être « charmant. » Les jours s’écoulèrent sans qu’il fût question de leurs démêlés : « — Je lui voulus parler un jour de mes affaires ; il s’enfuit et ne me voulut donner aucune attention. » Mademoiselle se laissait prendre aux délices d’un pays couvert de châteaux superbes où elle était fêtée, et de villes aimables qui tiraient le canon en son honneur. Elle s’y promena une grande partie de l’été (1653) et se sépara de son père le plus amicalement du monde. Huit jours après, la situation était plus sombre qu’avant son départ pour Blois. Les exigences de Monsieur n’avaient pas diminué, son langage se taisait encore plus dur et plus menaçant.


VII

Leurs démêlés traînèrent plusieurs années. Mademoiselle laisse entendre qu’il s’agissait de sommes considérables. Elle raconte tristement les progrès du mauvais vouloir chez son père ; comment les séjours à Blois devinrent si pénibles quelle pleurait du matin au soir ; et comment, sans Préfontaine qui l’en dissuada, elle se serait retirée dans un couvent de Carmélites, « non pas pour être religieuse, Dieu ne m’ayant pas fait la grâce de m’en donner l’envie, mais pour être hors du monde pour quelques années. » L’ennui de la vie claustrale aurait été compensé par le plaisir de faire des économies. « J’amasserais beaucoup d’argent, » disait-elle, et cette pensée la consolait.

On se crut une fois à la veille d’une solution amiable. Le père et la fille s’en étaient remis à l’arbitrage de la grand’mère maternelle de Mademoiselle, la vieille Mme de Guise, qui leur avait fait promettre par écrit de signer « tout ce qu’elle voudrait sans le voir. » Il n’en résulta que la brouille définitive. Mme de Guise était « passionnée de sa maison[25], » cette ambitieuse et intrigante maison de Lorraine où elle s’était remariée[26], et qui se trouvait ici en cause par la seconde femme de Gaston, sœur du duc Henri[27]. Quand Mademoiselle, après avoir « signé sans voir, » prit connaissance de la « transaction » de sa grand’mère, elle constata que celle-ci l’avait dépouillée avec une mauvaise foi criante, pour que ses demi-sœurs, les petites graines de Lorraine, ne fussent plus menacées d’être « à l’hôpital. » L’amour de « la maison » l’avait emporté chez Mme de Guise, comme chez Monsieur, sur les considérations de justice et de parenté.

Cela se passait à Orléans, au mois de mai 4655. Mademoiselle, révoltée, courut chez sa grand’mère : — « Je lui dis qu’il paraissait qu’elle aimait mieux la maison de Lorraine que celle de Bourbon ; qu’elle avait raison de chercher à donner du bien à mes sœurs ; qu’elles en auraient peu du côté de Madame, et que cela faisait voir que j’étais une grande dame d’avoir de quoi me passer des autres, et que la fortune de ma famille s’établît sur ce que l’on pouvait attraper de moi ; mais que j’étais assez au-dessus d’elles pour qu’elles pussent recevoir mes bienfaits ; ainsi, qu’il valait mieux les tenir de ma libéralité que de me les escroquer ; que cela était mieux selon Dieu et selon les hommes. » La scène dura trois heures. Le même jour, Monsieur était averti que Mademoiselle n’acceptait pas « d’être dupe. » Il donna précipitamment l’ordre du départ et défendit de recevoir sa fille. Dans le désordre qui s’ensuivit, Madame faillit ne pas avoir à dîner et parut très interdite. L’entourage s’entremit pour sauver au moins les apparences et l’on se dit adieu, mais ce fut tout : la rupture était consommée.

De retour à Saint-Fargeau, Mademoiselle ne tarda pas à apprendre que Monsieur lui ôtait ses gens d’affaires, y compris l’indispensable Préfontaine, elle laissait sans même un secrétaire, nous ouvrant ainsi un jour de plus sur l’autorité du chef de famille et ses limitations, dans une famille princière et à l’époque qui nous occupe. On remarquera combien la fortune de Mademoiselle était mieux défendue contre son père que sa personne et son indépendance. Monsieur n’osait pas lui prendre son argent sans un consentement libre et formel ; il savait que, si les choses n’étaient pas faites régulièrement, « dans cent ans les héritiers de Mademoiselle pourraient tourmenter les enfans de Monsieur. » En revanche, il la tyrannise dans son intérieur ; c’est son droit. Il l’enfermerait dans un couvent, ou dans le château d’Amboise, comme plusieurs le lui conseillaient, que ce serait encore son droit. S’il n’en fit rien, c’est qu’étant nerveux et impressionnable, il redoutait les cris de femme. Mademoiselle se savait à sa merci ; en dehors des questions d’argent, la pensée ne lui venait pas de contester l’autorité paternelle. Elle pleurait, « pâtissait beaucoup, » mais elle n’essaya pas de sauver Préfontaine.

Les années qui suivirent furent tristes pour elle. Jusque-là, Mademoiselle avait eu du chagrin deux jours par semaine, ceux du courrier, à cause des lettres d’affaires à lire et à écrire. Elle s’enfermait dans son cabinet pour cacher ses yeux rouges, mais, sa correspondance expédiée, « je ne songeais, dit-elle, qu’à me divertir. » Les choses changèrent lorsqu’il lui fallut comprendre que Monsieur, ce père si méprisable dont elle avait tant souffert dès son enfance, mais si aimable qu’elle l’admirait et l’aimait quand même, n’avait aucune espèce d’affection pour elle. Très sensible, malgré sa brusquerie, Mademoiselle en eut une profonde douleur. Son humeur s’en ressentit, dans un moment où les jeunes femmes de sa suite, commençant à trouver l’exil long et à regretter Paris, étaient mal disposées à la patience. Il y eut des froissemens, des aigreurs et, finalement, cette guerre domestique qui tient une place démesurée dans les Mémoires de Mademoiselle. Des griefs mesquins, de petites intrigues et beaucoup de commérages rendirent insupportables les unes aux autres des personnes condamnées à se voir à toute heure du jour. On en vint à ne plus se parler, et cela dura jusqu’à ce que les plus mécontentes, Mmes de Fiesque et de Frontenac, eussent pris le parti de retourner à Paris. Il fallait bien parler de ces tracasseries parce qu’elles contribuèrent, en lui gâtant Saint-Fargeau, à incliner Mademoiselle vers la soumission à la Cour ; mais il suffit de les avoir mentionnées et nous n’y reviendrons pas.

Elle commençait à convenir vis-à-vis d’elle-même de l’imprudence d’être mal à la fois avec la Cour et avec son père. Son obstination à soutenir Condé avait fini par fâcher sérieusement Mazarin. La noblesse le sentait et témoignait moins d’empressement à Mademoiselle. En 1655, elle s’approcha à six lieues de Paris. Elle comptait sur beaucoup de visites ; il en vint fort peu. — « J’avais fait tout le monde malade, dit-elle spirituellement ; car tous ceux qui ne m’osèrent mander qu’ils craignaient de se brouiller à la Cour, feignirent des maladies ou des accidens, de sorte que je n’en ai jamais tant vu. » Le troisième jour, elle reçut l’ordre de « s’en retourner. » Cette mésaventure l’éclaira ; Mademoiselle admit la nécessité de faire sa paix avec la royauté.

Il se trouvait justement que le Prince de Condé devenait moins intéressant pour elle, car ses chances de veuvage diminuaient. Madame la Princesse se rétablissait, et chacun des progrès de sa santé rendait Mademoiselle un peu moins chaude pour M. le Prince. Celui-ci s’en apercevait et changeait aussi de ton. — « Il n’y a pas rupture, dit M. le Duc d’Aumale, mais on peut suivre les progrès du refroidissement et leur concordance avec certaines nouvelles[28]. » Une lettre de Condé, reçue après la course aux environs de Paris, fait pressentir la fin d’une amitié qui, d’un côté au moins, était toute politique.


Bruxelles, 6 mars 1655.

«… Quant à ce que vous me témoignez du changement que vous remarquez en moi, vous me faites en cela beaucoup d’injustice, et il me semble que je suis bien plus en droit de vous en accuser que vous n’êtes, puisque votre long silence et les termes de votre lettre font connaître la différence des sentimens que vous avez à présent à ceux que vous aviez par le passé. Il n’en est pas de même des miens ; ils sont toujours tels que vous les avez connus ; et si vous en croyez autrement et que vous ajoutiez foi aux bruits que mes ennemis font courir de mon accommodement[29], c’est un malheur pour moi et non pas un crime ; car je vous proteste qu’il n’en est rien, que les choses ne sont pas en cet état, et que, quand elles y seraient, je n’écouterais jamais aucune proposition d’accommodement, non seulement sans y ménager vos intérêts et votre satisfaction, mais même sans votre consentement et votre participation. Vous connaîtrez cette vérité dans toute ma conduite, et pas une de mes actions ne démentira jamais les paroles que je vous donne, quand vous auriez mis en oubli tous ces bons sentimens que vous aviez lorsque vous vîntes voir notre armée[30], qui est une chose que je ne puis me persuader d’une personne faite comme vous et qui a la générosité que vous avez.

« J’ai su que vous étiez venue jusqu’à Lésigny, et que, la Cour l’ayant trouvé mauvais, vous y aviez reçu des ordres pour vous en retourner, de quoi j’ai eu beaucoup de déplaisir… »

Mademoiselle n’attendait plus qu’un prétexte honnête pour tirer son épingle du jeu. Sa brouille avec son père le lui fournit. Elle pria aussitôt Condé de ne plus lui écrire. — « Il faut se rendre, lui disait-elle, et… si je trouvais à pouvoir, avec honneur et sans faire de bassesse, prendre des mesures avec le cardinal Mazarin, je le ferais pour me tirer des persécutions de Son Altesse royale. » Quelques jours plus tard, le comte de Béthune transmettait au cardinal les ouvertures de paix de la Grande Mademoiselle. Mazarin désira des gages. Elle rappela ses compagnies de l’armée espagnole, sur quoi M. le Prince, sans aucun ménagement, « garda les soldats et mit le chef en prison[31]. » Mademoiselle eut beau crier : — « J’ai été sept ou huit ans, écrivait Condé à l’un de ses agens, sans avoir les bonnes grâces de Mademoiselle ; je les ai possédées depuis ; et si par un caprice elle veut me les faire perdre, il faudra bien s’y résoudre, comme je fais, sans m’en désespérer[32]. » C’est d’un homme libéré plutôt que chagriné.

Ainsi avortaient, l’une après l’autre, les menaces dirigées par la Fronde contre la royauté. Le projet d’alliance entre les deux branches cadettes de la maison de Bourbon avait été inspiré à Mademoiselle par l’envie qu’elle avait de se marier. Il s’était trouvé si dangereux pour le trône, que peu d’idées, parmi toutes celles qui vinrent aux meneurs de la révolution, causèrent autant de souci au cardinal Mazarin. On se rappelle qu’il aurait été tout prêt, pour remettre la division entre les branches cadettes, à marier le petit Louis XIV à sa grande cousine. Rassuré enfin par les promesses de Mademoiselle, qui s’engagea à ne plus avoir aucun commerce avec M. le Prince, Mazarin eut de la peine à surmonter sa rancune, et il lui fit attendre la récompense de sa soumission.


VIII

En général, Mazarin s’était montré facile avec les Frondeurs repentis. Le prince de Conti avait été fêté au Louvre dès 1654. Il est vrai qu’il acceptait d’épouser une nièce de Mazarin, Anne-Marie Martinozzi, condition qui lui fit du tort dans le public : — « Ce mariage, écrivait André d’Ormesson[33], est une des plus grandes marques de l’inconstance des affaires humaines et de la légèreté des esprits français que l’on ait vues de notre temps. » Après Conti, un autre prince, Monsieur en personne, tout confit qu’il fût en paresse et en dévotion, se remua pour revenir à la Cour. L’accord se conclut à des conditions qui n’avaient rien de dur, ou d’inusité, pour un Gaston d’Orléans : il ne lui en coûta que d’abandonner quelques derniers amis. A la vérité, il reçut peu de chose en échange. Lorsqu’il venait « saluer le roi, » chacun lui faisait sentir qu’il était déjà « au rang des morts, » selon l’expression de Mme de Motteville. L’humeur qu’il en éprouvait le faisait repartir au plus vite pour Blois, et c’était ce qu’on voulait. Son accommodement profita surtout à ses gens d’affaires. Ils en eurent plus d’autorité pour harceler Mademoiselle, et ne lui laissèrent ni trêve ni repos. Leur but était de lui faire exécuter la transaction signée à Orléans, mais elle leur tenait tête, sans conseil et sans secrétaire.

Elle suffisait seule à un labeur énorme, dont ses comptes de tutelle n’étaient qu’un chapitre, et non le plus considérable. L’administration de ses immenses domaines était retombée tout entière sur elle. C’était à présent Mademoiselle qui ouvrait les monceaux de lettres provenant de ses régisseurs, contrôleurs, avocats, gardes-forestiers, fermiers, simples sujets, bref de quiconque, dans les principautés de Dombes ou de la Roche-sur-Yon, dans les duchés de Montpensier ou de Châtellerault, avait un compte à régler avec elle, un ordre à lui demander ou une réclamation à lui soumettre. C’était Mademoiselle qui répondait, c’était elle qui suivait les nombreux procès nécessités par l’incurie de la gestion paternelle ; ce fut elle qui termina la grosse affaire de Champigny, dont le retentissement fut grand à cause du rang des parties et des souvenirs réveillés par les plaidoyers.

Champigny était une terre de rapport située en Touraine et ayant appartenu à Mademoiselle. Richelieu l’en avait dépouillée, alors qu’elle n’était qu’une enfant, par un échange forcé avec le château de Bois-le-Vicomte, aux environs de Meaux. Devenue maîtresse de sa fortune, elle assigna les héritiers du cardinal en restitution, et elle venait de gagner son procès quand Monsieur lui ôta Préfontaine. L’arrêt qui lui rendait Champigny lui allouait en outre des indemnités, à fixer à dire d’experts, pour des bâtimens abattus et des bois « dégradés. » Mademoiselle estimait que cela pouvait monter assez haut, et elle savait que, chez son père, où l’on s’imaginait l’avoir mise dans un cruel embarras, on répétait à tout venant qu’elle n’obtiendrait à peu près rien. Ces discours la piquaient au jeu. Le moment venu, Mademoiselle se transporta à Champigny, et y fut du matin au soir, pendant plusieurs semaines, sur les talons des dix-huit experts, procureurs, avocats, gentilshommes, maçons, charpentiers et marchands de bois, désignés pour évaluer les dommages. Elle eut de longues explications avec « le bonhomme Madelaine, » conseiller au Parlement et chargé de diriger l’expertise, qui restait confondu de tout ce que savait cette princesse. Il lui disait : — « Vous savez notre métier comme nous, et vous parlez de vos affaires comme un avocat. » Les opérations terminées, Mademoiselle eut le plaisir de pouvoir écrire à Blois « que cette affaire chimérique, dont elle ne devait avoir que 50 000 francs, se montait à 550 000. »

Elle sortit moins glorieusement de son litige avec son père. Mazarin avait rendu à Mademoiselle le mauvais service de faire évoquer son affaire par le conseil du roi. Un arrêt confirma la décision de Mme de Guise et il n’y eut plus qu’à obéir. Mademoiselle signa, en pleurant « furieusement, » l’acte qui la spoliait, et se soumit avec désespoir à partir pour Blois. Elle allait revoir son père après avoir eu l’esprit traversé par la pensée qu’il pourrait bien la faire assassiner ; on racontait qu’il en avait été question à Blois : « Dans des rêveries mélancoliques, je songeais que Son Altesse royale… était fils d’une Médicis ; et même je pensais en moi-même que le venin des Médicis pouvait être venu en moi de me donner de telles pensées. » Son père allait l’accabler de tendresses après s’être laissé dire sans protester que Mademoiselle préparait un guet-apens pour « poignarder » l’un de ses gentilshommes. Pour leur temps, et pour leur famille, c’était simplement une situation un peu gênante. Mademoiselle, si peu « Médicis, » fit la route en proie à une douleur poignante, que les assistans purent lire sur son visage à son entrée dans le château de Blois : « En y arrivant, je sentis un grand saisissement… J’allai droit dans la chambre de Monsieur ; il me salua et me dit qu’il était bien aise de me voir. Je lui répondis que j’étais ravie d’avoir cet honneur. Il était embarrassé au dernier point. »

Ni l’un ni l’autre ne savait plus que dire. Mademoiselle renfonçait silencieusement ses larmes. Monsieur, pour se donner une contenance, caressait les levrettes de sa fille, La Reine et Madame Souris. Il reprit enfin : — « Allons chez Madame. » Elle me reçut fort civilement et me fit assez d’amitiés. Dès que je fus à ma chambre, Monsieur m’y vint voir et m’entretint tout comme si rien ne s’était passé. » Un quart d’heure lui avait suffi pour recouvrer sa liberté d’esprit, et il se mit en devoir de reconquérir sa fille. Elle n’avait jamais su lui tenir rigueur ; Monsieur comptait qu’il en serait de même cette fois. Il fut empressé, il la prit par ses faibles, petits et grands, l’amusa avec des projets de mariage et traita ses levrettes en personnages importans ; on le vit se rendre à minuit dans la basse-cour, parmi le fumier, pour prendre des nouvelles de « Madame Souris, » qui avait eu un accident. Il fit mieux encore : il écrivit à Mazarin pour le raccommoder avec Mademoiselle.

Depuis la rupture avec Condé, il était visible, à des signes qui ne trompent point, que l’heure du pardon approchait pour l’héroïne d’Orléans et de la porte Saint-Antoine. Au mois de juillet 1656, Mademoiselle avait dû se rendre aux eaux de Forges, en Normandie. Elle était passée en vue de Paris, avait séjourné dans la banlieue sans être inquiétée, et son nom, cette fois, n’avait pas « fait tout le monde malade. » Les visites avaient afflué. Mademoiselle avait eu à dîner « tout ce qu’il y avait de princesses et de duchesses à Paris, » et elle en avait conclu, connaissant les cours et le courtisan, que son exil tirait à sa fin : — « En vérité, dit-elle, je ne sentais pas tant de joie que l’on eût cru… Quand on sort d’une misère égale à la mienne, le souvenir en dure si longtemps et la douleur se fait un si fort calus contre la joie, que l’on est longtemps sans qu’elle le puisse ou pénétrer ou amollir pour s’y rendre sensible. » Malgré tout, la lettre de son père à Mazarin la mit dans une grande agitation. La cour de France était alors dans l’Est, où Turenne faisait sa campagne annuelle contre M. le Prince et les Espagnols. Mademoiselle résolut de se rapprocher pour avoir la réponse du cardinal plus tôt.

Elle quittait Blois en étrangère, comme elle y était arrivée. Une seule chose aurait pu la toucher : le rappel de Préfontaine et de ses autres serviteurs, frappés pour l’avoir fidèlement servie. Monsieur s’y étant obstinément refusé, ses politesses exagérées et ses grimaces de tendresse n’avaient abouti qu’à éloigner davantage sa fille. Elle sentait qu’il la détestait, et elle ne l’aimait plus.

Sur la route de Paris, elle doubla les étapes. L’impatience la gagnait en approchant du but, et le « calus de la douleur » laissait pénétrer largement la joie. Elle revit en passant Etampes et ses ruines, qui dataient déjà de cinq ans[34] et que La Fontaine devait retrouver intactes en 1663, tant le relèvement de la France fut long et difficile dans certaines régions, après cette Fronde que les historiens ne prennent pas toujours au sérieux, sans doute parce qu’ils y voient trop de belles dames : « Nous regardâmes avec pitié les faubourgs d’Etampes, écrivait La Fontaine[35]. Imaginez-vous une suite de maisons sans toits, sans fenêtres, percées de tous les côtés : il n’y a rien de plus laid et de plus hideux. » Il en parla toute la soirée, n’ayant pas une âme d’héroïne de la Fronde ; mais Mademoiselle avait traversé avec indifférence ces ruines où poussait l’herbe, faute d’habitans pour les relever. Aucun remords, aucun regret, si léger fût-il, d’avoir eu sa part de responsabilité dans les désastres de populations innocentes ne devait jamais effleurer son esprit, et il est à remarquer qu’elle était connue pour avoir bon cœur.

Elle apprit à Saint-Cloud qu’on l’invitait à rejoindre la Cour à Sedan. Mademoiselle prit son chemin par Reims. Elle traversa ainsi la Champagne, qui était champ de bataille depuis plus de vingt ans que durait la guerre avec l’Espagne[36] et qui offrait l’image de la désolation. Le pays était dépeuplé, nombre de villages brûlés, les villes ruinées par le pillage et les contributions de guerre. Plus curieuse des choses qui intéressent « la canaille, » Mademoiselle aurait entendu de la bouche des survivans que, de tous les ennemis qui avaient piétiné et pressuré cette malheureuse province, le plus âpre et le plus barbare avait été son allié, le prince de Condé, avec qui se trouvaient toujours ses compagnies. Elle n’en aurait pas moins écrit dans ses Mémoires, en toute inconscience, à propos de la peine qu’avait eue la Cour à lui pardonner : — « Je n’avais point d’affaire avec la Cour, et… je n’étais criminelle que parce que j’étais fille de Son Altesse royale. » Nous n’avons presque pas le droit de lui reprocher cette phrase monstrueuse. Trahir sa patrie c’était alors chose trop fréquente pour en faire beaucoup d’embarras. Quant aux hommes de ce temps qui « en vinrent jusqu’à s’occuper du menu peuple[37] » et à attacher quelque importance à ses souffrances, c’étaient des esprits révolutionnaires ou des disciples de Saint-Vincent de Paul, et Mademoiselle n’était pas pour les partis extrêmes ; ni sa naissance, ni la tournure un peu superficielle de son esprit ne l’y avaient prédestinée.

Pendant le voyage en Champagne, elle fut toute à la joie d’entendre de nouveau cliqueter les armes et sonner les trompettes. Mazarin lui avait envoyé une grosse escorte ; les coureurs de l’ennemi battaient la campagne jusqu’aux environs de Reims. Quantité de gens de la Cour, qui guettaient une occasion, se joignirent à elle pour profiter de ses gendarmes et de ses chevau-légers. Colbert se mit également sous sa protection avec des charrettes chargées d’argent qu’il menait à Sedan, et cet important convoi fut entouré du même appareil militaire « que si c’eût été la personne du roi. » Les grandes précautions s’adressaient peut-être aux charrettes d’argent ; les honneurs étaient bien pour Mademoiselle, et ils eurent de quoi flatter sa vanité. Le commandant de l’escorte lui demandait l’ordre. Quand elle paraissait, les troupes la saluaient militairement. Un régiment que l’on rencontra sur la route sollicita l’honneur de lui être présenté. Elle l’examina de près, en princesse guerrière qui s’y connaissait et dont le grand Condé avait dit un jour, à propos d’un mouvement de troupes, que « Gustave-Adolphe n’aurait pas mieux fait. »

Certaine halte sur l’herbe, dans une prairie où passait un ruisseau, lui laissa d’inoubliables souvenirs. Mademoiselle offrait à dîner, ce jour-là, à toute l’escorte et presque tout le convoi. Le coup d’œil de la prairie, avec son fourmillement d’uniformes et de chevaux, lui rappela les campagnes de son beau temps d’héroïne. — « Les trompettes sonnèrent pendant mon dîner ; cela avait tout à fait l’air d’une vraie marche d’armée. » Elle arriva à Sedan grisée par les spectacles militaires de la route, et son entrée s’en ressentit ; on aurait eu le droit de ne pas la trouver assez modeste pour une exilée de la veille. La reine Anne d’Autriche, étant à se promener, vit paraître un carrosse au grand galop et entouré d’un tourbillon de cavalerie : — « J’arrivai dans cette prairie à toute bride avec ces gendarmes et ces chevau-légers, leurs trompettes sonnant d’une manière assez triomphante. » Toute la cour de France reconnut la Grande Mademoiselle avant de l’avoir vue. L’exil ne l’avait pas changée, et son entrée lui ressemblait.


ARVEDE BARINE.

  1. Voyez la Revue des 15 juillet et 1er octobre 1899, 15 février et 15 août 1900, et 15 août 1901.
  2. Lettre du 19 janvier 1689.
  3. Mémoires de Mlle de Montpensier, éd. Chéruel.
  4. Le château de Saint-Fargeau existe toujours ; mais l’intérieur en a été transformé à la suite d’un grand incendie survenu en 1752. Il ne reste plus rien des appartemens de Mademoiselle. Cf. Les Châteaux d’Ancy-le-Franc, de Saint-Fargeau, etc., par le baron Chaillou des Barres.
  5. Cf. Les sports et jeux d’exercice dans l’ancienne France, par J.-J. Jusserand.
  6. Les Nouvelles françaises ou les Divertissemens de la princesse Aurélie, par Segrais. Paris, 2 vol. 1656-57. La dernière des « Nouvelles françaises », Floridon ou l’amour imprudent, est l’histoire des intrigues du sérail qui amenèrent la mort de Bajazet. Racine l’avait certainement lue lorsqu’il fit sa tragédie.
  7. Son Polexandre avait paru de 1629 à 1637 ; son dernier roman, la Jeune Alcidiane, en 1651. Cassandre et Cléopâtre, de La Calprenède, sont de 1642 et 1647. Artamène ou le Grand Cyrus, de Mlle de Scudéry, a été publié de 1649 à 1653.
  8. Lettres du 12 et du 15 juillet 1671, à Mme de Grignan.
  9. Voyez le Dictionnaire des Précieuses de Somaize.
  10. Eugénie, ou la Force du Destin.
  11. Mademoiselle avait commencé ses Mémoires peu de temps après son arrivée à Saint-Fargeau. Elle les interrompit en 1660, les reprit en 1677, et ne les abandonna définitivement qu’en 1688, cinq ans avant sa mort.
  12. Oriane était la maîtresse d’Amadie.
  13. La Relation de l’Isle imaginaire, imprimée en 1659, à peu d’exemplaires, avec l’Histoire de la Princesse de Paphlagonie. Nous y reviendrons en temps et lieu
  14. Ces représentations eurent lieu dans la grande salle du Petit-Bourbon, père du Louvre (Cf. l’Histoire de Paris, de Dulaure).
  15. Lettre du 12 octobre, à l’abbé Fouquet.
  16. Mémoires de Montglat.
  17. Mémoires du marquis de Sourches. — Cf. l’Histoire du château de Blois, de La Saussaye.
  18. Lettre du 3 septembre 1663.
  19. Nicolas- Goulas, Mémoires.
  20. Gazette du 22 août 1654.
  21. Quatre, mais la dernière mourut en bas-âge.
  22. Mémoires de Bussy-Rabutin
  23. Voyage de Chapelle et de Bachaumont.
  24. Mémoires de Nicolas Goulas.
  25. Saint-Simon, Écrits inédits.
  26. Henriette-Catherine, duchesse de Joyeuse, mariée en premières noces à Henri de Bourbon, duc de Montpensier, dont elle eut Marie de Bourbon, mère de Mademoiselle, s’était remariée en 1611 avec Charles de Lorraine, duc de Guise, dont elle avait eu plusieurs enfans.
  27. Henri de Lorraine régna de 1608 à 1624.
  28. Histoire des princes de la maison de Condé.
  29. Avec la Cour.
  30. Allusion à la visite de Mademoiselle au quartier général de Condé, à Grosbois, le 16 septembre 1652, et aux hommages qu’elle y reçut. — Voyez la Jeunesse de la Grande Mademoiselle, 327-328.
  31. Histoire des princes de la maison de Condé.
  32. Lettre du 10 août 1657 au comte d’Auteuil.
  33. . André d’Ormesson mourut en 1665, doyen du Conseil d’État. Quelques fragmens de ses Mémoires ont été publiés par Chéruel à la suite du Journal de son fils, Olivier d’Ormesson.
  34. Turenne avait battu les troupes des princes dans Étampes (mai 1652), à l’occasion d’une revue en l’honneur de Mademoiselle et du désordre qui en était résulté. Voyez la Jeunesse de la Grande Mademoiselle, p. 313-314. Quelques semaines plus tard, il assiégea la ville.
  35. Lettre à sa femme, du 3 août 1663.
  36. Richelieu avait déclaré la guerre à l’Espagne le 26 mars 1635.
  37. Le mot est de Bussy-Rabutin.