La Grande Famille (J. Grave)/Ch. III.

P.-V. Stock, éditeur (p. 47-74).


III


Depuis dix heures qu’il était sorti de la caserne, le bataillon de Pontanezen, sous les ordres du commandant Rousset arpentait la route de Lesneven.

La 28e compagnie était d’avant-garde.

Soit qu’on lui eût mal indiqué sa route, soit qu’il n’eût pas su lire sa carte, le capitaine Raillard avait engagé ses hommes dans un lacis de chemins creux, ne sachant lequel prendre, lorsqu’on vint le prévenir que le gros du bataillon venait de le dépasser sur la grand’route.

Il fallut que la compagnie courût au pas gymnastique, pendant près d’une demi-heure, pour reprendre sa place à la tête de la colonne.

— Bon Dieu ! que cette course m’a foutu soif ! fit Caragut, quand on eut repris le pas accéléré, j’ai oublié de mettre de l’eau dans mon bidon et serais bien aise de rencontrer une source.

— J’aimerais mieux avoir de quoi prendre un litre à la voiture de la cantinière, répliqua Mahuret.

— Ça serait plus réconfortant, mais nous n’avons pas le sou, et l’eau ne coûte rien, quand on en trouve. Je regrette de n’avoir pas gardé mon prêt, il y aurait toujours eu de quoi boire une goutte… Tiens ! nom de Dieu ! voilà la pluie… il ne manquait plus que cela !

En effet, les nuages du matin tombaient, depuis quelques instants, en une petite pluie froide et serrée.

— Zut alors ! s’exclama Mahuret, si ce temps-là continue, ce qu’on va avoir chaud pour la halte !

Le bataillon ayant tourné à droite venait de s’engager dans un chemin contournant une hauteur. En bas, on apercevait la mer. À la pluie s’ajoutait un petit vent qui glaçait les os à travers les vêtements.

Les officiers encapuchonnés dans leurs imperméables, marchaient de chaque côté, d’abord silencieusement, mais lorsque la colonne prit le pas de route, ils se réunirent par groupes, causant de leurs frasques, ou bien des petites misères du métier, remâchant leurs espoirs, supputant les chances d’avancement, cet éternel refrain de ceux qui sont pris dans l’engrenage hiérarchique.

Puis, ce fut sur l’insuffisance de la solde et les difficultés de leur existence. La plupart étaient sortis des rangs, sans aucune fortune personnelle, ils étaient forcés de vivre avec la paie que leur allouait le gouvernement, tout en cherchant à garder le degré de présentation que l’on exigeait d’eux.

Ce qu’ils ne disaient pas, mais ce que l’on sentait percer sous les réticences des récriminations, c’est que, forcés de s’endetter, ils aspiraient après un grade supérieur autant, sinon plus, pour l’augmentation de solde que pour le grade lui-même.


Midi sonnait quand la tête de la colonne s’engagea dans la principale rue d’un petit village de pêcheurs, dont on apercevait, depuis quelques instants déjà les maisons. Cette rue qui descendait à la mer, formait un couloir où s’engouffrait une bise glaciale.

À l’approche du village, la colonne avait dû reprendre le pas accéléré, au son du clairon. Arrivés au milieu de la rue le commandant fit sonner la halte ; les hommes s’arrêtèrent en faisant front ; les officiers ordonnèrent aux compagnies de s’aligner en reculant contre les maisons afin de laisser le passage aux voitures. Puis, quand les rangs eurent avancé, reculé, appuyé à droite, appuyé à gauche, tout cela au milieu des vociférations des gradés, ils reçurent enfin l’ordre de former les faisceaux.

Pendant la marche, les hommes échauffés par le mouvement, quoique traversés par la pluie, n’avaient pas trop senti le froid, sinon aux mains. Mais lorsqu’ils furent immobilisés dans ce couloir, fouettés par ce vent glacial, la chemise et la capote leur collant au dos, ils commencèrent à grelotter.

Malgré que l’ordre eût été donné de ne pas s’éloigner, ceux qui avaient de l’argent trouvaient le moyen, en faisant signe aux sergents ou à leur caporal, de se faufiler dans les débits et de s’y réchauffer d’un verre de vin ou d’alcool, tandis que d’autres achetaient à la cantinière des victuailles ou de la boisson qu’ils revenaient déguster à leur rang.

Mais le plus grand nombre dut rester autour des faisceaux, regardant d’un œil d’envie ceux qui pouvaient se désaltérer et casser une croûte.

— Nom de Dieu ! fit Mahuret, le commandant aurait bien pu trouver une autre place pour la halte. Si ça a du bon sens : mouillés par la pluie, trempés de sueur par la marche forcée que nous venons de faire, il s’amuse encore à nous arrêter au bord de la mer, dans ce couloir qui sert de cheminée d’appel à tous les vents de la contrée. Et, par dessus le marché, rien à se foutre dans le battant ; ils ont envie de nous faire crever. Que le bon Dieu les patafiole !

— Tu parles de crever, dit un des voisins de Mahuret, tu ne sais pas combien il en est mort de la dernière classe, depuis cinq mois qu’elle est ici ?

— Non, et toi, comment le sais-tu ?

— Par Bouju, l’ordonnance du commandant. L’autre jour, Roussel avait quelques officiers à dîner, entre autres, le major ; à table on a parlé du bataillon, de sa tenue, des malades. Le major disait au commandant, qu’il surmenait un peu trop ses hommes, que, sur les quatorze cents qui étaient arrivés au corps, il y en avait eu plus de la moitié de malades, que près de deux cents avaient dégelé, de bronchites ou de pneumonies, etc. Il attribuait cette mortalité aux marches excessives que l’on nous a fait faire cet hiver. « Bah ! bah ! » aurait répondu le commandant, « ceux qui restent, au moins seront à l’épreuve ; ils pourront faire campagne. »

— Vieille vache ! s’écria l’un des auditeurs. — Je voudrais le voir, fit un autre, forcé, comme nous, d’aller à pattes, avec le fourniment sur le dos, et, pour se restaurer en rentrant n’avoir qu’une gamelle d’eau chaude.

Caragut qui regardait au loin les vagues déferler sur la falaise et retomber avec fracas sur les rochers, produisant de sourds roulements changés parfois en mugissements sonores, se rapprocha du groupe.

— Hé bien ! quoi ? il est logique, le commandant ! Son but n’est-il pas d’avoir des hommes trempés.

— Des hommes trempés, interrompit un loustic, il y a la main. Nous le sommes assez, comme cela, aujourd’hui.

On éclata de rire dans le groupe.

— Quand je dis trempés, c’est à l’épreuve des maladies, des hommes pouvant résister aux fatigues d’une campagne. Il l’atteint ce but. Qu’a-t-il besoin de regretter les non-valeurs qui succombent à ses expériences d’entraînement ?

— Tiens ! je croyais que ça te déplaisait d’être soldat, que tu trouvais le métier bête ? et tu vas prendre la défense du commandant maintenant ?

— Bougre d’andouille, ça ne me plaît pas plus qu’à toi d’être soldat, mais est-ce que tu t’imagines que c’est pour te mettre dans du coton que le gouvernement te fout un fusil entre les pattes. Il lui faut des soldats, il en fait, tant pis pour ceux qui en crèvent….

Le clairon sonna le rassemblement. Aux faisceaux ! Aux faisceaux ! criaient les officiers, sous-officiers et caporaux. Ce n’était pas encore la grand’halte, il n’y avait eu qu’un quart d’heure de repos. Chacun courut à son rang.

L’ordre de rompre les faisceaux fut donné. Les clairons embouchèrent un pas accéléré, et le bataillon se remit en marche.


Les soldats, fatigués, mornes, énervés par la pluie qui tombait toujours, marchaient tête basse, n’étant plus soutenus par l’entraînement, les membres raidis par la fatigue que le peu de durée de halte avait encore accentuée.

Les officiers maugréaient aussi entre eux, trouvant que le commandant en prenait à son aise à leur égard. Mais, ne pouvant dire tout haut ce qu’ils pensaient, c’était sur les hommes qu’ils faisaient retomber toute leur mauvaise humeur.

— Appuyez sur les crosses ! nom de Dieu ! criait l’un.

— Au pas ! tas de rosses ! hurlait un deuxième.

— Marchez au pas ! bon Dieu de merde ! entendait-on plus loin. Vous marchez comme des poules mouillées !

— Il est de fait, murmura quelqu’un dans les rangs, qu’avec un temps pareil nous ne sommes guère à sec ; seulement si tu veux faire une omelette avec les œufs que je te pondrai, tu n’auras pas de mal à casser les coquilles.

— Silence dans les rangs ! répétaient les serre-files, tas de pies borgnes, allez !

— À ce qu’il paraît, on nous range aujourd’hui dans la volaille, dit un autre malin.

— C’est pour changer. Ne nous range-t-on pas, parfois, dans les animaux à poil…

— Ou à soie !….

— Silence, nom de Dieu ! firent les officiers. Sergents ! vous prendrez les noms de ceux que vous « verrez » parler.

Enfin les clairons cessèrent de sonner. L’ordre de mettre l’arme à la bretelle et de reprendre le pas de route, s’égrena le long de la colonne. On était sorti du village. La route s’allongeait nue et interminable sous les pas des soldats qui se demandaient si on était sur le chemin de la caserne.

L’adjudant-major, Raillard, qui était resté à l’arrière-garde pour molester quelques retardataires, se hâtait d’aller reprendre sa place, à portée du commandant.

En route, il avisa un soldat qui traînait la jambe.

— Qu’est-ce que vous avez ? fit-il du ton agréable qui caractérise les rapports d’un supérieur à un inférieur.

— Je suis fatigué, mon capitaine, je suis blessé au pied.

— Fatigué ! blessé ! fit Raillard d’un ton de suprême mépris, un garçon de vingt ans ! si c’est possible !… Regardez mon chien… il n’a que trois mois et il marche mieux que vous !

— Sale mufle ! murmurèrent quelques voix, lorsqu’il se fut éloigné !

— Si ça ne serait pas à lui foutre sa main sur la gueule ! ajouta un autre.


Après avoir ainsi marché plus d’une heure encore, la colonne atteignit un autre village. Lorsqu’elle fut arrivée sur la place, le commandant fit arrêter. C’était la grand’halte.

Les faisceaux furent formés. Ceux des hommes auxquels il restait de l’argent, s’éparpillèrent dans le village, envahissant les débits, harcelant les débitants qui ne savaient où donner de la tête.

Les uns demandaient à grands cris une « bolée » de cidre, pendant que d’autres voulaient un litre de vin. Ici, c’était un quart d’eau-de-vie à répartir entre plusieurs consommateurs, ailleurs c’étaient des bidons à remplir.

Le brouhaha devint infernal ; tout le monde voulait être servi à la fois. Les débitants ahuris versaient à droite, à gauche, sans savoir ce qu’ils faisaient. Pendant qu’ils étaient occupés d’un côté, ceux qui avaient bu s’éclipsaient de l’autre. Quand les cabaretiers s’apercevaient de ce manège, ils jetaient les hauts cris, menaçant de mettre tout le monde à la porte.

En fin de compte, alléchés par la perspective d’une recette certaine, ils finissaient toujours par servir à boire, à condition qu’on les payât d’avance. Mais ce fut une autre histoire :

Pendant qu’ils se débattaient à compter et recompter la monnaie à rendre ou à recevoir, n’étant jamais assurés de ne pas se tromper, quelques fourrageurs, profitant du tumulte, faisaient main basse sur ce qui se trouvait à leur portée : litres d’alcool, saucissons, lard, œufs, jambons, fromages, disparaissaient dans les sacs ou sous les capotes.

D’autres faisaient la chaîne pour passer les bidons à remplir et les tendaient à un copain qui s’esquivait sans payer ; celui qui restait ne voulait payer que le sien, prétendant ne pas connaître le fuyard.

Les débitants faisaient les cent coups pour avoir leur argent, en appelant aux caporaux et sergents présents, mais ceux-ci, aussi chapardeurs que leurs hommes, donnaient raison aux troupiers en essayant de persuader aux débitants qu’ils se trompaient.

Le plus souvent, les auteurs de ces « chapardages » n’étaient pas sans argent, recevant des subsides de leur famille et avaient en poche de quoi payer ; mais, c’était un bon tour à jouer au paysan, au « croquant », comme ils disaient, que de s’esquiver sans bourse délier en enlevant ses provisions ! N’est-ce pas le propre de « l’homme d’armes » de vivre aux dépens du vilain ?

N’importe comment elle se recrute, l’armée est bien l’héritière de ces mercenaires d’autrefois qui vendaient leurs services aux grands et rançonnaient les petits, se faisant compagnies de grand’routes ou brigands à la solde d’une tête couronnée, selon l’occasion.

Certes, nombre de ces modernes fourrageurs avaient, depuis peu, quitté la charrue pour revêtir l’uniforme. Tous — ou du moins ceux qui échapperont à la fièvre jaune du Sénégal, à la dyssenterie et à l’anémie de la Cochinchine — devaient retourner à cette charrue quittée de la veille ; mais l’uniforme a pour propriété immédiate de transformer ceux qui l’endossent, en ennemis de la classe dont ils sont sortis : tunique de Nessus qui s’attache à la peau, infectant de son virus celui qui la revêt. Aux yeux de Dumanet le pékin est un être en tous points inférieur.

Enfin, après bien des disputes, le flot des consommateurs diminua et les débitants purent tenir tête à leurs clients, doublant, triplant et même quadruplant le prix de leurs marchandises ; la vente fut, en somme, des plus fructueuses.


Dehors, sur la place, ceux que le manque d’argent retenait autour des faisceaux, grelottaient en faisant les cent pas.

Caragut n’avait pu trouver de fontaine dans le village, la soif le torturait ; ayant vu se diriger vers un des débits, deux camarades de sa classe, venus de Paris avec lui, mais ayant changé de compagnie depuis, il espérait qu’ils lui feraient signe d’entrer avec eux, s’il avait la chance d’en être aperçu. Trop fier, ou du moins pas assez lié avec eux pour aller à leur rencontre, il eut la cruelle déception de les voir entrer en se causant, sans regarder de son côté.

Mahuret, plus fortuné, avait trouvé un pays qui l’avait emmené. Caragut, maintenant souffrait de la chaleur, car la pluie avait cessé et, comme cela se présente journellement à Brest, le soleil brillait dans tout son éclat. Il alla s’asseoir à l’ombre sur le parapet d’un mur de soutènement qui, sur un des côtés de la place, surplombait la route, et se laissa aller au flot des pensées amères que lui suggérait la situation présente, situation qui menaçait d’être dure tout le temps de son service : il était seul, bien seul ; rien à espérer. Son père malade, incapable de travailler, avait dû, avec sa dernière fille, accepter l’hospitalité d’un parent éloigné.

Jamais Caragut n’avait tant souffert de cet isolement et de sa pauvreté. Il sentait sa soif redoubler en voyant les autres aller boire, et il dut faire appel à toute son énergie pour refouler les larmes de rage autant que de désespoir qui lui brûlaient les paupières.

Enfin le clairon sonna le rassemblement, chacun reprit sa place derrière les faisceaux, et le bataillon se remit en marche encore une fois.


On avait quitté le village depuis près d’une demi-heure, la colonne suivait un de ces chemins creux, étroits, raboteux, sinueux, si nombreux en Bretagne : encaissés entre deux levées de terre couronnées de haies d’épines et de chênes rabougris qui masquent complètement les champs qu’elles entourent ; défoncés par les charrettes, détrempés par les pluies qui tombent continuellement, rien de plus mauvais pour la marche d’une troupe. Les pieds enfoncent dans la boue, il faut sauter d’une pierre à l’autre pour ne pas barboter comme des canards : on a les jambes brisées quand on en sort.

Parfois, la colonne se trouvait arrêtée par une flaque d’eau emplissant le chemin sauf une étroite voie où l’on ne pouvait s’engager que l’un après l’autre, le commandant vissé à son cheval, continuait imperturbablement son petit trot suivi des hommes qui étaient passés les premiers  ; ceux qui venaient ensuite avaient à allonger le pas et les derniers se voyaient forcés de courir pour rattraper la colonne, les sous-officiers et caporaux talonnant les retardataires, et les officiers jurant et sacrant.

Petit à petit cependant, la colonne reprenait son ordre de marche, jusqu’à ce qu’un nouvel obstacle vînt débander les hommes et les contraindre de nouveau à une marche forcée afin de se remettre en rangs.

Enfin, après avoir bien barboté dans ces chemins curieux pour le promeneur qui flâne à l’aise, mais fatigants pour une marche ordonnée, la colonne joignit la grand’route où les hommes purent reprendre une allure plus régulière.

Les soldats étaient exténués, sur les dents, un silence morne pesait sur la petite troupe ; de la tête à la queue le silence était complet.

— Hé bien ! les enfants ! fit tout à coup un capitaine qui voyait ses hommes trainer la jambe, marchant comme à un enterrement, ça ne va donc pas ? du nerf, nom de Dieu ! un coup de gueule, tonnerre ! une chanson de route, il n’y a rien de tel pour enlever le pas.

Et joignant l’exemple à l’invitation, il entonna une de ces gravelures que la tradition perpétue dans les régiments, n’ayant même pas l’excuse d’être spirituelles, et servant, depuis un temps immémorial à « remonter le moral » des troupes en marche :

Lorsque la boiteuse va voir son caporal,
Elle n’y va pas sans mettre son beau schall, etc.

Quelques farauds, voulant crâner, firent chorus avec l’officier. Leurs voix s’élevant au-dessus du piétinement des soldats en marche, engrenèrent en passant sur la colonne les voix de ceux qui sont toujours prêts à se mêler à n’importe quel bruit, et, lorsqu’ils arrivèrent au refrain, tout le monde chantait :

Ah ! le bon curé, que nous avons là.

refrain dont on avait cru bon d’allonger la chanson précédente.

La mécanique était remontée, il n’y avait plus qu’à la laisser aller. La cadence du chant, le plaisir de faire du bruit, tout cela « enlevait le pas », les hommes ne sentaient plus la fatigue.

Le détachement contenait nombre de recrues venant de Paris, où la ballade du Sire de Fisch ton Kan avait naguère fait fureur. Quelques-uns entonnèrent le premier couplet, et, au bout de quelques instants, la colonne entière hurlait :

C’est le sire de Fisch ton Kan,
Qui s’en va-t-en guerre, Etc.

Les officiers ne firent pas d’observation, mais à voir leur figure se pincer on comprit que la satire politique n’était pas, par eux, aussi bien cotée que la pornographie.

Rousset, lui, ne dit rien non plus, mais, sous prétexte qu’on allait gravir une légère montée, il donna l’ordre aux clairons d’emboucher leurs instruments et de sonner le pas de charge.

Il y a la goutte à boire, là-haut !
Il y a la goutte à boire ! Etc.

Et la colonne dut aller au pas de charge, sans s’arrêter ni souffler.

Et comme à chaque reprise, Rousset faisait accélérer la cadence, la colonne ne marchait plus, elle semblait voler dans l’espace, le pied posait à peine à terre ; les hommes, la gorge sèche, la poitrine oppressée, la respiration haletante, franchissaient les kilomètres, entraînés par l’obsession du refrain !

Il y a de la goutte à boire, là-haut ! Etc.

Cela dura une bonne demi-heure sans s’arrêter ni souffler.

Lorsqu’il eut jugé la leçon suffisante, Rousset fit cesser les sonneries et reprendre le pas de route.

Pendant quelques instants, les hommes se turent, essoufflés, mais bientôt on se remit à chanter, isolément d’abord, puis d’ensemble.

Meunier ! meunier, tu dors !
Ton moulin va trop vite.

Et le chapelet se dévida :

Un canard déployant ses ailes,
Couin ! couin ! couin !
Disait à sa cane fidèle,
Couin ! couin ! couin !
Quand donc finiront nos tourments,
Couin ! couin ! couin !

Pour varier, certains disaient : Quand donc finiront nos cinq ans !

Et les officiers préférant entendre des inepties que des chansons politiques dans la bouche des soldats, les laissèrent dévider leur répertoire faisant chorus avec eux.

À la fin, la tête de la colonne commençait une chanson pendant que la queue en terminait une autre.

Mais où ça devenait du délire, c’était quand une femme passait sur la route. Appuyant alors sur les refrains scabreux, on les dévisageait en rigolant. Les malins les interpellaient par quelque grossièreté, y joignant le geste parfois.

C’était tout juste si on ne les arrêtait pas pour se les passer de main en main. À voir ces jeunes gens aux yeux allumés, on aurait dit une bande de sauvages. Tous ces mâles en rut, ne se tenant qu’à un cheveu de fourrager les jupes qui passaient à leur portée, donnaient une idée de ce dont peuvent être capables des armées lâchées en pays envahi…

Les officiers rigolaient, et sauf le souci de compromettre leur dignité, ils auraient embrassé les paysannes qui passaient nu-jambes, leurs sabots à la main.

Seuls, les vieux officiers ronchonnaient entre leurs dents, non pas de la conduite de leurs hommes, mais de la fatigue et de la longueur de la marche dont ils ne pouvaient encore prévoir le terme.

Avec son idée de rompre les recrues à la fatigue, le commandant Rousset ne ménageait personne : officiers et soldats pivotaient les uns comme les autres. Payant de sa personne, il fallait que tous ceux qui étaient sous ses ordres en fissent autant.

Et comme le bataillon comptait quelques vieux capitaines qui n’attendaient plus que leur retraite et auraient bien désiré finir en paix le restant de leur service, ils étaient furieux contre Rousset.

Paillard, le capitaine de la 28e était une de ces vieilles brisques qui, avec son gros ventre éprouvait de grandes difficultés à suivre la colonne, il ne dérageait pas ; aussi, quand la 28e se mit, après les autres à chanter le refrain :

« J’ai baisé trois fois la femme du caporal. »

Paillard, laissa bien chanter, mais quand on arriva à la femme du capitaine, il sermonna la compagnie : il n’était pas convenable de chanter de pareilles gravelures…… que ce n’était guère respectueux envers les chefs… qu’il y avait bien d’autres chants moins obscènes…. etc., etc.

Cet homme !.. il n’avait pas bronché à d’autres gravelures bien plus raides que celle-là. Mais cela froissait sa dignité que, fut-ce en chanson, sa compagnie osât baiser sa femme. — Et la hiérarchie, donc !

Cette mercuriale eut pour effet d’arrêter, pendant quelques instants, l’effervescence à la 28e, mais, tout doucement, quelques hommes se risquèrent derechef à faire écho aux refrains qu’ils entendaient derrière eux, et, l’instant d’après, toute la compagnie clamait de plus belle et les couplets se succédaient sans interruption.

Du moment qu’il n’était plus question de la femme du capitaine ni d’aucun gradé, Paillard laissa accoler, en chansons, toutes celles que l’on voulut, les passages les plus raides passèrent sans qu’il sourcillât, il ne trouvait plus que c’étaient des gravelures.

Pourtant, à la fin, les chants perdirent de leur intensité, l’entrain baissait encore une fois.

Quelques enragés continuaient pourtant de brailler pour prouver qu’ils ne sentaient pas la fatigue ; d’autres essayaient de leur donner la réplique, mais la fatigue reprenait le dessus et les refrains ne se répétaient que mollement.

Cette marche forcée, le piétinement dans la boue des chemins de traverse, avaient brisé les recrues.

Les traînards commençaient à s’égrener sur la route. La voiture du cantinier était chargée de sacs et de fusils.

Les hommes voyaient fuir derrière eux les bornes kilométriques, sans se rendre compte de la distance, n’ayant aucune notion de la topographie. La route s’allongeait au loin, devant eux, déserte, interminable et ils se demandaient s’ils en avaient encore pour longtemps à être trimbalés de la sorte.

— Merde ! fit Mahuret, on ne va donc pas s’arrêter ? Voilà deux heures, au moins, que nous marchons depuis la grand’halte, je commence à en avoir assez. Gelés ce matin par le vent et la pluie, cuits maintenant par le soleil, et rien à boire, ce n’est pas gai.

— Puisqu’on nous « entraîne » pour nous mettre à même de faire campagne, répliqua Caragut, de quoi te plains-tu ? Ne sommes-nous pas des soldats ? Ils sont logiques, nos chefs, en essayant de nous plier aux fatigues du métier, c’est nous qui ne le sommes pas de nous plaindre après avoir été assez bêtes pour nous fourrer entre leurs pattes… Si c’était à refaire !…

— A cré ! murmura Mahuret, Bracquel est derrière nous, et cherche à nous entendre, et il se mit à brailler, agrafant au passage un couplet qui allait se mourant :

Dis-moi, beau grenadier,
Que fais-tu de ce membre ?

— Halte ! sonnèrent tout à coup les clairons.

Les soldats harassés, empêtrés dans leurs vêtements humides qui n’avaient pas eu le temps de sécher, exécutaient les ordres lentement, gauchement, de fort mauvaise grâce. Officiers, sous-officiers, de très mauvaise humeur aussi, criaient à qui mieux mieux, pour faire aligner les hommes et former les faisceaux. Les menaces de salle de police pleuvaient dru comme grêle. Heureusement qu’ils avaient assez à faire de gueuler, oubliant d’inscrire les noms ; sans cela, le soir, la salle de police n’aurait pas été assez grande, les trois quarts du bataillon auraient été punis.

Une fois le silence rétabli et les faisceaux formés : En place ! repos ! commandèrent les officiers. Puis enfin, l’ordre fut donné de rompre les rangs, mais sans s’éloigner, la halte n’étant que de dix minutes.

Quelques marchandes portant des provisions, qui depuis le matin n’avaient pas lâché la colonne, s’approchèrent pour débiter leurs victuailles : pain, saucisson, eau-de-vie, vin ou lait. Le commandant, qui redoutait sans doute, la concurrence pour la cantine donna ordre de les chasser. Mais en se faufilant derrière les rangs, elles ne tardèrent pas à écouler leur marchandise. Ceux qui n’avaient pas le sou continuaient à regarder les chançards d’un œil d’envie, la gorge sèche, échauffés par la marche.

Dans le métier militaire, dans cette « grande famille », comme disent les thuriféraires de l’armée, on est loin d’être « frères ». Celui qui a de l’argent devient camarade de celui qui peut en avoir aussi. « As-tu deux sous, nous irons boire la goutte ? » Voilà les invitations que l’on entend, c’est comme cela que l’on « fade » avec son copain, mais en dehors de l’association de ceux qui ont, il n’y a plus d’amis.

On s’entonnera, à côté de son voisin, un litre ou deux sans seulement penser à lui en offrir un verre. Qu’il crève de faim ou de soif, c’est son affaire ; chacun pour soi au régiment !

La privation rend égoïste et gourmand ; l’absence de tout travail méritant véritablement ce nom, rend fainéant ; l’habitude de la discipline et l’obéissance aux caprices des gradés rend couard, et de là à être cafard il n’y a qu’un pas ; le manque de femmes rend libidineux en parole et en action : « l’armée est une famille » ! Une famille, oui, mais il y a certaines familles dont les rejetons ne sont pas des plus sains.


Trois heures et demie venaient de sonner. Depuis qu’elle était partie de Pontanezen, la colonne avait parcouru quarante kilomètres effectifs qui, avec les marches dans les chemins creux, le pas gymnastique que, à diverses reprises, il avait fallu « piquer », en valaient bien quarante-deux ; le froid, le chaud, et la soif, avaient plus fatigué les hommes que d’autres fois une étape plus longue. Et le bataillon arpentait encore la route.

Les hommes excédés marchaient péniblement, les officiers n’essayaient même plus de les encourager. Le gros Paillard avait dû lâcher pied et passer le commandement au sergent-major Chapon — le lieutenant était en convalescence et le sous-lieutenant parti pour la Cochinchine. — Un moment après s’être remis en route, les hommes de la 28e virent passer, au grand galop, une espèce de patache faisant le service entre un village voisin et Brest : leur gros capitaine, avec deux autres officiers, y était béatement installé.

Le soleil, à présent, haut à l’horizon, versait des torrents de lumière et de chaleur. À droite, à gauche, s’étendaient de maigres champs de sarrazin, tous clos de cette inévitable muraille de terre battue surmontée d’un clayonnage de branches coupées ou de semis de chênes rachitiques et d’ajoncs marins, aux fleurs jaunes, au feuillage hérissé de piquants qui servent, dans le Léonais, de bornes à la propriété individuelle, défenses que se plaisent à élever les paysans et qui doivent leur manger, en clôture, une bonne partie de terrain qu’il serait plus profitable d’ensemencer, sans préjudice de l’air et du soleil qu’elles interceptent.

La route s’étendait droite, longue, unie, ne présentant aucun point de repère qui pût faire pressentir la proximité de la caserne.

Un silence farouche pesait sur la colonne. Pour le rompre, le commandant ordonna aux clairons de sonner le pas accéléré. Il fallut reformer les rangs, porter l’arme à l’épaule.

La mauvaise humeur était générale, la tenue s’en ressentait.

Les officiers, hargneux comme des dogues, harcelaient leurs hommes.

Celui de la compagnie de queue, la 37e avisa un troupier dont, à son idée, le fusil n’avait pas la position réglementaire.

Soit que la fatigue l’eût ankylosé, soit que l’irrégularité du port de l’arme n’existât que dans l’imagination de l’officier, il fut impossible au pauvre diable de trouver la position exigée.

— Vous foutez-vous de moi, à la fin ! hurla l’officier exaspéré. Je vais trouver le moyen de vous faire marcher droit, attendez un peu.

Halte ! commanda-t-il. Portez… arme !… Marquez le pas !… Arche !

Et, l’arme dans le bras allongé le long du corps, piétinant sur place, la 37e dut laisser s’éloigner la colonne.

— Pas gymnastique !… Arche ! commanda le capitaine, lorsqu’il vit la colonne éloignée d’une centaine de mètres.

Marquez le pas, ordonna-t-il de nouveau lorsqu’il eut rejoint le bataillon qui continua de marcher pendant que la 37e, toujours au port d’arme, attendait qu’il se fût éloigné pour reprendre le pas gymnastique.

Pourtant, tout a une fin. Il y avait un peu plus d’une demi-heure que la colonne était en route, depuis la dernière halte, lorsqu’on vit arriver, débusquant sur les derrières du bataillon, le colonel qui alla ranger son cheval à côté de celui du commandant, donnant en passant l’ordre au capitaine de la 37e de remettre sa compagnie au pas accéléré.

Ce colonel, nommé Loët, était originaire de Lambezellec, commune des environs de Brest, il y était possesseur de grandes propriétés et apparenté aux meilleures familles. C’était un homme de quarante ans, très jeune, par conséquent, pour son grade, avancement qu’expliquait sans doute sa situation de fortune et ses relations.

Grand et fort, d’une belle prestance, c’était le type du parfait militaire. Sûr par ses relations d’arriver rapidement au généralat, il ne harcelait pas trop ses hommes, se contentant de demander juste ce qu’il fallait pour présenter à l’inspection un régiment passable, et éviter des reproches de négligence, cherchant plutôt à se rendre populaire parmi ses hommes, et ne craignant pas, à l’occasion, de sermonner les officiers.

Aux gestes de leurs officiers supérieurs, les soldats qui venaient derrière comprirent bientôt qu’une discussion s’était engagée. Le colonel avait l’air furieux et le commandant ne paraissait pas à son aise.

Le bruit ne tarda pas à circuler le long de la colonne que le colonel avait suivi le bataillon depuis sa sortie de Pontanezen, et qu’il reprochait à Rousset d’avoir outrepassé ses instructions et éreinté ses hommes.

Le colonel et le commandant s’étaient arrêtés à l’orée d’un chemin creux qu’ils firent prendre à la colonne. C’était pour couper au plus court, nul doute, car en débouchant de ce chemin, tous reconnurent la route de la Vierge. À quelques centaines de mètres au-dessous se profilaient les murs du casernement.

En défilant devant le colonel, des hommes entendirent qu’il faisait remarquer au commandant la fatigue extrême dont semblaient accablés la plupart des troupiers, ainsi que le grand nombre de traînards.

— Ho ! mon colonel, ils sont saouls !

— Et ceux-là, fit Loët, montrant ceux que ramenait la voiture de la cantine, ceux-là, sont-ils saouls ?

Fourbu, le bataillon rentra au casernement : à l’appel on annonça que le réveil ne serait pas sonné le lendemain et qu’il n’y aurait pas d’exercice de toute la matinée.

Pendant les huit jours qui suivirent, le docteur dut envoyer à l’hôpital une dizaine d’hommes atteints de bronchite aiguë. Quelques-uns de ceux-là échappèrent à la dyssenterie et à l’anémie de la Cochinchine !

Ils reposent là-bas, dans le cimetière situé dans l’un des petits villages des environs de Brest.

Qu’importe que quelques mères eussent à pleurer la mort de leur enfant ! Après quelques sélections semblables, le commandant était sûr de n’avoir, pour faire campagne, que des hommes éprouvés.

Il y a des grâces d’état pour ceux qui disposent, à leur gré, de la vie et de la liberté humaines, leurs rêves ne sont pas hantés par les spectres de leurs victimes !

Pareils au pachyderme inconscient qui, dans sa marche insouciante, écrase nombre de malheureuses bestioles tapies sous l’herbe, ils vont, sans s’apercevoir du mal qu’ils accomplissent.

Et les spiritualistes prétendent que la conscience est un témoin vengeur mis par leur dieu au cœur de l’homme ! Ce témoin, il l’a fait muet, sourd et aveugle pour ceux-là, sans doute ?