La Grande Illusion des petits bourgeois/22

Musée littéraire, choix de littérature
Le Siècle (série 46p. 314-318).
Épilogue  ►

XXII

UN COUP D’ÉTAT.

La perte de cette excellente madame Renaud, de cette mère si tendre, fut un deuil pour beaucoup de gens, et pour ses deux filles une immense douleur. Lucette surtout, en apprenant les détails de la scène dont la mort de sa mère avait été le dénoûment, s’accusa d’en être la cause, et les raisonnements de ses amis restèrent vains contre cette superstition des grandes douleurs, qui se plaisent à s’exagérer elles-mêmes. La vivacité de la pauvre enfant disparut, ses joues pâlirent, et tous ses mouvements prirent une langueur qui formait un contraste si profond avec ses allures naturelles, que Régine, à la voir ainsi, ne pouvait retenir ses larmes. Lucette, en même temps que sa mère, pleurait son propre bonheur, dont elle croyait devoir le sacrifice à la mémoire et aux dernières volontés de la chère morte. Dès les premiers moments, les deux sœurs avait recueilli, de la bouche de leurs amis, toutes les particularités de ce dernier jour, dans lequel leur mère avait tant agi pour elles en leur absence ; elles avaient appris par Roger l’existence et la teneur du testament, et l’avaient cent fois interrogé sur les dernières paroles échappées de ce cœur, si tendre, désormais brisé. Roger avait dit et cru devoir tout dire. Il avait répété ces paroles à Lucette : « Fera-t-elle à son père l’affront d’une sommation ? Je ne voudrais pas qu’elle fît cela… c’est comme un voile funèbre sur le mariage… Le père ne s’en consolerait jamais et ne pardonnerait pas, même à son dernier jour… Il aurait tort, mais n’en souffrirait pas moins… Jamais Lucette ne verrait ses enfants sur les genoux de leur grand-père… »

Et toutes ces paroles, justes sans doute à leur point de vue, mais dites sans décision formelle, au hasard de la pensée, avaient été scrupuleusement recueillies par Lucette et devenaient pour elle, grâce à la majesté de la mort, un arrêt.

Désolé de l’effet qu’elles avaient produit, Roger s’efforça vainement de faire entendre à la jeune fille qu’elle dénaturait plutôt les intentions d’une mère si douce et si bonne, en leur donnant sur sa destinée une influence fatale, qu’elle ne devait point abdiquer sa liberté, et qu’il était loin d’être prouvé que ce fût un sacrifice juste et pieux que celui de deux jeunes et belles destinées sacrifiées à l’entêtement vaniteux d’un vieillard. D’une intelligence moins indépendante et moins hardie que celle de Régine, Lucette n’avait d’héroïsme que dans le sentiment, et restait plus impressionnée par les tendances générales. L’idéalisme chrétien la dominait encore et lui rendait séduisantes les beautés du sacrifice. Où Joseph lui-même échouait, Roger ne pouvait pas l’emporter. Régine, elle, se taisait, jugeant l’attente nécessaire ; mais d’autant moins portée à sacrifier l’avenir de sa sœur aux préjugés de monsieur Renaud, qu’elle avait peine à contenir vis-à-vis de ce dernier, l’âpre ressentiment des longues souffrances et de la mort de sa mère. Et pourtant, comme l’avait reconnu la pauvre femme, sans pouvoir dominer l’impression cruelle que lui causait le contact incessant d’une nature si opposée à la sienne, monsieur Renaud n’était pas méchant. Il avait seulement la manie et le préjugé du tyrannat domestique, et se croyait très-fort en grondant et en exigeant beaucoup. On n’imagine pas de quelle somme de vertu et de bonheur l’humanité sera enrichie le jour où les préjugés seuls de la sottise auront disparu.

Obligées de diriger activement l’exploitation de la Bauderie, les deux jeunes filles restèrent d’abord alternativement près de leur père, le mariage de Régine étant, par suite des circonstances, différé. Mais, quand monsieur Renaud eut eu connaissance du testament, qui, disait-il, le frustrait, la situation ne fut plus tenable. Plus que les emportements et les injures personnelles, les reproches à la mémoire de la chère absente devinrent trop cruelles aux deux sœurs, qui se retirèrent. à la Bauderie. Adalbert, non moins furieux que son père, malgré les vingt mille francs de rente qui eussent dû modérer son avidité à l’égard d’une part de trente et quelques mille francs, accusait hautement sa mère et attisait le feu de la colère du vieillard. Peu s’en fallut que celui-ci ne se brouillât avec les Cardonnel, et, comme dans les petites villes il se trouve toujours un gros de gens inoccupés et bavards, prêts à prendre part pour ou contre toutes les causes, toutes « ces histoires, » comme on dit, firent grand bruit dans Bruneray.

Il va sans dire que la Bauderie recevait souvent les visites de Joseph et de Roger, presque aussi attristés l’un que l’autre.

— Si je dis à Lucette que je ne veux pas me marier avant elle et que je subordonne ainsi notre bonheur à sa décision, ce sera, je le sais, un argument d’un grand poids, avait dit Régine à son amant. Me permets-tu de l’employer ?

Et, tout en soupirant de regret et en rougissant des révoltes de son égoïsme, Roger avait dit oui. La situation était donc doublement cruelle et perplexe.

Trois mois s’étaient écoulés depuis la mort de madame Renaud. On était en janvier, la neige couvrait la campagne, les travaux champêtres étaient interrompus, et la nature, en ceci plus intelligente que l’homme, imposait aux plus pauvres le repos et marquait le temps de la réflexion, de l’étude et du loisir, après les grands travaux. C’était le temps aussi où l’angoisse de l’avenir et le regret du passé agissent plus fortement sur l’âme, face à face avec elle-même et privée d’activité extérieure, où rêves, désirs, projets flottent ou flambent sous le manteau de la cheminée, capricieux ou ardents, comme la flamme, dont l’image se mêle au penser.

À la Cerisaie, dans la chambre habitée par le chevalier, un grand feu flambait dans l’âtre, et le chevalier, enfoncé dans un vieux fauteuil de tapisserie, les pieds au feu, un livre à la main, fermé sur ses doigts, rêvait. Le jour baissait, la neige éclatante renvoyait avec vigueur la lumière pâlie ; mais l’ombre gagnait les coins de la chambre, et déjà les lueurs du foyer se réfléchissaient dans la vieille glace, enguirlandée et sculpté, qui faisait face à la cheminée. Cette chambre frustre, aux murs vêtus d’un simple papier gris, éclairée par deux fenêtres basses, comme le plafond, contenait un ameublement de haut prix en chêne sculpté, auquel manquaient seulement le vernis et le relief qu’y eût donnés l’ornemaniste. C’étaient un grand lit à courtines de damas d’un rouge violet, un bureau près de la fenêtre, une armoire, un vieux piano en bois de rose, contrastant avec les autres meubles, des chaises de vieux chêne sculpté, et une bibliothèque qui garnissait du haut en bas d’un côté toute la paroi. Le chevalier se leva pour aller regarder aux fenêtres ; les arbres dépouillés se dressaient mornes sous le ciel blafard, la campagne était muette et solitaire ; tous les animaux se tenaient retirés dans leurs asiles, comme l’homme dans sa demeure ; le vent seul s’élevait, sifflant, et par moments enlevait une pluie de neige qu’il lançait contre les vitres. Le visage du chevalier exprima de l’inquiétude, et il quittait la fenêtre, quand une femme entra et se tint debout, sans parler, en face de la cheminée.

— Joseph n’est pas rentré ? lui dit le chevalier.

— Pas encore. Le dîner est prêt. Si vous voulez ?…

— Je préfère l’attendre. Mais pourquoi ne vient-il pas ? Le temps est mauvais.

— Il est, vous le savez bien, à la Bauderie. Il voudrait n’en pas bouger, et pourtant quand il revient… — Elle poussa un long soupir. — Hélas ! il a trop de peine, mon Joseph ! L’amour lui tourne la tête, et sa Lucette le fera mourir de chagrin.

— Je le trouve aussi bien sombre depuis quelques jours.

— Oh ! vous ne voyez pas tout. Moi, je le connais encore mieux, et j’ai peur de quelque malheur.

— D’un malheur ! Y pensez-vous, Marie ? Mais, dit-il en la faisant asseoir dans le fauteuil où il était auparavant, ne restez donc pas debout ainsi. Que dites-vous ? Les mères s’exagèrent facilement…

— Non, Jacques, dit-elle, non, bien sûr : je le sens là, Joseph est bien malheureux ! Je n’ai jamais voulu vous en entretenir, parce que… à quoi çà eût-il servi ? Mais il y a longtemps que je sens que l’enfant n’est pas heureux à cause que… dame ! à cause qu’il n’est pas né comme tout le monde. Ça l’a pris à mesure qu’il a grandi, et, depuis qu’il aime Lucette, ça lui ronge le cœur. Il est fou de cette petite ; il a vingt-cinq ans, il est sage comme une fille, et tout ça, voyez-vous, elle a tort de le désoler ainsi. Ah ! si j’osais lui parler ! Tenez, l’autre nuit, j’en étais quasiment comme folie, et j’ai failli me relever pour l’aller trouver, Lucette, et lui dire : « Si vous aimez Joseph, ne le faites pas tant souffrir. » — Sa mère lui a-t-elle donc emporté le cœur ? Oui, je vous le dis, Jacques, il faut décider cette petite, vous qui savez si bien dire ; autrement il arrivera malheur.

— Quoi ! dit le chevalier fort ému, vous êtes sûre que Joseph souffrait de sa naissance, même avant le relus du père Renaud ?

— De longtemps, je vous le dis, oui, bien avant de songer à se marier, et du moment où il en a vu le reproche dans les yeux de tous….

— Je ne l’aurais pas cru susceptible…

— Vous ne comprenez pas ça, vous, parce que vous êtes fort ; mais aussi avez-vous les moyens de l’être. Et croyez-vous qu’il y a beaucoup de gens qui puissent porter sans souffrir le mépris d’autrui ? il sait bien, comme nous, que c’est injuste ; mais quoi ? les autres croient avec raison, et ça ne change pas leur idée.

Le chevalier resta silencieux un moment ; puis, s’approchant de la mère de Joseph, il lui dit d’une voix émue :

— Il y a un reproche dans vos paroles, chère Marie. Ainsi, je vous ai fait souffrir tous les deux ?

— Moi ? dit-elle vivement ; oh ! non, Jacques, pas moi. Pour moi, j’ai été trop heureuse de vous aimer et de voir votre fils devenir ce qu’il est, élevé par vous. Ne vous reprochez rien pour moi, Jacques ; je n’ai qu’à vous bénir et vous adorer comme le bon Dieu ! D’une si pauvre créature que j’étais avant, vous avez fait une heureuse ; j’étais comme dans la nuit, vous m’avez donné le jour. Quand j’aurais dû beaucoup souffrir pour vous, ça ne m’aurait été qu’une joie : mais je vous aimais trop pour seulement y penser. Oh ! oui, allez, ils peuvent bien me mépriser tant qu’ils voudront ! Quand vous aimez et respectez votre pauvre Marie, comme vous le faites, comme si elle était une dame, et que vous me dites que je suis votre femme pour nous ; qu’est-ce que ça me fait le reste ? Est-ce que les autres vous valent, vous ?

En parlant ainsi, elle lui pressait les mains en levant les yeux sur lui avec un amour qui était plutôt de l’adoration, et le type toujours pur de cette simple paysanne avait pris quelque chose de l’idéale beauté que revêt à tout âge la figure humaine dans l’exaltation du sentiment.

— Merci, chère Marie ! dit le chevalier en la baisant au front ; je sais ce que vaut votre cœur, mais je crains maintenant d’en avoir abusé, du moins en ce qui concerne notre fils. Je crois à vos pressentiments maternels et… il faudra sans doute prendre un parti… Ce soir même, je parlerai à Joseph.

— Le voici, dit-elle, en se levant et elle alla au-devant de son fils dans la pièce d’entrée, qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger.

Le jeune homme était couvert de neige. Il secoua ses souliers et ses habits sur le seuil et vint embrasser sa mère, comme il en avait l’habitude lorsqu’il rentrait.

— Mais tu as la fièvre ? dit-elle.

— Moi ? pas du tout ! s’écria-t-il en relevant la tête : et dans son mouvement son œil secoua comme des étincelles. Ses cheveux bruns, légèrement bouclés, découvrirent son front, et sa tête eut une expression puissante de passion et de fierté.

— Je crains de vous avoir fait attendre, monsieur, dit-il, en serrant la main du chevalier ; je vous demande pardon. J’espère toujours que vous ne m’attendrez pas.

— Tu sais bien, méchant enfant, dit monsieur de La Barre, que ta présence est la moitié de notre appétit. Et comment vont ces dames ? car tu viens de la Bauderie ?

— Oui, monsieur, elles vont comme à l’ordinaire.

— Lucette n’a pas pitié de le faire voyager par un temps pareil, et ne songe pas à venir s’établir ici ?

Une contraction nerveuse agita le visage de Joseph, et ce ne fut pas sans effort qu’il répondit à peu près sur le même ton :

— Pas plus qu’auparavant.

Monsieur de La Barre n’insista pas, et le dîner se fit en causant de choses plus indifférentes. Malgré les instances de sa mère, Joseph ne mangea pas. Après le dîner, le chevalier reprit le chemin de sa chambre, et, voyant que Joseph ne le suivait pas :

— Viens donc près de mon feu, lui dit-il ; tu es un peu mouillé, tu te sécheras mieux qu’ici, et ta mère viendra bientôt nous rejoindre.

Joseph obéit. Quand ils furent assis auprès du feu, Monsieur de La Barre laissa tomber la conversation et, feignant de sommeiller, observa Joseph du coin de l’œil. Bientôt le regard du jeune homme devint fixe, les muscles de son front et de son visage se crispérent, et, dans une mobilité éclatante, il offrit l’image d’une poignante douleur. Tout à coup, au milieu du silence que le foyer seul remplissait de ses crépitements, une voix le fit tressaillir.

— Joseph, que penses tu en ce moment ?

— Monsieur ! dit-il avec beaucoup de trouble.

— Joseph ! reprit monsieur de La Barre, en lui prenant la main et d’une voix empreinte de solennité : tu sais que je t’aime et que depuis ton enfance mes soins les plus assidus ont été pour toi. Eh bien ! c’est au nom de cette grande affection que je te demande de me dire la pensée qui l’occupait à l’instant où je t’ai parlé.

— Monsieur !… mon ami !… s’écria Joseph en se levant avec agitation, ne me la demandez pas, je vous en supplie !

— Je te l’ai demandée, je désire ardemment la savoir, et je te prie…

— Non, vous auriez le droit de m’accuser d’ingratitude ; non, n’essayez pas !

— Je ne puis forcer la volonté, mais je persiste,

— Ah ! vous êtes cruel ! dit Joseph. Eh bien !…

Il s’arrêta,

— Pas d’atténuation, mon enfant ; je te demande la vérité : c’est une affaire de conscience.

— Vous voulez nous briser le cœur à tous, reprit Joseph avec agitation ; vous le voulez !… Je souhaitais la mort et me demandais si j’avais le droit de me la donner, à cause de ma mère et de vous.

Ayant dit cela, il resta debout, les yeux à terre, pâle d’émotion.

Monsieur de La Barre ne l’était pas moins. Tous deux un instant restèrent immobiles ; puis le chevalier prit Joseph dans ses bras, et le serrant contre lui :

— Pardonne-moi ! lui dit-il d’une voix étranglée, pardonne-moi !

Il s’assit ou plutôt retomba dans son fauteuil, et Joseph se jeta à ses genoux.

— Vous ! s’écria-t-il, vous me demandez pardon, quand c’est moi… qui suis un ingrat !… Oh ! mon ami, je devrais être fier et heureux de vos bienfaits, et je ne puis… mon courage cède… je ne puis supporter l’idée…

Il s’arrêta en voyant, avec une surprise extrême, le visage baigné de larmes du chevalier. C’était la première fois qu’il voyait pleurer celui dont la force d’âme avait toujours guidé la sienne, et il en restait saisi, quand la porte s’ouvrit sous la main de Marie. Tous deux tressaillirent, et tandis que monsieur de La Barre passait son mouchoir sur son visage, le jeune homme s’était vivement relevé. Ni l’un ni l’autre pourtant n’avaient de secrets pour cette mère, pour cette femme tendrement aimée ; mais l’émotion a besoin d’être partagée et répugne à s’expliquer. C’est pourquoi tout intervenant, fût-il le plus cher, effarouche et glace. La simple paysanne, sans avoir raisonné ces choses, les savait ; elle devina tout d’un coup d’œil, et s’adressant au chevalier :

— J’ai mis tout en ordre, dit-elle, et à présent, si vous n’avez pas besoin de moi, je vais me coucher, car j’ai le mal de tête.

Elle embrassa Joseph, souhaita le bonsoir à monsieur de La Barre, et les laissa en tête à tête pour toute la soirée.

Pendant quelque temps, le silence régna entre eux ; puis, tout bruit s’étant éteint dans la maison, le chevalier se leva du fauteuil où il était assis. Une émotion douce et profonde régnait sur ses traits.

— Tu souffres, mon enfant, de n’avoir pas de père ? dit-il à Joseph. N’as-tu donc jamais senti, jamais deviné que tu en avais un ?

Joseph, les yeux fixés sur le chevalier, à demi-éclairé, hésitant, restait éperdu, quand il vit dans les yeux de celui qu’il aimait déjà comme le meilleur des pères, éclater cette flamme d’amour paternel jusque-là contenue, et se sentit de nouveau pressé dans les bras de monsieur de La Barre, appelé de ce doux nom :

— Mon fils ! Ô mon cher fils !

En ce moment, dans le transport délicieux qu’il éprouvait, Joseph oublia l’amour même.

Jamais, dans sa candeur, Joseph n’avait soupçonné le lien profond qui l’unissait à monsieur de La Barre, et le peu de relations que sa jeunesse active et studieuse avait eues avec les jeunes gens du pays, la déférence qu’il leur inspirait, avaient empêché les commérages qui circulaient à ce sujet de venir jusqu’à lui. Avoir quelquefois maudit dans ses chagrins le père qui l’avait abandonné, et se trouver tout à coup le fils de l’homme qu’il aimait et vénérait le plus au monde, et qui toujours avait rempli vis-à-vis de lui les devoirs d’un père, c’était un bonheur si inespéré, si violent, que le jeune homme en était écrasé. Longtemps monsieur de La Barre lui-même s’abandonna aux délices de ces impressions nouvelles ; ils répétèrent longtemps, pour la seule joie de les dire et de les entendre, ces noms de père et de fils, tant désirés secrètement l’un par l’autre.

— Ô mon père, dit enfin le jeune homme, pourquoi ne me l’avoir pas dit plus tôt ?… Vous attendiez sans doute que je fusse digne d’être votre fils ; mais le suis-je ? Aujourd’hui surtout… Ah ! j’aurai maintenant le courage de vivre !

— Maintenant tu seras heureux, dit vivement monsieur de La Barre, et j’aurais dû plutôt faire cesser tes chagrins. J’ai poussé trop loin une résolution que je croyais bonne, et je dois m’excuser de l’avoir fait tant souffrir. Écoute, voici mes raisons :

— Tu sais que la famille de La Barre des Vreux était autrefois souveraine de ce pays. Un de mes ancêtres commença de se ruiner à la cour sous Louis XIV, ses fils l’imitèrent sous Louis XV. Il restait cependant encore près d’un million de fortune à mon aïeul quand il émigra. La Révolution confisqua tout, sauf le château, qui ne put être vendu. Au retour de l’émigration, nous retrouvâmes un logement et ce fut tout, en y ajoutant le bois de chauffage du parc et le blé de deux maigres champs. Mon aïeul avait une pension ; ma mère, quelques milliers de francs. Cela nous permit de vivre, dans le sens le plus étroit du mot pour des gens qui comptaient au nombre de leurs besoins les plus impérieux celui de commander, et parmi leurs obligations les plus sacrées, celle de ne point travailler de leurs mains. Si mon père, mon frère et moi, nous eussions nous-mêmes labouré nos champs et cultivé nos jardins, émondé nous-mêmes les arbres du parc, si ma mère et mes sœurs eussent pu consentir à s’occuper d’une basse-cour, à avoir vache, porc et chèvre, nous eussions vécu dans l’aisance. Mais on ne songeait qu’à regretter de n’avoir ni maître d’hôtel, ni valet de chambre, ni laquais, et ce n’était qu’à force d’activité et de dévouement que notre unique bonne suffisait au service de six personnes pleines d’exigences, qui pour rien au monde ne se fussent servies elles-mêmes. Je te vois étonné, Joseph, bien que tu aies entendu parler de ces choses ; cet étonnement qui t’a causé d’autres souffrances est une grande force ; quoi qu’elle t’ait coûté, réjouis-toi de l’avoir.

Il ne manquait pas autour de nous de misérables ; je voyais les enfants des Vreux courir les pieds nus dans la boue. Cependant ils riaient. Moi je ne pouvais pas. Nous vivions enveloppés dans le linceul de notre fortune passée ; chacune de nos heures avait ses impressions de regret et de souffrance ; nous ne sentions la vie que par les privations, et la plus amère de toute était celle du respect, ou plutôt de la servilité des autres ; car un salut ordinaire, celui qui s’échange entre égaux, nous offensait. Quand un paysan avait passé près de monsieur le baron sans ôter son chapeau, nous voyions rentrer mon père dans un état d’exaspération et de souffrance impossible à dire. Il se croyait au-dessus des autres, et un geste, l’absence d’un geste, de leur part, le bouleversait.

Ce n’est que plus tard, par la réflexion, que j’ai compris l’admirable dévouement de notre servante. Cette fille, malgré ses façons de respect, avait pour nous une profonde pitié ; elle nous aimait et nous soignait en infirmes.

J’ai d’abord détesté la Révolution ; il n’en pouvait guère être différemment avec mon éducation. Elle n’était pour moi, comme elle peut et dont l’être d’ailleurs, aux yeux des légitimistes, qu’une usurpation brutale, un simple changement de règne. Un jour, en lisant la prise de la Bastille, dans un livre révolutionnaire égaré chez le curé du village, — le cœur me battit d’une étrange façon. C’était le sentiment de la liberté humaine (dont l’orgueil n’est qu’une déviation) qui s’éveillait en moi.

Dès lors je fus ébranlé ; mais quoi ? je ne pouvais comprendre : si la Révolution française était venue délivrer le pauvre et l’opprimé, qu’étaient donc ces enfants nus et sans instruction, ces infirmes, ces mendiants, ces vagabonds, ces travailleurs hâves et exténués, tout ce peuple misérable qui, s’il passait insolent devant notre pauvreté, se courbait toujours devant riche et dépendait de lui pour sa triste vie, comme nos vassaux autrefois ? Il se passa bien des années avant que je pusse démêler l’énigme des tâtonnements de l’humanité aux prises avec la réalisation d’une idée, comprendre ces ténèbres après l’éclair. Nous sommes actuellement fourvoyés dans une impasse dont nous ne sommes pas éloignés peut-être de toucher le fond, et d’où il nous faudra sortir, sanglants et meurtris, pour reprendre le grand chemin. En attendant, nous nous heurtons dans l’ombre et nous vivons d’illogisme et de contradictions.

Le métier des armes, étant le seul qu’un noble puisse prendre sans déroger, nous fut imposé, à mon frère et à moi. Aucun n’était plus en contradiction avec mes goûts ; j’adorais l’étude et détestais la brutalité. Garde du corps à dix-huit ans, en 1823, je fus licencié par la révolution de 1830, en raison de laquelle mon frère, plus âgé que moi de dix ans, capitaine et marié, donna sa démission. Nous nous retrouvâmes huit au château, dont un enfant, qu’on appelait dans ses langes monsieur le chevalier, et qui n’était que l’héritier de notre misère. À cette époque, mes sœurs avaient, l’une vingt-quatre, l’autre vingt-huit ans ; c’étaient deux admirables filles, bonnes et tendres malgré leur orgueil de race, faites pour être mères, pour aimer et pour donner le bonheur. Elles se mouraient d’ennui et de misère.

Je les vis prendre le voile ; je vis tomber leur belle chevelure, et ces malheureuses entrer vivantes dans la tombe, parce que l’orgueil leur défendait d’épouser un homme qui ne fût pas de leur rang, et de goûter les joies d’une humble fermière. Pour ne pas être à charge aux miens, je me fis soldat, et ce fut là que je devins épris de liberté, d’égalité, de moralité humaine, à force de voir l’homme avili et tyrannisé. Le lendemain du jour, en 1839, où l’on nous fit charger des citoyens qui réclamaient la liberté, je me retirai du service. Mon père était mort depuis longtemps d’amertumes accumulées ; ma mère, également ; et ma belle-sœur se mourait. Quelle noble nature et quelle charmante femme ! Elle était musicienne inspirée, et j’ai là son piano, meuble le plus cher de mes souvenirs. Mais elle aussi ne pouvait supporter cette vie étroite et mesquine, cette pauvreté cruelle qui la blessait à chaque instant du jour. Elle mourut. Je proposai vainement à mon frère de changer radicalement de vie et d’élever mon neveu pour le travail. Il me traita de fou. Pour l’enfant, d’ailleurs, c’était trop tard ; il avait déjà toutes les folies de sa race à jamais empreintes dans le cerveau. Il est mort en défendant de son épée le siége même de la tyrannie. Je suis resté seul de tous, et je me jurai de rester seul, afin de ne pas continuer cette race de martyrs.

Pas plus avec une fille bourgeoise qu’avec une fille noble, je n’aurais pu vivre simplement, en homme, travailler de mes mains, et élever mes enfants à l’abri de tout orgueil. Le virus a passé d’une race dans l’autre, et l’effet principal de la révolution humanitaire a été de l’infuser dans les plus humbles veines, tout prêt à se développer, au moindre souffle de la fortune.

Je restai donc seul, avec mes livres et mon jardin, que je faisais moi-même, au scandale des travailleurs du voisinage, qui en rougissaient pour moi. Ma vieille bonne seule me disait : « Monsieur le baron fait bien ! » Tous deux, à force d’industrie, nous trouvions moyen de donner un peu, dans nos entours, aux enfants et aux malades. On venait à nous dans le malheur avec plus de confiance qu’on n’allait aux riches. Nous eûmes un jour le cœur navré par le malheur d’une veuve, restée seule avec deux enfants, et qui ne possédait pas même un toit pour s’abriter. Assez délicate, elle se tuait de travail et manquait de nourriture. Ma vieille servante prit les enfants au château, nous partageâmes notre pain ; je fis venir la mère pour m’aider au jardin quand elle n’avait pas de journées, et nous la nourrissions de notre mieux. C’était une femme d’un caractère droit, élevé, d’un sentiment profond, qui peu à peu conquit mon admiration et mon respect. Nous causions ensemble, tout en travaillant ; elle ne savait rien, et cependant je lui faisais tout comprendre. Belle encore malgré ses épreuves, elle avait un charme plus touchant. Je l’aimai sincèrement, elle m’aima, et son dévouement pour moi alla jusqu’à supporter la honte qu’on inflige surtout à la femme, parce que c’est elle qui, s’exposant le plus, la mérite le moins.

Tu me croiras, Joseph, quand je te dirai que si alors je n’épousai pas ta mère, ce ne fut pas un préjugé qui m’en empêcha. Je le lui dis, et elle accepta ma pensée : pour le bonheur de cet enfant, n’en faisons pas un baron, mais un homme. Si je lui transmettais mon nom et mon titre, malgré nous, l’influence de l’opinion publique le gagnerait comme une gangrène, et orgueilleux, il serait misérable. Tandis que pauvre et sans nom, il prendra possession de deux richesses que nous pouvons lui donner : le travail et l’instruction. Ayant à lutter contre les préjugés de naissance, il ne les méprisera que mieux.

Je croyais en effet, Joseph, j’espérais t’inspirer la force de n’en pas souffrir ; c’était une dure loi, va, que je m’imposais de ne pas t’appeler mon fils et de me laisser frapper cent fois le jour de ce nom de Monsieur, si blessant pour moi dans ta bouche, quelque tendre que fût l’accent avec lequel tu le prononçais. J’espérais voir Lucette t’épouser malgré l’opinion ; cette protestation m’eût semblé belle et digne d’être achetée par quelques souffrances….

— Ah ! mon père, interrompit le jeune homme, elle l’eût fait, s’il ne se fût agi que du monde ; mais il s’agit de ses affections, et non-seulement je ne puis vaincre sa résistance, mais j’ose peine l’essayer, car je voudrais la combler de bonheur et non pas exiger d’elle des sacrifices !

— Je ne te fais pas de reproches, mon enfant, je me justifie ; car en songeant que je t’ai laissé souffrir, c’est moi que j’accuse, je ne cherche pas d’autre coupable.

Ils s’embrassèrent de nouveau, et cette longue nuit d’hiver passa, comme une heure, dans la joie de leurs épanchements.

Le lendemain, une étrange nouvelle commença de circuler dans le pays.

— Que dites-vous ?

— Ce n’est pas possible !

— Non, bien sûr, ça serait trop drôle !

— Puisque c’est le secrétaire de la mairie qui l’a dit à Caillaux et à bien d’autres. Pas plus tôt que le chevalier est sorti de lui faire inscrire qu’il voulait se marier avec Marie Cardan, il a couru comme un fou le dire à quelqu’un, et, rencontrant Caillaux à la porte, c’est celui-ci qui l’a su le premier. À présent, c’est l’histoire de tout Bruneray.

— En vérité, c’est à faire tomber des nues : un baron de La Barre épouser sa servante, une paysanne !

— Il y a longtemps qu’il la traitait en dame, que ça faisait rire tout le monde.

— Marie Cardan, baronne ! Ah ! ah ! ah ! ah !

— Après tout, c’est encore un drôle de baron, puisqu’il fait ses terres lui-même.

— Vous voyez qu’on avait raison d’en jaser.

— Mais pourquoi se marier à présent, puisqu’il ne l’a pas fait plus tôt ?

Nul ne reçut cette nouvelle avec plus d’incrédulité d’abord que madame Cardonnel. Elle commença par se fâcher contre ceux qui la répandaient ; mais, quand elle ne put plus douter que ce fut vrai, l’indignation la prit, et elle s’emporta contre monsieur de La Barre.

— Était-il possible ? Se déshonorer ainsi ! Un homme de cet esprit ! Ah ! l’esprit est une belle chose, mais le sens commun vaut mieux, et madame Cardonnel s’en applaudissait.

Émilie ne fut pas moins courroucée ; elle en pleura de chagrin.

Monsieur de La Barre laissa passer tous ces commentaires. S’en occupa-t-il seulement ? Il ne vit pendant les dix jours réglementaires que ses jeunes amis de la Bauderie : Roger, qui s’y rencontrait souvent, et monsieur Grudal, qui vint le féliciter.

Ces deux amis furent les témoins de monsieur de La Barre, et, du côté de Marie, deux de ses parents, paysans. Gabriel, sa femme et Joseph, seuls, outre les témoins, assistèrent au mariage, qui se fit de grand matin pour éviter les badauds. Il n’y en eut pas moins un grand nombre, et un vif tressaillement dans toute l’assistance quand, par l’acte de mariage, Joseph fut reconnu fils légitime des deux époux.

En revenant à la Cerisaie, monsieur de La Barre prit le bras de Joseph.

— Mon fils, lui dit-il, je viens de te donner un nom qui, pour tous les miens, à été un héritage de folie et de malheur. Pour ton bonheur et le bonheur de celle que tu aimes, nous avons cédé au préjugé ; promets-moi que c’est la seule concession que tu lui feras.

— Cher père, dit Joseph, mon éducation m’a fait paysan, comme je le suis d’ailleurs par ma mère. Vos enseignements m’ont fait homme de raison, et tel je resterai, je vous jure. Pour moi, désormais, l’amour-propre, comme l’honnêteté, sont placés dans le travail.

Un ou deux jours après, quand la nouvelle de la légitimation de Joseph fut bien répandue, monsieur de La Barre, accompagné de Joseph et de Roger, entra chez monsieur Renaud. Le bonhomme n’était pas au magasin, et la petite fille qui le servait dut l’aller chercher.

— Annoncez monsieur le baron de La Barre des Vreux ! dit le gentilhomme avec emphase.

La petite fille, qui ne connaissait le baron que sous le nom du chevalier, qui lui restait dans le pays, ouvrit de grands yeux et partit tout effarée. Monsieur Renaud arriva bientôt.

— Monsieur, dit le baron, le chapeau à la main, moi, Jacques de La Barre, baron des Vreux, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Lucette Renaud, votre fille, pour mon fils, monsieur le chevalier Joseph de La Barre des Vreux !

— Oui, monsieur le baron, oui, certainement, dit le boutiquier suffoqué ; je vous l’accorde et vous remercie de l’honneur… et je suis heureux que votre fils…

— Il va vous remercier lui-même ; le voici, monsieur, dit monsieur de La Barre en prenant par la main Joseph qui se trouvait derrière lui. — Et c’est le même ! ajouta-t-il avec une ironie profonde, que monsieur Renaud ne saisit pas, occupé qu’il était à embrasser tendrement et à traiter de gendre ce bâtard de la veille, objet de ses mépris.

Le soir, on s’embrassait, en pleurant de joie, à la Bauderie ; parfois seulement une larme de chagrin venait se mêler aux autres dans les yeux de Régine et de Lucette, et elles murmuraient : « Si elle était là ! »

Le mariage des deux sœurs eut lieu le même jour, et tout finit par si bien s’arranger que madame Cardonnel disait à son mari ce soir-là :

— Eh bien ! Roger n’est pas après tout si mal apparenté d’un côté par son beau-frère, avec les La Roche-Brisson : de l’autre, par madame Lucette de La Barre, à la grande famille des barons de La Barre des Vreux. Ces Renaud ont joliment fait leur chemin.

— Hum ! répondit l’honnête bourgeois, — et ce mot signifie simplement bourgeois non capitaliste ; car les Cardonnel sont de bonne famille, Dieu merci ! — Hum ! il n’y a dans tout cela qu’Adalbert qui fasse figure dans le monde. Ah ! c’est une grande illusion que j’ai eue de croire mon fils capable d’arriver à tout. Dans ce monde tel qu’il est fait, il n’y a de placé que pour un petit nombre, et ce sont les enragés seuls qui réussissent.

Et l’ancien notaire se coucha en soupirant, mais avec la satisfaction toutefois d’avoir dit ce soir-là une grande vérité, ce qui ne lui arrivait pas tous les jours.