L. Hachette et Cie. (p. 1-33).
LA


GRÈCE CONTEMPORAINE.




CHAPITRE PREMIER.

LE PAYS.


I


Idée qu’on se fait de la Grèce. ― Deux sceptiques. ― Premier coup d’œil, qui n’est pas rassurant. ― Syra.


Le 1er février 1852, je m’embarquais à Marseille sur le Lycurgue ; le 9, je descendais au Pirée. L’Orient, qui passe pour un pays lointain, n’est pas beaucoup plus loin de nous que la banlieue : Athènes est à neuf jours de Paris, et il m’en a coûté trois fois moins de temps et d’argent pour aller voir le roi Othon dans sa capitale, que Mme de Sévigné n’en dépensait pour aller voir sa fille à Grignan. Si quelque lecteur veut s’épargner la peine de parcourir ce petit livre ou se donner le plaisir de le contrôler, je lui conseille de s’adresser à la compagnie des Messageries impériales : elle a d’excellentes voitures qui vont à Marseille en trente-six heures, et de fort bons bateaux qui font le voyage de Grèce en huit jours sans se presser[1].

À Paris, à Marseille et partout où je disais adieu à des amis, on me criait, pour me consoler d’une absence qui devait être longue : « Vous allez voir un beau pays ! » C’est aussi ce que je me disais à moi-même. Le nom de la Grèce, plus encore que celui de l’Espagne ou de l’Italie, est plein de promesses. Vous ne trouverez pas un jeune homme en qui il n’éveille des idées de beauté, de lumière et de bonheur. Les écoliers les moins studieux et qui maudissent le plus éloquemment l’histoire de Grèce et la version grecque, s’ils s’endorment sur leur dictionnaire grec, rêvent de la Grèce. Je comptais sur un ciel sans nuage, une mer sans ride, un printemps sans fin, et surtout des fleuves limpides et des ombrages frais : les poëtes grecs ont parlé si tendrement de la fraîcheur et de l’ombre ! Je ne songeais pas que les biens qu’on vante le plus ne sont pas ceux qu’on a, mais ceux que l’on désire.

Je fis la traversée avec deux enseignes de vaisseau qui allaient rejoindre la station du Levant et l’amiral Romain Desfossés. Ces messieurs riaient beaucoup de mes illusions sur la Grèce : l’un d’eux avait vu le pays ; l’autre le connaissait aussi bien que s’il l’avait vu : car chaque carré d’officiers, à bord des bâtiments de l’État, est un véritable bureau de renseignements, où l’on sait au juste les ressources, les distractions et les plaisirs que peut offrir chaque recoin du monde, depuis Terre-Neuve jusqu’à Taïti. Dans nos longues promenades sur le pont, mes deux compagnons de voyage me désabusaient à qui mieux mieux, avec une verve désolante, et faisaient tomber mes plus chères espérances comme on gaule des noix en septembre. « Ah  ! me disaient-ils, vous allez en Grèce sans y être forcé  ? Vous choisissez bien vos plaisirs  ! Figurez-vous des montagnes sans arbres, des plaines sans herbe, des fleuves sans eau, un soleil sans pitié, une poussière sans miséricorde, un beau temps mille fois plus ennuyeux que la pluie, un pays où les légumes poussent tout cuits, où les poules pondent des œufs durs, où les jardins n’ont pas de feuilles, où la couleur verte est rayée de l’arc-en-ciel, où vos yeux fatigués chercheront la verdure sans trouver même une salade où se reposer  !  »

C’est au milieu de ces propos que j’aperçus la terre de Grèce. Le premier coup d’œil n’avait rien de rassurant. Je ne crois pas qu’il existe au monde un désert plus stérile et plus désolé que les deux presqu’îles méridionales de la Morée, qui se terminent par le cap Malée et le cap Matapan. Ce pays, qu’on appelle le Magne, semble abandonné des dieux et des hommes. J’avais beau fatiguer mes yeux, je ne voyais que des rochers rougeâtres, sans une maison, sans un arbre  ; une pluie fine assombrissait le ciel et la terre, et rien ne pouvait me faire deviner que ces pauvres grandes pierres, si piteuses à voir dans les brouillards de février, resplendissaient d’une beauté sans égale au moindre rayon de soleil.

La pluie nous accompagna jusqu’à Syra, sans toutefois nous dérober la vue des côtes  ; et je me souviens même qu’on me fit voir à l’horizon le sommet du Taygète. La terre paraissait toujours aussi stérile. De temps en temps on voyait passer quelques misérables villages sans jardins, sans vergers, sans tout cet entourage de verdure et de fleurs qui couronnent les villages de France.

J’ai connu bon nombre de voyageurs qui avaient vu la Grèce sans quitter le pont du bateau qui les portait à Smyrne ou à Constantinople. Ils étaient tous unanimes sur la stérilité du pays. Quelques-uns avaient débarqué pour une heure ou deux à Syra, et ils avaient achevé de se convaincre que la Grèce n’a pas un arbre. J’avoue que Syra n’est pas un paradis terrestre : on n’y voit ni fleuve, ni rivière, ni ruisseau, et l’eau s’y vend un sou le verre. Le peu d’arbres qu’elle nourrit dans ses vallées, loin du vent de la mer, ne sont pas visibles pour le voyageur qui passe  ; mais il ne faut pas juger l’intérieur d’un pays d’après les côtes, ni le continent d’après les îles.


II


Le brillant Antonio. ― L’Attique au mois de février. ― Le ciel et la mer. ― Le Pirée et la route d’Athènes.


Dans la route de Syra, on nous fit quitter le Lycurgue, qui continuait sa route vers Smyrne, et l’on nous embarqua sur un autre bateau de la compagnie, l’Eurotas, qui devait nous déposer au Pirée. Je me préparais à passer d’un bord à l’autre, et je m’expliquais de mon mieux, c’est-à-dire fort mal, avec le batelier grec qui allait transporter mes bagages, lorsque je m’entendis appeler en français par une voix inconnue. Un homme de quarante ans, de bonne mine, l’air noble, et couvert de vêtements magnifiques, s’était approché du Lycurgue dans un bateau à quatre rameurs : c’était lui qui, d’un ton plein de dignité, demandait au capitaine si j’étais à bord. Ce seigneur portait un si beau bonnet rouge, une si belle jupe blanche  ; il avait tant d’or à sa veste, à ses guêtres et à sa ceinture, que je ne doutai pas un instant qu’il ne fût un des principaux personnages de l’État. Mes deux officiers de marine prétendaient que le roi, informé des sentiments d’admiration que je nourrissais pour son royaume, avait envoyé au-devant de moi son maréchal du palais, tout au moins. Lorsque ce gentilhomme fut arrivé jusqu’à moi et que je l’eus salué avec tout le respect que je devais à son rang, il me remit courtoisement une lettre pliée en quatre. Je lui demandai la permission de lire et je lus :

« Je vous recommande Antonio  ; c’est un bon domestique qui vous épargnera les ennuis de la barque, de la douane et de la voiture. »

Je m’empressai de confier mon manteau à cette grandeur déchue qui me servit fidèlement pendant dix ou douze heures, fit transporter mes bagages et ma personne, se chargea de corrompre, moyennant un franc, la facile vertu du douanier, et me remit sain et sauf à la porte de notre maison. Les voyageurs qui vont en Grèce sans savoir le grec n’ont pas à craindre un seul moment d’embarras : ils trouveront, dès Syra, non-seulement Antonio, mais cinq ou six autres domestiques aussi bien dorés, qui parlent le français, l’anglais et l’italien, et qui les mèneront, presque sans les voler, jusqu’à l’un des hôtels de la ville.

Huit heures après avoir quitté Syra, nous découvrions la plaine d’Athènes. La pluie avait cessé, les nuages avaient disparu comme par enchantement, et le ciel était aussi pur que notre ciel de France dans les plus belles journées de juillet. L’eau de la mer était d’un bleu pur, doux, sombre et profond  ; elle glissait sur les deux flancs du navire comme un velours épais largement chiffonné. Nous courions au milieu de ce golfe, le plus illustre du monde, qui vit naître et fleurir Athènes, Éleusis, Mégare, Corinthe, Égine, toutes les gloires de la Grèce. Nous laissions derrière nous l’île d’Égine et les montagnes de la Morée, dont les sommets couverts de neige se découpaient nettement sur le ciel  ; les rochers de Salamine se dressaient à notre gauche, aussi nus et aussi stériles que les rivages du Magne, et devant nous s’ouvrait une plaine de six lieues de long sur dix de large : c’est la plaine d’Athènes. Elle est fermée d’un côté par l’Hymette, une triste montagne aux formes rondes et molles, aux couleurs ternes et grises. Pas un arbre, pas un buisson  ; à peine peut-elle nourrir une centaine de ruches, qui font, comme autrefois, un miel délicieux. En face de l’Hymette se dresse le Parnès, qu’on dirait découpé par un paysagiste, tant les lignes en sont pures, tant le dessin en est hardi, tant les sapins qui le hérissent et la grande crevasse qui le coupe par le milieu lui donnent une sauvage et franche originalité. Entre ces deux montagnes, au fond de la plaine, s’allonge, en forme de fronton, le Pentélique, qui a fourni et qui pourrait fournir encore le plus beau de tous les marbres statuaires. Au milieu de la plaine s’élèvent quelques rochers qui enveloppent et protégent la ville : c’est le Lycabète, le Musée, l’Aréopage, et surtout l’Acropole, le plus beau et le plus célèbre de tous. Le voyageur qui s’approche du Pirée ne voit pas l’Athènes moderne, mais ses yeux sont frappés tout d’abord par l’Acropole et les ruines gigantesques qui la couronnent. En Grèce, le passé fera toujours tort au présent.

Le Pirée est un village de quatre ou cinq mille âmes, tout en cabarets et en magasins[2]. Une route de sept kilomètres environ le fait communiquer avec la ville. Cette route est entretenue avec quelque soin : cependant elle est horriblement fangeuse en hiver, et poudreuse en été. Elle est bordée, en quelques endroits seulement, de grands peupliers d’une espèce particulière, plus vigoureux, plus amples et plus touffus que les nôtres, et dont la feuille est doublée d’un léger coton. On ne rencontre d’abord que des landes stériles, qui vont se confondre à droite avec les marais de Phalères. À un quart de lieue du Pirée on commence à voir quelques vignes et quelques amandiers : un peu plus loin, la route passe sur un ruisseau imperceptible : Antonio m’avertit que c’était le Céphise. Dès ce moment, la route s’embellit un peu  ; elle longe un bois d’oliviers qui faisait autrefois le tour de la ville, mais que la guerre de l’indépendance et l’hiver rigoureux de 1849 à 1850 ont successivement dévasté. Ces gros arbres au tronc noueux, au pâle et maigre feuillage, sont la seule verdure qu’on aperçoive en hiver dans la plaine d’Athènes. En été, le paysage n’est pas beaucoup plus gai : les figuiers ont beau étaler leurs feuilles larges et puissantes  ; la vigne, qui rampe à quelques pieds de terre, a beau se charger de feuillage et de fruits : une poussière épaisse, que le vent enlève en gros tourbillons, revêt tous les objets d’une teinte uniforme et donne à la fertilité même un air désolé. C’est au printemps qu’il faut voir l’Attique dans tout son éclat, quand les anémones, aussi hautes que les tulipes de nos jardins, confondent et varient leurs brillantes couleurs  ; quand les abeilles descendues de l’Hymette bourdonnent dans les asphodèles  ; quand les grives babillent dans les oliviers  ; quand le jeune feuillage n’a pas encore reçu une couche de poussière  ; que l’herbe, qui doit disparaître à la fin de mai, s’élève verte et drue partout où elle trouve un peu de terre  ; et que les grandes orges, mêlées de fleurs, ondoient sous la brise de la mer. Une lumière blanche et éclatante illumine la terre, et fait concevoir à l’imagination cette lumière divine dont les héros sont vêtus dans les champs Élysées. L’air est si pur et si transparent qu’il semble qu’on n’ait qu’à étendre la main pour toucher les montagnes les plus éloignées  ; il transmet si fidèlement tous les sons, qu’on entend la clochette de troupeaux qui passent à une demi-lieue, et le cri des grands aigles qui se perdent dans l’immensité du ciel.


III


Le climat de la Grèce : chaleurs intolérables et froids terribles. ― Le vent du nord et le sirocco. ― Un premier jour de printemps. ― Comparaison entre les différentes provinces de la Grèce. ― Le pays est malsain.


Mais ce ciel si beau est sujet aux caprices les plus étranges. Je me souviens que, le jour de mon arrivée à Athènes, je voulais, avant le déjeuner, gravir le sommet de l’Hymette ; et je fus bien surpris d’apprendre que cette montagne, qui semblait si près de nous, était à plus de deux heures de notre maison : il faisait beau. Vers midi, le vent du sud-ouest se mit à souffler : c’est ce célèbre sirocco, si terrible dans les déserts de l’Afrique, et qui fait sentir son influence non-seulement jusque dans Athènes, mais jusqu’à Rome. L’air s’obscurcit insensiblement ; quelques nuages blancs, fouettés de gris, s’amassèrent à l’horizon ; les objets devinrent plus ternes, les sons moins clairs ; je ne sais quoi d’étouffant semblait peser sur la terre. Je sentais une lassitude inconnue s’emparer de moi et briser mes forces. Le lendemain, c’était le tour du vent du nord ; on le reconnut tout d’abord à sa grande voix, rude et sifflante ; il ébranlait les arbres, battait les maisons comme pour les renverser, et surtout il avait emprunté aux neiges de la Thrace une froidure si vive et si piquante, qu’il nous faisait grelotter au coin du feu dans nos manteaux. Heureusement le vent du nord ne souffle pas tous les jours : j’ai passé dans Athènes un hiver où il ne s’est pas montré quinze fois ; mais lorsqu’il se déchaîne, il est terrible. Le 21 mars 1852, le jour où le printemps commençait sur les almanachs, nous avons été forcés de déjeuner aux lumières, volets clos, rideaux tirés, un grand feu allumé ; et nous avions froid. Les Athéniens en quinze jours de vent du nord, ont tout l’hiver que nous avons en quatre mois. Cependant le ciel leur épargne la gelée, et ils ne connaissent la neige que de vue. Une fois en vingt ans il a gelé dans la plaine d’Athènes, et le thermomètre est descendu à deux degrés au-dessous de zéro. C’était au mois de janvier 1850, pendant les blocus de l’amiral Parker : la neige et la guerre, deux terribles fléaux, s’abattaient à la fois sur ce malheureux pays. En une nuit, les animaux et les arbres périrent par milliers : ni les arbres ni les animaux n’étaient endurcis au froid.

Athènes est peut-être la ville de Grèce où il pleut le plus rarement ; il ne faut donc pas s’étonner si l’Attique est plus sèche que la Laconie, l’Argolide ou la Béotie. La campagne de Sparte nourrit une végétation vigoureuse comme le peuple Lacédémonien ; la plaine d’Argos, riche sans élégance, a dans son insolente fécondité je ne sais quoi de superbement vulgaire qui rappelle le faste d’Agamemnon ; il y a quelque chose de béotien dans la grasse fertilité des marais voisins de Thèbes ; la plaine d’Athènes est élégante dans tous ses aspects, délicate dans toutes ses lignes, pleine d’une distinction un peu sèche et d’une élégance un peu maigre, comme le peuple si fin et si gracieux qu’elle a nourri.

La Grèce est un pays malsain ; les plaines fertiles, les âpres rochers, les plages riantes, tout recèle la fièvre : en respirant sous les orangers un air embaumé, on s’empoisonne ; on dirait que dans ce vieil Orient l’air même tombe en décomposition. Le printemps et l’automne produisent dans tout le pays des fièvres périodiques. Les enfants en meurent, les hommes en souffrent. Il faudrait quelques millions pour dessécher les marais, assainir le pays et sauver tout un peuple. Heureusement la race grecque est si nerveuse que la fièvre ne tue que les petits enfants : les hommes ont quelques accès au printemps ; ils coupent la fièvre, et ils l’oublient jusqu’à l’automne.


IV


Première excursion. ― Comment on apprend le grec moderne. ― Mon professeur cire mes bottes. ― Voyage dans l’île d’Égine, avec Garnier. ― Nous donnons le spectacle aux Éginètes. ― Paysage.


Si l’on arrive sans peine aux bords du Céphise et de l’Illissus, il est moins facile de pénétrer dans le cœur du pays ; et cette merveilleuse compagnie des Messageries impériales, malgré tout son bon vouloir, ne saurait vous transporter ni à Sparte ni à Thèbes ; aussi la plupart des étrangers se contentent de voir l’Attique, et jugent la terre de Grèce d’après la campagne d’Athènes. Je les plains : ils ne connaissent pas les fatigues enivrantes et les dégoûts délicieux d’une longue course à travers cet étrange pays. C’est au printemps et à l’automne qu’il faut se mettre en route, quand les torrents sont à sec. Le mois de mai et le mois d’octobre sont les plus favorables ; en juin il serait trop tard, en septembre il serait trop tôt : à courir les chemins sous le soleil de l’été, vous risqueriez votre vie, ou tout au moins votre raison.

J’étais si impatient de commencer cette belle vie aventureuse, que je trouvais le 1er mai bien lent à venir. Je me hâtais d’apprendre le grec moderne, pour voyager sans interprète et causer avec les hommes que je rencontrerais. Tous les soirs mon domestique, ce bon vieux Petros, descendait dans ma chambre et me donnait une leçon. Je faisais des progrès rapides, car le grec moderne ne diffère de l’ancien que par un système de barbarismes dont on trouve aisément la clef. Le tout est d’écorcher convenablement les mots que nous avons appris au collège : il n’y a rien de changé au fond de la langue. « Viens ici, mon Pierre, disais-je en lui prenant le bras : comment appelles-tu cela ? » Il me nommait successivement toutes les parties de son corps, tous les meubles de ma chambre ; il entrait, en son patois, dans des explications sans fin où je tâchais de me reconnaître ; bref, au bout de deux mois de cette gymnastique, je savais sa langue aussi bien, c’est-à-dire aussi mal que lui. Je suis peut-être le dixième Français à qui il a enseigné le grec, sans qu’on ait jamais pu lui apprendre un mot de français.

Quand mon domestique fut content de moi et qu’il m’eut donné un bon certificat, je voulus me mettre en route ; mais avril commençait à peine. On me conseilla de faire, en attendant le mois de mai, un petit apprentissage dans la banlieue d’Athènes : je partis pour Égine avec un architecte de l’académie de Rome, mon ami Garnier, qui entreprenait alors cette belle restauration qu’on a admirée il y a quelques mois au palais des Beaux-Arts. Égine n’est qu’à six lieues d’Athènes, mais les chemins y sont aussi mauvais, les gîtes aussi inhabitables, la nourriture aussi désespérante qu’en aucun canton de la Grèce. Nous avions débarqué au village qui est le chef-lieu de l’île ; notre batelier nous avait conduits au cabaret le plus confortable de l’endroit : confortable est un mot qui n’a pas d’équivalent en grec. Nous avions soupé au milieu de tout le populaire qui examinait curieusement nos vêtements, nos visages et l’omelette que notre domestique nous préparait ; enfin nous avions dormi dans une soupente, sur les matelas que nous avions apportés. Bon gré mal gré, le voyageur est comme le sage : il faut qu’il porte tout avec soi. Le lendemain matin nous nous mîmes en route vers le temple d’Égine, que Garnier devait dessiner et mesurer à loisir : tout notre bagage marchait avec nous. Nous voulions louer une cabane près du temple, et nous y fixer pour quinze ou vingt jours. Garnier avait des échelles, des cartons, des planches à laver ; nous possédions en commun deux matelas de quelques centimètres d’épaisseur, deux couvertures, du riz, du sucre, du café, des pommes de terre et autres provisions de luxe qu’on ne trouve guère que dans la capitale.

Au lever du jour, les Éginètes assistèrent à un beau spectacle. Nous avions pris deux chevaux de bagage : l’un était borgne et portait les échelles ; l’autre jouissait de tous ses avantages de cheval, et nous lui avions confié les matelas et les vivres, l’espoir de nos jours et de nos nuits. Il était fier de son emploi et marchait d’un pas relevé. Mais le porteur d’échelles, soit surprise de se voir ainsi bâté, soit jalousie contre son compagnon qui était moins chargé que lui, soit par un effet de ce préjugé qui nous fait mépriser les fonctions modestement utiles, n’aspirait qu’à se défaire du fardeau dont notre confiance l’avait revêtu. Il se jetait contre les maisons, contre les murs, contre les passants, l’échelle la première. Son maître le suivait de près, et tantôt le piquait rudement avec le bout d’un magnifique parapluie bleu, tantôt le ramenait en arrière par le bâton d’une échelle, tantôt le poussait à droite ou à gauche, en manœuvrant l’échelle comme un gouvernail. Deux ânes, qui devaient nous servir de montures, devinèrent de bonne heure que la route serait pénible ; ils profitèrent du désordre pour s’échapper, entrer dans une maison et s’y barricader si bien qu’on les y laissa. Notre troupe fut ainsi réduite à sept personnes dont deux chevaux. Chaque animal avait son pilote : tel est l’usage ; qui loue la bête a l’homme par-dessus le marché. Les échelles allaient devant, les bagages ensuite, puis Garnier avec sa longue pique, puis moi avec mon fusil, enfin le domestique avec nos cartons et nos papiers. Au détour de chaque chemin, le méchant borgne nous jouait quelque tour de sa façon ; son camarade indigné refusait de marcher, le parapluie bleu faisait son office ; les conducteurs poussaient une espèce de hurlement nasal pour encourager leurs bêtes ; les chiens du pays, qui n’ont pas l’habitude de voir des caravanes, aboyaient du haut de leur tête ; les femmes accouraient à leurs portes, les filles à leurs fenêtres et nous riaient vertement au nez. Grâce au zèle de nos conducteurs, nous n’avons pas mis plus d’une demi-heure à traverser la ville, qui est grande comme la rue de Poitiers ; mais les habitants se souviendront longtemps d’une journée si fertile en émotions, et, si jamais Égine a une histoire, notre passage y fera époque.

Le village que nous quittions est à deux heures du temple, si l’on marche à pied ; il faut un peu plus de temps si l’on est à cheval. Jugez si les chemins sont bons ! Mais cette route est si variée qu’on y marcherait toute la vie sans se lasser : tantôt elle suit le versant d’une montagne rude et escarpée ; tantôt elle descend dans des ravins immenses, peuplés d’arbres de toute espèce et revêtus de grandes fleurs sauvages que nos jardins devraient envier. Quelques énormes figuiers tordent leurs bras puissants au milieu des amandiers au feuillage grêle ; on rencontre çà et là des orangers d’un vert sombre, des pins roussis par l’hiver, des cyprès aux formes bizarres ; et, d’espace en espace, le roi des arbres, le palmier, élève sa belle tête échevelée. Dorez tout ce paysage d’un large rayon de soleil ; semez partout des ruines anciennes et modernes, des églises sur tous les sommets, sur tous les versants des maisons turques, carrées comme des tours, couronnées de terrasses et proprement blanchies à la chaux, sur les chemins, de petites troupes d’ânes portant des familles entières ; dans les champs, des troupeaux de brebis ; des bandes de chèvres sur les rochers ; çà et là quelques vaches maigres, couchées sur le ventre et fixant sur le voyageur leurs gros yeux étonnés ; et partout le chant des alouettes qui s’élèvent dans l’air comme pour escalader le soleil ; partout le bavardage impertinent des merles qui se réjouissent de voir pousser la vigne, et des centaines d’oiseaux de toute sorte, se disputant à grands cris une goutte de rosée que le soleil a oublié de boire. Je l’ai revue bien des fois, cette route charmante, et quoiqu’on y trébuche dans les pierres, qu’on y glisse sur les rochers, qu’on s’y baigne les pieds dans l’eau des ruisseaux, je voudrais la parcourir encore.


V


Le voyage. ― Idées d’Antonio sur la France. ― Petits profits du métier de parrain. ― Préparatifs. ― De l’inutilité des armes en Grèce. ― Nos gens. ― Histoire naturelle de l’agoyate. ― Le grand Épaminondas, mon cheval. ― Leftéri.


Un mois plus tard, j’étais hors d’apprentissage, je serrais un cheval entre mes genoux, je tournais le dos à la plaine d’Athènes ; je voyageais. Trois ou quatre jours avant mon départ, le digne Antonio était venu me faire une visite désintéressée pour savoir si je n’avais pas besoin de ses services. Tout voyageur qui ne sait pas le grec est condamné à marcher sous la tutelle d’Antonio ou de quelque autre courrier ; car on n’entend le français que dans la capitale : hors d’Athènes, point de salut. Les courriers sont des personnages merveilleusement utiles, qui vous épargnent tous les embarras du voyage, vous procurent des chevaux, des lits, des vivres et un gîte chaque soir, le tout à un prix fort modéré pour le pays. Un voyageur seul paye ordinairement quarante francs par jour ; pour deux ou trois personnes, le prix varie entre vingt-cinq francs et un louis. Nous étions trois : Garnier, qui est peintre presque autant qu’architecte ; Alfred De Curzon, qui s’est déjà fait connaître au salon par la rare distinction de sa peinture et l’art avec lequel il compose ses paysages ; moi, enfin, qui devais les guider dans un pays que je ne connaissais pas. Mais la carte de l’expédition de Morée est si exacte et si complète, qu’on n’a pas besoin d’autre guide. Antonio désirait vivement faire route avec nous, autant peut-être pour le plaisir de voyager que pour le profit qui lui en reviendrait. Les Grecs sont ainsi faits ; ils n’aiment rien tant que changer de place. J’ai entendu Antonio supplier un de mes amis de l’emmener en France. « Vous ne me payerez point, disait-il ; je vous servirai de domestique ; j’aurai soin de votre cheval, et tous les jours je vous ferai votre déjeuner, auprès de quelque fontaine, sous un arbre. » Sous un arbre, ô nature ! Expliquez donc à ces gens-là la vie de Paris et la théorie du restaurant à la carte !

En revanche, Antonio connaît à fond la société grecque et les mœurs de son pays. En homme qui doit voyager, il s’est ménagé des amis partout. Lorsqu’il traverse un village où un enfant vient de naître, il se met sur les rangs pour servir de parrain ; le paysan accepte, trop heureux de placer son fils sous la protection d’un homme cousu d’or, qui habite la capitale et qui voyage avec des seigneurs étrangers. Antonio tient l’enfant sur les fonts de baptême, embrasse son compère, jure de ne l’oublier jamais, et tient sa promesse. Chaque fois qu’il repassera par le village, c’est chez son compère qu’il viendra loger, eût-il dix seigneurs avec lui ; il s’installera dans la maison du compère, brûlera le bois et l’huile du compère, et fera les honneurs comme s’il était chez lui, sans payer : d’ailleurs le compère n’accepterait pas un sou du parrain de son enfant. Antonio a semé tant de filleuls sur son chemin qu’il loge ses voyageurs pour rien, et qu’il peut les prendre au rabais. Il nous offrit de nous faire parcourir la Grèce à quinze francs par jour ; mais à aucun prix nous ne voulions être la propriété d’un courrier et une chose qu’on promène. Antonio se retira, le sourire sur les lèvres, en nous priant de penser à lui quand nous voudrions acheter des vases antiques, des médailles, ou quelques livres de miel de l’Hymette.

Je ne sais rien de plus charmant que les préparatifs d’un voyage, lorsqu’on est soi-même son pourvoyeur et son courrier. Trois jours avant le 1er mai, j’avais couru la ville avec Petros pour acheter des assiettes, des couverts, des casseroles, une énorme gourde pour le vin, deux longs bissacs en poil de chèvre pour le pain, deux grands paniers d’osier pour la vaisselle et les provisions. Chacun de nous s’était muni d’une large coupe de cuivre, ciselée à la turque, que l’on porte pendue au cou dans un étui de maroquin. La veille du départ, je m’étais fait apporter les provisions de bouche ; j’avais eu soin d’acheter une dizaine de pains ; car le pain ne se trouve guère que dans les villes, et celui d’Athènes est le meilleur. J’avais fait rouler soigneusement nos lits, dont la simplicité ferait peur à un soldat d’Afrique.

Nous n’emportions pas d’armes. J’aurais bien voulu prendre mon fusil : on m’en dissuada énergiquement. « Que voulez-vous en faire ? me dit-on ; chasser ? vous n’aurez pas le temps. Quand vous aurez fait dix heures de cheval dans votre journée, vous ne songerez qu’à souper et à dormir. Si vous voulez vous armer contre les brigands, vous avez doublement tort. D’abord, vous n’en rencontrerez pas. Si quelque homme de mauvaise mine vous arrête au détour d’un chemin, ce sera un gendarme qui vous demandera l’heure qu’il est et une poignée de tabac. Mais je suppose que vous tombiez sur le passage des brigands ; votre fusil ne servirait qu’à vous faire tuer. Les brigands de ce pays-ci ne sont pas des héros de théâtre, qui aiment le danger et qui jouent avec la mort, mais des calculateurs habiles, des spéculateurs de grand chemin, qui se mettent prudemment dix contre un et ne risquent une affaire qu’à coup sûr. Vous vous apercevrez de leur présence quand vous aurez trente canons de fusil braqués sur vous. En pareil cas, le seul parti à prendre, c’est de descendre de cheval et de donner consciencieusement tout ce qu’on a ; ne vous exposez pas à donner votre fusil. » Je me laissai convaincre à ce raisonnement. Notre seule précaution fut de demander un ordre du ministre de la guerre qui mettait à notre disposition tous les gendarmes dont nous pourrions avoir besoin.

Enfin, le 1er mai, à cinq heures du matin, on vint nous annoncer que nos chevaux et nos hommes étaient à la porte. Si modeste voyageur que l’on soit, on a, bon gré mal gré, ses hommes et ses chevaux, et l’on voyage avec tout le faste de M. de Lamartine ou de M. de Chateaubriand. Comment voulez-vous marcher à pied par une chaleur de trente degrés, traverser à pied les torrents et les rivières, transporter à pied votre lit et votre cuisine ? Nous avions, outre nos montures, deux chevaux de bagage. Les propriétaires des cinq bêtes les accompagnaient, suivant l’usage, pour les nourrir, les panser et prendre soin d’elles et de nous. C’est un rude métier que celui de ces pauvres agoyates, qui font quelquefois des voyages de cinquante jours, à pied avec des cavaliers. Ils se lèvent avant tout le monde pour panser les chevaux, ils se couchent quand les voyageurs sont endormis ; souvent même ils passent la nuit à garder leurs bêtes, lorsqu’on traverse un pays sujet à caution. Ils se nourrissent à leurs frais, eux et leurs chevaux ; ils dorment dans un manteau à la belle étoile ; ils supportent le soleil et la pluie, le froid dans les montagnes, le chaud dans les plaines ; et après tant de fatigues, leurs seigneurs, comme ils disent, leur donnent ce qu’ils jugent à propos : car il ne leur est rien dû que le loyer de leurs chevaux. L’agoyate voyage à pied sans se fatiguer ; il passe l’eau sans se mouiller, il se nourrit le plus souvent sans manger. Il pense à tout, il porte sur lui des clous, du fil, des aiguilles, tout un mobilier, toute une pharmacie. Il chasse, quand vous avez un fusil ; il herborise, chemin faisant, et ramasse sur les bords de la route les plantes sauvages dont il assaisonne son pain ; en approchant du gîte, il plume un poulet, tout en marchant, et sans avoir l’air d’y penser. L’agoyate a des amis dans tous les villages, des connaissances sur toutes les routes ; il sait par cœur les gués des rivières, la distance des villages, les bons et les mauvais chemins ; il ne s’égare jamais, hésite rarement, et, pour plus de sûreté, il crie de loin en loin aux paysans qu’il rencontre : « Frère, nous allons à tel endroit ; est-ce là le chemin ? » Ce nom de frère est encore d’un usage universel, comme aux beaux temps de la charité chrétienne. Mais je crois qu’il a perdu un peu de sa force, car il n’est pas rare d’entendre dire : « Frère, tu es un coquin ! Frère, je te ferai passer un mauvais quart d’heure ? »

Les chevaux d’agoyate, qui se payent quatre francs cinquante centimes par jour, et moitié les jours où ils ne marchent pas, sont des animaux très-laids, passablement vicieux, et plus obstinés que toutes les mules de l’Andalousie ; mais durs à la fatigue, patients, sobres, intelligents, et capables de marcher sur des pointes d’aiguille ou de grimper à des mâts de perroquet. Celui que je montais a certain air de famille avec Rossinante, quoique son maître l’ait honoré du nom d’Épaminondas. Il est si long qu’on n’en voit pas la fin, et maigre comme un cheval de ballade allemande. Ses défauts, je n’ai jamais pu en savoir le nombre. Aujourd’hui, il s’emporte et m’emporte ; demain, il plantera ses quatre pieds en terre et ne bougera non plus qu’un arbre. Il ne saurait passer auprès d’une maison sans entreprendre d’y froisser la jambe de son cavalier, et, lorsqu’il marche entre deux murs, son seul regret est de n’en pouvoir frôler qu’un à la fois. Le sable exerce sur lui une attraction irrésistible ; tout chemin un peu poudreux l’invite à s’étendre sur le dos, et le plus désolant, c’est que l’eau des rivières produit exactement sur lui le même effet. Il n’écoute pas la bride, il est indifférent à la cravache, et les coups de talon les plus énergiques sont des raisons qui ne le persuadent pas. Et cependant je suis bien capable de l’aimer un peu, en mémoire de certains mauvais pas que nous avons franchis, l’un portant l’autre, et que je n’aurais pu traverser sans lui.

Si l’on finit par s’attacher à son cheval, on adore bientôt ses agoyates. Notre agoyate en chef avait la plus belle figure d’honnête homme que j’aie jamais rencontrée. Il s’appelle Leftéri, c’est-à-dire libre, et jamais nom ne fut mieux porté. Il nous rendait mille petits offices avec tant de dignité et d’un si grand air, qu’on aurait juré qu’il nous servait par politesse et non par métier.

Nous formions à nous tous une plaisante armée. Nos bagages, secoués par la marche des chevaux, s’éparpillaient sur la route ; les jupes blanches de nos hommes avaient pris, au bout de huit jours, des couleurs inqualifiables, et nos vêtements, produits économiques de la Belle Jardinière, trahissaient en vingt endroits la faiblesse de leurs coutures.


VI


Physionomie de Mycènes. ― Les bords de l’Eurotas. ― Ce qui reste de Sparte et de Mistra. ― Aspects de la Laconie.


En sortant d’Athènes, nous avons traversé Éleusis, la ville des mystères sacrés ; Mégare, où la beauté du type grec s’est conservée sans tache ; Corinthe, cette seconde Athènes, qui a produit tant de chefs-d’œuvre et qui ne produit plus que des raisins ; nous nous sommes assis sur les ruines de Mycènes, et nous avons évoqué les ombres sanglantes de cette race de coquins qui commence à Atrée et finit à Oreste, heureux scélérats qui ont été chantés par Sophocle et par Racine, tandis que les assassins de Fualdès n’ont obtenu qu’une complainte. Mycènes a eu le bonheur d’être abandonnée à une époque très-ancienne : c’est ce qui l’a conservée. On n’a pas démoli ses vieux murs cyclopéens pour construire des bicoques turques ou vénitiennes. Tous les remparts sont encore debout, le milieu est comblé par quelques maigres champs d’orge qui poussent sur le palais d’Agamemnon. La ville du roi des rois a bien pu contenir jusqu’à cinq cents maisons. On voit encore ses deux portes, en pierres monstrueuses, taillées par quelque rude ciseau. La plus grande, la porte d’honneur, est surmontée de deux lions sculptés peut-être par Dédale, et qui ressemblent fort à ceux que je dessinais jadis sur mon cahier de brouillons. L’enfance de l’art a beaucoup de rapport avec l’art de l’enfance. C’est assurément par cette grande porte qu’entrèrent Hélène et Ménélas lorsqu’ils vinrent faire à Agamemnon leur visite de noces ; c’est par là que sortit le roi des rois avec Iphigénie, qu’il allait égorger ; c’est par là qu’Achille était entré lorsqu’il était venu voir Iphigénie ; c’est là que rentra Agamemnon vainqueur. À quelques pas plus loin l’attendait sa femme, et Égisthe, et la chemise fatale dont elle l’enveloppa, et la hache dont il lui fendit la tête. C’est par là que, quelques années plus tard, entra la vengeance dans la personne d’Oreste, qui devait poignarder Égisthe et sa mère, et fuir ensuite par toute la terre sous le fouet des Furies. Tout ce gibier de cour d’assises a fourmillé dans ces mêmes murs ; toute cette collection de crimes, riche à défrayer deux mille ans de tragédies, a tenu dans ce petit espace. Et c’est là qu’à la génération précédente Atrée avait tué les enfants de Thyeste, et fait cette abominable cuisine qui épouvanta le soleil. Mycènes a tout l’air de ce qu’elle a été, un nid d’horribles sacripants. Au nord et à l’est, elle est dominée par deux rochers roides, nus, âpres à l’œil, et hauts d’une demi-lieue. À ses pieds se creuse un ravin immense où courent les torrents pendant l’hiver. Ses murs, ouvrage d’une industrie robuste et guerrière, ont une physionomie particulièrement scélérate. Et cependant, si l’on porte les yeux à l’ouest et au sud, on voit s’ouvrir un horizon aussi riant, aussi frais, aussi jeune que l’image d’Iphigénie. C’est la plaine d’Argos, cette Beauce de la Grèce, où les jeunes filles cueillent les feuilles de mûrier et sèment la graine du coton ; et Nauplie, penchée sur son golfe bleu ; et la gracieuse silhouette des hautes montagnes du Péloponèse, et la mer, et les îles, et tout au fond l’élégante Hydra, dont les filles couvrent leur tête et ne couvrent pas leur poitrine.

Entre Argos et Sparte, la route (je veux dire le sentier) parcourt un pays étrangement varié : des plaines brûlantes où le laurier-rose est en fleur ; des montagnes glaciales où les chênes et les mûriers attendent encore leurs premières feuilles. On passe en quelques heures du printemps à l’hiver, et l’on change de climat trois ou quatre fois par jour.

L’Eurotas est le plus beau fleuve de la Morée. Je ne vous dirai pas qu’on peut y lancer des bateaux à vapeur, ni même des canots de canotier ; mais c’est une vraie rivière, où l’on trouve de l’eau en toute saison. L’Illissus est mouillé quand il pleut ; le Céphise a toujours un peu d’eau, mais divisée en mille petits ruisseaux qui auraient rappelé à Mme de Staël le ruisseau de la rue du bac. La route qui nous menait à Sparte nous a jetés sans préparation au plus bel endroit de l’Eurotas. Son lit peut avoir là quinze mètres de large ; l’eau, très-claire et très-rapide, coule sur un lit de sable fin, entre deux massifs d’arbres derrière lesquels s’élèvent de beaux rochers, grands, taillés à pic, de couleur tantôt rougeâtre, tantôt dorée. Le pont est d’une seule arche, très-hardie : c’est une construction vénitienne. Les saules, les peupliers et d’énormes platanes se serrent à s’étouffer au bord de l’eau : on dirait que c’est à qui se fera une petite place pour regarder passer l’Eurotas. Ici les lauriers-rose sont de véritables arbres, plus grands que des chênes de vingt ans. Il ne faut pas penser cependant, comme M. de Chateaubriand l’a fait croire à beaucoup de monde, qu’on n’en trouve que sur l’Eurotas. Il n’y a pas de ruisseau sans lauriers-rose. Nous avons campé au milieu des figuiers aux larges feuilles, des oliviers au feuillage grêle, des arbres de Judée, des vignes sauvages, des chênes verts en buisson, des églantiers, des genêts et de ces grands roseaux, communs en Italie, dont la tige a quelquefois vingt pieds de haut. C’est là que j’ai retrouvé pour la première fois ces bonnes senteurs forestières, si âpres et si délicieuses, que j’avais presque oubliées depuis la France. C’est sans doute dans ce délicieux petit coin que Jupiter, déguisé en cygne, vint rôder autour de Léda, et peut-être avons-nous déjeuné dans le cabinet de verdure qui servit de vestiaire à sa métamorphose. Les deux artistes qui voyageaient avec moi, et qui tous les jours accusaient la Grèce de manquer de premiers plans, lui ont pardonné en faveur de l’Eurotas et de la Laconie. La plaine de Sparte, fertile et entièrement couverte de beaux arbres, s’étend entre un rang de jolies collines et la chaîne énorme du Taygète, hérissé de sapins et coiffé de neige. C’est l’horizon le plus majestueux que j’aie vu, après la plaine de Rome, qui sera toujours au-dessus de toutes les comparaisons. Au premier aspect du pays, lorsque du haut d’une montagne on voit se dérouler la Laconie, on est saisi[3]. Il fallait que Pâris fût bien beau, pour qu’Hélène ait consenti à quitter un pareil domaine.

L’ancienne Sparte a péri tout entière. Tandis que les débris d’Athènes brillent encore de jeunesse et de beauté, et attirent de loin les regards du voyageur, il faut chercher sous les champs d’orge un théâtre enseveli, un tombeau, et quelques pans de muraille qui marquent la place où fut sa rivale. Après un duel de plus de vingt siècles, Athènes a vaincu Sparte, et le champ de bataille lui est resté. La Sparte du moyen âge, Mistra, est une montagne escarpée, couverte du haut en bas de mosquées, de châteaux et de maisons écroulées : ruines étrangement pittoresques, au milieu desquelles on est tenté de regretter, pour l’harmonie, les Turcs, cette ruine vigoureuse d’une grande nation. La Sparte nouvelle est une création du roi Othon, qui a formé le vain projet de ressusciter tous les grands noms de la Grèce. C’est une ville d’administration et de commerce, toute en boutiques, en casernes et en bureaux.

La Laconie n’est pas à plaindre. Il est vrai qu’elle n’a plus ni les lois de Lycurgue ni cette organisation artificielle qui transforma violemment un peuple d’hommes en un régiment de soldats ; elle a perdu cette puissance brutale dont elle abusait pour opprimer ses voisins et faire des ilotes ; mais il lui reste une terre fertile, bonne à labourer, bonne à planter ; de larges ombrages sous les mûriers et les figuiers, des eaux fraîches et limpides ; le Taygète, dont le front se perdrait dans les nuages, s’il y avait des nuages ; il lui reste enfin le plus beau peuple du monde. Virgile, atteint déjà de cette langueur qui devait l’emporter au tombeau, regrettait la Grèce, comme tous ceux qui l’ont vue ; mais ce qu’il désirait surtout, c’était de voir les vierges de Laconie dansant sur le Taygète les danses sacrées de Bacchus. Elles n’ont point dégénéré, ces gracieuses sœurs d’Hélène et de Léda ; mais elles ne dansent qu’une fois par an, et elles poussent la charrue.

L’aspect général de la Laconie rappelle surtout à l’esprit l’idée de la force. On y trouve cependant des paysages pleins de délicatesse. Quatre heures après avoir quitté Sparte, nous marchions au milieu d’une jolie forêt dont la feuille nouvelle brillait du plus beau vert émeraude. Une herbe épaisse formait partout de gros tapis au pied des chênes et des oliviers sauvages ; de beaux genêts dorés et de grandes bruyères, aussi hautes que de petits arbres, s’entrelaçaient pêle-mêle avec les lentisques et les arbousiers. Mille odeurs pénétrantes, échappées de la terre, exhalées du feuillage, apportées on ne sait d’où par la brise, se mêlaient ensemble pour nous enivrer. À chaque pas nous faisions la rencontre d’un joli filet d’eau qui tombait de quelque rocher pour nous rafraîchir la vue : ou bien c’était un petit ruisseau qui nous suivait depuis un quart d’heure, invisible et muet sous les herbes, et qu’un léger murmure, un reflet argenté trahissait tout à coup. Voilà les voluptés les plus exquises que l’on trouve en Grèce, après et peut-être avant le plaisir d’admirer des chefs-d’œuvre : un peu d’eau fraîche par un doux soleil. Et ne croyez pas que pour sentir ces beautés il soit nécessaire d’avoir l’âme de Rousseau, qui pleurait devant une fleur de pervenche : les Turcs, qui ne sont pas tendres, soupirent encore au seul nom de la Grèce ; et, dans les plaines insipides de la Thessalie, ils s’écrient, en versant des larmes : « Ah ! les eaux fraîches sur les montagnes ! »


VII


L’Arcadie. ― Le cours de la Néda : nous voyageons dans un fleuve. Le Ladon.


L’Arcadie, que les poëtes ont tant chantée, n’est pas un pays d’Opéra-Comique. Des paysages austères, des montagnes escarpées, des ravins profonds, des torrents rapides, peu de plaines, presque point de culture, voilà en quelques mots toute l’Arcadie. Le Styx, que les indigènes appellent aujourd’hui l’Eau Noire, est un fleuve d’Arcadie si violent, si bruyant et si terrible, que les anciens en ont fait un fleuve des enfers. La Néda, moins effrayante que le Styx, a deux aspects différents ; près du village de Pavlitza, elle forme des cascatelles qui ressemblent en miniature à celles de Tivoli ; une lieue plus loin, elle se précipite dans un gouffre immense, avec le fracas d’une cataracte. En approchant de son embouchure, ce n’est plus qu’un filet d’eau dans un lit large comme une vallée. Nous avons cheminé longtemps sur les galets humides à travers lesquels elle serpente : quand l’eau passait à droite nous prenions à gauche. La Grèce voit à chaque instant les hommes dans le chemin des torrents, et les torrents dans le chemin des hommes. Au milieu du lit du fleuve, on rencontre de grands troncs d’arbres dépouillés de leur écorce, des amas de branchages rompus et pétris ensemble, des cailloux gigantesques grossièrement arrondis ; ces arbres arrachés, ces troncs pelés, ces roches roulées, et les rives partout déchirées, voilà les œuvres complètes de la Néda. Tandis que nous descendions le courant, un orage se formait derrière nous. Leftéri nous avertit de nous hâter, si nous ne voulions pas qu’il nous coupât le chemin. Heureusement, la pluie attendit pour tomber que nous fussions à l’abri. Une heure après, la route que nous venions de traverser à pied sec, ou à peu près, ressemblait au lit de la Seine après la fonte des neiges : la Néda était devenue une grosse rivière. Avant la nuit il n’y paraissait plus ; nous la traversions à pied sec en poursuivant les lucioles.

Le Ladon, le plus beau des fleuves de l’Arcadie, et le plus cher aux poëtes bucoliques, ne m’a pas agréablement surpris la première fois que je l’ai traversé. Je voyais, entre des rives plates et nues, un peu d’eau trouble coulant dans un grand lit, et je plaignais les pauvres auteurs de pastorales qui ont tant admiré le Ladon sans le connaître. Ces petites rivières, le jour où elles ne sont pas torrents, ressemblent, dans leurs larges ravins, à des enfants qu’on a couchés dans le lit à colonnes de leur grand-père. Au reste, je dois avouer qu’à cette première entrevue je n’avais pas l’esprit tourné à l’admiration. Je venais de prendre un bain dans l’Érymanthe, bien malgré moi, et par la volonté du grand Épaminondas, mon cheval. Cet animal a la même passion que M. de Chateaubriand : il veut emporter de l’eau de tous les fleuves qu’il traverse. Quand je revis le Ladon, c’était un peu plus près de sa source. Nous avions dressé notre camp dans le plus frais, le plus gracieux et le plus magnifique temple que la nature se soit bâti de ses propres mains. La rivière, qui a bien dix mètres de large, coule avec rapidité, entraînant dans ses eaux jaunes des débris de toute espèce. Elle dévore ses rives, et emporte souvent jusque dans l’Alphée les arbres qui ont grandi sur ses bords. Jamais, en cet endroit, un rayon de soleil ne pénètre jusqu’à la surface de l’eau, tant les arbres des deux rives rapprochent et confondent leur feuillage. Ce sont des platanes au tronc marbré, de grands saules plantés au milieu de la rivière, qui éparpillent dans les airs leur graine cotonneuse, et dessinent sur l’eau l’ombre grêle de leur feuillage ; des chênes verts, dont le feuillage sombre s’anime au printemps des plus beaux tons roux ; des frênes au tronc noueux, à la feuille découpée ; des arbousiers qui laissent pendre en groupe leurs grosses framboises vertes ; des ormeaux, ces pauvres ormeaux classiques, dédaignés des poëtes de nos jours, et bien déchus du haut rang où la rime les avait mis ! Ce sont des lentisques odorants, dont la moindre tige, pourvu qu’on la laisse croître, forme au bout de dix ans un môle de feuillage ; des églantiers, des aubépines roses qui laissent tomber sur nos têtes une pluie de pétales et de parfum. Et partout des clématites, des vignes, des lianes de toute espèce. Souvent une vigne sauvage s’empare d’un arbre, l’escalade de branche en branche jusqu’au sommet, et retombe à ses pieds en cascade. Souvent on trouve quelque grand arbre sans nom et sans forme : le lierre l’a étouffé dans ses bras, et revêt ce cadavre d’un feuillage éternel. À nos pieds la terre est couverte de jeunes fougères dont les extrémités sont encore recroquevillées comme des scorpions. L’herbe, verte et touffue, est semée de boutons d’or, de mauves sauvages et de marguerites, de vraies marguerites de France. C’est ici le lieu de la fraîcheur et de la paix. Je comprends la fantaisie d’un solitaire qui viendrait s’établir aux bords du Ladon et endormir sa vie au bruit de l’eau, sous les beaux platanes, dans le voisinage des bergers. Nous nous y sommes arrêtés trois ou quatre heures : nous n’avions pas mangé cette fleur du lotus qui fait oublier la patrie.


VIII


Conclusion. ― La Grèce telle qu’elle est.


Le lendemain de mon retour à Athènes je reçus la visite de deux officiers de marine avec qui j’avais voyagé quatre ou cinq mois auparavant. Quand ils eurent assez ri de mes mains noires et de ma figure que le soleil avait pris soin de teindre en brique :

« Eh bien ! me dirent-ils, la Grèce, la belle Grèce ?

— Ma foi, messieurs, leur répondis-je, je persiste à croire qu’elle n’a pas volé son nom. D’abord elle n’est ni aussi nue ni aussi stérile que vous me l’avez faite. On y trouve de beaux arbres et des paysages frais, quand on prend la peine de les chercher. Et puis la stérilité a sa beauté tout aussi bien que l’abondance ; elle a même, si je ne me trompe, une beauté plus originale. Je vous accorde que la Grèce ne ressemble pas à la Normandie : tant pis pour la Normandie ? Peut-être le pays était-il plus boisé, plus vert et plus frais dans l’antiquité : on a brûlé les forêts, la pluie a emporté les terres, et les rochers ont été mis à nu. Il ne serait pas difficile de faire reverdir la Grèce entière ; il suffirait de quelques millions et de quelques années. Plantez sur toutes les montagnes ; il se formera de la terre végétale ; les pluies deviendront plus fréquentes ; les torrents se changeront en rivières, le pays sera plus fertile : en sera-t-il plus beau ? J’en doute. L’Acropole d’Athènes, qui est le plus admirable rocher du monde, est cent fois plus belle en été, quand le soleil a brûlé les herbes, qu’au mois de mars, lorsqu’elle est çà et là plaquée de verdure. Si un enchanteur ou un capitaliste faisait le miracle de changer la Morée en une nouvelle Normandie, il obtiendrait pour récompense les malédictions unanimes des artistes. La Grèce n’a pas plus besoin de prairies que la basse Normandie n’a besoin de rochers, que la campagne de Rome n’a besoin de forêts. »



  1. La rapidité des transports a fait de tels progrès depuis un an, qu’on peut aller en sept jours du Louvre à l’Acropole.
    (Note de la 2e édition.)
  2. Nos soldats ont nettoyé les rues du Pirée : ils y ont même créé des jardins. Le patriotisme grec remettra les choses en ordre quand nos soldats seront partis. (Note de la 2e édition.)
  3. Les Grecs sont convaincus que si l’on monte au sommet du Taygète le 1er juillet, on aperçoit Constantinople à l’horizon. Ces pauvres gens voient partout Constantinople.