Librairie L. Prud’homme (p. 15-20).



Binic.


Sur la gauche d’abord, qu’elle est la blanche tour,
Qu’aux pieds la vague baigne, et qui paraît à l’onde
Indiquer une entrée étroite et peu profonde !
Du port c’est là le phare. Au sein des grandes eaux
Et ballottés des vents, lorsque les matelots
Ne savent plus leur route, et jouets de l’orage
Cherchent de tous leurs yeux, s’ils sont loin du rivage :
Ont-ils de la tour blanche aperçu le fanal ?
Ils vivent ; les voilà à la fin de leur mal.
Leur mât fut-il brisé ? leur voile déchirée ?
Qu’ont-ils à redouter ? du port ils voient l’entrée ;
Reste bien quelque écueil, mais il est signalé,
Et l’écueil reconnu est déjà dépassé.

Salut, Port de Binic[1], corbeille de verdure
Que semble au rocher vif suspendre la nature
Entre la terre et l’eau. Oh ! comme tout le jour
Le soleil te regarde ! Ailleurs faisant son tour,
Comme si de ses feux intelligent avare,
Il voulait à dessein faire la part plus rare,

D’une course rapide il passe et disparaît,
Toi coteau préféré, il te quitte à regret.
Pour toi sortant des flots sa visite première,
Et quand à l’occident il finit sa carrière,
Pour toi, ce semble encore est son dernier rayon[2].
Oui, vois-le, comme il cherche au-delà de ce mont
Le sommet le plus bas. L’a-t-il atteint dans l’ombre
Il se plonge soudain et laisse la nuit sombre
Sur nos yeux fatigués tendre son voile noir,
Pour reprendre demain ce qu’il finit ce soir.

Aussi de ton vallon la précoce parure,
Les vigoureux figuiers et la fraîche verdure,
Annoncent-ils un sol dont ce n’est pas en vain
Que le cultivateur vient déchirer le sein.
Il n’est pas jusqu’au roc par nature stérile,
Qui n’offre à l’œil trompé l’apparence fertile.
La vigne en longs festons suspendue à ses flancs
Le couronne à l’été de ses fruits succulents.

Quant au port, en détail, n’en suivons pas les rues,
Remarquons seulement les longues avenues

De ses quais, des oisifs rendez-vous des plus beaux ;
Et qu’il faut visiter surtout quand les vaisseaux
Amarrés sur la rive, à double et triple ligne,
De joyeuse arrivée ont arboré le Signe ;
Ou que prêts à partir, des matelots nerveux
Retirent à grand bruit les cables monstrueux.
Alors tout est vivant, le travailleur s’agite ;
Il va, revient, descend, monte, rit, se dépite.
L’un s’exclame content ; l’autre jette un gros mot :
Tout s’émeut, tout agit, pressé comme le flot.

Qui n’a vu dans les bois, à l’abri d’un vieux chêne
La fourmi piétinant, en quête de la graine,
Ou des débris de paille, à grand’peine entraînés
Et qu’elle élève en dôme artistement placés.
Telle est alors du port la mêlée agissante.
De chaque homme présent l’œuvre semble incessante
Et les efforts de tous comme ceux de chacun
Apportent leur tribut à l’intérêt commun.
Ce labeur varié, cette foule affairée,
Cette eau jamais tranquille, à la rive inondée
Jetant avec grand bruit ses flots envahisseurs ;
Ces champs dans le lointain tout parsemés de fleurs ;
Ces barques se croisant, l’une vers le rivage,
Et l’autre pour quitter l’hospitalière plage ;

Tous ces objets divers sous l’œil ici places,
En font un des séjours, qu’on dirait consacrés
Pour prix de la vertu ; prix que dans cette vie,
Si souvent (on le sait), lui dispute l’envie.

Ainsi dans tel hôtel, en face du bassin,
Le bonheur semble attendre, et pour que de la main
Sur la rive il s’épande, il suffit qu’on regarde.
Oui sur un des balcons, qu’on veuille y prendre garde,
Que n’embrasse pas l’œil jusqu’au voisin coteau ?
Voilà pour le charmer, ce que la terre et l’eau
Ont de plus saisissant : un aspect tout magique
Décore ici les bords de la vieille Armorique
Dans ce charmant mélange, où vient fraterniser
Deux fois par chaque jour la terre avec la mer.

Celui qui de ces lieux, dès sa plus tendre enfance
En jouant sur la rive acquit la connaissance,
Sans doute ne sent pas ces champêtres beautés ;
Car quels objets toujours aux regards étalés,
Par l’usage bientôt n’ont pas cessé de plaire ?
La cause, disons-la, c’est l’humaine misère
Ce qu’on aime ardemment avant de posséder,
En jouit-on, l’ardeur commence à s’émousser.

Ô que les Binicains jouiraient de la vie,

S’ils connaissaient leurs biens ; si leur rive embellie
De tant de dons divins, en sentait bien le prix.

Mais du reste partout pénètrent les soucis.
L’ajonc sous ses fleurs d’or n’a-t-il pas des épines ?
Et les grandes cités sont-elles sans ruines ?
J’ai dit Binic d’été sis à son beau soleil
Il peut alors oser se prétendre pareil
Aux aspects si vantés des classiques contrées
Que le génie antique a jadis illustrées.
Mais pour elles aussi les mauvaises saisons
Arrivaient à leur tour, et des blondes moissons
L’hiver les dépouillait : Ainsi sur son rivage,
Binic a son hiver. Il change de visage
Son front se découronne et son teint s’assombrit.

Mais où est la beauté que le temps ne flétrit ?
Le Port perd ses vaisseaux, la mer son flot tranquille,
La feuille sa verdure, et l’hirondelle agile
Fuyant le triste hiver, va dans d’autres climats
Qui de l’âpre saison ignorant les frimats
Lui en sauvent l’étreinte : et Brest a son rivage,
Et Lorge en sa forêt, et le Mené sauvage
Sur sa lande perché, subissent tous ses lois,
Lui-même l’homme armé qui veille auprès des Rois

Empêche-t-il jamais que de ses rudes traces,
L’hiver, géant sans peur, ne visite nos places ?

Toi donc aussi, Binic, prends ton parti soumis.
Et quand souffle la bise et que les longues nuits
Plus longtemps sur ta rive épaississent leur ombre,
Sache à la Providence en silence répondre ;
Et puisqu’autour de nous tout change avec le temps,
Résigne-toi sans plainte et laisse les autans
Disperser les débris de ta gloire flétrie.
Assez beau fut celui, qui du Ciel, sa Patrie
N’a point perdu la trace, et, matelot heureux,
Pour toujours jette l’ancre au rivage des Cieux.

J’ai dit vers l’occident ce qu’embrasse la vue
Des côtes de Pordic plânant à perte vue,
Sur les flots azurés que le grand Océan
Fait monter jusque-là de son bras de géant.
Grâce à son port, Binic sur tous ces bords domine.
C’est la Reine du lieu. Si constante voisine
La mer toujours au plein n’y décroissait jamais,
Rien ne manquerait plus à son complet succès.


  1. Voir la note de la page 15.
  2. Qu’on ne croie pas que ce coucher du soleil pour Binic est de pure imagination. Il a lieu exactement ainsi au moins dans l’été.