L. Hachette et Cie. (p. 157-185).


CHAPITRE IV.

LA FAMILLE.


I


Famille bourgeoise. ― Famille phanariote. ― Famille de paysans. Famille de Pallicares.


J’ai vu souvent à Athènes une famille bourgeoise réunie pour le repas du soir. Je n’étais pas invité, je n’étais que spectateur. En passant devant une maison, j’apercevais de la lumière dans une de ces chambres souterraines qui servent ordinairement de salles à manger ; je m’approchais et je regardais. Si l’on eût deviné ma présence, on aurait fermé les volets : le Grec fait comme le sage, il cache sa vie. Je ne connais rien de mesquin et de pauvre comme l’aspect de ces repas, rien de froid comme ces réunions de famille. La gêne est partout, jusque dans les mouvements. Point d’expansion, point de gaieté : l’homme est maussade, la femme plaintive, les enfants criards.

Le foyer, ce centre naturel de la famille, dont les anciens faisaient une chose sacrée, manque dans la plupart des maisons. Les hypogées sont aussi chauds que des caves, et il est inutile d’y allumer du feu. Une lampe fumeuse éclaire le maigre repas, une servante malpropre tourne autour de la table. Peu ou point de linge, jamais d’argenterie ; les enfants boivent dans des tasses de cuivre. Le père se sert le premier, puis la mère ; les enfants mettent la main au plat, si bon leur semble. Le repas fini, et il ne dure jamais longtemps, le père va se promener, la mère couche les enfants, et s’assied en attendant son mari. Les caresses, dont les parents sont si prodigues chez nous, sont presque inconnues chez eux. Toute cette bourgeoisie est triste et souffrante. La difficulté de vivre, le manque du nécessaire, l’amour-propre éternellement froissé, et surtout l’incertitude de l’avenir, empêcheront longtemps encore la naissance de cette intimité sans laquelle nous ne concevons pas la famille.

Chez les Phanariotes, la famille est à peu près ce qu’elle est chez nous. La femme, en tout l’égale de son mari, remplit gracieusement ses devoirs de maîtresse de maison ; les enfants témoignent à leurs parents un respect affectueux ; la mère embrasse son fils le matin et le soir : on est assez riche pour s’aimer.

C’est chez les paysans qu’il faut voir et étudier la famille.

Un soir, à la fin de mai, après une longue course dans les montagnes de l’Arcadie, nos guides nous arrêtèrent au village de Cacolétri. La première maison qui se présenta devant nous nous attira par un charme irrésistible. Ce n’est pas qu’elle fût plus belle ou plus curieuse que les autres. Elle s’élevait, comme ses voisines, au milieu d’un petit massif d’arbres du Nord et du Midi, d’oliviers frileux et de poiriers robustes, de figuiers et de noyers. Elle était précédée, comme les autres, d’un modeste métier de bois où les filles du logis passent le jour à tisser du coton. Toutes ces chaumières sont construites sur le même plan, comme dans un phalanstère. Il est vrai que c’est le plan le plus simple de tous, celui que la nature semble avoir enseigné à tous les hommes : quatre murs et un toit, une porte basse où nous manquions rarement de nous heurter la tête, et deux étroites fenêtres fermées par des volets. De cheminée, point. La fumée s’enfuit par où elle peut. Aussi le toit est-il du plus beau noir, et, comme on ne le ramone jamais, la suie s’y suspend en stalactites. Le mobilier est uniforme. Quelques grosses urnes de terre : c’est le grenier ; on y renferme l’huile et le grain, quand on en a. Quelques troncs d’arbres creusés, quelques paniers d’osier ou de roseaux, revêtus de bouse de vache : ce sont les armoires. Quelques grossiers tapis de feutre : ce sont les lits ; quelquefois une outre pendue au mur : c’est la cave ; chez les plus riches, on trouve un coffre de bois : c’est là qu’on renferme les choses précieuses, qui ne le sont guère. L’argent est si rare dans ces campagnes que la dot des filles se paye en vêtements. Les habitants, comme aux premiers jours du monde, échangent directement des fruits contre du lait, du lait contre du coton. J’ai vu nos agoyates payer je ne sais quelle dépense avec des clous. On ouvrirait ce coffre qui enserre tous les trésors de la maison, on y trouverait les mêmes richesses que chez le berger de La Fontaine :


… Des lambeaux,
L’habit d’un gardeur de troupeaux,
Petit chapeau, jupon, panetière, houlette,

Et, je pense, aussi sa musette.



La partie la plus intéressante du mobilier, c’est le berceau. Il est si humble, ce berceau du pauvre, il tient si peu de place, il rampe si près de terre, qu’on passe à côté sans l’apercevoir, et qu’on le voit sans deviner qu’un petit homme grandit là dedans. Quelques jours avant le mariage, le fiancé s’en va dans la forêt prochaine, choisit un arbre, met le feu au pied : l’arbre tombe. Alors le jeune homme coupe un morceau de tronc ou de quelque grosse branche ; il en ôte l’écorce, il le fend en deux par le milieu, abandonne une des moitiés, et creuse dans l’autre une petite place. C’est dans ce creux que tous ses enfants dormiront l’un après l’autre, et que la mère les bercera par un mouvement imperceptible du pied, en chantant quelque chanson, celle-ci peut-être :


Nanna, nanna, mon cher fils,
Mon cher petit Pallicare,
Dors bien, mon cher enfant,
Je te donnerai quelque chose de beau :
Alexandrie pour ton sucre,
Le Caire pour ton riz
Et Constantinople
Pour y régner trois ans ;
Et puis trois villages,
Et trois monastères ;

Les villes et les villages

Pour t’y promener
Et les trois monastères

Pour y prier[1].




Nanna ou nanni est, comme notre mot dodo, une de ces onomatopées que personne n’explique et que tout le monde comprend.

Sur le seuil de cette pauvre maison, nous avions aperçu des costumes éblouissants et une famille de statues.

C’était, au premier plan, une jeune femme grande et bien faite, et d’une majesté presque royale. Ses yeux bleus nous regardaient avec une curiosité tranquille, comme ces grands yeux vagues des statues qui contemplent depuis vingt siècles la vie tumultueuse des hommes. Son visage, de l’ovale le plus fin, avait la pâleur élégante du marbre. Deux longues boucles de cheveux, qui tombaient naturellement le long de ses joues, allongeaient encore son visage et lui donnaient quelque chose de rêveur. Sa taille, qui n’était point gênée dans un corset, laissait deviner sa souplesse élégante et sa chaste vigueur. Ses mains et ses pieds nus montraient des attaches délicates à faire envie à une duchesse ; on voyait dans tout son être une telle fleur de beauté qu’elle eût embelli la plus riche toilette, sans pouvoir être embellie. Son costume, merveilleusement assorti à sa personne, décelait une coquetterie pleine de goût : on trouve dans ces campagnes autant d’habillements différents qu’il y a de femmes ; rien n’est plus varié que la toilette des paysannes : elles choisissent à leur gré l’ajustement qui sied le mieux à leur beauté : chacune d’elles est un artiste dont le costume est un chef-d’œuvre.

La jeune femme avait jeté sur sa tête un grand foulard jaune et rouge dont la pointe retombait entre ses épaules. La longue chemise de coton qui descendait jusqu’à ses pieds était ornée d’un petit dessin rouge et noir qui courait autour du collet des manches comme l’attique d’un vase étrusque. Une veste courte à raies fines enfermait sa poitrine sans la serrer et s’agrafait au-dessous du sein ; une ceinture noire à gros plis se tordait mollement autour de sa taille ; un tablier et un gros surtout de laine blanche, sobrement brodé de couleurs voyantes, achevaient de la vêtir. Ses cheveux, ses mains, son cou étaient chargés de pièces de monnaie, d’anneaux, de colliers, de verroteries de toute espèce, et elle portait au-dessous du sein deux grosses plaques d’argent repoussé, semblables à deux petits boucliers. Luxe modeste, bijoux de mauvais argent qui se transmettent de la mère à la fille, et qui n’ont de valeur que par le souvenir qu’ils consacrent à la grâce étrange qu’ils ajoutent à la beauté. Cette femme, ainsi vêtue, surprenait les yeux par une splendeur singulière.

Son mari pouvait avoir cinq ans de plus qu’elle, c’est-à-dire vingt-trois ou vingt-quatre ans. Il était très-grand, sans paraître long, et svelte sans maigreur. Ses traits, purement dessinés, avaient quelque chose d’enfantin, malgré la présence d’une moustache naissante, et ses longs cheveux noirs, qui tombaient en boucles sur ses épaules, complétaient la physionomie gracieusement ahurie d’un jeune paysan breton. Il portait la veste et la foustanelle, des sandales ou plutôt des mocassins sans talons, des guêtres de laine qui remplacent à peu près les bas ; une écharpe de coton, brodée par sa femme, tournait comme un turban autour de sa tête. Sa ceinture, étroitement serrée, était armée d’un poignard à manche de corne, arme inoffensive, et dont je garantirais l’innocence.

Le père et la mère de la jeune femme habitaient la maison, qui leur appartenait. Ils fournissaient à leur gendre le logement, c’est-à-dire un coin dans la cabane, et leur gendre travaillait pour eux. Le père était un vieillard encore vert, assez gai et très-actif : toute la maison semblait lui obéir avec joie ; mais il témoignait une certaine déférence à son gendre : il lui demanda conseil avant de nous recevoir chez lui. Le jeune homme répondit : « Que crains-tu ? Ils sont chrétiens comme nous, ils ne nous feront pas de mal. »

La vieille avait, comme presque toutes les femmes du pays, un embonpoint voisin de l’obésité. Elle semblait pleine de respect pour son mari et pour son gendre : la femme, en Orient, persiste à se croire inférieure à l’homme. Elle a, presque partout, une voix criarde et gémissante qui surprend au premier abord : ce pauvre sexe, opprimé depuis tant de siècles, ne parle que par lamentations.

Toute la famille, jusqu’aux petits enfants qui s’enfuyaient à notre approche, était d’une beauté remarquable, malgré la misère et la malpropreté. L’usage du peigne est inconnu dans ces parages, et ces beaux cheveux sont aussi incultes que des forêts vierges. Ces mains effilées et délicates ne voient le savon que lorsqu’elles vont laver le linge à la fontaine, et ces jolis ongles roses sont condamnés à un deuil éternel. L’eau du torrent voisin est trop froide pour qu’on y prenne des bains.

Le souper de ces pauvres statues nous navra le cœur. Ils étaient assis par terre et mangeaient avec leurs mains des herbes cuites à l’eau et un méchant pain de maïs. Un petit garçon de douze à treize ans se tenait à l’écart sans manger. Son père prenait dans le plat une poignée d’herbes et la passait à la mère, qui la transmettait à l’enfant, qui refusait de la prendre : il sentait les premiers frissons de la fièvre. La mère rendait la bouchée à son mari, qui la mangeait.

Après le repas, qui dura un quart d’heure, chacun se jeta tout habillé sur une vieille natte ou sur un haillon d’étoffe grossière. Les deux vieillards se placèrent auprès du feu ; les enfants venaient ensuite. La belle jeune femme s’enveloppa dans une couverture et s’étendit sur la terre nue ; son mari se roula dans un caban et se plaça entre la famille et nous. On nous avait laissé la partie la plus confortable de la maison, et nous étions sur un plancher, à quelques centimètres au-dessus du sol.

J’étais le voisin du jeune couple, et je songeais en m’endormant que cette terre battue avait été leur lit nuptial et qu’elle serait leur lit de mort, et que le bonheur et les peines de dix ou quinze personnes étaient renfermés pêle-mêle entre ces quatre murailles.

Le matin, tout le monde s’éveilla avant quatre heures ; on se frotta les yeux : c’est la toilette qu’ils font. Quand nous nous fûmes levés, il restait dans un coin une façon de paquet informe. « Tiens, dit Garnier, il y a quelque chose qui dort là-dessous. » Cette chose, c’étaient trois jeunes filles, dont la plus grande avait treize ou quatorze ans, de beaux cheveux blonds avec des yeux noirs, un teint de lait, un profil antique, un visage doux et sérieux. La plus petite, un enfant de six ans à peine, montrait une de ces figures de keepsake, comme Tony Johannot pouvait seul les peindre, comme la gravure anglaise sait seule les rendre.

Chez les riches Pallicares, la famille n’est pas sans une certaine grandeur.

Un jour, à Mistra, j’allais porter une lettre d’introduction à un jeune député de talent qui a reçu une instruction toute française, qui parle français, qui s’habille à l’européenne pour aller à la chambre, mais qui, dans sa province, observe soigneusement les vieux usages du pays. On me dit qu’il était sorti depuis le matin pour ne rentrer que le soir, et que je le trouverais sur la place publique.

Sa mère me reçut avec la dignité cordiale de Pénélope faisant les honneurs de son palais à un hôte d’Ulysse. Elle avait autour d’elle cinq ou six servantes auxquelles elle distribuait leur tâche. Sous le portique, une vingtaine de jeunes hommes, armés ou non armés, jouaient, causaient ou dormaient : c’étaient les amis ou les parents des maîtres de la maison. Je crus me trouver en pleine Odyssée, au milieu de cette vie héroïque dont Homère a fait une peinture si exacte qu’on peut la vérifier tous les jours.


II


Le mariage, acte purement religieux. ― Les fiançailles. ― Le divorce. ― La mère de famille. ― Discours d’une mère de famille à la reine. ― Mortalité.


Les Grecs se marient jeunes. Le mariage est le sujet de conversation des jeunes gens de seize ans. Ils se marient un peu légèrement, et sans avenir assuré. Si l’on ne prenait une femme que lorsqu’on est sûr de la pouvoir nourrir, le pays se dépeuplerait.

Le mariage est un acte purement religieux. Les rédacteurs du Code civil reconnaissent avec douleur que le clergé sera toujours intraitable sur ce point. Tout ce que la raison a pu obtenir, c’est que les mariages seraient inscrits aux mairies. Mais le prêtre seul a droit de marier.

Les fiançailles, autre cérémonie religieuse, ont un caractère presque aussi sacré que le mariage. Dans certains cantons, à Missolonghi, par exemple, le fiancé jouit de tous les priviléges d’un mari. On attend, pour célébrer l’union, qu’elle promette ses premiers fruits. Si le futur, après avoir célébré consciencieusement les fiançailles, reculait devant le sacrement, son refus lui coûterait la vie. On raconte l’histoire d’un fiancé qui s’enfuit la veille du mariage sur un bâtiment portugais. Il périt à Lisbonne d’un coup de couteau.

S’il est difficile de rompre un mariage qui n’est pas fait, rien n’est plus aisé que de le défaire lorsqu’il est fait. Les papas, je l’ai dit, ne sont point incorruptibles, et, pour peu qu’on sache les prendre, ils découvrent dans l’union la plus régulière cinq ou six vices de forme qui entraînent la nullité du mariage. Eussiez-vous vécu quarante ans avec votre femme, ils se feront un devoir de déclarer que vous avez été marié par erreur, et que cette personne ne vous est rien. Mais il en coûte bon, comme dit Panurge.

S’il vous plaît d’avoir été marié, mais qu’il vous déplaise de l’être encore, le divorce luit pour tout le monde. On voit telle personne dans Athènes qui a divorcé trois fois, et qui peut inviter ses trois maris à sa table sans que le public y trouve rien à redire.

Hâtons-nous de remarquer que le divorce est un luxe que les petites gens ne se permettent presque jamais. Les campagnes sont peuplées de ménages exemplaires. Toutes les villageoises deviennent grosses dans les derniers jours du printemps ; elles portent bravement leur fardeau jusqu’à la fin de l’hiver, et elles accouchent unanimement en mars ou en avril. On dirait que les amours des hommes sont soumis à des lois aussi précises que celles des animaux. Ces honnêtes créatures vivent sans passion et sans coquetterie. Une fois mariée, la paysanne la plus élégante ne s’inquiète plus de plaire même à son mari : elle met tout son plaisir et toute sa gloire à élever le plus grand nombre d’enfants qu’il se pourra. Elle se trouve assez belle le dimanche si elle peut aller à la promenade, précédée de son mari, suivie de cinq ou six marmots. Elle ne prend aucun soin pour cacher ou pour soutenir le sein formidable qui a abreuvé toute cette petite famille. Elle s’avance d’un pas majestueux, le ventre en avant, comme une oie. Ainsi le dit la chanson : « Abaissez-vous, montagnes, afin que je voie Athina, Athina mes amours, qui marche comme une oie ! »

La mère de famille a une pitié profonde pour les femmes qui ont le malheur d’être stériles. Lorsque nous voyagions, les hommes nous demandaient tous si nous étions mariés, les femmes si nos mères avaient beaucoup d’enfants. On raconte que, dans le temps où le roi Othon parcourait le pays avec la jeune reine pour la montrer à son peuple, la femme d’un dimarque (ou maire), venue pour complimenter sa souveraine, lui frappa sans façon sur le ventre, en disant : « Eh bien ? y a-t-il un héritier là dedans ? » La reine dut regretter en ce moment l’étiquette des cours d’Allemagne.

L’émulation des mères de famille devrait avoir doublé en vingt ans la population du royaume ; mais la fièvre y a mis bon ordre. En été, les enfants meurent comme des mouches. Ceux qui vivent ont le plus souvent les jambes maigres et le ventre ballonné jusqu’à l’âge de treize ou quatorze ans. Les parents sauvent ce qu’ils peuvent, et ne s’inquiètent pas beaucoup de pleurer le reste : ils savent que jusqu’à treize ans la vie de leurs enfants est provisoire. Je demandais un jour à un haut fonctionnaire combien il avait eu d’enfants. Il compta sur ses doigts et me répondit : « Onze ou douze, je ne sais ; il m’en reste sept. »

Sous la domination turque, la mère, lorsqu’elle savait écrire, tenait le registre de l’état civil de sa famille. Elle prenait note du jour de la naissance de chacun de ses enfants. Malheureusement, toutes les mères n’étaient pas lettrées ; puis les papiers s’envolent, malgré le proverbe qui assure que les écrits restent. Aussi une bonne partie du peuple grec ignore-t-elle son âge. Toutes les fois qu’on demande à notre bon Pétros quel âge il a, il répond imperturbablement : « Ma mère l’avait mis par écrit, mais elle a perdu le papier. » Cette ignorance heureuse permet aux gens de se rajeunir impunément. Lorsque Pétros allait prendre des passeports pour ses jeunes maîtres et pour lui, il nous donnait trente-cinq ans à l’un, quarante à l’autre, et se réservait soigneusement le bel âge de vingt-cinq ans.

Aujourd’hui les naissances devraient être inscrites aux églises et aux mairies ; mais l’inscription à l’église fait foi, et les maires professent un mépris souverain pour les écritures.


III


Les mariages d’argent. ― La chasse aux étrangers. ― Histoire d’un corset.


Si les mariages se contractent un peu légèrement dans les campagnes, il n’en est pas toujours de même à la ville. Le séjour d’Athènes habitue les esprits à la spéculation : on y a plus de besoins, on vise à s’y procurer plus de ressources. Un jeune homme cherche non-seulement une femme, mais une dot. Malheureusement les dots sont plus rares que les femmes. Une fille qui a six mille francs en argent et l’habitude de porter des plumes n’est pas un mauvais parti.

Aussi les jeunes gens qui ont un peu d’ambition vont-ils chercher femme à l’étranger.

Ils ne vont ni en France, ni en Angleterre, ni en Allemagne, quoiqu’il y ait certains précédents qui les y autorisent : ils s’adressent de préférence aux Grecs de Valachie et de Moldavie. On trouve, dans ces deux principautés, un assez grand nombre de familles riches encombrées de filles, et les jeunes gens y sont rares. Les Grecs d’Athènes y sont les bienvenus. Ils font briller aux yeux de ces demoiselles le titre de prince qu’ils se sont décerné ; ils parlent de la cour du roi Othon et de ses splendeurs, des honneurs qui les y attendent, de l’avenir brillant qu’ils prépareront à leurs enfants ; ils emploient ce qu’ils ont d’éloquence à faire valoir ce qu’ils ont de mérite, et ils gagnent à ce jeu dix ou quinze mille francs de rente.

Je ne veux point médire de la société de Jassy et de Bukharest, mais je suis forcé d’avouer que toutes les équipées un peu mémorables qui se sont faites à Athènes étaient l’œuvre des dames valaques et moldaves. Elles apportent une dot, mais elles prennent du plaisir pour leur argent.

Dans le principe, ces beaux mariages n’étaient pas à la portée de tout le monde, il n’y en avait que pour les Phanariotes. Mais tous les Grecs ont l’amour du gain et la langue dorée : on voit jusqu’à des Spartiates qui vont quérir une dote en Valachie. Ô Lycurgue !

De leur côté, les filles de Grèce mettent toute leur ambition à épouser un étranger. Ce n’est pas que les étrangers soient plus séduisants que les indigènes. Je crois avoir déjà dit que la population mâle est fort belle.

Ce n’est pas parce que les Français ou les Anglais causent plus agréablement que les Grecs. N’espérez pas être aimé ou recherché pour votre esprit ; ce que vous en pourriez avoir n’a point de prise sur elles.

La vraie raison, la triste raison, c’est qu’à leurs yeux tous les étrangers sont riches.

Vainement vous essayeriez de leur persuader que vous n’avez rien. Si un officier leur jure qu’il ne possède au soleil que sa solde et rien de plus, elles lui répondront avec un sourire plein de charmes : « Bel étranger, que tu plaisantes agréablement ! » C’est M. de Chateaubriand qui nous a fait cette réputation de richesse. Toute fille qui épouse un Français est convaincue qu’elle épouse M. de Chateaubriand. Anglais, Français, voyageurs de toutes nations, sans excepter les Allemands, les moins prodigues de tous les voyageurs, tout est riche, tout est opulent, tout est confondu sous la dénomination fastueuse de milord.

Je n’ai pas eu l’occasion d’étudier à Athènes cette guerre d’embuscade que les jeunes filles livrent aux étrangers ; mais je l’ai observée à loisir chez les Grecques de Smyrne.

Voici d’ailleurs une conversation que j’ai entendue en Grèce et écrite une heure après. J’en garantis l’exactitude, sinon la véracité. Un jeune Français, qui allait s’embarquer pour un petit voyage dans les îles, prenait congé d’un de ses compatriotes, établi depuis quelques années à Athènes.

« Pour Dieu ! disait le vétéran au novice, avant d’entrer dans une maison, informe-toi si elle contient des filles à marier.

— Et pourquoi ?

— Tu le demandes, malheureux ! Tu ne sais donc pas ce que c’est que la chasse aux maris, telle qu’on la pratique depuis Gênes jusqu’à Smyrne, en Italie, en Grèce, en Asie, sur toute la Méditerranée ? Tu n’as jamais entendu dire de quelle façon l’homme, gibier très-rare dans tous ces pays, est traqué par la femme ; quelle battue générale on fait contre lui ; comme il est guetté par les mères, amorcé par les filles, couché en joue par les pères et par les frères ? Écoute. J’ai passé quelques jours dans une des îles de l’Archipel, chez un brave homme assez considéré, bien placé, dans un poste officiel, et l’un des premiers de son île. Il y avait une fille dans la maison, jeune, jolie et armée de cet œil asiatique qui vous perce l’âme. Dès le premier jour, je crus voir qu’elle me regardait avec une bienveillance marquée. Pour m’assurer si je ne me trompe pas, je saisis le premier moment favorable pour lui appliquer un robuste baiser. Elle me le rend sans hésiter, en fille désintéressée et qui ne veut rien garder à autrui. D’occasions en occasions, de baisers en baisers, nous commencions à nous entendre fort bien, quoiqu’elle ne sût pas un mot de français, et que l’amour, ce grand maître en tous arts, n’eût pas songé à m’apprendre le grec. Plus d’une fois même, il me sembla qu’elle me montrait du regard la porte de la chambre, qui donnait sur le salon.

— Oh !

— Ne te scandalise pas ; elle ne songeait point à mal ; et d’ailleurs ses parents n’étaient pas loin. Je remarquai à temps que toute la famille protégeait la liberté de nos amours. Le père ne paraissait pas ; deux grands drôles de frères s’éclipsaient soigneusement ; la mère vigilante ne veillait qu’aux soins du ménage. Je flairais tout un régiment d’oncles et de cousins, invisibles et présents. Un jour je jetai un coup d’œil à la dérobée dans cette chambre virginale : elle n’avait qu’une issue, et les fenêtres étaient grillées comme celle d’une souricière. Tu comprends que j’eus soins de ne m’y point aventurer. En désespoir de cause, sais-tu ce que fit la famille ?

— Elle te fit violence ?

— À peu près. Un jour, après déjeuner, en présence de tout le monde, la candide enfant s’évanouit, et prit soin de tomber dans mes bras. Là-dessus, tout le monde s’enfuit, père, mère, frères et servantes.

— En te laissant la fille sur les bras ?

— Dans les bras.

— Et c’est toi qui l’as délacée ?

— Avec tous les égards que je me devais à moi-même, et en homme qui tient à rester garçon. Quinze jours après, on m’a raconté l’histoire d’un autre voyageur qui s’était oublié dans la même maison, en délaçant le même corset, et qui s’en était repenti. Quoiqu’il n’eût aucune vocation pour le mariage, on l’avait conduit, le couteau sous la gorge, devant le prêtre, et, ce qui est plus grave, devant le consul.

— Quoi ! il l’avait épousée ? elle te recherchait donc en secondes noces ?

— Mon pauvre ami, tu ne sais pas encore ce qui se cache d’astuce au fond d’un père de famille. La fille au corset avait une sœur aînée, légèrement épileptique, et beaucoup trop laide pour conquérir elle-même son mari. C’est elle qu’on fit épouser au coupable, pour le punir d’avoir délacé l’autre. On espérait que la plus jeune, avec sa beauté et ses petits talents, trouverait bien à se marier une seconde fois. Médite, mon ami, cette trop véridique histoire, et puisse mon expérience te préserver de semblable malencontre. Souviens-toi qu’un mariage contracté à l’étranger devant le consul est valable en France aux yeux de la loi ; qu’aux yeux de la religion catholique, tout mariage est bon, fût-il célébré par un prêtre grec ; n’oublie pas que tu es dans le pays des dots microscopiques, et qu’une fille de trente mille francs est une héritière ; que l’éducation est encore plus rare que la fortune ; que l’économie est une vertu inconnue aux filles, et qu’une mère a fait son devoir lorsqu’elle a dressé ses enfants à la chasse au mari. Je te dirai un autre jour par quelles amorces on leur apprend à séduire l’homme, combien elles lui accordent de leur personne pour faire désirer le peu qu’elles réservent, par quelles complaisances elles se l’attachent, par quelles consolations elles lui font prendre patience, sous les yeux de leurs parents ; et, quand je t’aurai tout dit, tu devineras quelle ample moisson de prospérités on attire sur sa tête en épousant une fille élevée à Smyrne, à Syra, ou même dans la chaste ville d’Athènes. Cependant Athènes est le pays où tu cours le moins de risques, et les vertus rouées y sont plus rares que dans les autres villes.

— Parce qu’il y a moins de filles à marier ?

— Parbleu ! »


IV


Souvenirs des temps héroïques : les mariages pendant la guerre de l’indépendance. ― Un ministre du roi Othon a payé sa femme. ― Une fiancée dans une caisse.


Les Philhellènes qui ont survécu à la guerre de l’indépendance m’ont raconté quelquefois, après dîner, les mariages qui se faisaient dans l’âge héroïque de la Grèce moderne. « Tout est bien changé ! disent-ils avec un soupir tout militaire. C’était le temps des aventures. »

En ce temps-là, les femmes étaient rares ; on se les arrachait, on se les disputait le fer à la main ; on les tirait au sort ; on les vendait ; quelquefois on les partageait à l’amiable. À la prise d’une ville on renouvela plus d’une fois l’histoire de Briséis, qui, après avoir vu son fiancé et ses trois frères tomber sous les coups d’Achille, se consola en entendant Patrocle qui lui disait : « Ne pleure pas, Achille te prendra pour femme. » Au sac de je ne sais quelle bourgade de la Morée, de Corinthe, si je ne me trompe, un jeune Pallicare acheta pour cent piastres turques une des femmes qui faisaient partie du butin. Il vécut longtemps avec elle ; puis il l’épousa quand il eut le temps ; puis il devint ministre du roi Othon. Sa femme, qui n’est plus jeune, comme on peut le croire, s’est toujours bien conduite. Pour cent cinquante francs environ (au taux où était la piastre en ce temps-là), le Pallicare avait acheté, sans le savoir, une somme incalculable de vertus domestiques.

On me montrait un jour au théâtre un autre habitant d’Athènes qui a fait son bonheur, je veux dire son mariage, d’une façon plus originale encore. L’héroïne de l’histoire est née à Constantinople, il y a… sait-on jamais combien il y a de temps qu’une femme est née ? Mais il y a bien quarante ans, sans rien exagérer. Un Anglais, habitant Athènes, M. X…, était épris d’une jeune Arménienne de Constantinople, qui avait une sœur. Les deux sœurs étaient gentilles et en âge de se marier : c’était l’aînée qu’il aimait. Impossible de la demander en mariage : les lois turques défendaient à une Arménienne d’épouser un Franc. Restait une autre ressource, un peu plus violente ; mais, lorsqu’un Anglais a le temps d’être amoureux, il ne l’est pas à demi. M. X… résolut d’enlever celle qu’il aimait, et elle ne s’en défendit point. À Constantinople, les enlèvements ne se font pas en chaise de poste, faute de chaises de poste et de routes carrossables. Il fut convenu que la demoiselle s’emballerait elle-même dans une boîte de cèdre aussi confortable que possible, et percée de petits trous ; qu’on la chargerait sur un navire, en payant un fret convenable, et qu’une fois rendu à Athènes, sans avaries, cet aimable ballot prendrait le nom de Mme X…. Le bateau était en partance, la caisse était prête ; on y avait ménagé des compartiments pour les provisions de voyage, tant biscuits que confitures. Mais, au moment de s’encaisser, la jeune fille hésita. Sa sœur, bonne pièce, lui prodiguait les encouragements ; mais rien n’y faisait. « Allons, ma sœur, soyez homme, disait-elle : quatre jours sont bientôt passés, et dans quatre jours vous serez à Athènes, si le vent est bon. Vous n’aurez pas vos aises, d’accord ; mais les a-t-on jamais, dans cette vie ? On peut bien se serrer un peu pour gagner un mari : témoin les corsets. »

La sœur aînée se mettait dans la boîte, et sortait au plus vite. Elle poussait des cris de paon chaque fois que le couvercle faisait mine de s’abattre. Enfin elle s’écria qu’elle aimerait mieux rester fille et coiffer sainte Catherine d’Arménie que de voyager dans une boîte.

« Mais songez-y, disait la cadette : voilà une belle caisse de cèdre qui sera perdue.

— Nous y mettrons nos chapeaux, répondait l’aînée.

— Et ce pauvre M. X… qui vous attend, n’avez-vous point pitié de lui ? Pour ma part, je suis tout attristée.

— Hé, petite sœur, dit l’aînée, si ce voyage vous tient tant au cœur, que ne le faites-vous vous-même ?

— J’y songeais, répliqua l’enfant.

— Vous ! vous iriez épouser M. X… ?

— Pourquoi non ?

— Mais les convenances, ma sœur ?

— Mais vous, ma sœur, songez-vous donc aux convenances ? Est-ce bien cela qui vous arrête ? Il me semble que vous ne craignez qu’une chose, c’est de prendre de faux plis. Je suis plus brave que vous.

— À votre aise, dit l’aînée, et bon voyage. »

Les préparatifs étaient faits ; la cadette embrassa sa sœur, entra dans la boîte, fut déposée soigneusement sur le pont, et arriva toute brillante à Athènes, comme une poupée qu’on apporte de Nuremberg.

Qui fut surpris ? Ce fut M. X….

M. X… était un de ces Anglais méthodiques qui se disent : « Je gagne dix mille francs par an ; en 1830, j’aurai deux cent mille francs ; en janvier 1832, je me marierai ; en 1833, j’aurai un garçon ; en 1834, j’aurai une fille ; en 1835, je me retirerai des affaires. » On était à la fin de janvier 1832 (je ne garantis pas les dates), l’habit de noces était commandé, M. X… n’avait pas d’autre femme sous la main ; attendre davantage, c’était déranger tous ses plans ; les deux sœurs se ressemblaient un peu, avec cette différence qu’il aimait une blonde et qu’il épousait une brune : il épousa. Mme X… ne s’est jamais fait enlever depuis son mariage.


V


Chapitre des coups de canif et des coups de couteau.


La sainteté du nœud conjugal est assez respectée en Grèce. La raison en est fort simple.

L’amour est un luxe, surtout l’amour illégitime. Le grand Balzac (celui qui vient de mourir) n’a-t-il pas fait le bilan des passions extralégales, et montré que l’adultère le plus économique coûte au moins quinze cents francs par an ? À ce prix, il y a bien peu de Grecs qui aient le moyen d’être criminels.

On en trouve aussi peu qui en aient le loisir. Les hommes sont sur la place du village, occupés à régler les destins de l’Europe ; les femmes sont aux champs, avec une pioche dans la main et un enfant sur le dos.

La mère de famille, cette grosse femme qui produit des enfants comme un arbre porte des fruits, ne songe pas à l’amour et n’y fait pas songer les hommes.

Les femmes vivent généralement loin de l’autre sexe. Les réunions sont rares. Dans les bals de village, les femmes dansent ensemble, les hommes ensemble.

D’ailleurs, les Grecques, comme les Italiennes et toutes les femmes des pays chauds, sont armées d’une incroyable indifférence. Les chaleurs débilitantes de l’été énervent les vices eux-mêmes. Dans ces climats privilégiés, la vertu est aussi facile que la sobriété.

Ajoutez que la vie privée est percée à jour : il n’y a véritablement qu’une ville dans le royaume, et Athènes est aussi petite ville que Carpentras ou Castelnaudry. Si l’épicier Thémistocle ou le barbier Périclès essuyait quelque malheur domestique, toute la ville le saurait le lendemain, et les petits garçons lui crieraient kérata, c’est-à-dire Sganarelle.

Dans les campagnes, la surveillance que tous exercent sur chacun est cent fois plus facile que chez nous, puisqu’il n’y a pour ainsi dire ni forêt, ni bois, ni bocage.

Les Grecs sont horriblement jaloux, car ils sont très vaniteux. Le mot kérata, dont on abuse à propos de tout, et que les enfants de trois ans se jettent les uns aux autres, est une injure très-vivement sentie lorsqu’elle a un sens véritable. Il y a quelques années, un homme du peuple se promenait un dimanche, à la musique, avec la femme d’un autre. Le mari vint droit à lui, le frappa en pleine poitrine d’un coup de couteau, et l’étendit mort sur la place. Personne n’inquiéta le meurtrier, qui put s’en retourner tranquillement chez lui. Les uns disaient : « C’est le mari ; » les autres en examinant le coup, s’écriaient : « Bien touché ! »

La haute société a, comme partout, des mœurs à part. La chronique scandaleuse d’Athènes est assez riche pour défrayer un petit Brantôme. Mais ces intrigues ont un caractère particulier : l’amour n’y entre pour presque rien. Tout roule sur la vanité ou sur l’intérêt.

Lorsque lady Montague passa à Vienne, on prit soin de la mettre au courant des belles manières, et de l’informer que toutes les dames de la cour faisaient choix d’un amant, pour obéir à la mode. L’usage voulait de plus que cet amant, pour montrer sa magnificence et sa tendresse, servît à la dame de ses pensées une petite pension, proportionnée à sa fortune.

Je ne dis pas que cette mode se soit transportée jusqu’à la cour de Grèce ; tant s’en faut. On assure cependant que la plupart des femmes qui manquent à leurs devoirs trouvent fort juste d’être récompensées de leur faute, attendu que la vertu leur est naturelle, et que toute peine est digne de loyer.

Les femmes sont beaucoup plus jalouses qu’en Turquie. La femme du ministre de la guerre apprit l’an dernier que son mari la trompait. Elle se rendit chez Mme ***, à l’heure de la sieste, trouva les portes ouvertes, les domestiques endormis et son mari en faute. Elle entra dans une grande colère, et arracha le bonnet rouge de sa rivale, qui la mordit au sang. L’Excellence prise en défaut se mit en devoir de battre sa femme ; sa femme ouvrit la fenêtre et appela la garde. L’affaire fut assoupie le lendemain, quand toute la ville la sut. Le mari offensé était dans le Magne, occupé, par ordre du ministre, à la poursuite du moine Christophoros. Il apprit tout et ne fit point de scandale. Il aurait pu faire condamner un grand de la terre ; il préféra s’en faire aimer.

Les mœurs du peuple, je le répète, sont plus pures, et le pauvre ne suit pas l’exemple du riche. Cependant on trouve au bazar d’Athènes tout un petit monde grouillant, qui vit à la grâce de Dieu, un peu d’aumônes, un peu de larcins furtivement faits. Ce sont les enfants trouvés. L’assistance publique les met en nourrice jusqu’au moment où ils peuvent se tenir sur leurs jambes ; alors on leur dit de marcher tout seuls. Rien ne les empêche d’arriver aux honneurs, s’ils réussissent à vivre. Les Grecs n’ont point contre les bâtards le préjugé absurde de nos paysans et de certains bourgeois. Le fameux Karaïskakis était bâtard, comme Romulus, et fils d’une religieuse.


VI


L’esprit de famille.


Il y a fort peu de Grecs qui aient un nom de famille. Le nom de baptême leur suffit. Mais comme on compte dans le royaume trente mille Basile, autant d’Athanase, autant de Pierre, autant de Georges, autant de Nicolas, sans parler des Aristide et des Thémistocle, chacun ajoute à son nom ou un sobriquet, ou le nom de son père. On s’appelle Pierre, fils de Nicolas, ou Nicolas fils de Jean, ou Pierre l’Albanais, ou Pierre de Nauplie, ou Basile le Noir, ou Georges le Court. Les Mavromichalis, la plus grande famille du Magne, devraient s’appeler en français Noir Michel.

La variété infinie de ces noms qui se forment arbitrairement empêchera longtemps la naissance de ce que nous appelons l’orgueil du nom. Une famille très-nombreuse peut se composer de cent noms divers et n’avoir aucun lieu apparent ; mais elle n’en sera pas moins étroitement unie. Les devoirs de parenté sont plus stricts chez les Grecs que chez nous. En voici deux preuves que je prends au hasard, au plus haut et au plus bas de la société.

M. Rhalli, président de l’Aréopage, ancien ministre, un des hommes les plus considérables de l’État, avait placé un de ses cousins comme domestique dans une maison de ma connaissance. Il venait de temps en temps dire au maître du logis : « Êtes-vous content de mon cousin ? Si vous avez à vous en plaindre, envoyez-le-moi, je lui laverai la tête. » Je ne connais que deux pays où un tel trait soit vraisemblable : la Grèce et la Turquie. Il dénote à la fois un vif sentiment de l’égalité et un profond respect des liens de la famille.

Notre cuisinier était un pauvre diable qui gagnait six cents francs par an, ni logé, ni nourri. Il avait pris à sa charge la veuve de son frère et ses cinq enfants. Une telle action serait admirée chez nous ; elle n’était pas même remarquée à Athènes. Un homme remplit un devoir strict lorsqu’il adopte la veuve d’un parent.

Le droit d’aînesse, ce principe destructif de la famille et de la société, qui n’est bon tout au plus qu’à immobiliser la propriété dans les mêmes mains, sera toujours inconnu en Grèce. Ceux qui croient à l’égalité des hommes croient à plus forte raison à l’égalité des frères.

On sait qu’en Russie la sœur n’est pas l’égale des frères. Les filles n’héritent que d’un quatorzième de la fortune paternelle. Les lois grecques ne consacreront jamais une aussi barbare iniquité.

L’égalité est si bien entrée dans les mœurs, que les fils sont presque tous les égaux de leur père. Ils ont pour lui du respect et de la déférence : ils n’obéissent point. On sait que, dans l’antiquité, il en était de même. Le père de famille était pour son fils un ami plus sage et plus respectable que les autres ; il n’était pas, comme à Rome, un maître et un bourreau. Dans l’Odyssée, Télémaque ne tremble jamais devant Ulysse.

Rome avait des lois contre le parricide ; Solon refusa d’en faire. Ces lois, la honte d’une société, sont aussi inutiles aujourd’hui que lorsque les Athéniens votaient les lois de Solon[2].

La mère de famille commande à ses filles et obéit à ses fils : elle est femme. Télémaque disait à Pénélope : « Rentre dans ta chambre, ma mère ; retourne à ton ouvrage, à ta toile et à tes fuseaux, distribue la tâche à tes servantes : c’est à nous de parler ; les discours sont réservés aux hommes, et surtout à moi qui suis le maître ici. »

Résumons en quelques mots ces observations sur la famille.

Les mariages sont contractés et rompus librement ; la femme n’est ni esclave ni renfermée ; les unions sont fécondes, ce qui est le but principal, sinon unique, du mariage ; les frères sont égaux entre eux et à leur père ; les parents se prêtent secours et assistance, quelle que soit la différence de leur condition ; le mari et la femme elle-même se montrent jaloux de leurs droits, et défendent énergiquement la sainteté du mariage.

La liberté fut toujours la passion dominante du peuple grec ; l’amour de l’égalité est le fond même de son caractère ; la jalousie est une conséquence du sentiment que tous les hommes ont de leur droit ; la chasteté féconde des mariages est le fruit du climat. Tous ces traits caractéristiques appartiennent au peuple et au pays.

Les sentiments d’humilité et de crainte qu’on remarque chez les femmes sont une suite de leur ignorance. La froideur et la gêne entre parents, les mariages avec des peuples étrangers et corrompus, la rouerie des filles, les calculs méprisables de leurs parents, la vénalité de certaines femmes, l’abandon d’un grand nombre d’enfants sur la voie publique, la mortalité qui dépeuple les familles, sont des conséquences directes ou lointaines de la pauvreté.

En un mot, tout ce qu’il y a de bon dans la famille est propre au peuple grec ; le mauvais est accidentel.

Le peuple grec est malade ; mais il n’est point incurable.



  1. J’ai dit que l’ambition fait le fond du caractère de tous les Grecs. N’est-ce pas un spectacle curieux que cette paysanne qui promet Constantinople à son marmot ?
  2. Rayons ceci de nos papiers. On m’écrit d’Athènes qu’un Grec du Pirée vient d’assassiner sa mère. (Note de la 2e édition.)