La Grande Famille (J. Grave)/Ch. II.

P.-V. Stock, éditeur (p. 25-45).


II


Depuis longtemps l’on annonçait la visite du colonel. Mais il avait fallu dégrossir un peu les recrues, afin de les mettre en état de lui être présentées.

Enfin ! après avoir eu revue du lieutenant, du capitaine, et du commandant, ce « grand » jour était arrivé.

Dès le matin, on s’était mis à nettoyer les locaux, épousseter les planchers, laver les vitres, frotter les cuisines, récurer les gamelles. Les cuisiniers avaient mis des pantalons et des blouses d’une blancheur immaculée. Le tout était loin encore de représenter le luxe et le confort, mais auprès de l’aspect habituel, cela pouvait passer pour de la propreté.

Jusqu’au gros poêle de fonte, occupant le milieu de la chambre, dont on ne s’occupait pas d’habitude ; qui, depuis le commencement de l’hiver n’avait pas eu la moindre brindille à brûler, que deux hommes se mirent à noircir et à brosser ; on apporta tout auprès, une pile de bois qui fut symétriquement rangée.

Puis, quand le premier coup de feu fut passé, les soldats purent respirer un peu : caporaux, sergents et officiers avaient visité et revisité toute l’installation ; on n’attendait plus que la venue du colonel. Sans trop s’éloigner de leurs places, les soldats causaient par petits groupes.

Caragut s’entretenait, avec quelques camarades, de la première marche que les recrues avaient faite depuis leur arrivée au corps ; elle leur avait semblé dure, et ils s’en rappelaient les diverses péripéties.

— Hein ! fit Mahuret, as-tu vu la bille que faisait Pouliard, aux haltes, lorsque les autres allaient boire, alors qu’ayant, la veille, mangé tout son argent avec Loiseau et Bouzillon, il était, lui, forcé de se brosser le ventre ?

Il espérait que les autres allaient l’inviter ! il fallait le voir les suivre piteusement des yeux, jusqu’à ce qu’ils fussent entrés dans les débits, mais, du moment qu’il était sans le sou, ceux-ci ne faisaient pas plus attention à lui que s’il n’existait pas. Ils avaient trouvé de nouvelles poires qui finançaient à leur tour, et mons Pouliard, la gueule empâtée de la marche et de sa cuite de la veille, avait beau les raccrocher d’un regard quémandeur, ils passaient sans le voir.

— Pourquoi était-il si bête de se laisser gruger ?

— Ah ! dame, tu sais, quand on est saoul !

En ce moment, la présence du colonel fut signalée dans le quartier, chacun dut regagner sa place, au pied de son lit, attendant le grand chef, qui passait par les compagnies à leur tour de rôle.

— Nom de Dieu ! qu’il fait froid, ici, fit tout à coup le sergent-major, en s’amenant en coup de vent ; puisqu’il y a du bois, pourquoi n’allumez-vous pas de feu ? Allons ! les hommes de chambre, du bois là-dedans, et que ça chauffe !

Aussitôt deux hommes de chambrée se précipitèrent pour obéir aux ordres du sergent-major. Mais, comme il n’y avait ni papier, ni petit bois, il se passa un grand quart d’heure avant que le feu flambât.

Le tour d’inspection de la 28e était arrivé, l’entrée du colonel fut annoncée par le cri retentissant de : « À vos rangs !… Fixe ! » poussé par le capitaine qui guettait depuis près d’une demi-heure.

La visite fut rondement menée. Le colonel se montra bonhomme, paterne, tout en sachant rester solennel. Il posa deux ou trois questions à autant de jeunes soldats qui, flattés de l’honneur, acquiescèrent, à ses questions, en trouvant tout excellent.

En s’en allant, il exprima au capitaine sa satisfaction de la bonne tenue des recrues. Parla du Drapeau, de la Patrie, de la France, de la Discipline, et de l’Autorité Paternelle des chefs, et s’en fut raconter son petit boniment à la compagnie suivante.

L’ordre étant donné de rompre, chacun s’occupa de serrer tout son attirail.

— Dis donc, Mahuret, fit Caragut, tout en remontant son fusil, est-ce que c’est en l’honneur de la visite du colonel, qu’ils ont fait du feu, aujourd’hui, dans la turne ?

— Ça, c’est probable.

— Il n’était que tôt, ce n’est pas de la blague, mais voilà plusieurs jours que l’on commençait à geler.

— Aussi, ce qu’ils sont en train d’entourer le poêle en ce moment. Regarde-moi donc cette bande de rosses ! Les voilà qui se disputent.

En effet, une altercation venait de s’élever près du feu : deux troupiers étaient en train de ramasser les bûches que d’autres leur arrachaient des mains.

— Quand je te dis, faisait l’un des hommes, que c’est le chef qui nous a commandé de ramasser le bois et de le porter à la chambre de détail !

— Veux-tu te dépêcher de foutre le camp, s’exclamait-on dans le cercle, à d’autres ! tu veux nous carotter. C’est pour l’autre chambre que tu veux l’emporter.

— Puisque c’est le chef qui l’a dit, appuya le deuxième troupier.

— Des navets ! c’est pas le chef qui l’a dit, tu vas laisser ce bois-là.

— Dites donc, intervint tout à coup la voix aigre de Balan, avez-vous fini de faire tout ce potin, laissez les hommes faire ce qui leur a été commandé. C’est le bois de la chambre de détail. Attendez un peu, que l’on va vous chauffer ! Faudrait-il pas vous mettre dans du coton aussi ?

Le cercle avait fait silence. Les deux hommes chargèrent les bûches et disparurent.

— Qu’est-ce que tu dis de ça, toi ? fit Mahuret.

— Tiens, pardi ! ce n’est pas difficile à deviner : on donne du bois pour la compagnie, mais c’est la chambre de détail qui se chauffe ou tripote avec. Le colonel venant aujourd’hui, on en avait mis en évidence, mais maintenant qu’il est parti, on s’empresse de reprendre le reste. Ce n’est pas assez qu’ils se fassent tailler des beefteacks dans notre ration de viande, qu’ils prennent le meilleur de notre café, ils nous ratissent notre bois par dessus le marché.

Voilà la soupe qui sonne, je vais chercher nos gamelles. Si tu veux, nous irons faire un tour ensuite.

— Volontiers.


Quelque temps après l’arrivée des recrues, les chefs de compagnie avaient, sur l’ordre qui leur en avait été donné, fait faire une dictée à tous les arrivants, et choisi, d’après cette page d’écriture, ceux qu’ils jugèrent « dignes » de suivre les cours des élèves-caporaux !

Caragut en faisait partie.

Il s’était laissé porter sur la liste, non pas qu’il eût une envie démesurée de galon, ni qu’il eût le secret dessein d’en faire sa carrière, mais il s’était tenu le raisonnement suivant : « J’ai cinq ans à tirer. Ça sera long. Il s’agit de les tirer avec le moins possible d’embêtements. Les gradés qui sont les plus durs au malheureux troupier, sont justement les gradés subalternes : caporaux et sergents ; ce sont eux les plus tracassiers. Je n’ai qu’à devenir leur égal pour n’avoir rien à redouter d’eux. Ce ne sera pas difficile, étant donné que la plupart de ceux que je connais sont bêtes comme des oies. Point n’est donc besoin d’une intelligence remarquable. C’est à la portée du premier venu. Vaut mieux commander que d’être commandé. » Il avait donc suivi les cours.

Cette année-là, les élèves-caporaux étaient jusqu’alors exemptés de corvées et de garde ; mais on venait de décider qu’ils fourniraient, désormais, la garde du samedi.

Les recommandations qu’on leur faisait à la théorie étaient si nombreuses, les différents saluts et attitudes à donner ou à prendre selon le grade et la tenue des supérieurs, semblaient si compliqués par la fréquence des observations et des punitions résultant de chaque manquement que ce n’était pas sans un certain trac que Caragut se préparait à cette corvée.

L’appréhension qui saisit l’individu, chaque fois qu’il s’agit d’accomplir une chose nouvelle pour lui, s’accentuait ici de la peur des mois de prison et pénalités diverses que l’on énumère complaisamment aux recrues terrifiées.

Le jeune soldat qui n’y a pas encore passé craint de ne se reconnaître jamais dans la multiplicité des consignes.

Au réveil, Caragut se mit donc à astiquer son fourniment. Bracquel était de semaine, c’est dire que l’inspection serait sérieuse, car on le tenait pour un des plus rosses parmi les sergents de la compagnie.

C’était un de ces engagés qui croient qu’il n’y a qu’à se présenter pour devenir officier. Avec un zèle qu’ils font payer à ceux qui sont sous leurs ordres, ils arrivent facilement à être sergent-fourrier et sergent-major quand ils ont une belle écriture, — mais, une fois arrivés là, ils sont tout étonnés d’y rester. Ils se dégoûtent du métier, parce qu’ils sont vexés de ne pouvoir avancer, mais cela ne fait qu’ajouter à leur rosserie primitive, et les tracasseries qu’ils faisaient subir par zèle à leurs subordonnés, ils les continuent pour passer leur mauvaise humeur.

Une figure fausse et sournoise, dont le nez à la racine semblait avoir reçu un renfoncement ; les yeux fuyants, ternes, d’un bleu pâle de faïence, ne s’arrêtant jamais sur celui auquel il parlait ; la mâchoire inférieure projetée en avant lui donnait une vague apparence de dogue, avec cela, de longs poils jaune-sale, hérissés, clairsemés, tout, en lui, contribuait à faire de Bracquel une figure repoussante.

Toujours à l’affût de la moindre négligence, il jubilait quand il pouvait faire infliger quelques inspections de gardes à ceux qu’il pouvait pincer. Et comme les malchanceux qui subissent cette peine sont à chaque fois, particulièrement surveillés, il n’est pas rare de voir les punitions se succéder, et le délinquant passer tous les matins l’inspection avec la garde montante, pour aboutir enfin à la salle de police.

Cette peine consiste à se mettre en tenue, le matin, comme les hommes qui doivent prendre la garde, et à subir, avec eux, l’inspection de l’adjudant et de l’adjudant-major de semaine, sans préjudice de celle du caporal et du sergent de semaine.

Or, il suffit d’un bouton terne ou d’une courroie mal astiquée au dire de l’inspecteur, pour vous faire « rallonger la ficelle, » euphémisme militaire pour signifier qu’à la punition précédente on en ajoute une nouvelle.

Il va sans dire que cela ne vous préserve pas des engueulades habituelles, et que les épithètes de sale soldat, saligaud, cochon, — parmi les plus amènes — en sont le condiment ordinaire. On conçoit la torture du patient et la démangeaison qu’il éprouve de répondre par des gifles.

Caragut qui ne voulait pas prêter le flanc aux sévérités de Bracquel, s’escrima, de son mieux, sur ses courroies, mit toute sa science à faire reluire ses cuivreries. Aussi, quand sonna l’appel de la garde, courroies et boutons reluisaient comme des miroirs.

Un quart d’heure de marche devait suffire, il est vrai, pour les rendre ternes de nouveau, et détruire tous les artifices de l’arrangement exigé, mais les minuties du métier exigent que cela brille, au moins jusqu’à l’inspection.

À la sonnerie, les hommes commandés pour la garde dans chaque compagnie, vinrent se ranger au dehors et subirent l’inspection de leur sergent de semaine ; puis on les rassembla sur deux rangs que l’on fit ouvrir pour que l’adjudant d’abord, l’officier de semaine ensuite, puis l’adjudant-major, pussent les inspecter par devant et par derrière.

Enfin quand on eut bien inventorié chaque homme, soupesé les sacs pour savoir s’il y avait l’ordonnance, lorsque chacun eut dit son petit mot, les clairons sonnèrent sur un ordre de Raillard, l’adjudant-major, le détachement défila devant lui, pour sortir du quartier.

Le poste de police porta les armes. Ceux qui venaient le relever étant à la queue de la colonne, s’arrêtèrent à la droite du poste et la tête de la colonne continua son chemin.

Ceux-ci devaient aller se joindre au contingent fourni par le quartier de Brest, où leur seraient désignés leurs postes respectifs.

Cette répartition fut opérée, puis on procéda à une nouvelle inspection, et un nouveau défilé devant les officiers de service de Brest, et, toutes ces formalités accomplies, chaque détachement put enfin se rendre au poste qui lui était assigné.

Le détachement dont faisait partie Caragut fut désigné pour Bordenave, petit poste situé au fond du port.

Il fallait traverser la Penfeld pour s’y rendre. Un passeur vint chercher le détachement et le transporter de l’autre côté.

Arrivés au poste, les hommes s’alignèrent devant, on les fit se numéroter, et, après les simagrées d’usage, les uns prirent la faction, les autres allèrent se débarrasser de leur sac et de leur fusil, et revinrent assister à l’embarquement du poste qu’ils remplaçaient.

Ce fut dans l’après-midi que Caragut monta sa première faction. Il eut peu à porter les armes aux officiers, l’endroit est peu fréquenté, et les passants y sont rares.

— Allons, se disait-il, en se promenant devant le poste, décidément, monter la garde ce n’est pas la mer à boire, et je préfère être ici que faire le daim à l’exercice.

N’ayant rien à faire jusqu’à ce que revint son tour de faction, il alla s’étendre sur le lit de camp du poste.

Vers quatre heures et demie, des hommes de corvée apportèrent la soupe que l’on mangea presque froide.

Puis, la nuit tombée, le froid se faisant sentir plus piquant, les hommes se pressèrent autour du poêle bourré de bois, ressassant leurs papotages bèbêtes habituels.

Vers les dix heures, Caragut dut reprendre son fusil et retourner en faction. Il fut placé dans un endroit nommé la Poudrière, la consigne étant de ne laisser passer personne sans le mot d’ordre.

Le froid augmentait, mais la nuit était belle, la pâle clarté de la lune ne laissait aux objets qu’une forme indécise, peuplant les environs de fantômes immobiles.

Le mouvement avait cessé dans le port ; le silence n’était plus troublé que par quelques cris de : « qui-vive ! » des sentinelles ou le clapotement des avirons d’une barque de ronde faisant sa tournée.

Les étoiles brillèrent au ciel, Caragut s’accota à sa guérite et contempla leur lumière vacillante que semblait agiter une brise légère. Et là, perdu dans sa rêverie, il rumina pour la combien de fois, les amertumes du métier, songeant mélancoliquement qu’il n’en était encore qu’au début.

Ce fut le froid qui l’arracha de ses songeries. Transi, les mains glacées, malgré la précaution qu’il avait eue, en arrivant, de s’envelopper de la capote de gros drap brun, pendue dans la guérite, il se mit à marcher de long en large, battant la semelle pour se réchauffer.

Ce fut avec une véritable satisfaction qu’il vit arriver le soldat qui venait le remplacer.


Le bataillon continuait son éducation militaire. Après l’école du soldat, l’école de peloton ; les exercices se succédaient ininterrompus, monotones. L’hiver s’écoulait lentement, glacial et humide.

D’habitude, les froids sont peu rigoureux à Brest, les côtes réchauffées par les eaux venues des mers équatoriales jouissent d’un climat tempéré. Brest, ordinairement, a des hivers relativement doux ; on y voit pousser, en pleine terre, les aloès, les fuchsias que, sous le climat de Paris, on est forcé de rentrer en serre ou sous châssis.

Mais cette année-là, l’hiver fut particulièrement rigoureux.

Un matin, en se réveillant, les soldats purent constater que la neige était tombée toute la nuit. Une couche épaisse couvrait le sol du quartier.

Elle continuait à tomber menue, serrée, ajoutant au froid glacial l’humidité pénétrante.

Les hommes rassemblés dans les chambres attendaient que l’on rappelât pour l’exercice : Escrime à la baïonnette, portait l’ordre de service du jour.

Mais la neige tombant toujours, on espérait qu’il y aurait contre-ordre, et que l’on substituerait à l’exercice en plein air, la théorie dans les chambres.

Grande fut la déception, quand, à l’heure dite, le clairon appela tout le monde dehors.

Fidèle à son objectif : aguerrir ses hommes, Rousset — le commandant de Pontanezen — voulait que l’exercice eût lieu comme d’habitude. Les compagnies durent sortir dans la cour du quartier, répondre à l’appel et prendre place à la manœuvre.

Rousset et Raillard tenaient à ce que leurs hommes pussent tenir campagne, disaient-ils, mais n’étant pas obligés de prendre part aux exercices, ils se chauffaient tranquillement, chez eux, pendant que les officiers subalternes, furieux de la corvée qu’on leur imposait, ronchonnaient entre eux des exigences du commandant.

Leurs imperméables n’empêchaient pas la neige de leur fouetter le visage et la boue gelée qui fondait sous leurs pas de leur glacer les pieds. Ils étaient d’une humeur massacrante, pour un mouvement mal exécuté, pour un rien, parfois. Pour le plaisir de déverser leur bile, ils rabrouaient les hommes, et les épithètes « bande de rosses », « bande de c… » de pleuvoir sur les pauvres soldats forcés de garder pour eux leur propre mauvaise humeur.

Là il y avait entre autres, un lieutenant nommé Losteau nouvellement arrivé de Cochinchine et attendant un congé de convalescence, qui ne décolérait pas.

Ayant trouvé la compagnie allant à la dérive, la discipline passablement relâchée, jaloux de faire du zèle, rendu grincheux par une maladie de foie qu’il avait rapportée de là-bas, il avait juré que « ça changerait » et talonnait continuellement les caporaux et les sous-officiers, pour qu’ils punissent les soldats.

Après l’appel, la compagnie avait été divisée par pelotons d’une dizaine d’hommes environ, espacés de façon à permettre les évolutions de l’escrime à la baïonnette.

Dès les premiers exercices, Losteau trouva que le peloton, commandé par Loiseau, avait mal pris ses distances, et une averse d’injures vint, concurremment avec la neige, tomber sur les soldats, courbant la tête des malheureux, les abrutissant au point de ne plus savoir où ils en étaient.

Dans leur empressement à exécuter les commandements, crainte d’arriver en retard, ils rataient tous les mouvements. Étourdis par les éclats de voix du lieutenant, les jurements de Loiseau gueulant d’autant plus fort qu’il craignait d’être engueulé lui-même, ils tournaient à droite quand il fallait tourner à gauche, partaient en avant quand il fallait rompre ; les uns mettaient l’arme au pied, pendant que les autres se mettaient au port d’arme. L’exaspération de Losteau était à son comble.

Enfin, tant bien que mal, l’ordre fut rétabli et Losteau lâcha l’escouade pour aller déverser sa bile sur un autre groupe.

La section de Caragut manœuvrait au fond de la cour. De loin, on voyait Losteau gesticuler, mais on ignorait pourquoi. La crainte de le voir rappliquer sur leur dos, rendait tous les gradés, plus rosses et plus gueulards.

Bouzillon commandait le peloton ; il fit tout de suite prendre les distances et la section dut commencer les « doubles pas en avant » les « volte-face », à droite, à gauche, compliquées par des « coups parés », « coups lancés », « en avant pointez », sans discontinuation.

N’aurait été la position gênante de se tenir fléchi sur les jarrets, pendant l’intervalle des commandements, cela valait mieux que de rester immobile à faire du maniement d’arme, sous la neige ; le mouvement s’il n’était suffisant pour réchauffer, empêchait au moins d’être complètement gelé en activant la circulation du sang.

Mais les longues pauses à écouter l’explication des mouvements ! ce sacré fusil dont le canon glace les doigts, tout en ankylosant le bras et qu’il faut tenir en avant, comme si l’on menaçait un ennemi présent, la pointe de la baïonnette à hauteur de l’œil, pendant que les jambes écartées fléchissent sous le poids du corps qu’elles portent à faux puisqu’on a pour consigne d’écarter les genoux et de plier les cuisses comme pour s’asseoir !

La neige tombait toujours drue et froide, cinglant les visages, s’attachant aux vêtements, se fondant à la chaleur du corps qu’elle enveloppait d’une humidité glaciale.

Caragut ne dérageait pas. Par moments l’envie le prenait de jeter son fusil dans la cour et de se refuser à la manœuvre coûte que coûte. N’était-ce pas idiot-de les tenir ainsi, sans nécessité aucune ? Mais, il se raisonnait, soutenu par l’espérance toujours logée en quelque coin du cerveau de l’homme, se disant que ses misères auraient une fin ; mais le moindre choc eût suffi pour donner lieu à l’explosion.

De sa voix aigrelette, Bouzillon rectifiait les positions :

— Allons ! numéro un, la poignée de votre arme à la hauteur de la hanche !… Numéro cinq du second rang !… voulez-vous mieux vous tenir !… Vous avez l’air d’une andouille… Numéro huit !… le talon du pied droit à cinquante centimètres en arrière du talon gauche !… Qu’est-ce qui m’a foutu de ces pompiers-là ? Attendez un peu, je vais vous faire pivoter puisque vous ne voulez pas manœuvrer comme il faut !

Et il commanda une combinaison de quatre mouvements à la fois : « double pas en avant, coup lancé, volte-face à gauche, coup paré ».

Mais les hommes aveuglés par la neige, énervés par la fatigue, s’embrouillèrent dans les mouvements, surtout dans la volte-face ; les uns la firent à droite, les autres à gauche, de sorte que deux ou trois couples, au lieu d’avoir gardé leurs distances, se trouvèrent rapprochés face à face, se menaçant de leur baïonnette, ayant manqué de s’embrocher en virant à faux.

— Tenez ! regardez-moi ces idiots ! hurla Losteau qui s’amenait juste à ce moment-là.

Et se précipitant sur un des coupables, il le secoua brutalement, le ramenant à sa place.

— Dites donc, bougre d’andouille, c’est-il comme cela que l’on vous a expliqué d’exécuter les volte-face ? Êtes-vous ici pour écouter ce que l’on vous dit, ou pour penser à votre bonne amie ?

Sergent ! faites recommencer ce mouvement ! Vous prendrez les noms de ceux qui ne manœuvreront pas convenablement.

— Double pas en avant ! coup lancé ! volte-face à gauche ! en tête, parez et pointez !… arche ! commanda Bouzillon compliquant encore le mouvement final sur le précédent.

Les hommes intimidés par la présence de Losteau, par ses criailleries surtout, et la crainte d’une engueulade, les yeux braqués, chacun sur son voisin, pour s’assurer comment il s’y prenait, exécutèrent le mouvement, tant bien que mal et sans trop de fautes, mais avec une gaucherie et une indécision qui exaspéra Losteau :

— Vous manœuvrez comme des cochons ! Vous ne pouvez donc pas mettre plus d’énergie dans vos mouvements !… Tenez ! regardez cet abruti, là-bas, du second rang !… on dirait que c’est un cierge qu’il tient à la main, au lieu d’un fusil !

Tas de rosses, vous manœuvrerez, sans repos, jusqu’à ce que vous arriviez à exécuter les mouvements avec ensemble, ou je vous souquerai ferme.

Et la section dut exécuter toute une série de mouvements, aiguillonnée par les injures de Losteau et les glapissements de Bouzillon qui s’agitait dans l’orbe de son supérieur.

Dans l’exécution d’une volte-face, le pied de Caragut vint à broncher sur une pierre. La torsion du nerf, le fit plier un genou en terre. Losteau se précipita sur lui, le poing en avant.

— Brute ! cochon ! saligaud ! vous êtes déjà saoul, ce matin, que vous ne tenez pas sur vos quilles ! Je vais vous apprendre à vous tenir, moi ; c’est avec une trique qu’il faut vous mener ! et le poing s’éleva pour frapper.

Caragut qui s’était relevé aussitôt à terre, voyant Losteau fondre sur lui, eut la folle tentation de lui passer sa baïonnette au travers du corps, mais un sentiment instinctif l’arrêta net.

Le visage pâle — le sang lui ayant reflué au cœur — il planta ses yeux droit dans les yeux du galonné, pendant que sa main serrait son fusil et qu’il faisait le geste de tomber en garde.

Ce geste eut la durée d’un éclair pendant lequel une flamme rouge lui brûla le regard ; la face convulsée d’une résolution implacable refléta sans doute ce qui se passait en lui, car Losteau s’arrêta comme frappé de stupeur, son poing retomba sans frapper, l’insulte commencée resta dans le gosier sans s’achever. Un frisson de terreur avait couru dans le groupe.

— Sergent ! gronda le lieutenant, en retournant à sa place, prenez le nom de cet homme ! Je lui mets huit jours de salle de police pour mauvaise volonté réitérée à l’exercice.