Traduction par Louis Racine.
Œuvres de Louis RacineLe Normant, Imprimeur-LibraireTome 1 (p. 73-84).
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CHANT QUATRIÈME

 
Redoublons, s'il se peut, l'ardeur qui nous anime :
Elevons notre voix sur un ton plus sublime :
Osons du Dieu vivant célébrer la grandeur :
Osons de ses desseins montrer la profondeur.
Desseins toujours cachés, secrets impénétrables,
Jugemens éternels, et loix irrévocables,
Loix terribles d'un Dieu qui voit dans l'avenir
Ceux qu'il veut couronner, et ceux qu'il veut punir.
Des siécles à ses yeux qu'est-ce que l'étendue ?
Tous les siécles entiers sont un jour à sa vûe :
L'avenir est pour lui l'ordre de ses arrêts :
Il lit nos volontés dans ses propres decrets.
Mystere ténébreux, qui pourra le comprendre ?
Mais, seigneur, devant toi tout l'homme n'est que cendre.
Sans les examiner, qu'il reçoive tes loix.
O Dieu de vérité, quand tu parles, je crois ;
De ma fiere raison j'arrête l'insolence ;
Loin de t'interroger, je t'adore en silence.
Je crois tes dogmes saints, quoiqu'ils me soient voilez :
Je les chante ; mortels, écoutez, et tremblez.
De nos fragiles corps Dieu conserve la vie :
Lui seul répand le jour dans notre ame obscurcie :
Par lui nos cœurs glacés s'enflamment pour le bien.
Mortels, vous devez tout à qui ne vous doit rien.
Vous ne tenez jamais que de sa bonté pure,
Et les dons de la Grace, et ceux de la nature.

A ses moindres faveurs quel droit prétendez-vous
Du livre des vivans il peut vous rayer tous.
Fils ingrats, fils pécheurs, victimes du supplice,
Nous naissons tous marqués au sceau de sa justice.
Depuis le jour qu'Adam mérita son couroux,
Les feux toujours brûlans sont allumés pour nous.
Sous lui, sous ses enfans héritiers de son crime,
La même chûte, hélas ! Ouvrit le même abîme.
Pour un crime pareil si l'ange est condamné,
Pourquoi l'homme après lui sera-t'il épargné ?
Tous deux de la révolte également coupables
Devoient tous deux s'attendre à des peines semblables.
Sans espoir de retour les anges rejettés
Dans les feux éternels sont tous précipités.
Des humains en deux parts Dieu sépare la masse :
Il choisit, il rejette, il fait justice et Grace.
Qui se plaindra, quand tous méritent l'abandon ?
Tous coupables, qui peut esperer le pardon ?
Qui lui plût fut choisi : de la masse proscrite
Sa bonté sépara la race favorite.
Et pour ce petit nombre agréable à ses yeux
Il ouvrit de ses dons les trésors précieux.
C'est ce nombre si cher, ce céleste héritage
Qu'il réserve à son fils pour auguste appanage.
Chef de tous les élus, Jesus-Christ par son sang,
Lui-même élu par Grace a mérité ce rang.
Cher et petit troupeau que m'a donné mon pere,
Bannis toute frayeur, dit ce Dieu tutelaire :
Je connois mes brebis ; je suis toujours leurs pas ;
Et l'ennemi cruel ne les ravira pas :

Sur les tendres agneaux que le ciel me confie,
Sans relâche attentif, je réponds de leur vie.
Les hommes par ce choix qui partage leur sort,
Sont tous devant celui qui ne fait aucun tort,
Les uns vases d'honneur, objets de la tendresse,
Connus, prédestinés, enfans de la promesse ;
Les autres malheureux, inconnus, réprouvés,
Vases d'ignominie, aux flammes réservés.
Qu'ici sans murmurer la raison s'humilie.
Dieu permet notre mort, ou nous donne la vie :
Ne lui demandons point compte de ses decrets.
Qui pourra d'injustice accuser ses arrêts ?
L'homme, ce vil amas de boue et de poussiere,
Soutiendroit-il jamais l'éclat de sa lumiere ?
Ce Dieu d'un seul regard confond toute grandeur :
Des astres devant lui s'éclipse la splendeur.
Prosterné près du thrône où sa gloire étincelle,
Le cherubin tremblant se couvre de son aîle.
Rentrez dans le néant, mortels audacieux.
Il vole sur les vents, il s'assied sur les cieux.
Il a dit à la mer, brise-toi sur ta rive ;
Et dans son lit étroit la mer reste captive.
Les foudres vont porter ses ordres confiés,
Et les nuages sont la poudre de ses pieds.
C'est ce Dieu qui d'un mot éleva nos montagnes,
Suspendit le soleil, étendit nos campagnes ;
Qui pese l'univers dans le creux de sa main.
Notre globe à ses yeux est semblable à ce grain,
Dont le poids fait à peine incliner la balance.
Il souffle, et de la mer tarit le gouffre immense.

Nos vœux et nos encens sont dûs à son pouvoir.
Cependant quel honneur en peut-il recevoir ?
Quel bien lui revient-il de nos foibles hommages ?
Lui seul il est sa fin, il s'aime en ses ouvrages.
Qu'a-t'il besoin de nous ? D'un oeil indifférent
Il regarde tranquile l'être et le néant.
Il touche, il endurcit, il punit, il pardonne :
Il éclaire, il aveugle : il condamne, il couronne.
S'il ne veut plus de moi, je tombe, je péris :
S'il veut m'aimer encor, je respire, je vis.
Ce qu'il veut il l'ordonne, et son ordre suprême
N'a pour toute raison que sa volonté même.
Qui suis-je pour oser murmurer de mon sort,
Moi conçu dans le crime, esclave de la mort ?
Quoi ! Le vase pétri d'une matiere vile
Dira-t'il au potier, pourquoi suis-je d'argile ?
Des salutaires eaux un enfant est lavé.
Par une prompte mort un autre en est privé.
Dieu rejette Esaü, dont il aime le frere.
Par quel titre inconnu Jacob lui peut-il plaire ?
O sage profondeur ! ô sublimes secrets !
J'adore un Dieu caché : je tremble, et je me tais.
Ce Dieu dans ses desseins terrible et toujours sage,
Qui ne changeant jamais, change tout son ouvrage,
Pour ceux mêmes souvent qu'il avoit rendus bons,
Arrête tout à coup la source de ses dons.
Dans cette obscure nuit l'astre si nécessaire,
La foi, quand il le veut, s'éteint ou nous éclaire.
Ce premier des présens qu'il fait aux malheureux,
Leur ouvre le chemin quand il a pitié d'eux.

Que de peuples hélas, que de vastes contrées
A leur aveuglement sont encore livrées,
Assises loin du jour dans l'ombre de la mort !
Nous plus heureux, craignons leur déplorable sort :
Le précieux flambeau qui s'allume par Grace,
Aux ingrats enlevé, souvent change de place.
Par le sang des martyrs autrefois humecté
L'orient, du mensonge est par-tout infecté.
Cette isle, de chrétiens féconde pépiniere,
L'Angleterre, où jadis brilla tant de lumiere,
Recevant aujourd'hui toutes religions,
N'est plus qu'un triste amas de folles visions.
Hélas ! Tous nos voisins plongés dans la disGrace
Semblent nous préparer au coup qui nous menace.
Par-tout autour de moi quand je tourne les yeux,
Je pâlis, et n'y vois que le couroux des cieux.
Dans les glaces du Nord l'hérésie allumée
Y répand en fureur son épaisse fumée.
Là domine Luther ; ici régne Calvin :
Et souvent où la foi répand son jour divin,
La superstition, fille de l'ignorance,
Prend de la piété la trompeuse apparence.
Oui, nous sommes, seigneur, tes peuples les plus chers :
Tu fais luire sur nous tes rayons les plus clairs.
Vérité toujours pure, ô doctrine éternelle,
La France est aujourd'hui ton royaume fidelle.
Ah ! Nos crimes enfin à leur comble montés,
Du ciel lent à punir lasseront les bontés.
Puisse-t'il être faux ce funeste présage !
Mais hélas, de nos mœurs l'affreux libertinage

A celui de l'esprit pourra nous attirer.
Déja notre raison ose tout pénétrer.
Celui dont les bienfaits préviennent nos prieres,
Du salut à son gré dispense les lumieres.
Il confond l'orgueilleux qui cherche à tout savoir ;
Il aveugle celui qui demande à tout voir.
Pour les sages du monde il voile ses mysteres :
Il refuse à leurs yeux les clartés salutaires,
Tandis qu'il les révéle à ces humbles esprits,
A ces timides cœurs, de son amour nourris,
Qui méprisent l'amas des sciences frivoles,
Et tremblent de frayeur à ses moindres paroles.
Un mot eût pû changer les sages antonins ;
Mais ce mot n'est donné qu'aux heureux constantins.
Dieu laisse sans pitié Caton dans la nuit sombre,
Qui cherchant la vertu n'en embrasse que l'ombre.
Mais plus terrible encor il prévoit tous nos pas,
Et vient frapper des cœurs qui ne s'ouvriront pas.
Il verse ses faveurs sur une ame infidelle,
Que l'abus de ses dons rendra plus criminelle.
Jerusalem le chasse, et rejette sa paix ;
Son ingrate Sion refuse ses bienfaits,
Et l'on eût vu par lui Tyr et Sidon touchées
Pleurer sur le cilice et la cendre couchées.
Au grand jour, il est vrai, jour terrible et vengeur,
Sidon sera traitée avec moins de rigueur.
Le serviteur rebelle aux ordres de son maître,
Plus puni que celui qui meurt sans les connaître,
De tous les biens reçus rend compte au Dieu jaloux ;
Mais l'arrêt de Sidon en devient-il plus doux ?

Tremblons jusqu'à la fin. Si l'on ne persévere,
Jamais de ses travaux on n'obtient le salaire ;
Jusqu'au dernier instant il faut toujours courir.
Près d'atteindre le terme on peut encor périr.
L'austere pénitent, le pâle solitaire,
Couché sur le cilice, et blanchi sous la haire,
Par un souffle d'orgueil, un impur mouvement,
Un desir avoué, perd tout en un moment ;
Tandis que pénétré d'un remord efficace
Vieilli dans les forfaits un brigand prend sa place.
A la vigne du maître appellé le dernier
Il n'arrive qu'au soir, et reçoit le denier.
Quelquefois par l'effet d'une bonté profonde,
Où le vice abonda la Grace surabonde ;
Mais quelquefois aussi par un triste retour
Un cœur où la vertu fit long-tems son séjour,
Las de sa liberté rentre dans l'esclavage,
Et dans l'abîme affreux plus avant se rengage.
Le dernier coup porté rend le combat certain,
Et pour être vainqueur tout dépend de la fin.
La couronne est placée au bout de la carriere ;
Il faut pour la ravir fournir la course entiere.
De l'église au berceau l'illustre défenseur,
Et des foibles chrétiens le sévere censeur,
Le soutien de la foi, la gloire de l'Afrique,
Tertullien s'égare et périt hérétique.
Pour les enfans ingrats quels regrets superflus,
Lorsque de ton festin, grand dieu, tu les exclus !
Quel désespoir pour eux quand ta voix qui les chasse
Appelle l'étranger pour s'asseoir à leur place !

Souvent il est fatal de vivre trop long-tems.
Osius sur la terre avoit brillé cent ans,
Fleau des ariens en détours si fertiles,
Le pere des pasteurs, le maître des conciles.
La mort à ses travaux alloit rendre le prix,
Lorsque las d'un exil où sa foi l'avoit mis,
Il ranime une main par vingt lustres glacée,
Pour signer de Sirmich la formule insensée.
A tout craindre de nous sa chûte nous instruit.
Redoublons notre course, et prévenant la nuit,
Hâtons-nous de joüir du jour qui nous éclaire.
Mais que sert de courir, répond un téméraire,
Qui m'oppose un discours tant de fois répeté ?
Dans le ciel, me dit-il, mon sort est arrêté :
Pourquoi venez-vous donc, discoureur inutile,
M'animer aux travaux d'une course stérile ?
Au livre des élus si mon nom est gravé,
Tout crime par la Grace en moi sera lavé.
Si le ciel en couroux me destine à la peine,
Pour chercher la vertu ma diligence est vaine.
C'en est fait, je veux vivre au gré de mes desirs :
J'attendrai mon arrêt dans le sein des plaisirs.
Détestable pensée ! L'affreuse conséquence !
Ainsi vous vous jugez vous-même par avance.
Dans le trouble où vous jette un douteux avenir,
Ignorant votre arrêt vous l'osez prévenir.
La porte du bonheur en vain vous est ouverte,
Vous-même vous voulez assurer votre perte.
Le suivez-vous en tout, ce vain raisonnement ?
Sans doute Dieu connoît votre dernier moment,

Et votre heure fatale au ciel déja réglée
Jamais par vos efforts ne sera reculée.
Pourquoi donc dans les maux qui menacent vos jours,
De l'art des médecins cherchez-vous le secours ?
De leurs soins assidus que devez-vous attendre ?
Votre course est fixée, ils ne peuvent l'étendre.
Ah, malgré ces raisons, la crainte de mourir
A des secours douteux vous force de courir.
Où sont donc pour le ciel les efforts que vous faites ?
Pourquoi n'y point courir, insensés que vous êtes ?
J'ignore comme vous quel sort m'est réservé,
Mais pour me consoler vivrai-je en réprouvé ?
Non, pour mourir en saint, c'est en saint qu'il faut vivre.
Je me crois des élus, je m'anime à les suivre ;
Si mon sort est douteux, je le rendrai certain.
Je travaille, je cours, et ne cours pas en vain.
Des maîtres le plus doux, des peres le plus tendre,
Dieu m'appelle et me dit qu'à lui je puis prétendre ;
Que je suis son enfant ; qu'il veut me rendre heureux.
De mon esprit j'écarte un trouble dangereux,
Et loin que mon arrêt m'inquiette et m'allarme,
J'espere tout d'un dieu dont la bonté me charme.
J'envisage les biens que m'a fait son amour,
Comme un gage de ceux qu'il veut me faire un jour.
Pourquoi de ses faveurs comblé dès ma naissance,
Former pour l'avenir un soupçon qui l'offense ?
Non, j'y consens, qu'il soit seul maître de mon sort.
Il m'aime, du pécheur il ne veut point la mort ;
Il pardonne, il invite au retour salutaire
Celui qui s'accumule un trésor de colere.

A toute heure aux méchans il prodigue ses dons ;
Son soleil luit sur eux ainsi que sur les bons ;
Il punit à regret, et ce n'est qu'en partie
Qu'il frappe sur l'ingrat que son couroux châtie.
C'est à vous, c'est à moi que le ciel est promis :
C'est pour nous qu'à la mort il a livré son fils.
Oui, Dieu veut le salut de tous tant que nous sommes ;
Jesus-Christ a versé son sang pour tous les hommes.
Que celui qui périt ne s'en prenne qu'à soi.
Malheureux Israël, ta perte vient de toi.
Vous craignez du seigneur les arrêts formidables,
Cependant vous perdez ses momens favorables,
Et lorsqu'il vient à vous, vous lui fermez vos cœurs.
Hélas ! Combien de fois vous offrant ses faveurs
Vous a-t'il ranimés par des Graces nouvelles ?
Et que n'a-t'il point fait ? Un oiseau sous ses aîles
Rassemble ses petits trop foibles pour voler :
C'est ainsi qu'en son sein il veut vous rassembler.
Les maux que vous souffrez, c'est lui qui les envoie :
Par tendresse pour vous il trouble votre joie ;
De vos plaisirs honteux il veut vous détacher ;
Au monde malgré vous il veut vous arracher.
Cependant de ce monde esclaves volontaires,
Vous rejettez toujours ses rigueurs salutaires.
Mais pourquoi, direz-vous, ce Dieu de charité
Montre-t'il dans son choix tant de séverité ?
Si lui seul à ses dons nous peut rendre fidelles,
S'il veut notre salut, pourquoi tant de rebelles ?
Entre tant d'appellés, pourquoi si peu d'élus ?
Leur foible nombre échappe à nos regards confus :

Les épics épargnés par la main qui moissonne,
Ces restes que le maître aux glaneurs abandonne,
Et les grappes que laisse un vendangeur soigneux,
Images des élus, sont aussi rares qu'eux.
Nous ne voyons en Dieu que justice et colere :
Est-ce ainsi qu'il nous aime ? Est-ce ainsi qu'il est pere ?
Nous tremblons... c'est assez, unissons notre foi.
Je tremble comme vous, esperez comme moi.
Il est pere, il est Dieu : je crains le Dieu terrible ;
Mais je chéris le pere à mes malheurs sensible.
Sans peine devant lui soumettant mon esprit,
Je crois ce qu'il révéle, et fais ce qu'il prescrit.
Je laisse murmurer ma raison orgueilleuse ;
Je sais que sa lumiere est souvent périlleuse ;
Je me livre à la foi, je marche à sa clarté :
Celui qu'elle conduit n'est jamais écarté.
Je ne puis de la Grace atteindre le mystere ;
Mais Dieu parle, il suffit, c'est à l'homme à se taire.
Lorsque voulant sonder ses terribles decrets,
Nous portons jusqu'au ciel nos regards indiscrets ;
Quand nous osons percer le voile respectable
Dont se couvre à nos yeux ce Dieu si redoutable,
Sa gloire nous opprime : ébloüis, aveuglés,
Du poids de sa grandeur nous sommes accablés.
Ah ! Respectons celui qui veut être invisible,
Et craignons d'irriter sa majesté terrible.
Mais la sainte frayeur que l'homme en doit avoir,
C'est de toi seul, grand Dieu, qu'il la peut recevoir :
Apprens-nous à t'aimer, apprens-nous à te craindre.
De tes desseins cachés est-ce à nous de nous plaindre ?

Détourne loin de nous cet esprit curieux
Qui rend l'homme insolent, si coupable à tes yeux.
Adoucis la fierté de ceux qui sont rebelles ;
Daigne affermir encor ceux qui te sont fidelles ;
Donne-nous ces secours que tu nous a promis ;
Donne la Grace enfin même à ses ennemis.