Traduction par Louis Racine.
Œuvres de Louis RacineLe Normant, Imprimeur-LibraireTome 1 (p. 61-72).
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CHANT TROISIEME.

 
Tel que brille l'éclair, qui touche au même instant,
Des portes de l'aurore aux bornes du couchant ;
Tel que le trait fend l'air, sans y marquer sa trace :
Tel et plus prompt encor part le coup de la Grace.
Il renverse un rebelle aussi-tôt qu'il l'atteint ;
D'un scelérat affreux un moment fait un saint.
Ce foudre inopiné, cette invisible flamme
Frappe, éclaire, saisit, embrase toute l'ame.
Saintement pénétré d'un spectacle effrayant
Rancé de ses plaisirs reconnoît le néant :
D'esclave il devient libre ; à la cour il échappe,
Et fuit dans les déserts pour enfanter la trappe.
Ainsi prompte à courir, lorsque nous nous perdons,
La Grace quelquefois précipite ses dons.
Souvent à nous chercher moins ardente et moins vive,
Par des chemins cachés lentement elle arrive.
Elle n'est pas toujours ce tonnerre perçant
Qui fend un cœur de pierre, et par un coup puissant
Abbat Saul qu'emportoit une rage homicide ;
Fait d'un persécuteur un apôtre intrépide ;
Arrache Magdelaine à ses honteux objets,
Zachée à ses trésors, et Pierre à ses filets.
Quelquefois doux rayon, lumiere temperée,
Elle approche, et le cœur lui dispute l'entrée.
L'esclave dans ses fers quelque tems se débat,
Repousse quelques coups, prolonge le combat.

Oui, l'homme ose souvent, triste et funeste gloire,
Entre son maître et lui balancer la victoire ;
Mais le maître poursuit son sujet obstiné,
Et parle de plus près à ce cœur mutiné.
Tantôt par des remords il l'agite et le trouble :
Tantôt par des attraits que sa bonté redouble
Il amollit enfin cette longue rigueur,
Et le vaincu se jette aux pieds de son vainqueur.
De la Grace tel est l'aimable et saint empire :
Elle entraîne le cœur, et le cœur y conspire.
Nous marchons avec elle : ainsi nous méritons,
Et nous devons nommer nos mérites des dons.
Ainsi Dieu toujours maître inspire, touche, éclaire ;
Et l'homme toujours libre, agit et coopere.
Augustin, de l'église, et l'organe et la voix,
De la céleste Grace explique ainsi les loix.
Téméraire docteur, est-ce là ton langage ?
Honteux de reconnoître un si libre esclavage,
Par tes détours subtils, par tes systêmes vains
Tu prétends éluder les paroles des saints.
Hélas ! De notre orgueil telle est l'horrible plaie :
Nous craignons d'obéir, et le joug nous effraie.
Voulant trop raisonner, nous nous égarons tous :
Et de notre pouvoir défenseurs trop jaloux,
Nous usurpons du ciel les droits les plus augustes :
Nous fixons son empire à des bornes injustes.
Mais que Dieu confondroit une telle fierté
S'il nous abandonnoit à notre liberté !
La Grace, dites-vous, vous paroît la contraindre.
Agréable péril ! Ah ! Risquons, sans rien craindre,

De trop donner à Dieu, de trop compter sur lui.
Quel espoir ! Quel honneur de l'avoir pour appui !
Laissons, laissons tout faire à celui qui nous aime.
Il sait mes intérêts beaucoup mieux que moi-même.
Contre lui pour nos droits nous disputons en vain,
Trop heureux de pouvoir les remettre en sa main.
Eh ! Comment résister à cette main puissante ?
La molle et souple argile est moins obéissante,
Moins docile au potier qui la tourne à son gré,
Qu'un cœur au souffle heureux dont il est pénétré.
Oui, c'est de ta bonté que je dois tout attendre,
J'en dépends : mais, seigneur, ma gloire est d'en dépendre ;
Tu me menes, je vais ; tu parles, j'obéis ;
Tu te caches, je meurs ; tu parois, je revis.
A moi-même livré, conduit par mon caprice
Je m'égare en aveugle, et cours au précipice.
Mes vices que je hais, je les tiens tous de moi ;
Ce que j'ai de vertu, je l'ai reçû de toi.
De mes égaremens moi seul je suis coupable :
De mes heureux retours je te suis redevable.
Les crimes que j'ai faits tu me les a remis ;
Et je te dois tous ceux que je n'ai point commis.
Qu'une telle doctrine est douce et consolante !
Elle remet la paix dans mon ame tremblante.
La foi m'apprend d'abord à tout craindre de moi :
L'espérance bientôt vient ranimer ma foi.
« Par vos foibles efforts, il est vrai, me dit-elle,
Vous ne suivrez jamais la voix qui vous appelle.
De cruels ennemis, hélas ! Environné
Vous êtes à leurs traits sans cesse abandonné.

Mais vous avez au ciel un pere qui vous aime,
Un pere, c'est le nom qu'il s'est donné lui-même :
Rassurez-vous, son fils lui sera toujours cher.
Périsse l'insensé qui prend un bras de chair.
L'ame sage et fidelle à son Dieu se confie,
Et peut tout en celui qui seul la fortifie. »
Le m... aidé par un autre secours
Ne sera point ému d'un semblable discours.
A ses ordres soumise, à ses desirs présente,
Et compagne assidue, ainsi qu'obéissante
La Grace, nous dit-il, vient offrir son appui.
Quand il veut, il s'en sert, l'usage en est à lui.
Dieu fournit l'instrument qui gagne la victoire ;
Mais de s'en bien servir l'homme seul a la gloire.
Dogmes cachés long-tems aux humains aveuglés,
Et qui par m... sont enfin dévoilés ;
M... qui pour nous plein d'un amour de pere
Adoucit d'Augustin le dogme trop sévere ;
Rend un calme flateur à notre esprit troublé ;
Décide et parle en maître où Paul avoit tremblé.
« Il n'est point, nous dit-il, de race favorite :
Dieu sait de cet enfant quel sera le mérite ;
Dieu lit dans l'avenir ce qu'il doit être un jour ;
Et s'il se rendra digne ou de haine ou d'amour.
La Grace est une source en public exposée,
Dont l'onde est en tout tems par toute main puisée.
Et lorsque pour agir nous faisons nos efforts,
Dieu nous doit aussi-tôt ouvrir tous ses trésors. »
Dans l'Espagne où d'abord ces maximes parurent
La vérité trembla, les écoles s'émurent,

Et du saint si fameux par ses rares écrits
Les disciples savans éleverent leurs cris.
Pour ramener la paix dans l'église troublée,
Le pontife appella la fameuse assemblée,
Où Lemos défenseur des célestes secours,
Du mensonge hardi perçant tous les détours,
Débrouilla, confondit la doctrine nouvelle.
Clément alloit lancer son tonnerre sur elle.
Il vous rendoit vainqueurs, disciples d'Augustin :
Mais sa mort vous priva d'un triomphe certain.
Assis au même thrône, et plein du même zèle
Paul fit dresser l'arrêt qu'attendoit tout fidelle.
L'humble école espéra, sa rivale craignit ;
Mais dans le vatican le foudre s'éteignit.
De m... qu'alors épargna l'anathême,
Ne rejettons pas moins le dangereux systême.
L'orgueil sera toujours prompt à le recevoir :
Il flatte la raison qui veut tout concevoir.
Le ciel à nos regards n'a plus rien d'invisible :
On perce de la foi le nuage terrible :
Des mysteres divins le voile est écarté.
Mais pour moi qui chéris leur sainte obscurité,
Je ramene le voile, et ne veux pas comprendre
Ce que l'homme doit croire, et ne doit point entendre.
Une mortelle main pourroit-elle arracher
Les sceaux qu'au livre saint Dieu voulut attacher ?
Toi seul, agneau puissant, ô victime adorable,
Toi seul tu peux ouvrir le livre respectable.
Hélas, s'il étoit vrai qu'un serviteur heureux,
Ministre obéissant, vînt remplir tous mes vœux :

Si je trouvois pour moi la Grace toujours prête ;
Que du ciel aisément je ferois la conquête !
Mais l'homme toutefois, chancelant, inégal,
Rencontre à tous ses pas quelque obstacle fatal.
A la plus douce paix un trouble affreux succéde.
Il aimoit, il languit ; il brûloit, il est tiéde.
La joie et le chagrin, la froideur et l'amour
De son cœur inconstant s'emparent tour à tour.
Après avoir long-tems couru dans la carriére,
Tout à coup il s'arrête et recule en arriére.
Toi donc, heureux mortel, arbitre souverain,
Toi qui trouves toujours la Grace sous ta main,
Contre tant de malheurs montre ton privilége :
Fais connoître tes droits au démon qui t'assiége.
Le chagrin te saisit, tu te sens agité ;
Vien te rendre la joie, et la tranquillité :
Etouffe ces dégoûts qui commencent à naître.
Il est tems : qu'attends-tu ? Commande, parle en maître.
Mais quoi ? Desir, effort, menace, tout est vain ;
Et tu veux sans succès trancher du souverain.
Misérable, du moins reconnoi ta misere.
L'orgueil t'avoit séduit, fais-en l'aveu sincere,
Et ressens le besoin d'un plus puissant secours :
Au seigneur sans rougir tu peux avoir recours.
Va pleurer à ses pieds ; implore, presse, crie,
Il se plaît à donner, mais il veut qu'on le prie.
Il faut ravir ses biens, et pour être accordé,
Sans cesse son appui doit être demandé.
Nous ne pouvons jamais lasser sa patience,
Il aime que nos cris lui fassent violence.


Si la Grace à toute heure obéit à nos loix,
Faut-il pour l'obtenir l'appeller tant de fois ?
Et si nous avons toute la force salutaire,
Que sert-il de prier ? Nous devons tous nous taire.
Tendre église, sur nous vous pleurez vainement :
Colombe, finissez ce long gémissement.
Ministres, essuyez vos larmes assidues ;
Et retirez vos mains vers le ciel étendues.
Vous qui poussez vers Dieu des soupirs éternels,
Fidéles prosternés aux pieds de ses autels,
Pourquoi répandre ainsi des prieres stériles ?
C'est à vous d'ordonner, vos cœurs vous sont dociles :
Vous-mêmes à vos maux donnez un prompt secours ;
Vous pouvez tout. Mais quoi ! Vous soupirez toujours,
Et de tous vos efforts vous sentez l'impuissance.
Hélas, qui n'en a point la triste connoissance !
Quel mortel à son gré dispose de son cœur !
Si l'on en croit pourtant un systême flateur,
Pour le bien et le mal l'homme également libre
Conserve, quoi qu'il fasse, un constant équilibre :
Lorsque pour l'écarter des loix de son devoir
Les passions sur lui redoublent leur pouvoir,
Aussi-tôt balançant le poids de la nature,
La Grace de ses dons redouble la mesure ;
L'homme les perd encor, et toujours liberal
Le ciel de nouveaux dons lui rend un nombre égal.
Dieu pour le criminel qui brave sa colere
Doit payer de ses biens un tribut nécessaire.
Mais en les dissipant on s'enrichit encor,
Et de Graces sans nombre on amasse un trésor.

Pourquoi donc les pécheurs qui détestent leurs chaînes,
Pour s'en débarrasser trouvent-ils tant de peines ?
Ces plaisirs qu'avec joie ils ont long-tems suivis,
Sous leur régne cruel les tiennent asservis.
Ils voudroient s'affranchir d'un joug dont ils gémissent ;
Mais hélas, chaque jour leurs forces s'affoiblissent.
Leurs fers se resserrant deviennent plus affreux,
Et toujours leur fardeau s'appesantit sur eux.
Oui, de nos passions la trop longue habitude
Malgré nous à la fin se change en servitude.
Pour connoître à quels maux ce mortel est livré,
Qui veut chasser l'amour de son cœur ulceré,
Faisons taire un moment les saints dans cet ouvrage,
Et d'un voluptueux écoutons le langage.
« Infortuné captif, cesse donc de souffrir :
Sauve-toi, guéris-toi. Mais comment te guérir ?
Comment sortir si-tôt d'un si long esclavage ?
O dieux ! Si la clémence est votre heureux partage,
Si vous jettez les yeux sur ceux qui vont mourir,
Mes supplices cruels vous doivent attendrir.
Grands dieux ! Regardez-moi ; détournez cette flamme,
Qui défend à la paix toute entrée en mon ame,
Et consume mon corps par un cruel poison.
Je ne t'implore, ô ciel ! Que pour ma guérison :
Je ne demande pas que de celle que j'aime
L'amour puisse répondre à mon amour extrême ;
Mais si j'ai mérité quelque chose de toi,
O ciel ! Rends-moi la vie : ô dieux ! Guérissez-moi. »
Ovide en criminel avoüant tous ses crimes,
Nous en avoue aussi les peines légitimes.
«

Je hais ce que je suis, je ne m'aimai jamais ;
Cependant malgré-moi je suis ce que je hais.
Non, je ne puis sortir de mon état funeste.
Qu'il est dur de porter un fardeau qu'on déteste ! »
Medée en succombant regrette sa pudeur,
Et se livre au transport que condamne son cœur.
Pour sauver les débris de sa vertu fragile,
Dans les bras de la mort Phedre cherche un asyle.
Mais détournons nos yeux de ces tristes objets,
Et laissons les payens en proie à leurs regrets.
Regardons un mortel que la Grace divine
Fait sortir triomphant d'une guerre intestine ;
Et du grand Augustin apprenons aujourd'hui
Ce que l'homme est sans Dieu, ce que Dieu peut sur lui.
Ma fougueuse jeunesse, ardente pour les crimes,
Me fit courir d'abord d'abîmes en abîmes :
Je vous fuyois, seigneur, vous ne me quittiez pas
Et la verge à la main me suivant pas à pas,
Par d'utiles dégoûts vous me rendiez ameres
Ces mêmes voluptés à tant d'autres si cheres.
Vous tonniez sur ma tête : à vos pressans avis
Ma mere s'unissoit en pleurant sur son fils.
Je n'entendois alors que le bruit de ma chaîne,
Chaîne de passions qu'un misérable traîne.
Ma mere par ses pleurs ne pouvoit m'ébranler,
Et vous tonniez, grand dieu, sans me faire trembler.
Enfin de mes plaisirs l'ardeur fut amortie :
Je revins à moi-même, et détestai ma vie.
Je voyois le chemin, j'y voulois avancer ;
Mais un funeste poids me faisoit balancer.

J'avois trouvé, j'aimois cette perle si belle
Sans pouvoir me résoudre à tout vendre pour elle.
Par deux puissans rivaux tour à tour attiré
J'étois de leurs combats au-dedans déchiré.
Mon dieu m'aimoit encor, et sa bonté suprême
A mes tristes regards me présentoit moi-même.
Hélas qu'en ce moment je me trouvois affreux !
Mais j'oubliois bien-tôt mon état malheureux :
Un sommeil létargique accabloit ma paupiere.
M'éveillant quelquefois, je cherchois la lumiere ;
Et dès qu'un foible jour paroissoit se lever,
Je refermois les yeux, de peur de le trouver.
Une voix me crioit, sors de cette demeure .
Et moi, je répondois, un moment, tout-à-l'heure .
Mais ce fatal moment ne pouvoit point finir,
Et cette heure toujours differoit à venir.
De mes premiers plaisirs la troupe enchanteresse
Voltigeant près de moi, me répétoit sans cesse :
Nous t'offrons tous nos biens, et tu veux nous quitter.
Sans nous, sans nos douceurs, qui peut se contenter ?
Le sage en nous cherchant trouve un bonheur facile ;
Son corps est satisfait, et son ame est tranquile.
Mortels, vivez heureux et profitez du tems :
Du torrent de la joie enyvrez tous vos sens.
Fuyez de la vertu l'importune tristesse ;
Couchez-vous sur les fleurs, dormez dans la mollesse.
Et toi que des long-tems nos bienfaits ont charmé,
Crois-tu donc qu'avec nous ton cœur accoutumé
Puisse ainsi s'arracher aux délices qu'il aime ?
Hélas, en nous perdant tu te perdras toi-même.


Mais devant moi l'aimable et douce chasteté
D'un air pur et serain, pleine de majesté,
Me montrant ses amis de tout sexe, tout âge,
Avec un ris mocqueur me tenoit ce langage :
Tu m'aimes, je t'appelle, et tu n'oses venir.
Foible et lâche Augustin, qui peut te retenir ?
Ce que d'autres ont fait, ne le pourras-tu faire ?
Incertain, chancelant, à toi-même contraire,
Tu veux rompre tes fers, tu veux et ne veux plus :
Ne fixeras-tu point tes pas irrésolus ?
Regarde à mes côtés ces colombes fidelles :
Pour voler jusqu'à moi, Dieu leur donna des aisles ;
Ce dieu t'ouvre ton sein, jette-toi dans ses bras.
Hélas, je le savois, mais je n'y courois pas.
Un jour enfin lassé de cette vive guerre
Je pleurois, je criois, je m'agitois par terre,
Quand tout à coup frappé d'un son venu des cieux,
Et des mots du saint livre où je jettai les yeux,
L'orage se calma, mes troubles s'appaiserent.
Par votre main, seigneur, mes chaînes se briserent ;
Mon esprit ne fut plus vers la terre courbé :
Je sortis de la fange où j'étois embourbé.
Ma volonté changea ; ce qui vous est contraire
Me déplut, et j'aimai tout ce qui peut vous plaire.
Ma mere qu'à vos pieds vous vîtes tant de fois
Pleurer sur un ingrat, rebelle à votre voix,
Ma tendre mere enfin sortit de ses allarmes,
Et retrouva vivant le fils de tant de larmes.
Je connus bien alors que votre joug est doux :
Non, seigneur, il n'est rien qui soit semblable à vous.

Dès ici-bas ma bouche unie avec les anges
Ne se lassera point de chanter vos loüanges.
Je n'aimerai que vous : vous serez désormais
Ma gloire, mon salut, mon asyle, ma paix.
O loi sainte ! ô loi chere ! ô douceur éternelle !
Ineffable grandeur ! Beauté toujours nouvelle !
Vérité qui trop tard avez sçu me charmer,
Hélas ! Que j'ai perdu de tems sans vous aimer !