Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 250-254).

IX

PÉNOMBRES.

Enfin le grand avocat revint à Paris et Roger entra en fonctions. Il n’était que second secrétaire, en quelque sorte sous les ordres ou da moins sous la tutelle du premier, fils d’un magistrat de province, et qui depuis déjà deux ans, jouissait des enseignements du maître. La besogne de Roger consistait à chercher les textes de loi et leurs interprétations diverses, à les résumer ou copier au besoin, à recevoir les clients en l’absence de maître A…, à faire la correspondance. Les fonctions du premier, autrement intimes, étaient d’élaborer les causes et de préparer les discours. L’un et l’autre accompagnait le maître au palais.

Mais la lecture d’une lettre de Roger à Régine rendra mieux compte de sa situation qu’un simple recit :

« … Je m’applique, avec toute ma bonne volonté, à la besogne qui m’est donnée. Je voudrais qu’elle fût plus importante et plus difficile, car je suis dévoré d’un besoin ardent d’essayer mes forces, de les déployer. Ah ! Régine, notre union ne doit-elle pas être le prix de mes succès ? Mais que cela est long ! Su traîner ainsi jour à jour… et encore si le terme était fixé. Mais non, tout reste incertain, et ce but vers lequel je m’élance à chaque instant, je ne l’atteindrai peut-être que dans des année !… Comment ? par quels chemins ? Je ne le sais pas même. Ces textes de loi à fouiller et compulser, me semblent si froids et si lents ! Pourtant cela m’apprend toujours quelque chose. Et il me faut beaucoup savoir.

» Sois-en sûre, ma bien-aimée, je me sermonne comme tu pourrais le faire et me rappelle sans cesse à la patience, sans laquelle on ne peut rien. Mais, si tu savais, il y a une fièvre dans l’air de Paris. Ce mouvement incessant de choses et d’idées vous fouette le cerveau. On ne peut pas vivre tranquille ici. On n’entend parler à chaque instant que de fortunes soudaines, de gains fabuleux, d’aventures étranges, et puis le retentissement incessant des renommées, anciennes ou nouvelles. Des gens deviennent célèbres d’hier à aujourd’hui. Ces choses-là grise ; le sang vous afflue an cœur et au cerveau, et l’on se dit : Et moi ! Et moi !… Il faut traverser tout. Je n’avais jamais eu jusqu’ici d’avidité ou de jalousie ; j’en ressens parfois. Ne m’en veux pas. C’est toi plus que tout autre qui dois me le pardonner.

» Au moins l’ambition sert quelque chose, car je vois tant de jeunes gens perdre leur temps à des plaisirs. dont les meilleurs sont futiles. Je fréquente naturellement Ernest de La Rive, et il ne m’est pas toujours possible de résister à ses instances, quand il veut m’emmener avec lui au spectacle, au café, quelquefois au bois. Le spectacle et l’équitation me font plaisir, mais la société des amis d’Ernest et leurs propos souvent odieux me répugnent. Ces garçons se croient une race à part, née pour jouir de tout sans effort, sans s’inquiéter s’ils sèment autour d’eux la corruption, le malheur ou la ruine. J’ai assisté deux fois à des soupers ; je n’y assisterai plus, je te le jure. Il m’est impossible de tout le raconter, ô ma chère et chaste bien-aimée ; seulement, crois bien que ton amant a horreur de ce qui flétri l’amour, et que plus il t’aime, moins il est capable d’être séduit par de tels exemples. Et même, sans avoir au cœur un sentiment qui inspire le culte de l’amour, il faudrait manquer absolument de délicatesse, avoir le cout aussi bas que l’esprit, pour se plaire dans une telle vie ; je n’ai pas de mérite à fuir de tels plaisirs.

» Ils seraient plus attrayants que j’ai bien autre chose à faire. Je te le dis, mon plaisir, mon besoin, ma rage, ce serait de pouvoir travailler plus activement à mon avenir. J’ai dans les reins Paris qui m’aiguillonne, et toi, mon cher bonheur, qui me tire en avant. J’ai imaginé… — Ce n’est pas moi qui suis chargé de l’examen des causes confiées au maître, — mais j’ai imaginé de m’en confier à moi-même, de celles dont j’entends parler, de les traiter par moi seul, et même de les plaider à voix haute dans ma chambre. Je me mets aussi au courant de la littérature ancienne et moderne ; j’étudie les annales de la criminalité et tout ce qu’on écrit sur ses causes. Un avocat devrait tout savoir. Enfin, je me suis donné de l’ouvrage pour longtemps. Mais tout cela reste presque à l’état de projet. Les visites, les soirées me prennent un temps inimaginable. Monsieur A…, qui est très-bon pour m’a présenté non-seulement à plusieurs de ses amis, mais particulièrement à des personnes influentes, entre autres à madame Versagne, une personne renommée pour son esprit, ses grandes relations, et qui a ce qu’on appelle un salon diplomatique. C’est une femme encore jeune et belle, surtout très-parée, et qui, pour s’occuper de politique, n’a pas délaissé toute coquetterie.

Mais cela importe peu. Faut-il te dire qu’on m’a plaisanté sur son amabilité pour moi : Cette folie n’inquiétera pas ma Régine. Voici ce que je veux te dire, c’est qu’hier, comme j’arrivais chez monsieur A…, au commencement de la soirée (c’était son jour, naturellement je n’y manque pas), il me dit :

— J’attends ce soir le comte de Travire. Vous devez on avoir entendu parler ? Son salon réunit l’élite du monde littéraire et scientifique. Il s’y est fait plus d’une réputation. Je veux vous présenter à lui. J’ai vivement remercié monsieur A… ; mais j’étais si fatigué de n’avoir pas eu depuis huit jours une soirée à moi, de n’avoir pu t’écrire qu’à trois heures du matin, en rentrant, et de ne pouvoir qu’à grand’peine suffire à ma simple besogne de secrétaire, que je lui ai exprimé le désir de ne plus contracter d’obligations nouvelles et de me réserver quelques instants pour l’étude. Il a paru extrêmement étonné, puis il a souri en me disant que, si mes intentions étaient louables, je n’entendais pas mes intérêts.

— Vous voulez, n’est-ce pas, acquérir un nom et une une clientèle ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! ce n’est pas l’étude qui vous les donnera, Ne savez-vous pas que Paris est pavé d’érudits qui meurent de faim ? Soyez instruit autant que possible, fort bien ; cependant, si la science vous manque, il vous sera toujours facile de vous procurer l’aide de quelque piocheur, tandis que les protections nécessaires à la mise en relief de vos talents ne peuvent s’acquérir que dans le monde.

— Est-il donc impossible, monsieur, lui ai-je dit, de parvenir par la seule influence du mérite personnel, aidé d’une ferme volonté ?

Monsieur A… m’a regardé comme si j’avais dit une grosse sottise, et n’a pu s’empêcher de hausser légèrement les épaules.

Voyons, monsieur Roger, m’a-t-il dit, étudiez le le monde où vous êtes, et ne faites plus de ces questions antédiluviennes. On vous trouve charmant, je vous en préviens ; les femmes aiment beaucoup la naïveté. Il faudra pourtant vous débarrasser de celle qui pourrait vous nuire… et garder l’autre, si vous pouvez.

D’un ton plus sérieux, il ajouta :

— Le talent, mon cher monsieur Roger, au temps actuel, il court les rues. Il y a pour une seule place une centaine au moins de concurrents. Comment voulez-vous que cela s’arrange ? Naturellement c’est la faveur qui fait le choix : si donc vous êtes ambitieux, occupez-vous beaucoup plus d’être aimable que d’être instruit.

J’ai donc été présenté au comte de Travire, et me voilà pris pour chaque soir de la semaine, obligé même de me présenter le même soir dans plusieurs maisons. Cette dissipation a son charme, puisqu’elle me procure l’occasion d’entendre parler des hommes distingués ; mais les esprits vides ne manquent pas dans le grand monde plus qu’ailleurs, il me semble. Au reste, je ne juge pas encore nettement, je le sens bien. L’inconnu me trouble ; on me trouve naïf, parce que je ne mens pas et que je respecte l’humanité. Mais ceux qui me raillent la méprisent-ils sérieusement ? Je ne crois pas. Je crois seulement qu’ils ont peu d’estime pour eux-mêmes et qu’ils partent de là pour juger du reste. C’est une mode que ce ton sceptique, ironique, sur toutes choses : cela donne un air de supériorité facile à prendre. Malgré tout, cette faconde m’intimide un peu, et je ne suis pas encore armé contre la raillerie. Cela viendra quand je connaîtrai mieux le terrain où je marche un peu en aveugle pour le moment.

Sais-tu, mon autre conscience, ma Régine adorée, ce qui me trouble le plus ? C’est la conversation que je l’ai rapportée avec monsieur A…, et tout ce qui la confirme dans ce que j’entends et vois. Il serait vrai que le travail, l’effort, le mérite personnel, ne peuvent rien par eux seuls, et que l’avenir d’un homme est tout entier dans le hasard d’une position favorable et l’arbitraire des protections qu’il peut acquérir ? Cela me répugne à croire. Mon orgueil a besoin de plus d’indépendance, et ma conscience de plus de justice. J’ai besoin de me devoir plus à moi-même qu’à d’autres, et ceci n’est point un orgueil faux, n’est-ce pas ? Il n’y a qu’à toi, ma Régine, à qui je puis consentir de devoir tout mon bonheur, parce que je me donne aussi tout à toi. Mais attendre du caprice d’un étranger sa fortune, c’est humiliant, et ne sont-ce pas là d’ailleurs des choses du temps passé ? N’avons-nous pas maintenant l’égalité, le concours libre, c’est-à-dire le droit du plus digne ? Oui, c’est cette manie d’aphorismes amers et sceptiques ; mais je veux croire pour mon compte au juste triomphe d’une capacité sérieuse, d’une volonté forte, et me rendre digne. de la destinée que je rêve pour la partager avec toi.

Avec toi ! Oh ! si tu savais comme cette pensée me remplit de bonheur et de souffrance ! Nous aimer tant, être l’un à l’autre d’avance, et séparés ainsi, ne pas savoir même quand nous nous réunirons. C’est un singulier sentiment que me font éprouver les autres femmes. Je leur en veux à toutes d’être à Paris quand tu n’y es pas, toi. Comme elles sont en général peu simples ! Qu’elles te ressemblent peu ! J’ai toujours envie de leur parler de toi. On dit que les femmes sont jalouses les unes des autres : est-ce vrai ? Mais tu ne le saurais pas, toi. Que tu es loin, ma Régine ! quand je pense que j’ai eu le bonheur infini de t’embrasser, il me semble que c’est un rêve, et je ne sais plus si tant de joie est possible encore. Oh ! dis-moi… »

Mais il serait trop indiscret d’en dire davantage.

Quand Roger s’élevait avec indignation contre le favoritisme et regimbait à suivre ses voies, il y avait dans son fait, semble-t-il, quelque inconséquence. En entrant, grâce à une protection puissante, chez le grand avocat, n’avait-il pas accepté déjà le système, reconnu sans doute sa nécessité ?

C’était l’œuvre de ses parents bien plus que la sienne ; cependant Roger comprenait parfaitement que pour qu’une capacité puisse, dans le milieu où nous sommes, se produire, il lui faut un milieu favorable ; il acceptait également la protection des Jacot ; mais, croyant sincèrement à leur amitié, ce n’étaient point pour lui des protecteurs dont sa fierté eût à souffrir. C’était pour lui une dette naturelle de reconnaissance, qu’il leur payait en affection, qu’il rendrait à d’autres peut-être.

D’ailleurs une logique rigoureuse ne paraît pas être de rigueur dans nos considérations et apologies intérieures. Nous sommes nés et élevés de façon que nos répugnances ne vont guère que du plus au moins dans le même ordre de choses. Sortir de cet ordre qui nous enserre de ses innombrables replis, par le fait, absolument aucun n’en est capable ; et si beaucoup en sortent par la pensée, l’éducation actuelle, chef-d’œuvre de contradictions et de compromis, surtout l’éducation bourgeoise, en donne si long à débrouiller à ceux qui veulent tenter l’aventure, qu’on n’achève jamais, faute de temps.

Quelque bonne part que gardât le jeune Cardonnel de ses préjugés natifs, il n’en passa pas moins, au bout de peu de temps, pour un phénomène curieux dans le monde où il était placé. La race des jeunes gens qui entrent avec des illusions honnêtes dans le milieu mondain, où toutes les fermentations et les corruptions sociales arrivent à l’ébullition, n’est heureusement pas éteinte ; mais le peu de fermeté des caractères et le manque, ou, ce qui revient au même, la confusion de principes propre à l’époque, a promptement éteint, ou réduit au silence, leurs répugnances et les range au niveau commun. Roger ne se rendait pas. Ernest de La Rive et Ferdinand Rougerin, le premier secrétaire, y employèrent vainement leurs exemples et leurs conseils, voire, ce qui est plus puissant, leurs railleries. Roger refusait de se modeler sur ceux qui l’entouraient, de prendre le ton sceptique pour lequel il avait marqué à Régine son peu d’estime ; il s’obstinait à garder sa dignité, sa simplicité et sa bonne foi. Les femmes, ainsi que l’avait dit monsieur A…, lui savait gré de son respect et de sa confiance, dont plus d’une, il faut le dire, tenta d’abuser. Les hommes accompagnaient parfois son nom d’un sourire, et cependant on ne pouvait se moquer de lui, il était trop intelligent et trop fier pour cela. On souriait de ses bévues, car il prenait les gens au mot généralement, et il lui fallait quelque preuve et un grand effort pour reconnaître le mensonge. Plusieurs le plaignaient et auguraient mal de son avenir ; d’autres disaient : « Bah ! il y mettra plus de temps que les autres, voilà tout. »

Un soir, chez le comte de Travire, où était Roger, la conversation tomba sur les titres de noblesse. Un philosophe bourru, qui se trouvait là, fit un réquisitoire contre eux et les traita de sottise. Aussitôt des amis de la maison, et des jeunes gens qui faisaient leur cour s’empressèrent de les défendre, et le philosophe succombait sous le nombre quand Roger vint à son secours. Le comte de Travire écoutait cette discussion sans s’y mêler, avec un sourire de bonhomie. Mais, à partir de ce jour, il ne parut plus apercevoir Roger, qui, froissé de ce mépris affecté, cessa de se présenter dans la maison. Quand le grand avocat apprit de Ferdinand Rougerin cette sottise de son pupille, les fonctions de Roger, toutes gratuites, impliquaient un retour de protection, il leva les épaules et les bras au ciel.

— Priez-le de ma part de nous rester à dîner, monsieur Rougerin ; il faut que je lui parle.

On n’était au repas, outre la maîtresse de la maison, que deux ou trois intimes ; l’affaire fut amenée et le grand avocat gronda paternellement Roger.

— Vous vous ferez passer pour un jacobin, mon cher monsieur Roger, et, pis encore, vous feriez douter de votre savoir vivre. Vous étiez chez un comte pourtant, et qui plus est un comte de l’Empire !

— Monsieur, je ne pouvais supposer monsieur de Travire, qui a beaucoup d’esprit, capable d’une telle petitesse.

— Bah ! cela fait très-bien, c’est un joyau. Accusez-vous les femmes d’en porter ? et, du moment où il le porte, c’est qu’il y tient. Laissez-moi vous donner un bon conseil, monsieur Roger : supposez les gens capables de tout, vous courrez moins de risques de vous tromper.

On rit de la recette, et le grand orateur fit une tirade sur les faiblesses humaines. Assez humilié de sa déconvenue, Roger observa que si les faiblesses humaines avaient tant d’empire, c’est qu’on s’occupait trop de les flatter et pas assez de les combattre.

— Ah ! si vous vous posez en redresseur de torts ! reprit l’avocat.

— Je n’oserais assumer ce rôle, monsieur ; mais il me semblerait indigne de moi de ménager les travers d’autrui dans un intérêt personnel et de renoncer au droit que je possède de dire ma pensée.

— Réfléchissez bien, monsieur Roger, dit l’avocat doucement ; mais avec une certaine fixité de regard qui impressionna le jeune homme ; si vous vous croyez la force de faire remonter le courant… très-bien ; si vous ne l’avez pas, comme il est probable, il est plus simple de faire comme tout le monde. C’est toujours est forcé d’en venir, mais souvent il est trop tard. Vous avez renoncé à une maison où j’avais été heureux de vous présenter, où d’abord vous étiez parfaitement bien vu, et qui est de celles qui donnent à la France la plupart de ses renommés. C’est rétrécir chances. Deux ou trois aventures de ce genre, et la situation deviendrait fort grave. Le monde est moins grand qu’on ne pense ; on y est vite connu et classé, et les influences qui distribuent le succès sont aussi très-peu nombreuses.

— Faut-il donc, monsieur, demanda Roger assez ému, ne plus compter sur soi-même et n’espérer qu’en la faveur d’autrui ?

— Il faut s’aider sans doute ; mais il faut être aidé, cela est certain, et je ne pensais pas que vous l’eussiez ignoré.

Cela dit d’un ton un peu froid, et qui semblait rappeler au jeune présomptueux qu’il avait l’honneur d’être chez un grand homme et de recevoir ses avis, l’avocat adressa la parole à d’autres.

Après le dîner, Roger s’excusa et prit congé : il devait accompagner sa mère et sa sœur chez les Jacot de La Rive. Dès qu’il fut parti, comme il arrive souvent, la conversation s’en prit à lui, et l’on railla impitoyablement son don-quichottisme.

— Bah ! dit Ferdinand Rougerin, il me semble toujours que c’est de la pose. On n’est pas naïf comme ça, que diable ! Venir encore, au temps où nous sommes, réclamer l’âge d’or !…

— Non, monsieur Ferdinand, dit l’avocat, vous êtes injuste ; il est fort sincère. Eh ! mon Dieu, quand nous arrivons de notre village à Paris, nous sommes tous un peu comme cela. Ah ! les belles illusions, les nobles candeurs, les rêves étoilés de la jeunesse ! Mais la vie, l’exemple, l’expérience, nous arrivent bien vite. Roger Cardonnel s’entête, voilà son tort, et s’il persiste ce sera son malheur. Il a cependant une chance, les femmes ; car il est romanesque, et puis il a une tête… qu’on ne. voit pas partout.

— Pas davantage ! s’écria Ferdinand. Vous ai-je dit qu’il n’allait presque plus chez madame V…, parce que nous lui avons fait observer, Ernest de La Rive et moi, qu’elle était particulièrement aimable pour lui… et qu’il le savait peut-être plus que nous.

— C’est inimaginable !

— Il aime une autre femme peut-être ?

— Non, sur ma parole ; je crois qu’il est vertueux.

Ces mots, prononcés d’un ton comique, excitèrent des éclats de rire.

— Eh bien, dit quelqu’un, il reste encore un espoir, c’est qu’il épouse une jolie femme, plus habile et moins timorée que lui, et alors, grâce à sa tête, comme vous dites…

Nouveaux rires.

Pendant ce temps, Roger hâtait sa marche vers la rue de Turin en pensant à Régine, et heureux d’être seul avec cette chère pensée. Chaque semaine, il lui adressait, sous le couvert de Marianne Forel, une longue lettre, écrite jour à jour, et il recevait la réponse de Régine poste restante. Toutes ses impressions, comme on l’a vu, il les lui confiait à mesure, et ce soir-là, froissé dans son amour-propre, inquiet des avertissements de l’avocat, troublé dans sa conscience, malheureux enfin, il lui parlait en esprit, ne pouvant écrire, lui exposait avec chaleur les révoltes de sa fierté, les délicatesses de nature, et goûtait la joie de se sentir approuvé par elle. Oh ! comme il l’aimait ! comme il avait besoin d’elle ! Certes, il ne l’avait jamais oubliée ; mais dans la fuite vertigineuse des heures parisiennes, dans les plaisirs de la vanité, dans l’espérance orgueilleuse du triomphe, sa chère image apparaissait moins claire, elle était moins près de lui qu’à cette heure de déception où il lui semblait sentir cette âme si forte et si tendre s’épancher sur lui tout entière. Ah ! qu’importait avec elle les ennuis extérieurs, le malheur même ? — Oui, mais c’est pour elle qu’il fallait vaincre. — Il se redressa dans son courage, haussa les épaules au souvenir des conseils de bassesse qu’il entendait sans cesse, et se remit à croire, avec tout son orgueil, au juste triomphe des capacités sérieuses, des volontés fermes.

Roger était entré chez les Jacot, plein de mépris pour les jugements du monde ; mais en pareil cas rien ne console mieux les injustices du monde que ses faveurs. Il fut consolé. La réunion, peu nombreuse, se composait de personnes qui lui étaient favorables, et dont plus d’une l’appréciait hautement. Sa bonne chance l’engagea dans une conversation où il lui fut permis de prendre la parole, il s’en tira brillamment et recueillit autour de lui un murmure flatteur.

De son côté, Émilie chanta bien et fut applaudie. Madame Cardonnel croyait toucher au ciel de ses rêves. Elle voyait les hommes s’empresser autour de sa fille avec des regards admiratifs et se disputer sa main pour la danse. Toutefois ce n’était que pour la danse. Mais comment douter que tôt ou tard un enthousiasme plus sérieux ?… Elle était vraiment si belle, Émilie, avec son front de reine, ses traits purs, son expression décente et fière, et la chaste grâce de son maintien ! Comment ne pas désirer pour soi les mots d’amour qu’un chant passionné venait déposer sur de telles lèvres ? Que cette couronne de glycine lui allait bien ! — Était-ce l’ouvrage de la jeune fleuriste rencontrée dans le voyage ? Mais, en si belle réunion, s’occuper d’une ouvrière ne se peut. Il y a dans le salon de madame Jacot des représentants du meilleur monde parisien, des noms, des femmes à la mode, des notoriétés de richesse, qui n’en sont pas, quoique très-laides, le moins bel ornement, à en juger par les empressements sérieux dont elles sont l’objet tant de la part des maîtres de la maison que de leurs hôtes Quelle fierté pour la notairesse de Bruneray ! et quel orgueil de voir sa fille reine au milieu de ces royautés ! Oui, Émilie est bien belle, et il est permis d’admirer, comme le fait Roger, le désintéressement de mademoiselle Marie, qui accable son amie de prévenances, et, sans mesquine jalousie, affronte constamment son voisinage. À la vérité, il n’y eut jamais deux types plus différents : l’une un peu froide, l’autre pas assez peut-être ; celle-là d’une beauté plastique incontestable, l’autre rachetant le peu de régularité de ses traits par une vivacité de physionomie qui devient chaque jour plus attrayante, à mesure sans doute qu’elle pénètre mieux la vie, ses sentiments, et les nuances de la pensée. Marie possède une admirable chevelure d’un blond ardent, et, de plus en plus, sa taille prend des attitudes charmantes, et ses mouvements perdent leur rudesse en conservant. leur soudaineté, originalité qui lui est particulière. Ses yeux bruns sont changeants à faire rêver. Ce n’est plus l’enfant terrible, c’est une femme qui pourrait l’être, à moins qu’elle ne fût généreuse, exquise, héroïque, folle, que sait-on ? Il y a dans cette vive désinvolture un monde de choses imprévues, et dans ces yeux une intelligence en éveil et hardie qui fait tout pressentir.

Naturellement, quand Émilie et Marie se donnent le bras, la sœur rencontre le frère et lui parle. Marie partage l’entretien avec beaucoup de vivacité, et sa figure expressive dit assez le plaisir qu’elle éprouve à causer avec Roger et l’intérêt qu’elle attache à ses réponses. Mais il est bien entendu que l’amitié des Jacot et des Cardonnel est une amitié étroite ; quoi donc d’étonnant ? Rien, se dit tout haut Roger ; cependant, au fond de lui-même s’agite une autre impression qu’il n’ose s’avouer. Il est très-reconnaissant envers Marie de l’affection qu’elle témoigne à sa mère et à sa sœur, et ses sentiments pour elle sont pleins de respect. Il ne peut manquer d’être assidu près d’elle et de l’inviter souvent à danser. Mais quand ils sont ainsi en tête-à-tête, il lui est difficile de ne pas voir que la respiration de la jeune fille est plus entrecoupée, qu’elle a des regards à la fois plus vifs et plus timides, et plus d’une fois n’a-t-il pas senti sa petite main nerveuse serrer comme involontairement la main de son danseur ? « Elle est si expansive ! » se dit-il encore. Mais un doute muet intérieur répond à cette pensée formulée.

Il n’y pensait point, quand ce soir-là, comme il achevait de parler d’une façon à la fois si sûre et si heureuse, et tandis qu’autour de lui s’élevait un murmure d’approbation, il vit les yeux de Marie fixés sur lui et ne put s’empêcher de tressaillir. Il était étrange, ce regard. Ce n’était pas l’adoration d’une amante, telle que l’exprimait les yeux de Régine ; ce n’était pas l’orgueil tendre d’une mère ou d’une amie, mais un éclat de désir et de volonté, une sorte de prise de possession. Roger en éprouva un frémissement où il entrait sans doute beaucoup de cette émotion physique dont, sous les regards d’une femme, un jeune homme à peine à se défendre, mais aussi je ne sais quelle appréhension. Il devait bientôt après danser avec elle : ce ne fut pas sans émotion qu’il l’alla chercher, et pour lui parler, timide, il ne trouva que des banalités. Marie attacha sur lui un regard pénétrant qui semblait lui dire : — Vous parliez si bien tout à l’heure, qu’avez-vous donc ? — Et, le voyant sous ce regard plus troublé encore, ce fut elle qui dirigea la conversation, avec des yeux brillants d’éclat, on eût dit de triomphe, Roger à la fin reprit courage, et leur entretien devint animé. Une dame de province à toilette chargée, qui leur faisait vis-à-vis, ayant été l’objet d’une raillerie mordante de Marie.

— Comment pouvez-vous, lui dit-il, être si méchante, vous qui êtes si bonne ?

— Qui vous fait croire que je suis bonne ? lui demanda-t-elle.

Roger hésita.

— Vous n’en savez rien ! s’écria-t-elle avec un petit éclat de rire.

— Oh ! si.

Alors dites.

Votre affection pour ma sœur… pour nous…

— Ah ! c’est être bon que d’aimer les gens… aimables. Mais c’est tout naturel, il me semble ? Vous voyez bien que vous vous trompez, je ne suis pas bonne du tout.

— J’en ai encore d’autres preuves.

— Ah ! voyons.

— Je me souviens avec quel empressement vous avez demandé à votre père la rentrée en grâce d’un ouvrier…

— Ah ! à Bruneray, les vacances dernières ? Mais qui vous a dit que c’était par bonté ?

— Il me semble…

— Est-ce moi, reprit-elle avec une étrange animation, qui ait plaint le sort de cet homme et qui me suis chargée de sa cause ?

— Non, mais dès qu’on vous en eut parlé…

On ? qui on ?

— Moi, dit-il avec un peu de surprise et en rougissant.

— Eh bien ! tout est là, reprit-elle et cela ne prouve pas que je sois bonne.

Alors, malgré son aplomb et sa hardiesse, elle rougit et parut confuse. Roger brouilla la figure ; il était éperdu. Quand ils se retrouvèrent à côté l’un de l’autre, au repas, tout plein d’embarras, il parla de sa reconnaissance. Marie ne répondit pas. Elle était rêveuse comme il ne l’avait jamais vue et cela lui donnait un charme nouveau. Elle détournait les yeux. Il saisit pourtant un de ses regards et le vit brillant de feux humides.

— C’est impossible, se disait-il ; je suis fou !

Mais il partit bouleversé, plein à la fois d’attendrissement et de tristesse.