L. Hachette et Cie. (p. 34-91).


CHAPITRE II.

LES HOMMES.


I


Population de la Grèce. ― Les Hellènes d’aujourd’hui ne sont pas des Slaves. ― Phanariotes. ― Pallicares. ― Insulaires. ― Le costume national.


La population de la Grèce est d’environ neuf cent cinquante mille habitants. Nous avons des départements plus peuplés que ce royaume.

La race grecque compose la grande majorité de la nation. C’est une vérité qu’on a essayé de mettre en doute. Suivant une certaine école paradoxale, il n’y aurait plus de Grecs en Grèce ; tout le peuple serait albanais, c’est-à-dire slave : on voit sans peine où tend une pareille doctrine, qui change les fils d’Aristide en concitoyens de l’empereur Nicolas.

Mais il suffit d’avoir des yeux pour distinguer les Grecs, peuple fin et délicat, des grossiers Albanais. La race grecque n’a que fort peu dégénéré, et ces grands jeunes gens à la taille élancée, au visage ovale, à l’œil vif, à l’esprit éveillé, qui remplissent les rues d’Athènes, sont bien de la famille qui fournissait des modèles à Phidias.

Il est vrai que la guerre de l’indépendance a détruit la plus grande part de la population. Depuis que la Grèce est libre, elle s’est repeuplée, mais par l’accession de familles grecques.

Les unes venaient de Constantinople, et de ce fameux quartier de Phanar qui a mené si longtemps les affaires de la Turquie. On sait qu’une partie de la noblesse byzantine resta à Constantinople après la conquête de la ville par Mahomet II. Plus instruits et plus habiles que les Turcs, ces Grecs entreprirent de reconquérir par la ruse tout ce que la force des armes leur avait enlevé. Ils se firent les interprètes, les secrétaires, les conseillers des sultans ; et, cachés modestement dans des positions secondaires, ils eurent le talent de mener leurs maîtres. Plus d’un s’éleva jusqu’au rang d’hospodar, c’est-à-dire de gouverneur de province ; ceux qui n’arrivèrent pas si haut s’en consolèrent en s’enrichissant. On compte au Phanar plus de cinquante mille Grecs qui attendent le rétablissement de l’empire byzantin, et qui font leurs affaires en attendant.

Après la guerre de l’indépendance, lorsqu’on vit naître une patrie grecque, plusieurs familles phanariotes vinrent s’établir autour du roi. Ce qui les attirait, c’était la liberté d’abord, peut-être aussi la création d’une cour, dont ils espéraient remplir les principales charges. Les premières familles d’Athènes, les Mourousi, les Soutzo, les Mavrocordato, les Argyropoulo, etc., sont des familles phanariotes.

C’est aussi après la guerre de l’indépendance qu’un grand nombre de Grecs du nord, l’élite de ces montagnards qui avaient commencé la révolte, s’arrachèrent à leur pays natal, que la diplomatie avait laissé aux mains des Turcs, et s’établirent dans ce royaume qu’ils avaient fondé au prix de leur sang. Ces montagnards, ces anciens chefs de révoltés ou de brigands (car le brigandage était une des formes de la guerre), ont apporté jusque dans Athènes les mœurs étranges de leur pays. Avec les autres chefs qui habitaient autrefois la Morée, ils forment la partie la plus originale et la plus colorée du peuple grec. Ils se donnent à eux-mêmes le titre de Pallicares, c’est-à-dire de braves. Ils sont restés fidèles au costume national, et portent fièrement le bonnet rouge, la veste d’or et la jupe blanche ; ils sortent armés, suivis d’un cortége d’hommes armés. Leurs maisons ressemblent un peu à des forteresses, et leurs domestiques, choisis parmi leurs anciens soldats ou leurs fermiers, forment une petite armée. Ils pratiquent largement une hospitalité ruineuse : tous les hommes de leur pays qui viennent à Athènes sont reçus chez eux et trouvent une place sous le hangar pour chaque nuit, du pain et quelque chose de plus pour chaque repas. Lorsqu’ils se visitent les uns les autres, ils imitent la réserve silencieuse des Turcs, parlent peu, fument beaucoup et boivent force tasses de café. Ils se saluent en posant la main sur la poitrine ; ils disent oui en inclinant la tête, et non en la renversant en arrière. Leur langage est hérissé de mots turcs qui le rendent assez difficile à comprendre. Quelques-uns savent encore parler le turc ; la plupart peuvent dire quelques mots d’italien ; aucun d’eux ne sait le français, et ils se font gloire de cette ignorance.

Leurs femmes, sans être positivement enfermées, sortent peu de chez elles ; elles sont ignorantes, timides dans le monde, et toujours tremblantes devant celui qu’elles appellent leur seigneur. Elles ignorent l’usage du corset, et portent le bonnet national.

Les Phanariotes s’habillent à la française et montent à cheval en selle anglaise. Ils parlent un grec épuré ; ils savent le français et souvent plusieurs autres langues ; ils ressemblent à tous les peuples de l’Europe. Leurs femmes sont des dames qui font venir leurs robes de Paris.

Dans cent ans, sauf erreur, il n’y aura plus de Pallicares. Aujourd’hui toute la race grecque est, pour ainsi dire, divisée en deux nations, dont l’une se fond insensiblement dans l’autre. L’avenir est aux habits noirs.

Entre les Pallicares et les Phanariotes, mais plus près des derniers, se placent les insulaires ; ils sont tous ou marins ou marchands, et le plus souvent l’un et l’autre ensemble. Ils portent le bonnet rouge avec un pli particulier, la veste courte et l’immense pantalon des Turcs.

C’est un fait digne de remarque, que le prétendu costume national des Grecs est emprunté soit aux Turcs, soit aux Albanais. Le roi Othon, pour faire acte de patriotisme et se rendre populaire, revêt pour les jours de fête l’habillement d’une peuplade de Slaves ; et les marins d’Hydra, pour se distinguer des barbares de l’Occident, se parent d’un costume turc.

Tous les Grecs, de quelque condition et de quelque origine qu’ils soient, se rasent les joues et le menton et gardent la moustache. Ils laissent pousser leur barbe lorsqu’ils sont en deuil. Les élégants qui portent des favoris à la mode d’Europe sont mal notés par les bons citoyens.

Il est de bon goût chez les Pallicares de se serrer la taille outre mesure. Ce sont les hommes qui portent le corset ; et, comme la race grecque est maigre et nerveuse autant que la race turque est lourde et puissante, en voyant le peuple assemblé sur une place, on croit être au milieu des guêpes d’Aristophane.

Voici, en quelques mots, la toilette d’un Pallicare d’Athènes : une chemise de percale avec un grand col rabattu, sans cravate ; un caleçon court en coton ; des bas quelquefois ; toujours des guêtres agrafées jusqu’au genou, assez semblables aux cnémides des guerriers d’Homère ; des babouches rouges ; une foustanele, ou jupe très-ample, serrée à petits plis autour de la taille ; une ceinture et des jarretières étroites en soie de couleur ; un gilet sans manches ; une veste à manches ouvertes ; un bonnet rouge à gland bleu ; une large ceinture de cuir où l’on suspend le mouchoir brodé, la bourse, le sac à tabac, l’écritoire et les armes. La veste et les guêtres sont presque toujours en soie et souvent brodées d’or. Le costume d’un domestique de bonne maison, ou d’un employé à six cents francs par an, vaut six cents francs. En hiver, les Pallicares s’enveloppent dans un manteau de laine blanche qui imite assez bien la toison d’une brebis, ou dans un énorme surtout de feutre grossier, imperméable à la pluie. En été, pour se défendre des coups de soleil, ils enroulent un mouchoir, en guise de turban, autour de leur bonnet rouge. Dans quelques villages, le turban est encore de mode, et l’on rase les cheveux.

Le costume des femmes est varié à l’infini : non-seulement chaque village a le sien, mais chaque femme le modifie à sa guise. Les Athéniennes portent une jupe de soie ou d’indienne, suivant leur condition, avec une veste de velours ouverte par devant ; elles se coiffent du bonnet rouge tombant sur l’oreille, et le plus souvent elles se contentent de rouler autour de leur tête une grosse natte de cheveux tortillée avec un foulard. Cette énorme natte leur appartient, car elles l’ont payée ou reçue en héritage.

Les Albanaises portent une longue chemise de toile de coton, brodée au bas, au col et aux manches, avec de la soie de toutes couleurs ; c’est la partie essentielle de leur vêtement. Elles y ajoutent un tablier et un paletot de grosse laine, une large ceinture de laine noire, et pour la coiffure, une écharpe de coton brodée comme la chemise. On rencontre à chaque pas des femmes qui n’ont sur elles que cet habillement élémentaire.


II


Le type grec. ― Les femmes d’Athènes. ― Beauté des hommes. ― Sobriété de tout le peuple. ― Effets du vin dans les pays chauds.


La beauté de la race grecque est tellement célèbre, et les voyageurs s’attendent si fermement à trouver en Grèce la famille de la Vénus De Milo, qu’ils se croient mystifiés lorsqu’ils entrent dans Athènes.

Les Athéniennes ne sont ni belles ni bien faites ; elles n’ont ni la physionomie spirituelle des Françaises, ni la beauté large et opulente des Romaines, ni la délicatesse pâle et morbide des femmes turques. On ne voit guère dans la ville que des laiderons au nez camard, aux pieds plats, à la taille informe.

C’est qu’Athènes, il y a vingt-cinq ans, n’était qu’un village albanais. Les Albanais formaient et forment encore presque toute la population de l’Attique, et l’on trouve à trois lieues de la capitale des villages qui comprennent à peine le grec. Athènes s’est peuplée rapidement d’hommes de toute nation et de toute espèce ; et c’est ce qui explique la laideur du type athénien. Les belles Grecques, qui sont rares, ne se rencontrent que dans certaines îles privilégiées, ou dans quelques replis de montagnes où les invasions n’ont pas pénétré.

Les hommes, au contraire, sont beaux et bien faits dans tout le royaume. Leur haute taille, leur corps svelte, leur visage maigre, leur nez long et arqué et leur grande moustache leur donnent un air martial. Ils conservent quelquefois jusqu’à l’âge de soixante-dix ans une taille fine et une tournure libre et dégagée. L’obésité est un mal inconnu chez eux, et les goutteux sont les seuls qui prennent de l’embonpoint.

La race grecque est sèche, nerveuse et fine comme le pays qui la nourrit. Il suffirait d’assainir quelques marais pour supprimer toutes les fièvres épidémiques et faire des Grecs le peuple le plus sain de l’Europe, comme ils en sont le plus sobre.

La nourriture d’un laboureur anglais suffirait en Grèce à une famille de six personnes. Les riches se contentent fort bien d’un plat de légumes pour leur repas ; les pauvres, d’une poignée d’olives ou d’un morceau de poisson salé. Le peuple entier mange de la viande à Pâques pour toute l’année.

L’ivrognerie, si commune dans les pays froids, est un vice très-rare chez les Grecs. Ils sont grands buveurs, mais buveurs d’eau. Ils se feraient scrupule de passer auprès d’une fontaine sans y boire, mais s’ils entrent au cabaret, c’est pour jaser. Les cafés d’Athènes sont pleins de monde, et à toute heure ; mais les consommateurs ne prennent point de liqueurs fortes. Ils demandent une tasse de café d’un sou, un verre d’eau, du feu pour allumer leurs cigarettes, un journal et un jeu de dominos : voilà de quoi les occuper toute une journée. Je n’ai pas rencontré, en deux ans, un homme ivre-mort dans les rues ; et je crois qu’on aurait bientôt fait de compter tous les ivrognes du royaume.

Quand la sobriété ne serait pas naturelle à ce peuple, elle lui serait imposée par le climat. Sous un ciel brûlant, il suffit de quelques gouttes de liqueur pour terrasser un homme. La garnison anglaise de Corfou s’enivre tous les jours avec sa ration de vin ; nos matelots en station au Pirée se grisent abominablement en croyant se rafraîchir ; et si jamais les Suisses se rendent maîtres de la Grèce, il faudra, sous peine de mort, qu’ils se condamnent à la sobriété.


III


Les Grecs n’ont point de passions violentes. ― Les fous sont très-rares dans le royaume et très-communs aux îles Ioniennes : pourquoi ?


On peut dire que le peuple grec n’a aucun penchant pour aucune sorte de débauche, et qu’il use de tous les plaisirs avec une égale sobriété. Il est sans passion, et je crois que de tout temps il a été de même ; car les habitudes monstrueuses dont l’histoire l’accuse, et dont il s’est défait, venaient plutôt de la dépravation des esprits que de la violence des sens. Ces mémorables horreurs n’étaient que des sophismes en action.

Aujourd’hui, les Grecs sont capables d’amour et de haine ; mais ni leur haine ni leur amour ne sont aveugles ; ils font le bien et le mal avec réflexion, et le raisonnement se mêle toujours à leurs actions les plus violentes. Ils ne vont tuer un ennemi qu’après s’être assurés de l’impunité ; ils ne séduisent une fille qu’après s’être informés de sa dot.

Aussi la folie est-elle une maladie excessivement rare dans le royaume. On vient de construire dans Athènes un hôpital pour les aveugles : on n’aura jamais besoin d’en bâtir un pour les fous.

Chose curieuse ! la folie est presque épidémique aux îles Ioniennes. M. le docteur Delviniotis, avec qui j’ai visité l’hospice des aliénés à Corfou, me disait : « Comprenez-vous cette contradiction ? Nous avons ici près de cent aliénés enfermés, sans parler de ceux qui sortent en liberté ou qui sont détenus par leurs familles ; c’est un préjugé populaire que dans chaque maison noble il doit se rencontrer un fou ; nous avons des fous par amour, des fous par terreur, des fous par ambition, tandis que dans tout le royaume de Grèce on compte à peine dix aliénés !

— Quelle langue, demandai-je au docteur, parle-t-on dans vos campagnes ?

— L’italien. Le grec est notre langue nationale, mais nous l’apprenons à peine, et nos mères ne le savaient pas.

— Voilà pourquoi vous avez un hôpital de fous. » Les habitants des îles Ioniennes ont beau se passionner pour la Grèce et aspirer à une réunion qui les rendrait misérables : leur patrie est à Venise. Ils n’auront jamais cette indifférence remuante, ce flegme bruyant, cette raison ardente, qui n’appartiennent qu’au peuple grec.


IV


Le peuple grec est encore un des peuples les plus spirituels de l’Europe : il travaille facilement. ― Curiosité. ― Un maître d’école érudit et un village qui veut s’instruire.


Les Grecs ont précisément autant de passion qu’il en faut pour mettre en œuvre ce qu’ils ont d’esprit.

Ils ont de l’esprit autant que peuple du monde, et il n’est pour ainsi dire aucun travail intellectuel dont ils soient incapables. Ils comprennent vite et bien ; ils apprennent avec une facilité merveilleuse tout ce qu’il leur plaît d’apprendre, c’est-à-dire tout ce qu’ils ont intérêt à savoir. Je ne crois pas qu’ils soient très-aptes aux sciences de haute spéculation, et il se passera probablement quelques siècles avant que la Grèce produise des métaphysiciens ou des algébristes ; mais les ouvriers grecs apprennent en quelques mois un métier même difficile ; les jeunes commerçants se mettent rapidement en état de parler cinq ou six langues ; les étudiants en droit, en médecine et en théologie acquièrent rapidement les connaissances nécessaires à leur profession : tous les esprits sont ouverts à toutes les connaissances utiles ; l’amour du gain est un maître qui leur enseignera un jour tous les arts.

Ils étudient par nécessité ; ils étudient aussi par vanité. Un peuple qui a de l’intelligence et de l’amour-propre est un peuple dont il ne faut point désespérer. Ils apprennent, tant bien que mal, le grec ancien, pour se persuader qu’ils sont les fils des Hellènes ; ils étudient leur histoire pour avoir de quoi se vanter. Ils s’instruisent enfin par curiosité pure, et ils montrent un égal empressement à raconter ce qu’ils savent et à apprendre ce qu’ils ignorent.

Je me souviens qu’un jour, après une longue course dans les montagnes de l’Arcadie, nos agoyates, qui s’étaient un peu égarés, nous conduisirent à un village escarpé, éloigné des chemins battus et de la circulation des voyageurs : les habitants ne se souvenaient pas d’avoir vu un habit européen. À peine étions-nous arrêtés sur la place, que le maître d’école s’empara de nous et se mit à nous faire les honneurs de son village, en nous énumérant toutes les gloires mythologiques du pays :

« Cette montagne couverte de neige, c’est le Cyllène, où naquit Mercure. C’est ici que dans son enfance il vola les bœufs d’Apollon, et, tandis qu’Apollon faisait la grosse voix pour le forcer de les rendre, il trouva moyen de lui dérober son carquois.

— Et vos élèves, lui demandai-je, sont-ils encore dans les mêmes principes ?

— Non pas précisément, mais il en reste quelque chose : mauvais exemple porte toujours ses fruits. C’est là-bas, derrière l’église, qu’Hercule atteignit la biche d’Érymanthe. » En effet, nous apercevions le sommet de l’Érymanthe, et, sans faire tort au mérite incontestable d’Hercule, je ne pensais, je l’avoue, qu’à ces vers charmants d’André Chénier, le dernier des poètes grecs :


Ô coteaux d’Érymanthe ! ô vallons ! ô bocage !
Ô vent sonore et frais qui troublais le feuillage,
Et faisais frémir l’onde, et sur leur jeune sein
Agitais les replis de leur robe de lin !

. . . . . . . . . . . . .


Ô visage divin, ô fêtes, ô chansons !
Des pas entrelacés, des fleurs, une onde pure,

Aucun lieu n’est si beau dans toute la nature.


« Monsieur, me disait le maître d’école, en descendant par la maison de M. le maire (le parèdre) vous arriveriez à Gortyne, qui fut la patrie du dieu Pan. C’est à nos ancêtres qu’il inspirait une terreur panique. Vous savez que c’est là-bas, sur les bords du Ladon, qu’il poursuivait Syrinx, lorsque cette femme vertueuse fut, pour ses mérites, changée en roseau. » C’est ainsi que le maître d’école se plaisait à étaler sa modeste érudition en nous apprenant les choses que nous savions mieux que lui. Lorsqu’il eut tout dit, il voulut à son tour nous faire quelques questions. Si j’ai jamais regretté d’être une encyclopédie vivante, c’est durant l’examen que ce brave homme me fit subir. Toute la jeunesse du pays recueillait avidement mes réponses, et ne manquait pas une si belle occasion de s’instruire. S’il me laissait reposer un instant, tous ses voisins lui suggéraient des questions nouvelles. Il fallait leur parler de la France, de Paris, de nos grands fleuves, des chemins de fer, des ballons, de l’Angleterre et de la Chine, et surtout de la Californie. Leur curiosité n’était pas trop ignorante, et leurs questions mêmes montraient qu’ils savaient passablement de choses. Ils écoutaient mes réponses dans un tumultueux silence, et les transmettaient à ceux qui étaient trop loin pour m’entendre. C’est ainsi qu’on devait écouter Hérodote, lorsqu’il racontait les merveilles de l’Égypte et de l’Inde à ce peuple pétri d’intelligence et de curiosité.


V


Passion pour la liberté : il y a toujours eu des hommes libres en Grèce. ― Le brigandage et la piraterie sont deux formes de liberté. ― Le Magne n’a jamais obéi à personne. ― Impôt payé au bout d’un sabre.


Tout homme intelligent est fier de sa qualité d’homme et jaloux de sa liberté. Quand les Russes sauront penser, ils ne voudront plus obéir. Les Grecs haïssent l’obéissance. Il faut que l’amour de la liberté soit bien enfoncé dans leurs âmes, pour que tant de siècles d’esclavage n’aient pu l’en arracher.

La nature du pays est singulièrement favorable au développement de l’individualisme. La Grèce est découpée en une infinité de fractions par les montagnes et par la mer. Cette disposition géographique a facilité autrefois la division du peuple grec en petits États indépendants les uns des autres, qui formaient comme autant d’individus complexes. Dans chacun de ces États le citoyen, au lieu de se laisser absorber par l’être collectif ou la cité, défendait avec un soin jaloux ses droits personnels et son individualité propre. S’il se sentait menacé par la communauté, il trouvait un refuge sur la mer, sur la montagne, ou dans un État voisin qui l’adoptait.

Grâce à la mer et aux montagnes, la Grèce eut beau être asservie, le Grec put rester libre. L’archipel n’a jamais manqué de pirates ; les montagnes n’ont jamais manqué de brigands ou de clephtes. Les deux presqu’îles méridionales de la Morée sont restées insoumises. Les Mavromichalis, beys du Magne, administraient eux-mêmes tout ce pays, et ne payaient aux Turcs qu’un impôt dérisoire, que l’agent du fisc venait recevoir en tremblant sur la frontière. On lui tendait, au bout d’un sabre nu, une bourse contenant quelques pièces d’or.

Les montagnards du Magne sont rudes et incultes comme leur pays. Ce peuple se nourrit de glands, comme autrefois les habitants de Dodone. Les glands doux du chêne valanède ne sont pas un trop mauvais manger. Les Maniotes parlent une langue à part, qui se rapproche beaucoup du grec ancien ; ils ne prononcent pas comme les gens d’Athènes. Leurs danses et leurs mœurs leur appartiennent exclusivement : on prétend même que leur religion a conservé quelques traces du paganisme.

Ils sont, avec les clephtes de l’Acarnanie, les plus courageux de tous les Grecs ; ils sont aussi les plus robustes. Les portefaix et les terrassiers d’Athènes sont des Maniotes ; ils ne travaillent pas avec beaucoup d’adresse, mais ils ont des épaules à porter un bœuf. Lorsque Beulé faisait ses fouilles à l’Acropole, il avait confié la direction des travaux à deux ouvriers : l’un était vif, adroit et flâneur ; il était d’Athènes. L’autre était lourd, puissant et infatigable ; c’était un Maniote. Il nous semblait que la guerre du Péloponèse allait recommencer et que nous voyions Athènes et Sparte en présence.

Les voyageurs pénètrent rarement dans le Magne, car la Laconie a toujours été plus riche en vertus qu’en chefs-d’œuvre, et l’on n’y trouve rien d’antique que les mœurs. Les habitants sont, comme autrefois, brigands et hospitaliers. Un étranger qui n’est connu de personne est sûr de revenir sans bagages. J’ai vu un jour, dans la ville de Mistra, sur la frontière du Magne, aux portes d’une préfecture, un de mes amis qui se débattait en plein jour contre une douzaine de Maniotes. Ces bonnes gens insistaient poliment pour qu’il leur donnât une pièce de cent sous ; il la refusait avec une politesse au moins égale. Pour l’exhorter à la munificence, ils lui parlaient à mots couverts de coups de bâton, et ils lui montraient quelques armes à feu dont ils étaient ornés. Le chef de la bande était un petit employé de la préfecture, qui faisait sonner très-haut son titre officiel. J’arrivai à temps pour dégager mon compagnon de voyage : on accorde à deux hommes ensemble le respect qu’on refuserait à chacun d’eux séparément. Je menaçai le chorége de cette troupe de coquins, et je fis sonner assez haut le nom d’un député de Mistra pour qui j’avais une lettre. Mon homme se mit à rire. « Un tel ! s’écria-t-il ; mais je le connais ; c’est un homme à moi. »

Faites-vous recommander à un Maniote un peu puissant : vous parcourrez tout le pays sans qu’il vous en coûte rien. Votre hôte vous adressera à tous ses amis. Vous serez conduit de village en village, embrassé sur la bouche, et, dans la maison la plus pauvre, on tuera un agneau en votre honneur. Cette libéralité n’est pas intéressée. Peut-être un jour votre hôte vous demandera-t-il votre montre ou quelque autre bijou qui lui fait envie ; mais c’est un présent d’amitié, et dont il vous rendra la valeur.

On sait combien les Anglais sont affables pour l’étranger qui leur est présenté, et froids pour celui qui se présente lui-même. Les Maniotes ont la même qualité et le même défaut, un peu exagérés ; ils poussent l’affabilité jusqu’à l’embrassade, et la froideur jusqu’au coup de fusil. Malgré ces petits travers, ils sont plus intéressants que tous leurs compatriotes, parce qu’ils sont plus hommes.

Quels que soient à l’avenir les maîtres de la Grèce, le Magne sera toujours un pays inaccessible, et la liberté pourra s’y réfugier.


VI


Égalité. ― Les Grecs étaient égaux du temps d’Homère : ils le seront éternellement. ― Impossibilité de fonder une aristrocratie. ― Le ministre et l’épicier. ― Ce qu’il faut penser des princes grecs qu’on voit à Paris. ― Les nobles honteux ; leurs cartes de visite.


Les Grecs ont eu de tout temps le sentiment de l’égalité. On peut voir dans Homère comment les soldats parlaient à leurs chefs et les esclaves à leurs maîtres. Le roi n’était pas fort au-dessus des peuples ; il n’y avait point d’inégalités marquées dans la société ; les pauvres et les mendiants étaient frappés et insultés, mais non méprisés et humiliés. On leur jetait quelquefois à la tête un pied de bœuf ou un escabeau, mais ils parlaient librement aux chefs et mangeaient avec eux. Les esclaves eux-mêmes étaient traités avec honneur, et Eumée embrassait familièrement le fils d’Ulysse. Tous les traducteurs d’Homère qui ont introduit le mot vous dans le dialogue ont fait un grossier contre-sens. Les Grecs se sont toujours tutoyés et ils se tutoient toujours.

Aristophane nous apprend comment le peuple de son temps traitait ses gouvernants, ses orateurs et ses philosophes. Il y avait dans Athènes un parti aristocratique, mais il n’y avait point d’aristocratie ; il n’y en a pas aujourd’hui, et je défie les plus habiles d’en établir une. L’almanach de Gotha n’aura jamais de clients aux bords de l’Ilissus.

En effet, pour établir une aristocratie tolérable ou excusable, il faut trouver une classe de la société qui ait à la fois plus de gloire, plus d’argent et plus d’intelligence que les autres. Point d’aristocratie sans gloire, c’est-à-dire sans ancêtres ; point d’aristocratie sans argent, c’est-à-dire sans indépendance ; et une noblesse qui n’a que de la gloire et de l’argent n’a pas longtemps à vivre.

Tous les Grecs sont également dénués d’argent et de gloire. Il n’y a pas cent familles dans le royaume qui aient leur pain assuré : voilà leur richesse. Ils ont tous porté le poids de la domination turque jusqu’au moment où nous les avons délivrés ; ils ont tous reçu les mêmes coups de bâton : voilà leur gloire.

Pour de l’esprit et du savoir, ils en ont tous une dose à peu près égale, et tous, ou peu s’en faut, se piquent d’appartenir à l’aristocratie de l’intelligence.

Lorsqu’un ministre passe dans la rue d’Hermès en se rendant au palais, l’épicier ou le barbier lui crie bien fort : « Hé ! mon pauvre ami, que tu nous gouvernes mal ! » Le ministre répond : « On voit bien que tu ne tiens pas la queue de la poêle. »

La constitution n’admet aucune espèce de distinction nobiliaire, et elle fait bien.

Cependant il n’est pas rare d’entendre annoncer un prince grec dans les salons de Paris ; et les comtes grecs sont assez communs dans les hôtels garnis. Les comtes grecs peuvent être de bon aloi, mais ils viennent des îles Ioniennes et n’appartiennent pas au royaume de Grèce ; quant aux princes, ils n’appartiennent à aucune aristocratie, et ils se sont faits eux-mêmes ce qu’ils sont.

Tous les Grecs qui ont rempli sous la domination turque les fonctions temporaires d’hospodar ou de bey, c’est-à-dire d’administrateur, ont changé le titre qu’ils n’avaient plus contre le nom plus pompeux de prince. Leurs enfants et petits-enfants des deux sexes, pour être sûrs d’hériter de quelque chose, prennent à leur tour le titre de prince et de princesse. Si un sous-préfet destitué se décernait à lui-même le titre de prince, et si tous ses enfants se faisaient princes à leur tour, nous en ririons de bon cœur. Ainsi font les Grecs, et jamais ils n’ont pris au sérieux les principautés phanariotes dont Athènes est inondée. Les princes grecs ont deux sortes de cartes de visite. Sur les unes ils écrivent : Jean, Constantin ou Michel X… ; sur les autres : le prince X… ; les unes sont pour les Grecs, les autres pour les dupes.


VII


Patriotisme. ― Insurrection de Céphalonie. ― La bravoure des Grecs. ― Leur dégoût de l’agriculture. ― Passion pour le commerce. ― Petros veut acheter le cheval de son maître.


J’ai reconnu aux Grecs deux vertus politiques : l’amour de la liberté et le sentiment de l’égalité ; il faut en ajouter une troisième : le patriotisme.

Sans doute il entre beaucoup d’orgueil dans l’amour des Grecs pour leur pays, et ils s’aveuglent étrangement sur l’importance de la Grèce. Selon eux, tous les événements de l’Europe ont la Grèce pour centre et pour fin. Si l’Angleterre a fait une exposition universelle, c’était pour mettre en lumière les produits de la Grèce ; si la France fait une révolution, c’est pour fournir des articles intéressants aux journaux d’Athènes ; si l’empereur Nicolas convoite Constantinople, c’est pour en faire hommage au roi Othon. Le peuple grec est le premier peuple du monde ; la Grèce, un pays sans égal ; la Seine et la Tamise, des affluents souterrains du Céphise et de l’Ilissus. Je passe sur ces ridicules. Il est certain que plusieurs Grecs des îles ont, comme le grand Condouriotis, sacrifié tous leurs biens, qui étaient considérables, pour affranchir leur patrie. Tous les monuments d’Athènes ont été construits par souscription, et la plupart des Grecs qui vivent à l’étranger lèguent leurs biens à la Grèce. Enfin, les habitants des îles Ioniennes, qui sont plus riches, plus heureux, et cent fois mieux administrés que les sujets du roi Othon, se sont révoltés à la suite des événements de 1848 ; ils voulaient être ruinés par les impôts, pillés par les percepteurs, incendiés par les brigands, maltraités par les soldats, et jouir de tous les avantages qu’un gouvernement déplorable procurait depuis vingt ans à la Grèce.

Le patriotisme des Grecs va-t-il jusqu’à affronter les balles ? C’est une question que j’ai souvent débattue avec les philhellènes. L’Europe a cru dans un temps que tous les Grecs étaient des héros : j’ai entendu quelques vieux soldats assurer qu’ils étaient tous des poltrons. Je crois être plus près de la vérité en disant qu’ils ont un courage prudent et réfléchi. Pendant la guerre de l’indépendance, ils ont surtout combattu en tirailleurs, derrière les buissons. On n’aura pas de peine à me croire, lorsqu’on saura qu’ils appuient volontiers leur fusil sur un arbre ou sur une pierre, pour assurer le coup. Les chasseurs ne tuent guère de gibier au vol, ils tirent les perdrix au posé et les lièvres au gîte. C’est ainsi qu’ils ont fait autrefois la chasse à l’homme. Sans doute il s’est rencontré parmi eux des soldats assez hardis pour se risquer en plaine ; mais ce n’est pas le plus grand nombre. Canaris, qui allait incendier une flotte à bout portant, était un sujet de stupéfaction pour la nation entière. Il ne faut pas croire que tous les Grecs soient semblables à Canaris, et c’est toujours un mauvais système que de juger un peuple sur échantillon. Ce n’est pas la flotte grecque qui a attaqué Xerxès à Salamine : c’est un homme, c’est Thémistocle. Les Grecs ne voulaient pas se battre, et Hérodote raconte qu’il s’éleva dans les airs une voix qui leur disait : « Lâches ! quand cesserez-vous de reculer ? »

Le peuple grec n’est pas né pour la guerre, quoi qu’il dise. Eût-il autant de courage qu’il s’en attribue, la discipline, qui est le principal ressort de la guerre, lui manquera toujours. Il prétend qu’il n’est pas né pour l’agriculture : je crains bien qu’il n’ait raison. L’agriculture réclame plus de patience, plus de persévérance, plus d’esprit de suite que les Hellènes n’en ont jamais eu. Ils aiment les voyages lointains, les entreprises hardies, les spéculations aventureuses. Le Grec se trouve à sa place sur la porte d’une boutique où il attire les chalands, ou sur le pont d’un navire où il amuse les passagers. Assis, il se complaît dans sa dignité ; debout, il s’admire dans son élégance ; mais il lui répugne de se courber vers la terre. Nos laboureurs le traiteraient de fainéant, et ils auraient tort ; il a l’activité de l’esprit. Les Grecs qui cultivent la terre se sentent humiliés : ils ambitionnent une place de domestique ou la propriété d’un petit cabaret. Le sol ingrat qu’ils tourmentent ne dit rien à leur cœur ; ils n’ont pas, comme nos paysans et comme leurs ancêtres, l’amour de la terre ; ils ont oublié les fables poétiques qui en faisaient la mère des hommes. Le paysan français ne songe qu’à arrondir son champ ; le paysan grec est toujours prêt à le vendre.

Au reste, ils vendent tout ce qu’ils peuvent, d’abord pour avoir de l’argent, ensuite pour le plaisir de vendre. En France, si vous proposiez à un ouvrier de lui acheter son habit, il vous répondrait, en enfonçant ses mains dans ses poches : « Mon habit n’est point à vendre. » En Grèce, arrêtez un bourgeois à la promenade et demandez-lui s’il veut vendre ses souliers. Pour peu que vous en offriez un prix raisonnable, il y a dix à parier contre un qu’il s’en retournera nu-pieds à la maison. Dans nos voyages, lorsque nous logions chez des particuliers un peu aisés, nous n’avions pas besoin d’envoyer au bazar : nos hôtes nous donnaient au plus juste prix le vin de leur cave, le pain de leur four et les poules de leur poulailler. Ils se déshabillaient au besoin pour nous vendre leurs vêtements. J’ai rapporté une chemise albanaise fort bien brodée que j’avais achetée toute chaude. En revanche, une fois ou deux les paysans nous ont prié de leur vendre ce qu’ils voyaient dans nos mains. Un jour, à Sparte, un homme qui était venu pour me vendre des médailles, voulut acheter l’encrier dont je me servais. Petros, notre domestique, ayant appris que Beulé voulait vendre son cheval, vint le trouver en tournant son bonnet entre ses doigts, et lui demanda la préférence. « Mais au nom du ciel, lui demanda Beulé, que ferais-tu de mon cheval ? — Je vous le louerais, monsieur, pour la promenade. »


VIII


Revers de la médaille. ― Les Grecs sont indisciplinés et jaloux. ― Le roi des autochthones et des hétérochthones. ― La probité grecque. ― Deux ministres se disputent un pot-de-vin. ― Le président de l’Aréopage met son jardin en loterie.


Toute médaille a son revers, et il est bien rare qu’une vertu ne soit pas doublée d’un vice.

Chez les Grecs, l’amour de la liberté est doublé du mépris des lois et de toute autorité régulière ; l’amour de l’égalité se manifeste souvent par une jalousie féroce contre tous ceux qui s’élèvent ; le patriotisme étroit devient l’égoïsme, et l’esprit mercantile touche de près à la friponnerie.

Les Pallicares ont appris depuis leur naissance à violer les lois, les Phanariotes à les éluder ; la masse du peuple n’a jamais obéi qu’à la force et ne se croit obligée à rien envers un gouvernement faible ; la religion, comme nous l’expliquerons plus tard, ne prescrit aux fidèles que les pratiques superstitieuses, et oublie de prêcher la morale ; l’autorité ne sait pas se faire respecter et semble douter d’elle-même : bref, tout contribue à faire du peuple grec le peuple le plus indiscipliné de la terre.

La même jalousie qui dictait autrefois les sentences sévères de l’ostracisme fait proscrire aujourd’hui tous les hommes qui dépassent un certain niveau. Les uns sont assassinés à coups de couteau, les autres sont tués à coups de langue. Interrogez un Grec sur tous les grands noms de son pays, il n’en touchera aucun sans le salir. Celui-ci a trahi, celui-là a volé, tel autre a conseillé ou commandé des assassinats ; les plus purs ont eu des mœurs infâmes. Il n’y a pas un Grec qui soit estimé en Grèce.

Le patriotisme grec se manifeste de deux façons entièrement opposées, au dehors et au dedans du pays. Les Grecs du dehors adorent la patrie commune ; ils se dépouillent pour elle, ils ne songent qu’aux moyens de la rendre plus riche et plus grande. Les Grecs du dedans ne s’occupent qu’à fermer le pays aux Grecs du dehors. Les uns ont le patriotisme prodigue, les autres le patriotisme conservateur. C’est le patriotisme prodigue qui a créé tous les grands établissements de la Grèce ; c’est le patriotisme conservateur qui a fait la loi du 3 février 1844 sur les autochthones et les hétérochthones.

Cette loi, la plus injuste et la plus inepte qui ait jamais été votée chez un peuple civilisé, donne le monopole exclusif des emplois publics aux habitants de la Morée et de l’Attique ; elle ferme la Grèce à tous les Grecs qui ne sont pas nés dans le petit royaume d’Othon ; elle exclut du gouvernement la partie la plus intelligente, la plus riche et la plus dévouée de la nation.

Les autochthones sont les Grecs nés dans le royaume ; les hétérochthones sont les Grecs nés sur un territoire soumis à la Turquie.

Un insulaire de Chio ou de Candie, un Grec de Smyrne, de Corfou ou de Jannina, qui a combattu pour l’indépendance, mais qui ne s’est établi dans le royaume ou qui n’y a fait venir sa famille qu’en 1838, est incapable de remplir les fonctions de garde champêtre. Il a le droit de donner un million à la Grèce, de construire un observatoire, une école militaire, un séminaire, un hospice ; il n’a pas le droit de se mettre sur les rangs pour la députation : ainsi le veut la loi du 3 février 1844.

Le premier effet de cette loi a été d’expulser un grand nombre d’employés et de désorganiser tous les services ; le second a été d’empêcher la population de s’accroître. Il ne paraît pas que la Grèce soit plus peuplée aujourd’hui qu’il y a vingt ans, malgré la fécondité des mariages ; la fièvre, qui tue un enfant sur trois, décime régulièrement les familles, et la loi sur les hétérochthones est une barrière qui arrête les imaginations.

Il est un dernier point sur lequel les apologistes les plus ardents du peuple grec sont forcés de passer légèrement : c’est le chapitre de la probité. Les Grecs se sont fait à l’étranger une réputation détestable : en tout pays, on dit un Grec comme on dirait un filou de bonne compagnie. Je suis contraint d’avouer qu’ils ne valent pas mieux que leur réputation. On m’a montré à la cour du roi Othon tel officier supérieur qu’on a surpris plusieurs fois à voler au jeu ; mais on ne montre pas les juges qui ont vendu la justice, les hommes d’État qui se sont vendus eux-mêmes et les grands officiers de la couronne qui ont commandé des bandes de brigands : on aurait trop à faire. C’est un axiome chez les Grecs que tous les moyens sont bons pour s’enrichir ; le vol heureux est admiré, comme autrefois à Sparte ; les maladroits sont plaints ; celui qui s’est laissé prendre ne rougit que d’une chose : de s’être laissé prendre.

Un jour, un haut personnage de Valachie envoya au ministre des affaires étrangères de Grèce un service d’argenterie qui pouvait valoir cinquante mille francs. La caisse portait cette simple suscription : « À monsieur le ministre des affaires étrangères. » Pendant que l’argenterie était en route, survient un changement de ministère. Le nouveau ministre reçoit la caisse et la garde de confiance. L’excellence déchue la réclame, prétendant que c’est un pot-de-vin qui lui était dû. Il y eut procès, mais il n’y eut pas scandale. Les plus honnêtes gens d’Athènes seraient des gens tarés en France ou en Angleterre. Que penserions-nous d’un très-haut fonctionnaire de l’ordre judiciaire qui met en loterie un enclos et une cabane, qu’il intitule pompeusement l’académie de Platon ! L’homme qui a fait cette spéculation et qui a envoyé des billets à toute l’Europe, est un ancien ministre, qui préside la plus haute de toutes les cours de justice, et qui jouit dans son pays d’une fort bonne réputation.

Je résume en quelques mots les observations précédentes.

Le peuple grec est nerveux, vif, sobre, sensé, spirituel, et fier de tous ses avantages : il aime passionnément la liberté, l’égalité et la patrie : mais il est indiscipliné, jaloux, égoïste, peu scrupuleux, ennemi du travail des mains. Enfin, et c’est une observation qui domine toutes les autres, la population est stationnaire et n’a reçu aucun accroissement sensible en vingt-cinq années.


IX


Les Albanais et les Valaques, laboureurs et bergers. ― Les Maltais. ― L’italien s’oublie et l’on apprend le français. ― Histoire des Bavarois en Grèce. ― Polonais. ― Turcs.


Les Albanais forment près du quart de la population du pays. Ils sont en majorité dans l’Attique, dans l’Arcadie et dans Hydra. C’est une race forte et patiente, aussi propre à l’agriculture que les Hellènes le sont au commerce. Les Albanais, peuple sédentaire, et les Valaques, peuple nomade et pasteur, travaillent pour nourrir les Hellènes. Ils ne recherchent pas les places, et leur ambition n’est point d’entrer dans les bureaux. Tous les soirs, au coucher du soleil, on rencontre autour d’Athènes de longues processions d’Albanais qui reviennent avec leurs femmes du travail des champs. Ils habitent presque tous sur le versant de l’Acropole, au même endroit où se tenaient autrefois les Pélasges. Les Valaques couchent en plein air dans la montagne, au milieu de leurs troupeaux. Ainsi vivait autrefois Eumée.

« Le pasteur ne veut point dormir sur sa couche, loin de ses troupeaux. Il sort et s’arme. Il jette son épée tranchante sur ses robustes épaules ; il revêt un large manteau qui le garantit contre le vent, et met sur son dos la peau d’une grande chèvre. Il prend un javelot aigu, arme contre les chiens et contre les hommes, et il va dormir au milieu des porcs aux dents blanches, sous un rocher creux, au souffle des vents. » Les chiens des Valaques sont, comme ceux d’Eumée, des animaux féroces contre lesquels il est bon d’avoir un javelot.

Il n’y a dans la langue grecque qu’un seul mot pour désigner un Valaque et un berger.

Les Albanais parlent une langue originale qui ne se confond avec aucun des autres idiomes slaves. Les Valaques parlent une sorte de latin corrompu et méconnaissable.

Les Maltais, ces Savoyards de la Méditerranée, sont nombreux à Athènes et au Pirée : on y en compte plus de quinze cents. Par une exception assez curieuse, ils sont en Grèce d’une probité irréprochable, tandis qu’à Smyrne et à Constantinople ils forment la lie de la population. À Constantinople, leurs principales occupations sont le vol et l’assassinat ; à Athènes, ils sont commissionnaires, terrassiers, jardiniers : ils partagent avec les robustes habitants du Magne tous les travaux pénibles dont les journaliers athéniens ne voudraient pas. Si les Maltais sont les Savoyards d’Athènes, les Maniotes en sont les Auvergnats.

La puissance vénitienne n’a laissé que des souvenirs dans la Grèce continentale et dans la Morée. Les Grecs donnent le nom de castro vénitien à toutes constructions qui semblent remonter au moyen âge. Mais la langue italienne s’oublie de jour en jour davantage ; elle est remplacée par le français. Quant aux Italiens, ils ont disparu du pays : on n’en trouve plus que quelques familles dans les îles de l’archipel.

Les Bavarois, qui semblaient avoir envahi la Grèce, ont également disparu.

Le roi Othon, second fils du roi Louis de Bavière, fut proclamé roi de Grèce à la conférence de Londres, en février 1832.

Il débarqua à Nauplie, mineur, soumis à un conseil de régence composé de trois Bavarois, et escorté d’une petite armée de 3500 Bavarois, le 6 février 1833.

Jusqu’au jour de sa majorité (1er juin 1835) la régence bavaroise disposa de toutes choses en Grèce, arbitrairement et sans contrôle : toutes les places importantes furent données à des Bavarois ; un Bavarois fut nommé inspecteur des eaux et forêts de l’île de Syra, qui n’a ni eau ni forêts ; l’armée grecque se recruta de 5000 volontaires bavarois.

Une fois majeur, le roi, qui avait un pouvoir absolu, le remit tout entier aux mains de M. d’Armansperg, Bavarois qui gaspilla les finances et révolta le peuple. En 1837, le roi, qui venait de se marier à une princesse d’Oldenbourg, renvoya M. d’Armansperg, et le remplaça par M. Rudhart, Bavarois qui accorda une haute paye de cinq sous par jour aux volontaires bavarois, persécuta la presse, mécontenta les Grecs, et ne respecta pas même le roi, qui le destitua au mois de novembre.

De novembre 1837 à septembre 1843, l’administration fut partagée entre les Grecs et les Bavarois, les Grecs gagnant, les Bavarois perdant tous les jours du terrain. En même temps, l’armée se remplissait de Grecs, les étrangers retournaient en Bavière, si bien que le 15 septembre 1843 il ne restait plus dans le pays que quelques employés et cent cinquante soldats bavarois, lorsque le peuple fit une révolution pour les chasser.

Aujourd’hui, à l’exception de quelques serviteurs attachés à la personne du roi et payés sur sa liste civile, les seuls Bavarois qu’on rencontre en Grèce sont les habitants d’un pauvre petit village voisin d’Athènes et qu’on nomme Héraclée.

À l’époque de mon arrivée en Grèce (février 1852), il y avait à Athènes vingt-cinq ou trente Polonais qui, après avoir fait la guerre en Italie, trouvaient dans ce maigre pays une plus maigre hospitalité. Le climat leur était mauvais ; presque tous avaient la fièvre ; et tous seraient morts de faim sans la générosité d’un Grec, M. Négris, qui leur fournit l’argent nécessaire pour fonder un manége. Ils y travaillaient à perte, et M. Négris, en deux ans, y dépensa une trentaine de mille francs ; mais enfin ils vivaient. Le peuple d’Athènes, qui ne comprend pas qu’on fasse le bien sans intérêt, accusait M. Négris de conspirer contre la paix de l’Europe avec cette poignée de fiévreux et de vieillards. Les Polonais étaient maltraités assez régulièrement ; deux ou trois furent assassinés. Un officier grec insulta un Polonais sur la route du Pirée : le Polonais lui demanda raison ; le Grec refusa de se battre, en disant qu’il ne savait pas à qui il avait affaire. « Monsieur, répondit le Polonais, je suis officier comme vous, et plus que vous, car je me suis déjà battu, et je suis prêt à le faire encore. » Le Grec eut le courage de tenir bon et de ne point se battre. Malgré ces indignes traitements, les pauvres gens cherchaient à se rendre utiles. Un incendie se déclara dans Athènes. Les Grecs y coururent selon leur coutume, pour voir du feu et pour faire du bruit. Les Polonais y exposèrent leur vie. Peu de temps après ils furent chassés d’Athènes : ils portaient ombrage à la Russie. On les arracha de chez eux avec une brutalité qui ajoutait à l’odieux de cette exécution. Ils furent embarqués sans avoir pu mettre ordre à leurs affaires, et ils prirent le chemin de l’Amérique sans argent. Le gouvernement grec, pour justifier sa conduite, publia dans le journal officiel trois pièces saisies chez le chef des Polonais, le général Milbitz. C’étaient trois proclamations adressées deux ans auparavant aux Grecs de Bulgarie et de Servie pour les exhorter à se défier de la Russie.

Il restait quelques familles turques dans l’île de Négrepont, lorsque la guerre d’Orient a éclaté : je suppose qu’elles ont quitté le royaume. Les Grecs les toléraient, à peu près comme ils tolèrent les juifs : je ne sais rien de plus intolérant que leur tolérance. Ces Turcs avaient cent fois plus de raisons de se plaindre que les Grecs rayas n’en ont jamais eu d’accuser les Turcs. Jamais les Turcs n’ont traité les églises grecques comme les gamins de Négrepont traitaient les mosquées.

Les Grecs témoignent très-hautement leur mépris pour les Turcs. Depuis qu’on les a délivrés, ils se figurent qu’ils se sont délivrés eux-mêmes ; chacun se rappelle les beaux faits d’armes qu’il aurait pu faire, et le plus modeste a toujours tué cent Turcs pour le moins. Cependant j’ai vu le temps où il était fort difficile de décider un domestique hellène à passer la frontière de Turquie. Ces héros se serraient contre leurs maîtres à l’approche du moindre turban, et le plus mince cavas aurait pu les bâtonner sans résistance.


X


Sentiments des Grecs pour les étrangers. ― Les Anglais aux îles Ioniennes. ― Un Anglais qui ne veut pas perdre son accent. ― Are you a gentleman ? ― La haute cour de justice à Corfou.


Les sentiments des Grecs pour les peuples de l’Occident, et en particulier pour leurs protecteurs, ne sont pas faciles à démêler. Le paysan que le hasard a mis en contact avec un voyageur commence par lui demander s’il est Français, Russe, Allemand ou Anglais, et, suivant la réponse, il ajoute d’un air pénétré : « J’aime beaucoup les Français, ils sont vifs et généreux ; » ou : « J’adore les Russes, ils sont orthodoxes ; » ou : « Je vénère les Allemands, il nous ont donné le meilleur des rois ; » ou : J’ai la plus grande admiration pour les Anglais, ils sont aussi bons marins que nous. »

Le fond de toutes ces protestations est une grande indifférence, qui n’est point sans un mélange de haine. S’ils aiment les étrangers, c’est comme le chasseur aime le gibier. Ils témoignent la même affection aux Français, aux Anglais et aux Russes, en les volant uniformément sur tout, en leur vendant impartialement les choses au double du prix qu’on les vend aux Grecs, et en les trompant, sans préférence aucune, sur le change des monnaies. Un Grec se croirait déshonoré s’il ne vous dérobait pas quelque chose en vous rendant la monnaie de cinq francs : lorsqu’on s’en aperçoit et qu’on le lui dit, il répare son erreur, et sourit d’un air aimable qui veut dire : « Nous nous comprenons : vous avez deviné que j’étais un fripon ; vous êtes un homme d’esprit, peut-être un peu fripon vous-même ; nous sommes faits pour nous entendre. » Un cafetier grec n’est nullement embarrassé lorsqu’un Français et un Grec qui ont pris le même café à la même table, viennent en même temps lui payer l’un deux sous, l’autre un sou. Si vous lui en faisiez la remarque, il vous répondrait : « Les Grecs ne se mangent pas entre eux[1]. »

Il y a fort peu d’Anglais établis dans le royaume de Grèce ; mais l’Angleterre protège les îles Ioniennes, et le rapprochement des Grecs et des Anglais, les deux peuples les plus personnels de la terre, offre un spectacle assez curieux.

Ce n’est point ici le lieu de rechercher si les Anglais ont fait aux Ioniens tout le bien qu’ils pouvaient leur faire.

Ce qui est certain, c’est que Corfou est pour les Anglais une position militaire aussi importante que Malte ou Gibraltar, et qu’ils tiennent à la conserver. Ce qu’on devine encore, et au premier coup d’œil, c’est que Corfou et les six autres îles sont mieux cultivées et plus florissantes qu’aucune province du royaume de Grèce ; les communications sont faciles par terre et par mer, le pays est traversé en tous sens par des routes admirables ; toutes les îles sont reliées entre elles par un service régulier de bateaux à vapeur. On pourrait donc croire que les îles ont autant de plaisir à garder les Anglais que les Anglais en ont à garder les îles. On se tromperait grossièrement.

Cependant les Ioniens font bon visage aux Anglais. Ils retrouvent à l’occasion ces sourires gracieux et ces flatteries ingénieuses que la grécaille du temps d’Auguste prodiguait aux Romains, ses maîtres. J’ai vu grandir à Corfou une génération de jeunes élégants qui cherche à oublier le grec et l’italien pour apprendre l’anglais, qui fredonne le God save the Queen, qui taille ses favoris en brosse, et qui voudrait pouvoir les teindre en rouge. Cependant les Anglais sont détestés de tous, excepter des hommes de jugement froid et d’esprit politique qui ne forment pas la majorité dans les sept îles.

Il est vrai que les Anglais sont terriblement Anglais. On a dit avec quelque raison : « Ce qui a fait la force de ces gens-là, c’est qu’ils se répètent vingt fois par jour : « Je suis Anglais. » Je suis sûr qu’aux îles Ioniennes ils se le disent une fois de plus.

Un des Anglais qui ont rendu le plus de services aux Ioniens, un véritable philhellène, lord …, qui parlait le grec comme M. Hase ou M. le Normant, demandait un jour à un ionien s’il ne trouvait pas quelque chose à reprendre dans son langage. « Oui, dit le Grec, vous avez gardé un léger accent. — Je le sais, répliqua l’Anglais, et j’ai soin de ne point le perdre. Je veux que, même en m’entendant parler grec, on reconnaisse que je suis Anglais. »

Un Ionien qui se promenait à cheval sur une des routes de Corfou tombe, et son cheval sur lui. Un Anglais qui passait en voiture arrête ses chevaux, court à l’homme et tend les mains vers lui pour le relever, lorsqu’une réflexion l’arrête : Are you a gentleman ? Heureusement le cavalier tombé s’appelait Dandolo, et comptait des doges de Venise parmi ses ancêtres. On ne dira plus que les ancêtres ne servent de rien : les Dandolo du xve siècle ont sauvé une jambe à leur postérité.

Les Anglais font peu de chose pour se rapprocher des Grecs, et les Grecs, à part l’exception que j’ai signalée, font tout pour s’éloigner des Anglais. Le gouvernement a fondé quelques institutions qui forcent les deux races de s’asseoir côte à côte. Ainsi, la haute cour de justice est mi-partie de Grecs et d’Anglais. Il est vrai que les magistrats qui la composent sont collègues sans être égaux. Pour remplir les mêmes fonctions et s’asseoir dans deux fauteuils pareils, un Grec reçoit six mille francs par an et un Anglais vingt-cinq mille. Les Grecs ne sont pas contents.


XI


La colonie française en Grèce. ― Les philhellènes. ― Le colonel Touret. ― Le général Morandi. ― Un procès inouï. ― L’École française d’Athènes.


La colonie française n’est pas nombreuse en Grèce. Elle se compose de deux grands propriétaires, MM. de Mimont et Lapierre, qui ont créé à force de talent et de patience deux belles exploitations agricoles ; deux négociants, MM. Michelon et Bruno, qui ont le magasin le mieux achalandé d’Athènes ; un boulanger, un aubergiste, deux ou trois réfugiés qui végètent ; M. Bareaud, jardinier du roi ; quelques anciens philhellènes restés au service de la Grèce, et enfin l’École française.

Nous sommes si loin de ces temps d’enthousiasme où la France entière se passionnait pour les Grecs et contre les Turcs, que le mot de philhellène a déjà besoin d’un commentaire.

On se souvient à peine que, pendant la guerre de l’indépendance, la jeunesse la plus ardente de l’Europe courut à la défense de la Grèce. Ces amis des Grecs, ou ces philhellènes, auront été les derniers chevaliers errants. Ils comptaient parmi eux nombre de cerveaux brûlés qui n’avaient rien de mieux à faire que d’aller mourir en Grèce, et bon nombre aussi d’âmes énergiques et droites, passionnées pour la liberté. Leur chef, Fabvier, avait les talents et les vertus des grands capitaines : on pouvait croire que cet homme extraordinaire s’était échappé d’un volume de Plutarque, au bruit de la guerre[2]. Sans le corps des philhellènes, les Grecs n’auraient jamais pu attendre Navarin ; le maréchal Maison serait arrivé trop tard. Le royaume de Grèce doit la vie à cette poignée d’hommes.

Un de nos plus fins romanciers, M. Alphonse Karr, raconte l’histoire d’un philhellène à qui les grecs ont volé sa montre aux Thermopiles et sa tabatière à Marathon. Je pourrais raconter à mon tour l’aventure arrivée au pauvre docteur Dumont, philhellène que nous avons enterré il y a deux ans. Au plus fort de la guerre, et tandis qu’il passait une moitié de son temps à se battre et l’autre à panser les blessés, il fut presque mis en pièces par les Grecs. Les Grecs ont souvent intercepté les convois de vivres, d’armes et de munitions que l’Europe envoyait à la Grèce : ils venaient ensuite les revendre à l’Europe. Les Grecs plaçaient les philhellènes au premier rang dans les batailles, et se cachaient modestement au second. Un jour que les Grecs étaient bloqués dans l’Acropole, sans poudre, les philhellènes pénétrèrent dans la forteresse, sous le feu des Turcs, apportant chacun un sac de cartouches sur le dos. En récompense de ce dévouement, les assiégés leur signifièrent qu’il leur serait défendu de sortir, et les forcèrent de subir avec eux un blocus de plusieurs mois, sans bois, sans eau et sans aucun abri contre une pluie de boulets.

La guerre terminée, les Grecs se hâtèrent d’oublier ce qu’on avait fait pour eux. Beaucoup de philhellènes étaient morts ; quelques-uns retournèrent dans leur patrie ; les autres demeurèrent en Grèce : on le leur permit. Ils forment la troisième des catégories désignées dans la loi sur les hétérochthones.

L’homme le plus remarquable et le plus apparent de cette vieille troupe est un Français, M. Touret. Il était, si je ne me trompe, sous-lieutenant de hussards lorsqu’il abandonna la France. Il est aujourd’hui colonel, directeur de l’hôpital militaire, chargé de l’inspection de la comptabilité de l’armée, et décoré d’une multitude d’ordres : mais il est resté jusqu’au bout sous-lieutenant, hussard et philhellène. Dans un pays où la mémoire des bienfaits se perd vite, il s’est fait le prêtre de la religion des souvenirs. Ce grand vieillard, plus vif, plus svelte, et plus infatigable que les jeunes gens, est la personnification vivante de la guerre de l’indépendance. Tant qu’il vivra, les Grecs auront beau faire pour oublier les services qu’ils ont reçus, le colonel se charge de les leur rappeler. Il a construit, dans une église de Nauplie, un monument à ses frères d’armes : un monument de bois, dans la patrie du marbre ; un monument qui pourrira avant dix ans ; mais, si le colonel est encore de ce monde, il en fera faire un autre à ses frais. C’est le colonel Touret qui a forcé la municipalité d’Athènes à donner à une rue le nom de Fabvier : il y a tout juste deux ans qu’il a obtenu cette tardive satisfaction : chez les Grecs d’aujourd’hui, la vengeance a les pieds agiles, et c’est la reconnaissance qui est boiteuse.

Il est probable que, si le colonel Touret était retourné en France avec Fabvier, il serait général aujourd’hui. Il ne le sera jamais en Grèce. Pour l’élever au rang où il est parvenu, il a fallu l’autorité du roi : les ministres ne lui veulent aucun bien[3]. Le colonel a pour le roi le dévouement le plus passionné. Il s’est nommé lui-même conservateur de la vie du roi, et il vaque nuit et jour à cette fonction toute gratuite. Que le roi sorte à cheval, qu’il sorte en voiture, le colonel chevauche à ses côtés. Au mois d’avril 1852, le roi et la reine revenaient à quatre heures du matin du Pirée, où l’amiral Romain Desfossés leur avait donné un bal à son bord : le colonel, à cheval à la portière de la voiture, veillait au salut de ses chères Majestés. Son cheval, un cheval de troupe qu’il avait emprunté pour la circonstance, fut frappé d’apoplexie, et tomba. Le roi et la reine étaient déjà au palais, que le colonel, étendu auprès de sa monture, une jambe engagée sous la selle, attendait encore qu’on vînt le relever. Le ministre de la guerre réclama le prix du cheval.

Le colonel Touret a pour commensal et pour ami un autre philhellène, Vénitien de naissance, le général Morandi. M. Morandi est homme d’esprit comme tous les Italiens, et homme de tête comme presque tous les Lombards. Je n’ai jamais rencontré d’homme plus pénétrant, plus subtil, qui connût mieux les hommes, ni qui eût moins conservé d’illusions. Il était né pour organiser la gendarmerie dans un pays de brigands ; et c’est ce qu’il a fait en Grèce. Après avoir conspiré contre l’Autriche, souffert sous les plombs de Venise, fait connaître son nom à toute l’Italie par des évasions aussi hardies que celles de Latude et du baron de Trenck, défendu les libertés de l’Espagne contre l’invasion française en 1824, et l’indépendance de la Grèce contre la domination turque jusqu’en 1828, ce conspirateur et cet insurgé a fait de l’ordre comme il avait fait du désordre, avec autant de talent et avec plus de succès. Pendant près de vingt ans, la tranquillité publique, le respect des lois et la vie du souverain ont été confiées à la garde de M. Morandi. Il était l’homme indispensable du royaume.

En 1848, Venise chassait les Autrichiens et proclamait la république, M. Morandi se souvint qu’il était Vénitien. Il demande un congé, on le lui refuse ; il part, ses concitoyens le reçoivent à bras ouverts ; il prend une part active au gouvernement de la république, et Manin lui confie un des forts de la ville pendant le siége.

Après la capitulation, le général revint en Grèce. La vengeance de l’Autriche l’y poursuivit. La reine, toute dévouée à la Russie et à l’Autriche, qui ne faisaient qu’un en ce temps-là, le traduit devant un conseil de guerre : il est acquitté à l’unanimité.

Cependant, on ne lui rend ni son grade ni sa solde, on refuse de lui donner le traitement de disponibilité qui lui était dû. Il veut partir pour le Piémont, où il aurait pu prendre du service comme général ; on lui refuse un passe-port, et le gouvernement lui défend à la fois la sortie de la Grèce et les moyens d’y subsister.

Quatre années se passent. Le général avait épuisé ses dernières ressources ; le gouvernement refusait obstinément de lui payer la solde qui lui était due. Le ministre de la guerre, honteux du rôle qu’on le condamnait à jouer, alla dire de lui-même au général Morandi : « Mettez une saisie sur mon traitement : il faudra bien que votre affaire arrive devant les tribunaux. »

En première instance, M. Morandi fut condamné. Le gouvernement avait intimidé les juges : on les menaça d’une destitution. Le plus honnête des trois venait de se marier ; sa femme était enceinte, il craignait de perdre sa place, et il vota contre sa conscience.

En cour d’appel, M. Morandi gagna. Le gouvernement se pourvut en cassation et perdit. Tout le monde croyait que M. Morandi allait enfin obtenir justice : on se trompait. Le pouvoir exécutif refusa d’exécuter le jugement ; et l’on fit dire au général qu’il pouvait recommencer les poursuites et faire saisir le traitement du ministre ; qu’après tous les jugements, les sentences et les arrêts, il reviendrait toujours au même point.

On parlait autrefois de la justice turque : M. Morandi a fait à ses dépens l’épreuve de la justice grecque.

L’école française d’Athènes est mal connue en Grèce, peu connue en France. Voici, en quelques mots, toute son histoire.

En 1846, M. de Salvandy, ministre de l’instruction publique, convaincu que l’académie de France à Rome était une institution utile aux arts, résolut de fonder en Grèce une école parallèle, dans l’intérêt des lettres. Il fut décidé que les membres de l’école seraient choisis parmi les jeunes professeurs de l’université, qu’ils resteraient à Athènes deux ou trois ans, et qu’ils profiteraient de ce séjour pour visiter l’Italie et une partie de la Turquie.

Les premiers qui débarquèrent en Grèce furent assez embarrassés : ils ne savaient pas précisément ce qu’ils y venaient faire. Les uns se mirent à apprendre le grec moderne avec un vieux professeur athénien que la France payait fort bien ; les autres s’amusèrent à enseigner le français à quelques étudiants de l’université d’Athènes ; les uns voyagèrent, les autres restèrent au logis ; tel prépara de grands travaux, tel autre ne fit rien, ou peu de chose.

Depuis cette époque, les Grecs se sont fait une idée arrêtée sur le but et l’utilité de l’école. Les uns s’imaginent qu’on y vient tout exprès pour étudier pendant trois ans le grec moderne, qui est la plus belle langue du monde ; les autres se sont mis dans l’esprit que la France faisait hommage de cinq ou six professeurs de français à la jeunesse d’Athènes, qui est la plus brillante jeunesse de l’Europe ; d’autres enfin se persuadent que cette institution n’a pas d’autre utilité que d’introduire en Grèce quarante mille francs d’argent français tous les ans.

En France, l’école avait contre elle un bon nombre d’ennemis, que je ne blâme pas. Les gens économes pouvaient sans injustice blâmer une institution assez coûteuse et qui semblait assez stérile. Il est vrai que les jeunes professeurs que le ministre envoyait à Athènes en revenaient plus savants et plus artistes ; mais le public n’en savait rien, et les éplucheurs du budget n’en croyaient rien.

Pour satisfaire les esprits positifs, un décret en date du 7 août 1850 plaça l’école d’Athènes sous le patronage de l’académie des inscriptions et belles-lettres, et décida que chaque membre enverrait tous les ans à l’académie un mémoire sur quelque question d’histoire, de géographie ou d’archéologie grecque. Ce décret fut provoqué par M. Guigniaut, membre de l’Institut, qui protégea l’école dès sa naissance, qui la défendit contre ses ennemis, et qui lui servit, comme il l’avoue en souriant, de père nourricier. Dès ce jour, l’école fut préservée de la mort violente ; mais elle faillit mourir de mort naturelle. Les candidats ne se présentaient point. Les professeurs de notre université n’ont pas les goûts nomades ; ceux qui sont à Paris aspirent à y rester ; ceux qui n’y sont pas aspirent à y venir : personne ne se souciait, en ce temps-là, d’aller voir le roi Othon sur son trône.

Mais, au milieu de l’année 1852, un des membres de l’école, M. Beulé, fit une fouille heureuse, une belle découverte et un bon livre : l’Acropole d’Athènes. Son nom acquit en peu de mois une grande célébrité, dont il retomba quelque chose sur l’école. L’émulation s’empara de nos jeunes professeurs ; Athènes leur parut un séjour plus désirable que Chaumont ou Poitiers, et les places vacantes se remplirent comme par enchantement.

Aujourd’hui, l’école est au complet, c’est-à-dire composée de cinq membres. Ces jeunes érudits apprennent le grec moderne sans autre maître que le peuple grec, et la géographie sans autre maître que le pays : ils se dispensent d’enseigner le français aux petits Athéniens, qui ne leur en sauraient aucun gré ; ils écrivent pour l’Institut des mémoires sérieux, pour la Sorbonne des thèses savantes : lorsqu’ils retourneront en France, rien ne les empêchera de devenir, en quelques mois, docteurs ès lettres et professeurs de faculté. En attendant, leurs études ne les absorbent pas tellement qu’ils ne puissent jouir de l’ombre en été et du soleil en hiver.


XII


Histoire de deux grandes dames étrangères qui s’étaient fixées en Grèce.


Les Grecs, pour qui nos mères ont brodé des drapeaux, ne sont ni galants ni hospitaliers. Ils croient avoir fait beaucoup pour un étranger, et même pour une étrangère, lorsqu’ils n’ont tiré que quelques coups de pistolet aux oreilles de son cheval, et qu’ils n’ont pas lancé trop de cailloux dans les glaces de sa voiture. Si je connaissais une femme éprise de la solitude, je lui conseillerais les déserts de la Bretagne, plutôt que ce Quimper-Corentin glorieux que nous vénérons sous le nom d’Athènes.

Cependant Athènes possédait encore en 1853 deux femmes célèbres, qui, après avoir brillé dans les plus belles cours de l’Europe, étaient venues en Grèce cacher leur vie et semblaient devoir l’y finir.

L’une, fille d’un ministre de Napoléon, mariée dans une des trois plus grandes familles de l’empire, aimée de Marie-Louise, qu’elle servit en qualité de dame d’honneur, admirée de la cour pour sa beauté, à laquelle il ne manquait qu’un peu de grâce, estimée de l’empereur, pour sa vertu qui n’a pas même été soupçonnée, séparée de son mari sans autre cause que la différence de leurs humeurs, et renfermée dans l’amour d’une fille unique qui lui ressemblait en toutes choses ; après s’être montrée à tout l’Orient, avec cette fille pour qui elle ne rêvait rien moins qu’un trône, résignée enfin à vivre obscurément dans une condition privée, s’est fixée pour toujours à Athènes, dans toute la force de son âge et de son caractère. La mort prématurée de sa fille, une maladie incurable, la vieillesse qui est venue la surprendre, la solitude dont elle n’a pas eu soin de se préserver, un penchant invincible pour tout ce qui n’est point ordinaire, et peut-être la lecture assidue d’un même livre, l’ont jetée dans une religion qui n’appartient qu’à elle, très-éloignée du christianisme, et qui se rapproche de la foi israélite, sans cependant s’y confondre ; religion sans adeptes, dont elle est à la fois la prêtresse et la prophétesse. Dieu, qu’elle consulte et qui lui répond, lui a inspiré l’idée d’élever un grand autel sur le Pentélique. C’est un projet qu’elle exécutera dès qu’elle aura trouvé pour cet autel un plan digne de Dieu et d’elle-même. C’est du haut de ce monument qu’elle conversera avec Dieu, si Dieu lui prête vie. L’exaltation de ses idées et la singularité de sa foi n’ôtent rien à la finesse de son esprit ni à la solidité de son jugement dans les choses ordinaires, ni à la fidélité de sa mémoire, qui va jusqu’à réciter les longues tirades de vers moraux qu’on lui a fait apprendre dans son enfance, et les petites histoires de la cour impériale qu’elle n’a pas pu s’empêcher d’écouter dans sa jeunesse. Son caractère est entier comme celui de peu d’hommes, sa volonté inébranlable, ses inimitiés constantes, son amour de la vie extrême, sa prudence toujours éveillée. Cinq ou six gros chiens capables de dévorer un homme, et qui l’ont prouvé, sont ses gardes du corps et ses meilleurs amis. Elle est riche : ses revenus, tant en France qu’en Grèce, s’élèvent à près de trois cent mille francs ; elle a hypothèque sur les plus belles maisons d’Athènes, et de grands personnages lui adressent des pétitions pour lui emprunter de l’argent. Elle est libérale par accès, mais seulement envers les riches, et non sans quelques velléités de reprendre ses dons. Sa fortune, dont la moindre part placée en aumônes mettrait toute la ville à ses pieds, se dépense en constructions bizarres, qu’elle laisse inachevées, à dessein, dit-on, et par une crainte superstitieuse de mourir lorsqu’elle aura terminé quelque chose. Son jardin d’Athènes, immense et traversé par l’Ilissus, est un désert qu’elle entretient soigneusement pour empêcher qu’il n’y croisse des arbres. Elle habite une maison ébauchée, isolée, démeublée et déserte, lorsqu’une vie confortable, une société choisie, cinq ou six amis dévoués (au prix où sont les amis), et l’adoration publique, ne lui coûteraient pas cent mille francs par an. Cette femme extraordinaire, qui vit et qui mourra malheureuse, quoiqu’elle ait plus d’esprit, d’argent et de vertu qu’il n’en faut pour être heureux en ce monde, est Mme Sophie De Barbé-Marbois, duchesse de Plaisance.

La duchesse aime les nouveaux visages, et tout homme qui met des gants peut hardiment se présenter chez elle : il sera le bienvenu. Elle le promènera dans sa voiture, en compagnie d’un chien ; elle l’invitera à dîner à sa maison du Pentélique, en compagnie d’une meute. Il est vrai que ces fusées d’amitié s’éteignent vite ; mais tous les étrangers qui ont passé par Athènes se sont donné le plaisir d’en allumer une. À quelques semaines de distance, la duchesse m’a présenté au premier sculpteur du siècle, M. David d’Angers, et je lui ai conduit Théophile Gautier. Les femmes aussi ont part à cette bienveillance de passage : la princesse Belgiojoso a reçu l’hospitalité chez la duchesse ; et ce n’est qu’au bout de plusieurs jours d’intimité que ces deux personnes extraordinaires ont commencé à se haïr.

La seule femme qui ait inspiré à la duchesse une amitié durable, c’est Janthe.

Je confesse, avant tout, que je n’ai pas le droit de désigner Janthe par son nom de baptême. Si je la traite si familièrement, c’est que ce nom est le seul qui lui reste de tous ceux qu’elle a portés. Elle a pris et perdu successivement le nom de lady E…, de baronne F… et de comtesse T… ; et, quoique le comte T…, le baron F… et lord E… soient vivants tous les trois, Janthe aujourd’hui s’appelle Janthe, et rien de plus.

Le hasard a voulu que Janthe se trouvât chez la duchesse le jour de ma présentation. Ces deux amies intimes formaient un contraste frappant. La duchesse est une petite femme d’une maigreur fabuleuse, et qui semble n’avoir que le souffle. Le costume invariable qu’elle porte, hiver comme été, achève de lui donner l’apparence d’un fantôme : c’est une robe blanche en étoffe de coton, et un voile blanc, à la juive, qui enveloppe sa figure pâle et ses cheveux blancs. Janthe est une admirable incarnation de la force et de la santé. Elle est grande et svelte, sans maigreur ; si elle avait la taille un peu plus longue, il serait impossible de trouver une femme mieux faite. Ses pieds et ses mains annoncent une origine aristocratique ; les lignes de son visage sont d’une pureté incroyable. Elle a de grands yeux bleus, profonds comme la mer ; de beaux cheveux châtains, relevés çà et là par quelques tons plus chauds : quant à ses dents, elle appartient à cette élite de la nation anglaise qui a des perles dans la bouche et non des touches de piano. Son teint a conservé cette blancheur de lait qui ne fleurit que dans les brouillards de l’Angleterre, mais à la plus légère émotion il se colore. Vous diriez que cette peau fine et transparente n’est qu’un réseau où l’on a enfermé des passions : on les voit s’agiter dans leur prison, toutes frémissantes et toutes rouges. Janthe a plus de quarante et moins de cinquante ans.

Il y a vingt et quelques années, elle était, comme toutes les jeunes filles à marier, un livre relié en mousseline et tout plein de papier blanc. Elle attendait qu’elle eût un mari pour avoir un caractère, un esprit et un bon ou mauvais naturel. C’est l’histoire de toutes les femmes ; elles sont ce qu’on les fait. Janthe, qui n’avait qu’une fortune médiocre, rencontra ce qu’on appelle un beau mariage : elle épousa lord E….

Lord E… était en amour un gourmet un peu bien blasé : il fallait qu’il fût terriblement affriandé par cette beauté rose et blanche, pour qu’il s’embarquât dans un mariage disproportionné. Cet homme, qui épousait pour son plaisir, traita sa femme comme une chose qu’on a payée. Il en fut bientôt puni. Janthe distingua le prince de S…, secrétaire d’une des grandes ambassades d’Allemagne. Le prince était fort beau : j’ai vu une miniature que Janthe conserve précieusement en souvenir de son premier amour. D’ailleurs il portait un grand nom, il était plein d’esprit ; il était destiné à devenir premier ministre dans son pays : mais ce point-là ne la préoccupait guère. Elle aima le prince comme on lui avait appris à aimer. Dans les premiers jours, elle garda son bonheur secret ; mais bientôt elle n’y tint plus. Son mari avait été nommé gouverneur d’une province anglaise plus grande que l’Europe : elle ne voulait point quitter l’Angleterre. Un beau matin elle monta sur les toits, et cria très-distinctement à tout le Royaume-Uni : « Je suis la maîtresse du prince de S… ! » Toutes les ladies qui avaient des amants et qui ne le disaient pas furent grandement scandalisées : la pudeur anglaise rougit jusqu’au bout des cheveux ; lord E… témoigna son indignation par un bon procès, et le prince de S… fut condamné à payer l’honneur d’un pair d’Angleterre au taux marqué par la loi. Janthe devint libre par un divorce qui la condamnait à quitter l’Angleterre, puisqu’il lui fermait toutes les portes. Elle voyagea deux ans avec son amant ; elle en eut une fille que le prince a fait élever et qu’il a mariée quelques mois avant de mourir. Janthe ne songea pas un instant à devenir princesse de S… : elle aimait trop le prince pour vouloir devenir sa femme. Il la quitta.

Elle se remit à courir le monde pour se distraire et pour changer d’amour. Elle visita la France, et se fixa en Allemagne. Sa fortune personnelle, qui ne lui aurait point suffi en Angleterre, lui permit de tenir un certain rang dans certaines principautés. Elle avait et elle a encore trente-sept mille francs de rente. Ce qu’elle fit de son temps et de son cœur jusqu’au moment où elle épousa le baron F…, Dieu seul le sait : elle était libre, et ne devait compte de ses actions à personne. Je suis porté à croire que les distractions ne lui manquèrent jamais, qu’elle eut quelques attachements, et que de préférence elle s’attacha assez haut. Elle me demandait un jour ce que je pensais des cartes.

« Rien que de bon, lui répondis-je : nous sommes chez les Grecs, et je dois respecter la religion du pays.

— Vous ne voulez pas m’entendre. Je vous demande si vous croyez à la cartomancie ? J’ai consulté, il y a longtemps, Mlle Lenormant : elle m’a prédit que je ferais tourner bien des têtes…

— Il ne fallait pas être sorcière.

— Et entre autres trois têtes couronnées.

— Eh bien ?

— Eh bien ! J’ai beau chercher, je n’en trouve que deux.

— C’est que la troisième est dans l’avenir. »

Il ne faut pas croire cependant qu’elle n’ait aimé que les puissances. Dans un séjour qu’elle a fait à Bade, elle s’est liée avec un proscrit français que nous avons vu à la tête d’un ministère depuis 1848. En ce temps-là, elle parlait et écrivait déjà fort bien le français et l’allemand. Aussi le roi de Bavière la maria-t-il dans ses États au baron de F…, dont elle eut deux enfants. Mais elle rencontra dans un bal le comte T…, héritier d’une des plus anciennes familles des îles Ioniennes. Le comte T…, comme tous les héritiers de ce pays-là, ne possédait qu’un beau nom et une jolie figure ; mais il portait si élégamment le bonnet grec et le jupon traditionnel, que Janthe s’aperçut aussitôt que les Allemands étaient trop laids. Elle commanda des chevaux, et partit le soir même avec le comte. On prétend que le pauvre baron F…, qui revenait d’un petit voyage, se croisa avec la chaise de poste qui emportait sa femme : mais il refusa de croire le témoignage de ses yeux. Il ne pouvait admettre que la baronne eût quitté le domicile conjugal, puisqu’il avait la clef dans sa poche.

Janthe s’était fait enlever, mais à bonne intention, et pour contracter un mariage légitime. Elle renvoya au baron la foi qu’il lui avait donnée ; et, pour pouvoir épouser son cher comte, elle embrassa la religion grecque. On sait que les Grecs baptisent par immersion : c’est ce qui les autorise à nous appeler chiens mal baptisés. Ils aiment l’empereur de Russie parce qu’il est un chien bien baptisé. La comtesse se fit baptiser dans une baignoire.

Après quelques années de bonheur, elle remarqua que la plupart des Grecs portaient des jupons blancs et des bonnets rouges, et qu’ils avaient au moins aussi bonne tournure que son mari. Elle fit une pension très-convenable au comte, qui s’en alla vivre en Italie. Pour elle, elle resta en Grèce, et fit quelques voyages en Turquie. Elle parle assez bien le grec et le turc. Sa maison était alors le rendez-vous des jeunes gens aimables d’Athènes ; on y vivait à la française, et on y dansait quelquefois.

Mais, dans un voyage qu’elle fit au nord, elle traversa la petite ville de Lamia. Le général commandant la place était un de ces héros de la guerre de l’indépendance, demi-soldats, demi-brigands, que le gouvernement est forcé d’employer, pour n’avoir pas à leur couper la tête. Ce galant homme s’appelle Hadji-Petros : il est bon cavalier, il a la taille fine, il se dandine en marchant et porte le plus légèrement du monde les soixante-dix ans qu’il a sur la tête. Ces Grecs du bon vieux temps ne sont pas dépourvus d’une certaine grâce. Ils s’habillent tout en or pour montrer des chevaux harnachés d’argent. Ils parlent peu, n’ayant que peu d’idées à débourser. Tout ce qu’on peut leur reprocher, c’est de manger de l’ail et d’ôter leurs babouches par contenance, pour prendre leur pied dans la main.

Lorsqu’elle vit Hadji-Petros dans sa gloire, Janthe s’imagina qu’elle était née Pallicare : le lendemain elle régnait sur Lamia. Toute la ville était à ses pieds, et lorsqu’elle sortait pour faire sa promenade, les tambours battaient aux champs. Cette femme délicate vécut avec des soudards, courut à cheval dans la montagne, mangea littéralement sur le pouce, but du vin résiné, dormit en plein air, auprès d’un grand feu de lentisques, et s’en trouva bien.

Lorsqu’on apprit dans Athènes que l’heureux Hadji-Petros avait succédé au comte T…, la jalousie publique murmura hautement. On enviait le bonheur du vieux général, et surtout (faut-il le dire ?) l’aisance dont il allait jouir. Dans un pays où les ministres ont sept cent vingt francs de traitement par mois, on ne dispose pas de trente-sept mille livres de rentes sans faire bien des jaloux. Hadji-Petros fut destitué. En apprenant cette nouvelle, il forma une résolution qui paraîtra invraisemblable à tous ceux qui ne connaissent pas les grecs d’aujourd’hui.

Il écrivit à la reine une lettre conçue à peu près en ces termes :

« Votre Majesté m’a fait destituer : c’est sans doute parce que je vis avec la comtesse T… ; mais, quoi que mes ennemis aient pu vous dire, je vous déclare sur mon honneur de soldat que si je suis l’amant de cette femme, ce n’est point par amour, mais par intérêt. Elle est riche, et je suis pauvre : j’ai un rang à soutenir, des enfants à élever. J’espère donc, » etc.

Cette lettre a été rendue publique, toute la ville a pu la lire ; mais je ne crois pas que le commun des Grecs l’ait trouvée étrange ou inconvenante. Si Hadji-Petros l’a adressée de préférence à la reine, c’est qu’il savait que, dans le royaume de Grèce, le roi règne et la reine gouverne. Il devinait fort bien, en supposant que c’était elle qui l’avait destitué. La reine est une personne irréprochable : elle a donc le droit d’être sévère. Elle a brisé la carrière de plusieurs officiers qui s’étaient permis d’avoir des maîtresses ; et l’an dernier, lorsqu’un des ministres du roi a été pris en flagrant délit d’adultère, si elle ne l’a pas destitué, c’est qu’elle le savait dévoué à la Russie. Hadji-Petros, malgré sa lettre justificative et ses sentiments de père de famille, fut forcé de quitter Lamia. Il revint à Athènes, et Janthe avec lui. Elle loua, près de la ville, deux petites maisons jumelles avec un jardin commun : le Pallicare habitait l’une avec ses sous-brigands ; elle occupait l’autre avec ses domestiques.

En Grèce, comme partout, l’opinion publique est pleine d’indulgence pour qui la respecte, impitoyable pour qui la brave. Du jour où Janthe afficha sa liaison avec Hadji-Petros, toutes les maisons lui furent fermées. Elle ne vit plus que quelques femmes d’officiers, pauvres créatures sans éducation et sans esprit. C’est alors que la duchesse, par pitié, par curiosité et par esprit de contradiction, lui tendit les bras. À son âge, elle pouvait, sans se compromettre, fréquenter une femme compromise. Janthe, d’ailleurs, prenait bien ses mesures pour que l’on ne fût point exposé à rencontrer son sauvage doré ; et quand même la duchesse se serait croisée avec lui, comme elle ne sait pas le grec et qu’il ignore le français, la conversation n’eût pas été longue. Cette bonne duchesse trouvait un plaisir paradoxal à excuser les faiblesses de son amie. Elle baptisait du nom d’unions libres ce que Gorgibus appelle brutalement le concubinage. Au demeurant, sa religion, j’entends la religion qu’elle a inventée, n’était pas contraire à ces sortes de liaisons, théorie plaisante et dont on peut se passer la fantaisie lorsqu’on a derrière soi plus de soixante-dix ans de vertu. Un seul point contrariait la duchesse : c’était cette pension que Janthe servait fidèlement à son mari. Elle lui conseilla de divorcer par économie. Mais, comme les tribunaux pouvaient refuser le divorce, Janthe plaida la nullité. On sait qu’en Grèce le mariage est un acte purement religieux. Or, les prêtres grecs ne sont point incorruptibles ; il ne faut qu’un peu d’argent pour leur faire avouer qu’ils ont omis telle formalité de la plus haute importance, et que deux personnes qui ont eu huit enfants ensemble sont étrangères l’une à l’autre. Comme Janthe n’avait eu qu’un enfant du comte T…, elle fut démariée en un clin d’œil, ou plutôt on reconnut à la majorité des voix qu’elle n’avait jamais été mariée.

Toute la ville se disait : « Elle va épouser Hadji-Petros. » En effet, elle avait donné congé au propriétaire de cette masure, où elle avait l’air d’un portrait de Lawrence pendu dans une cuisine ; elle s’était fait bâtir une grande et belle maison, dont la chambre à coucher ressemblait à une salle du trône ; le général avait un appartement magnifique, la garnison un corps de garde très-confortable : elle venait de faire prix avec un capitaine, un vrai capitaine en retraite, qui devait lui servir de portier.

Au moment de déménager, elle s’avisa que son écurie neuve était digne de loger un beau cheval arabe, et elle courut en Syrie pour en choisir un. Elle partit sans Hadji-Petros, qui se faisait vieux, qui la battait quelquefois et qui aurait pu la tuer un beau matin, non par amour, mais par intérêt. Son départ fut si précipité que ses amis eurent à peine le temps de lui dire adieu. Pendant toute une année, j’ai demandé vainement de ses nouvelles : on m’en a donné cette semaine.

Janthe a trouvé dans une tribu arabe le cheval pur sang qu’elle cherchait. L’animal appartenait au cheik ; le cheik était jeune et bien fait. Il dit à Janthe : « Ce cheval est malheureusement indomptable ; s’il était dressé, il n’aurait point de prix, et je le préférerais à tout, même à mes trois femmes. » Janthe répondit au cheik : « Un beau cheval est un trésor ; mais trois femmes ne sont point à dédaigner lorsqu’elles sont belles. Mais fais amener ton cheval, afin que je voie s’il est indomptable. » Deux arabes amenèrent l’animal à Janthe, qui le dompta. Pendant qu’elle le faisait galoper en le conduisant à sa fantaisie, le cheik la trouva plus belle que ses trois femmes ensemble. Il lui dit : « La femme réussit quelquefois où l’homme succombe, car elle sait plier. Cette bête est inestimable depuis que tu as pu la soumettre, et ce n’est pas avec ton argent que tu la payeras, si tu veux l’avoir. » Janthe, qui admirait depuis quelques instants la beauté du cheik, lui répondit : « Je payerai ton cheval comme tu l’entendras ; je ne suis pas venue de si loin pour marchander. Mais les femmes de mon pays sont trop fières pour partager le cœur d’un homme : elles n’entrent sous une tente qu’à la condition d’y régner seules, et je ne te payerai ton cheval que si tu renvoies ton harem. » Le cheik répliqua vivement : « Les hommes de mon pays prennent autant de femmes qu’ils en peuvent nourrir, si je renvoie mon harem pour vivre avec une seule femme, j’aurai l’air d’un employé à douze cents francs. D’ailleurs, je dois suivre ma religion, donner l’exemple à mon peuple et ménager le vieux parti turc. La monogamie est un cas… » Bref, on discuta longuement, puis on transigea, et, à l’heure qu’il est, Janthe est la seule femme du cheik. Elle a passé un bail de trois ans, à l’expiration duquel le cheik rentrera, si bon lui semble, en possession de son harem. Le bail pourra être renouvelé. Le sera-t-il ? J’en doute. La femme est un fruit qui mûrit vite sous le ciel de la Syrie.

Lord E… siége à la chambre des lords ; le baron F… élève ses enfants ; le comte T… espère que le gouvernement du roi Othon le nommera à quelque consulat ; Hadji-Petros a repris la casaque de soldat : il commande un corps d’insurgés sur la frontière de Turquie ; il se querelle assidûment avec les autres généraux de son parti ; il vient d’écrire, au roi cette fois, pour lui annoncer qu’il n’avait plus ni argent ni munitions, et les journaux ont déjà enregistré deux ou trois de ses défaites.

La duchesse s’est bientôt consolée du départ de Janthe. Elle avait pris la précaution de se brouiller avec elle pour n’avoir point à la regretter[4].

  1. Cette inégalité dans le prix des choses s’explique aussi par un préjugé oriental. Les Grecs, non plus que les Turcs, n’ont aucune notion de la valeur absolue. Ils pensent que le prix d’un objet ou d’un service est déterminé par la misère du vendeur et la fortune de l’acheteur. Le prix d’un bain turc à Constantinople est d’une piastre pour le mendiant et de cent piastres pour le pacha. Les Grecs considèrent tous les étrangers comme des pachas en voyage.
  2. Aujourd’hui le capitaine Fabvier est général de division en France.
  3. Le colonel est en faveur depuis l’occupation anglo-française. Il commande la place d’Athènes. Il vient d’organiser un corps de pompiers, dont la ville avait bon besoin.
    (Note de la 2e édition.)
  4. Hadji-Peros est rentré en Grèce et il se dandine, plus jeune et plus adoré que jamais, sur la route de Palissia. Janthe annonce son retour pour l’hiver de 1856. La pauvre duchesse est la seule qui ne reviendra pas. Elle est morte l’an dernier tandis qu’on imprimait la première édition de cet ouvrage.
    (Note de la 2e édition.)