La Genèse du Génie du Christianisme/02

La Genèse du Génie du Christianisme
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 797-829).
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LA GENÈSE
DU
« GÉNIE DU CHRISTIANISME »

II[1]
LES ANNÉES D’EXIL ET LA CRISE RELIGIEUSE


I

« En mangeant notre gamelle sous la tente, écrit Chateaubriand, — c’est à propos de son passage à l’armée des princes, — mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages ; ils me les payaient en beaux contes ; nous mentions tous comme un caporal au cabaret avec un conscrit qui paye l’écot. » Nous savons aujourd’hui, grâce à M. Bédier, que l’auteur d’Atala a traité tous ses lecteurs comme il avait fait ses camarades de campement. Son voyage en Amérique, tel du moins qu’il nous l’a raconté, n’est qu’un « beau conte, » une fiction poétique. « Deux choses seulement sont assurées, conclut prudemment M. Bédier : la première, que Chateaubriand a débarqué à Baltimore le 10 juillet 1791, et qu’il est reparti d’Amérique cinq mois après, plus tôt peut-être, mais non plus tard ; la seconde, qu’il n’a pu visiter aucune des régions où se dérouleront plus tard ses romans[2]. » Renan disait qu’il y avait en lui un Breton doublé d’un Gascon : Chateaubriand aurait pu déjà tenir ce langage.

S’il paraît bien établi que René n’a pu voir la patrie d’Atala, il est du moins assez vraisemblable qu’après une longue traversée et plusieurs relâches aux Açores, à Terre-Neuve et à l’île Saint-Pierre, il explora en partie la région qui s’étend de Baltimore jusqu’au Niagara. Peut-être aussi vit-il quelques sauvages. Mais surtout, mis en goût déjà par les suggestives descriptions du P. Charlevoix, il recueillit sur place des impressions de nature qui, fécondées par diverses lectures, celle du voyageur Bartram, entre autres, donnèrent l’éveil à son génie de peintre et lui inspirèrent ses premiers chefs-d’œuvre. Quand, au mois de décembre 1791, à la nouvelle de l’arrestation du Roi à Varennes, obéissant à l’obscure poussée de son loyalisme breton, il se résout brusquement à rentrer en France, il n’a sans doute pas « vu les royaumes de la solitude, » mais il a noirci beaucoup de papier, et sa palette de grand écrivain est toute prête.


II

Un vent de tempête le poussa rapidement sur les côtes de France, et, après un demi-naufrage, — qui ne fut point perdu pour la littérature, les Natchez et les Martyrs en sont la preuve, — il débarqua au Havre, le 2 janvier 1792. Sans grand enthousiasme, et pour faire comme ceux de son monde, il se décida à émigrer. Mais auparavant, et pour faire plaisir aux siens, il accomplit avec une rare légèreté un acte dont la gravité semble lui avoir toujours échappé : pauvre, « tourmenté de la muse, » ne se sentant d’ailleurs « aucune qualité du mari, » il se laissa marier plus qu’il ne se maria avec une jeune fille qu’on croyait assez riche, « blanche, délicate, mince et fort jolie, » Mlle de la Vigne, qui, si elle eut peut-être « ses inconvéniens, » fut pour lui la plus gratuitement dévouée des épouses, et dont il pourra dire un jour, dans une phrase bien savoureuse : « Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m’inspirant toujours le respect, sinon toujours la force des devoirs. » Puis, il retourne à Paris : là, il reprend contact avec « ses anciens amis les gens de lettres, » et sans doute leur lit quelques-unes de ses pages descriptives ; il voit Bernardin et l’abbé Barthélémy ; il revoit Malesherbes qui, bien guéri de ses illusions d’autrefois, l’encourage fortement à émigrer ; et, après un pèlerinage qu’en fidèle disciple de Rousseau, il croit devoir faire à l’Ermitage, le 15 juillet 1792, il part pour Lille, et de là pour Tournay. A Bruxelles, « le quartier général de la haute émigration, » il retrouve, avec son bagage, « ses précieuses paperasses dont il ne pouvait se séparer ; » et, bientôt, las du spectacle de « l’émigration fate, » suivant son prétendu mot à Rivarol, il court tout droit « où l’on se bat. »

A Trêves, il rejoint la pauvre et vaillante armée des princes. La campagne fut rude. Déjà malade, « crachant le sang » sous le poids d’un havresac qui contenait, avec « un petit Homère[3], » « le manuscrit de son voyage en Amérique, » il s’asseyait au milieu des ruines, « relisant et corrigeant une description de forêt, un passage d’Atala, dans les décombres d’un amphithéâtre romain. » Blessé au siège de Thionville d’un éclat d’obus, atteint de la petite vérole au siège de Verdun, on lui délivra enfin un congé. Il songeait à se rendre à Ostende, et à s’embarquer pour Jersey, où se trouvait une partie de sa famille. Il fit ainsi deux cents lieues, miné de fièvre, la cuisse enflée, s’arrêtant et tombant souvent, excitant la pitié ou l’horreur sur son passage. A Jersey, chez son oncle de Bédée, il resta quatre mois entre la vie et la mort. C’est là qu’il apprit la condamnation et l’exécution de Louis XVI. Ses sœurs et sa femme étaient revenues en Bretagne. Pour ne pas être à charge à son oncle, il s’embarqua, à peine guéri, pour l’Angleterre : il arriva à Londres le 21 mai 1703.


III

A travers tous ces événemens et toutes ces misères, nous voudrions, pour retrouver la succession réelle de ses dispositions morales, pouvoir user d’une autre source que celle des tardifs Mémoires d’Outre-Tombe. Mais la correspondance de Chateaubriand qui, en fait, ne dut pas être alors très active, présente ici, pour plusieurs années, une lacune probablement irrémédiable[4]. Et, d’autre part, nous pouvons affirmer que son Voyage en Amérique et ses Natchez sont assez loin de reproduire avec une suffisante exactitude ce manuscrit primitif et mystérieux, toujours perdu et toujours retrouvé[5], qu’il écrivait « parmi les sauvages mêmes, » et qu’il corrigeait plus tard au milieu des ruines de Trêves ; et, dès lors, nous perdons le droit d’y chercher exclusivement la trace de ses divers états d’âme. A tout prendre, c’est peut-être dans les Mémoires que nous saisirons le mieux l’écho, lointain sans doute, et un peu poétisé ou transposé, mais le plus fidèle encore de ses impressions de voyageur et de soldat.

Et, bien entendu, il faut y joindre les ouvrages imprimés de Chateaubriand, dont l’idée première, sinon la rédaction définitive, date de cette époque. Voici ce qui paraît le plus vraisemblable à cet égard. « Très jeune encore, » — c’est-à-dire, apparemment, pendant son séjour à Paris, et, ce semble, sous l’influence de Rousseau et de Marmontel, — « il conçoit l’idée de faire l’épopée de l’homme de la nature : » le sujet des Natchez lui paraissant particulièrement heureux, « il jette quelques fragmens de cet ouvrage sur le papier ; » mais, les « vraies couleurs » venant à lui manquer, il va les chercher dans « les solitudes américaines. » Et c’est alors, selon toute probabilité, qu’il commence ce vaste manuscrit, — « le manuscrit tout à fait primitif » de ses voyages, — où il aurait entassé les matériaux les plus divers : des fragmens d’un journal de route, des Tableaux de la nature, des extraits et analyses de ses lectures, des observations d’histoire naturelle, la suite de son épopée, y compris les deux épisodes d’Atala et de René. Et, soit que « ce premier manuscrit de 2 383 pages in-folio, » ait survécu tout entier, et, avec son auteur, ait été transporté en Angleterre, soit que « quelques feuilles détachées » seules en aient subsisté, soit enfin qu’il ait entièrement « péri dans la Révolution, » et qu’il ait été reconstitué « à Londres sur le souvenir récent de ces ébauches, » — nous pouvons hésiter et choisir entre ces trois hypothèses, — c’est de là que Chateaubriand a successivement tiré pour les publier, plusieurs pages de l’Essai sur les Révolutions et du Génie du Christianisme, Atala et René, le Voyage en Amérique et les Natchez. Même récrits et retouchés, — et ils l’ont sûrement été au moment de la publication[6], — ces divers écrits représentent donc bien, fond, et même forme, les toutes premières œuvres en prose de Chateaubriand. — En combinant toutes ces données, il n’est pas impossible d’en dégager quelques indications sur la biographie morale de René entre 1791 et 1793, de son départ pour l’Amérique à son départ pour Londres.


IV

Il était allé chercher au Nouveau-Monde des impressions et des images nouvelles : il en rapporta une ample moisson. Un commerce prolongé avec l’Océan, le spectacle d’une terre encore vierge achevèrent de libérer le grand poète naturaliste qui était en lui. Jamais encore dans notre France, les grandes scènes de la nature n’avaient aussi profondément ébranlé une sensibilité d’homme, ne lui avaient suggéré tout au moins d’aussi émouvantes phrases pour les exprimer. Comparés aux paysages de Chateaubriand, ceux de Rousseau, ceux de Bernardin lui-même semblent pâles et décolorés[7]. « Qui dira le sentiment qu’on éprouve en entrant dans ces forêts aussi vieilles que le monde, et qui seules donnent une idée de la création, telle qu’elle sortit des mains de Dieu[8] ? » Lisez la suite, et demandez-vous si jamais ce sentiment a été mieux rendu que par René.

Le sentiment de la nature est intimement lié au sentiment religieux : voyez Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre ; voyez Ruskin. Mais, à moins que, comme ce dernier, on soit très profondément chrétien[9], c’est bien plutôt à la disposition déiste, ou même panthéiste, qu’à la disposition proprement chrétienne que la nature vivement sentie et passionnément aimée nous incline d’ordinaire. Chateaubriand en est une preuve. « Je suis tombé, écrit-il, dans cette espèce de rêverie connue de tous les voyageurs : nul souvenir distinct de moi ne me restait : je me sentais vivre comme partie du grand tout et végéter avec les arbres et les fleurs[10]. »

Ces vagues sentimens de religiosité naturaliste, bien loin de les contredire et de les ruiner, s’accommodent fort bien de dispositions assez peu tendres à l’égard des religions positives. Une religion positive est une limitation du sentiment religieux, et le propre du panthéisme est d’affranchir de toute contrainte, de toute formule la « catégorie de l’idéal. » Nous savons par Chateaubriand lui-même que, s’étant lié sur le bateau avec un jeune Anglais converti par l’abbé Nagot, le directeur des Sulpiciens, et tout prêt à entrer dans les ordres, il essaya de le détourner de cette « insigne folie » et, au risque de « s’attirer la haine des prêtres, » tenta littéralement de le déconvertir. Il est alors, en général, assez peu sensible aux cérémonies religieuses : « Mais je prévis dès lors, — écrit-il dans l’Essai, — que Tulloch, — c’est le nom de cet Anglais, — ni échapperait. Nos prêtres se mirent alors à faire des processions, et voilà mon ami qui se monte la tête, court se placer dans les rangs, et se met à chanter avec les autres. » Ce ton, cette ardeur de propagande irréligieuse ne sont-ils pas bien significatifs[11] ? Et René serait-il si vivement épris d’apostolat à rebours, s’il était aussi détaché qu’il le croit peut-être de la « religion romaine ? »

De fait, un soir, sur le bateau, la cloche de la prière venant à sonner, il va « mêler ses vœux à ceux de ses compagnons ; » et, sans doute, la grandeur, la majesté du spectacle lui inspire alors, avec cette velléité religieuse, des sentimens bien profanes[12]. Mais au retour, au moment du naufrage, un des matelots français, nous dit-il dans les Mémoires, « entonna ce cantique à Notre-Dame de Bon-Secours, premier enseignement de mon enfance : je le répétai à la vue des côtes de la Bretagne, presque sous les yeux de ma mère. » Le danger, la pensée de la mort, la vue de la Bretagne et le spectacle de la piété bretonne, tout cela, manifestement, lui a, si j’ose dire, remis l’âme dans son état primitif ; tout cela a fait surgir du fond de sa conscience les impressions religieuses de son enfance, et brusquement refoulé la couche, plus superficielle qu’il ne pense, de sentimens et d’idées qu’ont déposée dans son esprit ses lectures philosophiques.

« Le malheur est religieux, lisons-nous dans les Natchez ; la solitude appelle la prière. » Et si nous étions plus assurés que cette singulière épopée n’eût pas été considérablement remaniée en vue de la publication en 1827, nous pourrions y noter longuement, dans le choix des personnages, — René et le P. Souël notamment, — dans la composition de leurs caractères, — surtout si l’on y joint Atala et René qui en faisaient primitivement partie, — dans la curiosité des différentes mythologies et dans l’opposition des divers « merveilleux, » dans maints détails et maintes réflexions, la persistance de la préoccupation religieuse ; nous pourrions y relever aussi un trait qui ne laisse pas d’être parfois assez déplaisant, une sensualité violente et sombre qui volontiers s’accommode, s’aiguise, se renforce et se pimente du voisinage des choses de la religion. Mais encore une fois, à insister davantage, on risquerait peut-être de mêler et de confondre les diverses époques de la pensée de Chateaubriand.

Ouvrons les Mémoires : ils nous suffisent pour nous faire soupçonner dans le soldat poète de l’armée de Condé un observateur attentif et curieux des choses et des cérémonies religieuses. A Tournay, il s’empresse d’aller visiter la cathédrale. Au siège de Thionville, il remarque les pratiques pieuses des paysans et la touchante figure d’un curé aveugle qui « avait perdu la vue dans les bonnes œuvres comme un grenadier sur le champ de bataille. » Il retrouve le cousin Moreau, et note qu’« il portait un chapelet. » Enfin quand, blessé, malade, ne pouvant plus marcher, il s’étend dans un fossé « pour ne se réveiller jamais, » pensait-il, « je m’évanouis, ajoute-t-il, dans un sentiment de religion. » Nous n’avons aucune raison pour ne pas l’en croire sur parole.


Ainsi donc, il n’est certes pas chrétien, le jeune émigré de vingt-cinq ans qui, après une longue maladie, quitte Jersey pour l’Angleterre. Et même, si, dans son for intime, il a été un défenseur très peu convaincu de la cause du « trône et de l’autel, » c’est sans doute parce que, sous l’influence des philosophes, il ne la sent pas vraiment sienne. Mais c’est une âme passionnée, inquiète, — et inquiète des choses religieuses, — une âme prompte aux grands sentimens vagues, éprise d’art, de noblesse et de beauté. Enfin, c’est un homme qui a souffert, vraiment souffert, et qui même, à plusieurs reprises, a vu la mort de très près. Il lui reste à éprouver encore les misères de l’exil et les douleurs des séparations éternelles.


V

Sur le bateau qui le conduisait à Southampton, Chateaubriand avait rencontré un compatriote érudit et lettré, M. Hingant, qui devint à Londres son compagnon d’exil et d’infortune. Repris par son mal, crachant le sang, condamné par les médecins à une mort prochaine, obligé de travailler pour vivre, René eut l’idée d’écrire sur les Révolutions comparées. Mais il fallait un éditeur et un libraire : un journaliste, homme à ressources, Breton lui-même, Peltier, l’une des plus curieuses figures de ce monde de l’émigration, se chargea de lui trouver l’un et l’autre. Il lui procura aussi, pour lui faire gagner quelque argent, des traductions du latin et de l’anglais[13] : Chateaubriand y travaillait le jour, et la nuit à son Essai : il était capable d’écrire douze à quinze heures par jour. De temps en temps, des courses rêveuses à travers Londres ou aux environs, ses maigres repas avec Hingant, qui composait des romans, étaient son unique distraction. L’hiver cependant était venu, et avec lui, car les traductions n’arrivaient plus, les privations, le froid et la faim. Il faut relire ici dans les Mémoires le navrant récit de cette misère. Cinq jours durant, les deux amis vécurent d’un peu d’eau chaude et de miettes de sucre. « Par une rude soirée d’hiver, je restai deux heures planté devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des yeux tout ce que je voyais. » Hingant tenta de se suicider. Enfin, des secours leur vinrent, mais à peine suffisans pour les empêcher de mourir de faim. Heureusement, Peltier reparut : on demandait, paraît-il, un émigré pour déchiffrer des manuscrits français du XIIe siècle : Chateaubriand partit pour Beccles et pour Bungay, sous le nom de M. de Combourg. Y déchiffra-t-il réellement les vieux manuscrits dont il nous parle ? Ce qui est plus sûr encore, bien qu’il ne nous en ait rien dit dans les Mémoires, c’est qu’il y donna des leçons de français. C’est là aussi qu’il apprit par les journaux la mort de Malesherbes, celle de sa belle-sœur et de son frère ; sa mère, sa femme et ses deux sœurs avaient été jetées en prison à Rennes ou à Paris et étaient menacées de mort à cause de sa propre émigration. Et c’est à Bungay enfin que, nouveau Saint-Preux, et moins oublieux de la Nouvelle Héloïse que de Mme de Chateaubriand, il ébaucha, aux côtés de la charmante Charlotte Ives, ce début de roman qu’il devait si joliment nous conter plus tard, et qui a laissé ses traces dans Atala, dans les Natchez et jusque dans les Martyrs[14].

En 1795 ou 1796, il revient à Londres, et, toujours poursuivi par l’image de Charlotte, plus passionné de gloire littéraire que jamais, il reprend avec ardeur ses travaux ; et, malgré un retour offensif de la maladie, il publie, dans les premiers mois de 1797, son Essai sur les Révolutions. Le livre fit peu de bruit en France ; il en lit davantage en Angleterre[15], surtout, ce semble, dans le monde de « la haute émigration. » Le jeune auteur y fut reçu, et y ébaucha des connaissances nouvelles : Christian de Lamoignon, qui devint son intime ami, Montlosier, le chevalier de Panât, l’abbé Delille : cette société élégante, raffinée, de mœurs parfois assez libres, paraît avoir deviné son mérite et encouragé ses débuts ; peut-être même ne fut-elle pas sans quelque action sur l’orientation prochaine de sa pensée. Enfin, il revit Fontanes, qu’il n’avait guère fait qu’entrevoir à Paris, en 1789, et qui, proscrit au 18 fructidor, venait d’arriver à Londres. Les deux poètes se lièrent étroitement ; l’un travaillait à sa Grèce sauvée, l’autre à ses Natchez : par l’imagination et par le cœur, sinon par l’esprit, ils étaient faits pour se comprendre ; et quand, en juillet 1798, Fontanes fut rappelé en France, ils avaient contracté l’un pour l’autre une amitié qui ne devait cesser qu’avec la vie.

En ce moment même, la mère de Chateaubriand se mourait à Saint-Servan. Une nouvelle période va maintenant s’ouvrir dans l’histoire de sa vie et de sa pensée.


VI

Pour nous faire connaître son état d’esprit d’alors, nous avons cette fois un document tout contemporain, et infiniment précieux : c’est l’Essai sur les Révolutions. Il faut le presser en tous sens, et tâcher d’en exprimer toute la substance psychologique.

Je sais peu de livres aussi incohérens que l’Essai sur les Révolutions anciennes et modernes, et j’en sais peu, même au XVIIIe siècle, d’aussi mal composés. Il y a de tout dans cet ouvrage inachevé : de la philosophie et de la rhétorique, de la politique et de la géologie, de l’érudition et de la poésie, des fragmens de voyages et des morceaux d’histoire, des confidences et de l’exégèse, de la raison et du sentiment, du ridicule et du sublime, le tout entassé pêle-mêle, sans le moindre souci de l’art et de logique, du bon goût et du bon sens. Personne au reste n’a été plus dur que Chateaubriand lui-même pour son premier ouvrage. « Littérairement parlant, — déclarait-il plus tard, — ce livre est détestable, et parfaitement ridicule. » C’était trop dire : le livre est surtout prodigieusement mêlé. À côté de splendides descriptions, de pages écrites de génie, et qui, déjà, sont d’un grand maître, des rapprochemens forcés et d’une puérilité choquante, Rousseau comparé à Héraclite, Annibal à Marlborough, Marat à Critias, et les Jacobins aux Spartiates. Avec cela, selon le mot de M. Faguet, « une érudition informe, mais extraordinaire, » — une érudition dont, peut-être, il ne faudrait pas vérifier de trop près les titres, car j’ai peur qu’elle ne soit souvent de seconde main, et que les sources n’en soient pas aussi nombreuses qu’on le pourrait croire, — mais qui, pour s’étaler, comme elle le fait, avec le naïf pédantisme de la jeunesse, n’en révèle pas moins une active curiosité d’esprit et une grande capacité de lecture.

À travers tout ce fatras, une idée pourtant se fait jour, et qui paraîtra intéressante, originale même, si l’on songe qu’elle est, au nom de l’histoire[16], la négation de cette religion anti-chrétienne du progrès continu, rectiligne, à laquelle Condorcet, dans un livre qui, selon le mot de Taine, est comme le testament philosophique du siècle tout entier, venait précisément de dresser un dernier autel. Aux yeux de l’auteur de l’Essai, l’homme a beau faire des révolutions, vouloir inventer du nouveau, il n’y parvient pas, il ne fait que se répéter lui-même. L’humanité tourne dans un cercle, et son histoire tourne dans un perpétuel recommencement. Et un amer : A quoi bon ? où Ion sentait passer toute l’énergique vibration d’un profond sentiment personnel formait comme le leitmotif et la conclusion dernière de l’ouvrage.

Et pourtant, l’auteur de l’Essai reste bien un disciple des Encyclopédistes. « Plein de son Raynal, » — c’est lui qui l’avoue, — et de Voltaire, de Diderot, de Bayle et de Volney, Chateaubriand se fait l’écho docile de leurs préjugés « philosophiques. » La religion, toutes les religions, ont pour unique fondement « la crainte de la mort, » et se confondent avec la « superstition. » « Les religions naissent de nos craintes et de nos faiblesses, s’agrandissent dans le fanatisme et meurent dans l’indifférence. » Les prêtres sont « des hommes adroits, » qui exploitent par intérêt « ce penchant de la nature humaine à la superstition, » « afin de dompter les peuples, par l’ignorance, au joug de la tyrannie civile et religieuse. » Pas de différence entre les divers cultes à cet égard. « Les prêtres de la Perse et de l’Egypte ressemblèrent parfaitement aux nôtres. Leur esprit se composait également de fanatisme et d’intolérance[17]. » Voltaire, on le voit, n’aurait pas mieux dit.

Il eût aussi largement approuvé la façon quelque peu sommaire dont l’auteur de l’Essai esquissait l’histoire des origines chrétiennes. D’abord, « rien ne paraît moins prouvé que l’existence du Christ. » Mais n’allons même pas jusque-là. « Admettons la réalité de sa vie et l’authenticité des Evangiles. De la simple lecture de ceux-ci résulte le renversement de la divinité de Jésus. » Il n’est qu’ « un homme extraordinaire » qui ressuscitait, il est vrai, des morts, parmi la canaille. » « Quant à sa résurrection, un peu de vin et d’argent aux gardes en explique tout le mystère. » — Pareille simplicité d’explication pour l’histoire du développement chrétien : « Le mystère de la Trinité est emprunté de l’école de Platon. » « Pourquoi ces abominables spectacles » que nous offre l’histoire de la Réforme ? « Parce qu’un moine s’avisa de trouver mauvais que le Pape n’eût pas donné à son ordre plutôt qu’à un autre la commission de vendre des indulgences en Allemagne. » « Enfin le Régent parut, et de cette époque il faut dater presque la chute totale du christianisme. » Et Chateaubriand de conclure dans une note de son Exemplaire confidentiel : « Cette objection est insoluble et renverse de fond en comble le système chrétien. Au reste, personne n’y croit plus[18]. »

Assurément, il n’y croit plus lui-même, à ces « hochets sacrés, » comme il les appelle ; mais il serait d’ailleurs assez embarrassé d’exposer sa propre croyance. Dans une "même page, il loue Pythngore et ses « sublimes notions de la divinité, » et il parle des « absurdités du spinozisme ; » ailleurs, à la suite des stoïciens, il justifie le suicide[19]. Ses notes de l’Exemplaire confidentiel nous le montrent singulièrement sceptique à l’égard de l’immortalité de l’âme, et inclinant même à l’athéisme[20]. Mais dans tout cela, rien de ferme et de définitivement arrêté. On sent un esprit disputé entre des influences et des doctrines contradictoires, une pensée qui n’a pu faire encore l’unité en elle-même, une âme désemparée, flottante, et qui, parmi ses négations et ses doutes, cherche visiblement où se prendre.

C’est qu’en effet ce disciple des Encyclopédistes oublie bien souvent les leçons qu’ils lui ont inculquées. S’il est plein de Raynal, il est plein aussi et surtout de Rousseau, — pour la personne et l’œuvre duquel il n’a pas assez d’hyperboles[21], — et de Bernardin de Saint-Pierre, dont il admire très sérieusement « le génie mathématique. » A leur école à tous deux, il a d’abord appris l’importance souveraine des questions religieuses. Toute la dernière partie de l’Essai sur les Révolutions, — presque le quart de l’ouvrage, trente et un chapitres sur cent vingt-six, — est consacrée à ces questions : visiblement, elles le hantent, et le passionnent de plus en plus. Quand il en vient aux objections des philosophes contre le christianisme, il se défend bien de les prendre à son propre compte : « Je rapporte, dit-il, les raisonnemens des autres sans les admettre. » Et à la fin, il renvoie aux « raisons victorieuses » des apologistes chrétiens : il est vrai que l’Exemplaire confidentiel ajoute ici en note : « Oui, qui ont débité des platitudes, mais j’étais bien obligé de mettre cela à cause des sots. » — Admettons, comme nous l’avons fait tout à l’heure, qu’il faille là-dessus prendre Chateaubriand au mot, et que, dans son for intérieur, il ait, à de certains momens, pleinement souscrit aux conceptions et aux négations des Encyclopédistes. Ce n’est pas du moins qu’il ait pour eux une grande sympathie, et, toutes les fois qu’il parle de « la secte athée, » en son propre nom, c’est en termes singulièrement méprisans. Il a une page des plus dures sur l’ « immoralité, » la « turpitude, » les « sales romans » des philosophes. Il reproche à l’un, Helvétius, ses « livres d’enfans, » à l’autre, Diderot, les « mauvaises raisons » dont il défend son « pur athéisme, » à tous leur « rage » de destruction. « Voltaire, écrit-il, n’entend rien en métaphysique ; il rit, fait de beaux vers et distille l’immoralité. » Et, dans un noble mouvement, il adjure « cette cruelle philosophie » qui « plonge le peuple dans l’impiété et ne propose aucun autre palladium à la morale » « de ne point ravir à l’infortuné sa dernière espérance[22]. »

Il va plus loin encore. L’un des tout derniers chapitres du livre est intitulé : Quelle sera la religion qui remplacera le christianisme ? Et après avoir écarté, entre autres hypothèses improbables, celle du triomphe de la religion naturelle, il s’écrie : « Cependant, il faut une religion, ou la société périt. En vérité, plus on envisage la question, plus on s’effraye. » Chateaubriand a bien raison de nous avertir, par une note ultérieure, qu’ « il y a dans cette idée un principe d’ordre[23]. » En réalité, c’est la pensée maîtresse de son Génie du Christianisme qui vient de lui apparaître : il a dépassé déjà et rectifié l’égoïste et aristocratique parole de Voltaire : Il faut une religion pour le peuple. Nous voilà bien loin maintenant de la simple doctrine encyclopédique.

Et déjà cette pensée se précise dans son esprit et sous sa plume ; déjà, pour animer cette formule abstraite, des souvenirs, des regrets, de vagues aspirations vers une réalité vivante et prochaine naissent ou renaissent dans son âme. Il se demande quelque part d’où vient « cette vague inquiétude particulière à notre cœur. » « Je n’en sais rien, répond-il ; peut-être d’une aspiration secrète vers la Divinité. » Il compose un hymne d’une admirable beauté de forme, — et qu’il reprendra dans le Génie, — à ce Dieu inconnu dont « il adore les décrets en silence. » Il fait plus.


Si la morale la plus pure, — écrit-il, — et le cœur le plus tendre, si une vie passée à combattre l’erreur et à soulager les maux des hommes sont les attributs de la Divinité, qui pourra nier celle de Jésus Christ ?


C’est le mot fameux de Jean-Jacques, sans doute, mais plus affirmatif, ce semble, sous cette forme interrogative, que dans le texte de l’Émile. Et toute la page qui suit (« Le Christ, dans sa glorieuse ascension, ayant disparu aux yeux des hommes… ») implique une adhésion, momentanée peut-être, mais plus complète cependant, que les déclarations les plus religieuses du Vicaire savoyard[24]. Et l’on conçoit sans peine que, relisant trente ans plus tard de tels passages, — dont il serait facile de multiplier le nombre[25], — Chateaubriand ait pu écrire : « Ces cris religieux, échappés tout à coup et comme involontairement du fond de l’âme, prouvent mieux mes sentimens intérieurs que tous les raisonnemens de la terre. »

Ce n’est pas tout encore. Le même homme qui vient de dire que « l’esprit dominant du sacerdoce est l’égoïsme, le fanatisme, la haine, » insère, à la page suivante, un éloge des curés français si vibrant et si ému qu’il pourra le transporter tout entier dans le Génie du Christianisme[26]. « On peut conjecturer, ajoute-t-il, de cet état du clergé en France, que le christianisme y subsistera encore longtemps… Le protestantisme serait mal calculé pour mes compatriotes. » A propos de l’Angleterre, il déplore que « la religion n’y ait pas assez d’extérieur, » et, chose bien curieuse, il prête aux « philosophes modernes » ses propres préférences à l’égard de la « secte romaine. » Nous sommes, décidément, fort loin ici des rêves d’ « instauration » protestante auxquels, à la même époque, se livrait Mme de Staël pour le compte de la République française[27]. Enfin, dans une remarquable page, il s’avise des « beautés poétiques de la religion chrétienne : »


Une religion a bien des charmes, écrit-il, lorsque, prosterné au pied des autels, dans le silence redoutable des catacombes, on dérobe aux regards des humains un Dieu persécuté ; tandis qu’un prêtre saint, échappé à mille dangers, et nourri dans quelque souterrain par des mains pieuses, célèbre peut-être à la lueur des flambeaux, devant un petit nombre de fidèles, des mystères que le péril et la mort environnent.


Ailleurs encore :


Si le christianisme avait trouvé dans les malheurs des hommes une cause de ses premiers succès, cette cause agit dans sa plus grande force au moment de l’invasion des Barbares… Les prêtres seuls pouvaient protéger les peuples. Ce qui restait encore d’habitans attachés à l’ancien culte, se rangea sous la bannière du christianisme. Si jamais la religion a paru grande, c’est lorsque, sans autre force que la vertu, elle opposa son front auguste à la fureur des barbares, et, les subjuguant d’un regard, les contraignit de dépouiller à ses pieds leur férocité native[28].


En vérité, ne croirait-on pas lire une page du Génie du Christianisme ? De fait, le livre presque tout entier, idée générale, thèmes essentiels, tendances caractéristiques, est enveloppé et comme perdu dans l’Essai sur les Révolutions sous l’amas des lectures et des déclamations philosophiques[29] ; et il suffira d’une crise morale pour l’en dégager.

« L’Essai, a dit avec raison Chateaubriand, n’était pas un livre impie, mais un livre de doute et de douleur. » Livre profondément sincère d’ailleurs, et dont les contradictions mêmes nous font saisir sur le vif la diversité des influences qui se disputent cette âme ardente et mobile. Tantôt, docilement, et comme du bout des lèvres, avec une sécheresse qui ne laisse pas d’être significative, il répète sans originalité les leçons, d’irréligion qu’il a puisées dans le commerce et dans les livres des philosophes ; tantôt, avec une chaleur toute personnelle d’accent, il exprime son inquiétude, et sa curiosité croissante des choses religieuses. Évidemment, son siège n’est pas fait, et il n’a pas dit encore son dernier mot. Car que son livre, en posant tout à la fin le problème religieux, s’abstienne de conclure, cela prouve au moins que pour lui, la question reste ouverte encore. Et, sans doute, nous sommes éclairés par ce qui va suivre, et nous avons aujourd’hui beau jeu à prévoir l’avenir. Mais il semble pourtant qu’à lire de près cet « étonnant » Essai sur les Révolutions, comme l’appelait, paraît-il, Armand Carrel, un lecteur contemporain et clairvoyant aurait pu pressentir que l’auteur était à la veille d’une crise religieuse.


VII

Le propre des grands événemens tels que la Révolution française est de déterminer dans une foule d’âmes des états moraux qui tantôt les rapprochent, tantôt les opposent violemment les unes aux autres. On se croyait différent, et on se retrouve semblable. On se croyait frère, et on se retrouve ennemi. Il est facile de vérifier la première observation à propos d’un certain nombre de contemporains de Chateaubriand, dont l’évolution peut servir à éclairer la sienne.

Presque en même temps que l’Essai sur les Révolutions paraissaient, également sous l’anonyme, deux ouvrages dont les auteurs allaient jouer, eux aussi, un rôle dans l’histoire des idées de leur temps. Ce sont la Théorie du Pouvoir, de Bonald, et les Considérations sur la France, de Joseph de Maistre[30].

S’il est un homme qui n’ait guère évolué dans sa vie, et qui soit déjà tout entier dans son premier livre, c’est bien cet adversaire né de l’évolution, cet admirateur de « M. Bossuet » qui s’appelle M. de Bonald. Les idées, ou plutôt l’idée qu’il professe dans cet ouvrage, il semble l’avoir eue de toute éternité : et cette idée, c’est que le salut non seulement de la France, mais des sociétés modernes est dans le retour aux principes monarchiques et surtout catholiques[31]. Du moins, cette idée, la Révolution, en le créant écrivain, lui en a fait prendre plus fortement conscience. A la lumière des événemens contemporains, il a compris plus nettement que le Chateaubriand de l’Essai l’excellence et la nécessité sociale de la religion. « Première loi fondamentale des sociétés civiles, écrit-il, RELIGION PUBLIQUE[32], » — c’est lui qui souligne ainsi ; — et toute la seconde partie de son livre est une véritable et fort curieuse apologétique sociale du christianisme. « D’autres, dit-il, ont défendu la religion de l’homme ; je défends la religion de la société[33]. Et il tient parole. S’il est vrai, comme le prétend le fils de Bonald, que Bonaparte ait reçu la Théorie du Pouvoir, et qu’il l’ait lue avec attention, la leçon ne dut pas être perdue pour le futur négociateur du Concordat[34].

Il lut aussi, puisqu’il les acheta, paraît-il, à Milan, les Considérations sur la France, dont la cinquième édition était alors en vente. Sous une forme plus ramassée et plus brillante, avec des vues d’avenir parfois singulièrement profondes, Joseph de Maistre y exprimait des idées analogues à celles de Bonald. « Toutes les institutions imaginables, écrivait-il, reposent sur une idée religieuse, ou ne font que passer. » Et, fort de cette conviction, il déclarait que « tout vrai philosophe doit opter entre ces deux hypothèses, ou qu’il va se former une nouvelle religion, ou que le christianisme sera rajeuni de quelque manière extraordinaire[35]. » C’était répondre, en la posant avec plus de netteté, à la question même que Chateaubriand, on l’a vu, soulevait à la fin de son livre ; et, chez les deux écrivains, c’est le spectacle des événemens de France qui a provoqué cette rencontre d’idées et de préoccupations. Car si Joseph de Maistre, lui, n’a jamais cessé d’être chrétien, il semble pourtant qu’il ait été, dans la première période de sa vie, bien plus entamé par l’esprit du siècle que ne la jamais été Bonald. Ses premiers discours nous le montrent sous l’influence de Rousseau ; il était en relations avec les illuminés de Lyon, avec Saint-Martin et son école ; il était affilié à la franc-maçonnerie ; à Turin même, il passait pour un « jacobin[36]. » C’est la Révolution qui, en faisant de lui un émigré et un publiciste, a fixé ce mysticisme inquiet, ce vague besoin d’échapper aux formules traditionnelles, et l’a définitivement rangé aux côtés de Bonald.


Maistre et Bonald sont des croyans : Rivarol, lui, n’en est pas un ; mais c’est un homme d’esprit et de goût, et, comme tel, de très bonne heure, il a compris, et, s’il faut l’en croire, il a même un jour essayé de faire entendre à Voltaire que « l’impiété est la plus grande des indiscrétions. » La Révolution devait lui faire déclarer qu’elle est la plus dangereuse des erreurs sociales. En 1797, dans ce Discours préliminaire qui, à bien des égards, est comme l’esquisse d’un Génie du Christianisme écrit par un incrédule impartial et respectueux : « Il me faut, écrivait-il, comme à l’univers, un Dieu qui me sauve du chaos et de l’anarchie de mes idées… Le vice radical de la philosophie, c’est de ne pas pouvoir parler au cœur. Or l’esprit est le côté partiel de l’homme ; le cœur est tout… Tout État, si j’ose le dire, est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel[37]… » Joseph de Maistre lui-même n’aurait pas mieux dit.


« Si nous ne devons mourir que quand La Harpe sera chrétien, aurait dit un jour Chamfort, nous sommes immortels. » Ce jour devait arriver pourtant. Ce disciple chéri de Voltaire[38] qui avait applaudi comme tant d’autres aux débuts de la Révolution, devenu suspect de modérantisme à son tour et l’une des victimes de la Terreur, jeté en prison[39], menacé de mort, se mit à lire les Psaumes, où, jusqu’alors, il n’avait cherché que des « beautés poétiques, » à les traduire et à les commenter au point de vue littéraire[40], puis, bientôt frappé des « beautés d’un ordre supérieur[41] » que cette lecture lui révélait, il y joignit celle de l’Évangile et de quelques autres livres, et rapidement, mais graduellement, il se sentit « rendu à la foi. » Un mot de l’Imitation fit le reste[42]. Lui aussi, il pleura et il crut. Remis en liberté, il se fit, et non sans courage, d’abord dans ses leçons du Lycée, puis dans une série de brochures, le défenseur ardent des idées qu’il avait jusqu’alors combattues. « même politiquement parlant, écrivait-il dans l’un de ces opuscules, il est d’une impossibilité absolue qu’un ordre social quelconque subsiste sans une religion, sans un culte public[43]. » On croirait lire une formule de Bonald. Et combien d’autres idées de La Harpe ne lui sont-elles pas communes avec Joseph de Maistre, avec Bonald, avec Chateaubriand[44] ! Chose plus caractéristique encore, il entreprend une Apologie de la Religion qu’il n’a pu achever, mais dont il nous a laissé d’intéressans fragmens. Il pouvait mourir d’ailleurs : il avait lu et salué le Génie du Christianisme.


Il n’est pas le seul qui, quelques années plus tard, en ouvrant ce livre célèbre, y ait comme retrouvé l’écho de sa propre expérience et l’image de son histoire morale. Joubert lui-même, le délicat, l’exquis et religieux Joubert, après une enfance pieuse et plusieurs années passées parmi les Pères de la Doctrine chrétienne, était venu à Paris ; il y avait fréquenté La Harpe, Marmontel, d’Alembert, Diderot surtout, dont la fougue, les allures de prophète le séduisirent profondément. Il « connut toutes les passions, » et toutes les audaces de la pensée. Sa mère qu’il aimait fort, et dont il a parlé en termes touchans, avait bien souffert de ces écarts. « Elle a eu bien des chagrins, disait-il plus tard, et moi-même, je lui en ai donné de grands par ma vie éloignée et philosophique. Que ne puis-je les réparer tous ! » Il n’avait pas, à ce qu’il semble, attendu la Révolution pour commencer l’évolution qui devait, selon son mot, « le ramener aux préjugés. » Dans deux mystérieux opuscules, qu’on nous a révélés récemment, et dont il parait bien l’auteur, on peut le voir « par un long détour » reprendre « le chemin de la vérité. » Mais la Révolution dut précipiter le retour. « La Révolution, a-t-il écrit, a chassé mon esprit du monde réel en me le rendant trop horrible. » Et parmi bien d’autres pensées qui sont tout autant d’hommages pieux rendus au « génie du christianisme, » je note celle-ci qui les résume presque toutes : « La religion est la poésie du cœur ; elle a des enchantemens utiles à nos mœurs ; elle nous donne et le bonheur et la vertu[45]. »


Fontanes[46] est inséparable de Joubert, « le seul homme, disait-il, que j’estime, chérisse et honore sans restriction. » Ils s’étaient connus à Paris. D’origine protestante, mais élevé par une mère catholique, par un prêtre janséniste et par les oratoriens de Niort, la vie facile du monde et des lettres avait entraîné le jeune Fontanes dans son tourbillon. Il s’était épris de Voltaire. Mais de son éducation première il avait gardé un certain tour d’imagination et de sensibilité volontiers religieux, sinon chrétien : la Chartreuse, le Jour des morts[47] nous en sont la preuve. La Révolution lui inspira une profonde horreur pour l’anarchie sociale. En 1790, il écrivait à Joubert : « Ce n’est qu’avec Dieu qu’on se console de tout. J’éprouve de jour en jour combien cette idée est nécessaire pour marcher dans la vie. J’aimerais mieux me refaire chrétien comme Pascal… que de vivre à la merci de mes opinions ou sans principes, comme l’Assemblée nationale ; il faut de la religion aux hommes, ou tout est perdu. » Un peu plus tard, dans le Mémorial et dans son enseignement à l’Ecole centrale, il prêchait le retour aux idées conservatrices en politique, en religion, en littérature : il démontrait que les grands écrivains du siècle de Louis XIV méritaient mieux le titre de « penseurs » que les « rhéteurs » et les « sophistes » de l’âge qui a suivi ; bref, il préludait déjà à ce rôle d’apologiste discret, et d’inspirateur ou de conseiller qu’il devait jouer bientôt auprès de Chateaubriand. Nul doute que les entretiens de Fontanes à Londres n’aient été singulièrement utiles au futur auteur du Génie du Christianisme.


Le « génie du christianisme : » la formule était si heureuse, elle répondait si bien à un état et à un désir de l’opinion publique, qu’un autre que Chateaubriand allait la découvrir de son côté, et à l’insu même de celui qui devait en faire la fortune. Cet autre écrivain, c’est Ballanche[48]. Dans un livre dont la première ébauche date de 1797, et qu’il a intitulé Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et les arts, il disait, à propos du Télémaque : « Ce beau livre est fondé tout entier sur une base mythologique : mais combien de choses, et ce sont les plus belles, qui n’ont pu être inspirées que par le génie du christianisme ! » La voilà, la forte et magique parole qui bientôt sera lancée comme un défi ou comme une devise au jeune siècle qui se lève. « Cette même religion, écrit-il encore, à qui nous devons tant et de si grands bienfaits, est encore le principe fécondateur de tous nos succès dans la littérature et les arts[49]. » Et tout le livre n’est que l’illustration de cette idée, dont l’auteur a très nettement senti toute la « nouveauté. » Né à Lyon, élevé dans une famille croyante, il ne semble pas que jamais Ballanche se soit détaché des croyances héréditaires. Mais il a, jeune encore, connu la maladie et de terribles souffrances physiques ; il a vu dans sa ville natale, où la Révolution fut épouvantable, le sang couler à larges flots : il s’est replié sur lui-même ; il a, plus qu’on ne le fait d’ordinaire, à son âge, approfondi son christianisme, et il y a trouvé non seulement le principe d’une « palingénésie sociale, » mais encore une « Poétique universelle. »


Rassemblons maintenant tous ces traits épars. À cette date, entre 1797 et 1800, l’âme française achève sa douloureuse et sanglante expérience. Pendant près d’un siècle, elle a joué avec les idées pures ; elle s’est enivrée d’abstractions ; elle a tourné en dérision, elle a tenté de ruiner et d’abolir ce qu’elle appelait un « préjugé, » et ce qui, à son insu, la faisait vivre. Puis, l’heure de la tourmente venue, elle a vu se réaliser dans les faits son lointain idéal : brusquement, sans transition, elle a vu comme face à face cet « homme de la nature » dont on lui avait dit tant de merveilles. Subitement, les visions les plus sanglantes, les spectacles les plus horribles se sont trouvés associés pour elle aux idées et aux paroles dont elle s’était le plus naïvement enchantée. « Fraternité ou la mort. » Le lien social dissous, « la société, selon l’expression de Taine, devenant un coupe-gorge ou un mauvais lieu, » l’incertitude du lendemain, des menaces perpétuelles de dénonciation ou de mort, voilà par quelles réalités brutales se traduisait pour elle l’abandon de l’ancien idéal. En même temps, le souvenir, poétisé par le malheur, des antiques services sociaux rendus par l’idée chrétienne, la vue presque quotidienne des nobles dévouemens secrets qu’elle inspirait encore, tout préparait dans les âmes la lente révision d’un procès sans doute prématurément jugé. De toutes parts, sous la pression des malheurs publics, chacun redescend au fond de sa conscience, et beaucoup y retrouvent le christianisme qu’ils en avaient cru disparu : de toutes parts des conversions se produisent. On se dit non seulement qu’il faut une religion pour le peuple ; mais beaucoup reprennent à leur compte le mot du moraliste : « Faut-il opter ? Je ne balance pas, je veux être peuple[50]. » A travers les esprits les plus divers lentement se fait jour l’idée du fondement religieux, du fondement chrétien de l’institution sociale[51]. Autour de cette idée centrale, et qu’on approfondit en tous sens, plus qu’on n’avait fait encore, des idées connexes, et jadis inaperçues, viennent se grouper peu à peu. Si la société a besoin du christianisme, si, de toutes les religions connues, le christianisme est socialement la meilleure et la plus parfaite, pourquoi son excellence se bornerait-elle à l’ordre strictement social et moral ? Et puisqu’il n’y a pas de société véritable, de société vraiment humaine sans art et sans littérature, pourquoi le christianisme, même dans ce domaine que, sur la foi du vieux Boileau, on paraissait lui interdire jusqu’alors, ne ferait-il pas sentir son heureuse, sa divine influence ?… Pourquoi ne serait-il pas capable de fournir ce principe de renaissance artistique et littéraire que, dans l’universelle décadence du goût et de l’art, on cherche partout sans parvenir à le trouver ?… Le Génie du Christianisme est dès lors pensé, rêvé, deviné, appelé par tout ce qu’il y a de jeune et de vivant dans l’âme française contemporaine ; il ne manque plus qu’un grand écrivain — et un converti — pour l’écrire.


VIII

A Londres, malgré le demi-succès de son Essai sur les Révolutions, Chateaubriand avait renoncé à en publier la suite, et il travaillait obscurément, tristement à ses Natchez. Fontanes avait deviné son génie : certains fragmens du poème en prose lui avaient paru « admirables. » « Travaillez, lui écrivait-il, mon cher ami, devenez illustre. Vous le pouvez : l’avenir est à vous. » Et Chateaubriand lui répondait, en lui avouant son découragement et sa tristesse : « Il y a déjà six ans que je vis pour ainsi dire de mon intérieur, et il faut à la fin qu’il s’épuise. Et puis, cet Argos dont on se ressouvient toujours, et qui, après avoir été quelque temps une grande douceur, devient une grande amertume[52] ! » Notons le mot : « Il y a six ans. » Depuis six ans, en effet, c’est-à-dire depuis qu’il avait quitté le sol français, René avait vécu d’une vie surtout intérieure[53]. Il avait connu la vraie souffrance, physique et morale. De telles dispositions sont singulièrement favorables aux examens de conscience complets, à l’entière franchise avec soi-même et avec les autres[54]. « J’ai profité de ces leçons, disait-il plus tard ; la vie sans les maux qui la rendent grave est un hochet d’enfant. »

À cette expérience toute personnelle de la vie venaient se joindre les leçons fortuites du dehors. A Londres, à Beccles, à Bungay, il avait pu faire connaissance avec le protestantisme anglais, et la froideur de son culte, les habitudes bourgeoises et mondaines de ses ministres avaient dû plus d’une fois choquer ou révolter ce tempérament d’artiste[55]. D’autre part, les choses du catholicisme lui étaient redevenues plus familières et plus sympathiques. Il avait entrevu ces admirables « prêtres martyrs que les Anglais saluaient en passant, » et dont l’action va se faire si efficacement sentir sur les débuts, du mouvement d’Oxford ; il les observe disant leur bréviaire ; il travaille à orner des chapelles dans de vieilles masures pour de douloureux anniversaires, et il s’avoue « tout ému d’une oraison funèbre prononcée par un curé émigré[56] ; » il aime à s’égarer enfin et à rêver sous les voûtes de Westminster : stations d’artiste, certes, et d’artiste épris de l’art gothique, mais aussi d’homme en quête d’émotions religieuses[57].

C’est qu’aussi bien il est alors dans un très curieux état d’exaltation sentimentale dont témoignent assez son aventure avec Charlotte Ives, mainte page de l’Essai, et toutes ses lettres de cette époque[58]. L’exil, la misère, la solitude matérielle et morale, les angoisses publiques et privées, la pensée d’une fin prochaine ont tendu tous les ressorts de son être intime. Une sensibilité toute prête à déborder, qui se contient à peine et qui, au moindre choc, va s’épandre, voilà ce qu’on sent vibrer dans tout ce qu’il écrit alors. Il y a des larmes prêtes à couler dans ce style. C’est exactement l’état si finement décrit par le poète :


On a dans l’âme une tendresse
Où tremblent toutes les douleurs…


Les rêves poétiques dont il se repaît ne lui suffisent point. Nous l’avons vu, dans l’Essai sur les Révolutions, tourmenté et comme obsédé, et de plus en plus, par le problème religieux, et sur ce point non plus, il n’est pas parvenu à se satisfaire : il passe d’un extrême à l’autre avec une sorte d’impatience fébrile où se manifeste surtout une douloureuse incertitude. Les critiques dont son livre a été l’objet ont dû lui faire retourner la question sous toutes ses faces[59] ; et s’il avait été tenté de trop pencher du côté des Encyclopédistes, le souvenir de ses conversations avec Fontanes aurait suffi à le détacher de cette « philosophaillerie » que le rédacteur du Mémorial détestait si fort. Mais Fontanes était parti. Chateaubriand était plus « isolé, » plus « triste, » plus « malheureux » que jamais. Plus que jamais aussi il éprouvait ce vague et impérieux besoin de tendresse que l’amitié de Fontanes avait rempli quelque temps. « Si vous avez quelque humanité, lui disait-il, à la date du 15 août 1798, écrivez-moi souvent, très souvent. » Quelques jours après, il apprenait la mort de sa mère.

Le coup fut rude, et l’émotion profonde. Chateaubriand avait pour sa mère une réelle tendresse : n’était-elle pas, avec Lucile, l’être qui l’avait le plus et le mieux aimé[60] ? Pauvre mère ! elle était morte loin de lui, « sur un grabat : » à soixante-douze ans, elle avait connu la prison, les mauvais traitemens ; elle avait vu périr sur l’échafaud une partie de ses enfans, elle avait pleuré enfin sur les égaremens de son dernier né, de ce fils pour lequel elle avait rêvé le sacerdoce, et aujourd’hui devenu l’ennemi de cette foi chrétienne qui seule l’avait soutenue dans ses propres épreuves… Et peu à peu, voilà que du fond de son trouble et parmi ses larmes, surgissent, avec le remords « d’avoir empoisonné les vieux jours de sa mère, » les poétiques émotions de sa pieuse jeunesse : il revoit ces radieuses nuits de Noël dans la vieille cathédrale malouine, et toutes ces imposantes cérémonies qui avaient enchanté son âme peu choyée d’enfant : il s’attendrit, il s’attarde à ces touchans souvenirs… Mille pensées, hier peu écoutées, viennent maintenant l’assaillir. Est-il donc si sûr de son incroyance ? A-t-il donc de si bonnes raisons pour prendre contre sa mère le parti de ses bourreaux ? L’Essai est là pour répondre : n’y a-t-il pas entassé autant d’argumens pour que contre les croyances maternelles ?… Et son trouble augmente : il touche à un moment décisif, à l’une de ces heures de sincérité absolue où le fond de l’être apparaît, où les grands partis pris qui engagent toute la vie morale s’imposent avec une nécessité inéluctable : il faut « palier. » Entre la foi de sa mère et celle des terroristes, il ne peut plus reculer : il doit choisir…

Faire cause commune avec les meurtriers, et non avec les victimes : à cette seule pensée, tout son être se révolte. L’obscure poussée de son hérédité bretonne, une sorte d’horreur instinctive à l’idée de ne point penser comme les ancêtres, le souci chevaleresque de l’honneur[61], le besoin de défendre une cause, sinon désespérée, au moins momentanément vaincue tout cela s’agite et s’échauffe en lui, tout cela l’incline fortement à croire… Et pourtant, il hésite encore : est-il bien sûr que la vérité soit du côté où le porte son cœur ?… Mais qui donc lui a transmis la douloureuse nouvelle ? C’est sa sœur, Mme de Farcy, hier brillante, adorée, folle de poésie et de littérature, aujourd’hui « convertie » elle aussi, et devenue, par ascétisme chrétien, l’ennemie de ce qui l’avait enchantée jadis. Et elle supplie son frère d’imiter son exemple, de se convertir, de « renoncer à écrire ! » Aura-t-il donc un moindre courage ? « Si tu savais, lui disait-elle, combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère !… » Oui, sa sœur dit vrai : on ne peut jamais avoir raison contre une mère mourante. Il renoncera donc à écrire ; et, jetant au feu « avec horreur » et avec larmes des exemplaires de son livre, dans la sincérité de son repentir, dans le sacrifice volontaire de sa vocation d’écrivain, dans la profondeur de sa douleur filiale, il retrouve la force de croire et de faire redescendre en lui le Dieu qui l’avait quitté. Il pleure, et il croit[62]

… Mais pourquoi renoncer à écrire ? Cette littérature qui a fait tant de mal, est-elle donc incapable de faire quelque bien ? Serait-ce donc un si mauvais emploi de sa vie que de mettre au service de la religion les dons d’écrivain et de poète même qu’on s’accorde à lui reconnaître ? Et l’exemple de Pascal, un converti lui aussi, de saint Augustin, et de tant d’autres, se présente à sa pensée : ils n’ont pas brisé leur plume, eux : pourquoi donc briserait-il la sienne ?… Et l’idée d’un grand livre à écrire germe aussitôt en lui, un livre qui serait une expiation en même temps qu’une apologie, un livre de converti et un livre d’artiste, un livre où la ferveur de sa foi reconquise et l’ardeur de son culte pour le beau, tout serait rapporté à leur unique source, à Dieu : « Je dirigerai le peu de forces qu’il m’a données vers sa gloire, certain que je suis que là gît la souveraine beauté et le souverain génie[63]. » Est-ce que la religion n’est pas une poésie ? Est-ce qu’elle n’a pas inspiré quelques-uns des plus beaux génies et des plus grands écrivains de tous les temps et de tous les pays ? Les plus belles pages de son Essai sur les Révolutions, celles qu’on a le plus louées, celles qui sont le plus révélatrices du talent dont il se sent doué, ne sont-elles pas justement, — chose bien suggestive, — celles qui sont comme un involontaire hommage au christianisme ? Il est donc lui-même la preuve vivante que l’inspiration chrétienne, bien loin de lui nuire, favorise au contraire l’éclosion du génie littéraire. Et sans doute les deux élémens ne sont point nécessairement solidaires ; mais ils peuvent se prêter l’un à l’autre un mutuel appui ou se faire l’un à l’autre une guerre mutuelle. Voltaire et Rousseau, par exemple, auraient-ils fait tant de mal à la religion, s’ils n’avaient pas été des écrivains de génie ? Précisément, il y a à refaire leur œuvre contre eux-mêmes. Pascal est mort sans avoir pu achever le grand ouvrage qu’il méditait. Ecrivons à notre tour le livre rêvé par Pascal, mais adaptons-le aux besoins des temps nouveaux. Il se proposait, entre autres choses, — ce sont ses propres expressions, — de « rendre la religion aimable : » faisons de ce dessein notre objet essentiel. Toute la philosophie du siècle qui s’achève a vécu sur cette idée que le christianisme était un retour à la barbarie primitive, qu’il était la plus immorale des « superstitions. » Montrons que c’est là le contraire même de la vérité historique ; et faisons en un mot l’apologie de la Religion chrétienne par rapport à la Morale et aux Beaux-Arts[64].


IX

L’idée était de celles qui ne pouvaient manquer d’agir puissamment sur une âme d’artiste disposée, comme celle de Chateaubriand, à concevoir toutes choses sub specie pulchritudinis. Elle était si heureuse et si féconde, elle ramassait en les précisant tant de pressentimens obscurs, tant d’aperçus lointains ou récens, tant de velléités intimes, elle répondait si bien aux mille suggestions concordantes de la pensée contemporaine, bref, en lui et en dehors de lui, elle faisait si directement écho à tout un monde de préoccupations, de désirs et de rêves, qu’elle dut, en s’offrant à son esprit, lui faire l’effet d’une sorte de révélation. « Une espèce de fièvre, nous dit-il, me dévora pendant tout le temps de ma composition. » On s’explique cela sans peine. Il avait enfin trouvé sa voie. Le chrétien et l’artiste, le lettré et le moraliste, le romancier et l’historien, le chevalier et le peintre, tous les aspects de son génie et de sa personne morale, il allait pouvoir les exprimer dans son œuvre nouvelle, Les parties mortes de l’esprit de son temps, celles qui, dans l’Essai, entravaient son essor et paralysaient son originalité naissante, il venait de les répudier sans retour ; il sentait que l’esprit d’un nouveau siècle venait de lui apparaître, et qu’il avait pour mission de lui donner une forme et de lui prêter une voix. À cette tâche il se promettait bien de ne point faillir. D’emblée, le livre qu’il venait d’entrevoir pouvait le placer à la tête de la jeune génération littéraire, et, comme ces dieux d’Homère qui en trois pas franchissent le ciel, il allait peut-être, en deux ouvrages, atteindre à la gloire que les Rousseau et les Voltaire, les Bossuet et les Pascal avaient parfois si laborieusement conquise…

Le Génie du Christianisme était né.


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1911.
  2. Joseph Bédier, Études critiques. Colin, 1903, p. 188. Il y a toute une « littérature, » et qui sans doute n’est point encore épuisée, sur le voyage en Amérique. On la trouvera, très exactement dénombrée, dans un intéressant et impartial article de M. Pierre Martino, A propos du voyage de Chateaubriand en Amérique, Revue d’histoire littéraire de la France, juillet 1909 ; — Cf. aussi Maurice Souriau, les Idées morales de Chateaubriand. Paris, Bloud, 1908. Parmi ceux qui, avant lui-même, ont eu des doutes sur la réalité du voyage en Amérique, M. Dédier aurait pu citer Tocqueville dans sa Correspondance. Dans ses lignes générales, l’argumentation de M. Bédier me parait bien irréfutable ; mais peut-être, sur quelques points de détail, a-t-il poussé un peu trop loin le scepticisme : par exemple, — le fait a été vérifié depuis, — sur la réalité de la visite à Washington.
  3. Ce culte d’Homère, à cette date, nous est confirmé d’une manière assez piquante par l’abbé de Mondésir, dans la relation dont j’ai parlé précédemment : « Nous eûmes, pendant la traversée, plusieurs coups de vent. Une fois même, nous essuyâmes une tempête. M. de Chateaubriand, plein de ses auteurs grecs, et grand imitateur des héros d’Homère, se fit comme Ulysse, attacher au mât du milieu, où il fut couvert des vagues de la mer et bien battu du vent. Mais bravant l’air et l’eau, il s’encourageait en criant : « O tempête, tu n’es pas encore si belle qu’Homère t’a faite ! »
  4. Je ne compte pas la Lettre écrite de chez les Sauvages du Niagara (Voyages, Œuvres, éd. Ladvocat, t. VI, p. 51-56), qui pourrait bien n’avoir été ni envoyée, ni même écrite en 1791.
  5. On s’est montré assez souvent un peu sceptique en ce qui concerne les conditions dans lesquelles ce fameux manuscrit aurait été retrouvé sous la Restauration. De différentes notes parues au cours de ces dernières années dans la Revue d’histoire littéraire de la France, il semble bien résulter, d’ores et déjà, que ce sont les sceptiques qui ont tort.
  6. J’ai eu entre les mains un exemplaire d’épreuves des Natchez, avec des corrections autographes de Chateaubriand.
  7. On n’a, pour s’en rendre compte, qu’à comparer la fameuse Nuit chez les sauvages de l’Amérique, tant de fois remaniée, — voyez à ce sujet notre Châteaubriand, Études littéraires. Hachette, 1901, p. 184-199, — à une autre Nuit de Bernardin de Saint-Pierre, dans Paul et Virginie (Œuvres, édition d’Aimé-Martin, t. VI, p. 113), qui a évidemment servi de modèle à Chateaubriand.
  8. Voyages (Œuvres complètes, éd. Ladvocat, t. VI, p. 71). — Ce Journal sans date, s’il n’est pas une fiction, n’a pas dû être restitué de mémoire à Londres ; car on ne concevrait pas qu’une mémoire d’homme, fut-elle même extraordinairement fidèle, pût ainsi retenir, à plusieurs années d’intervalle, et à une heure près, les divers momens successifs de ses impressions.
  9. Voyez H. -J. Brunhes, Ruskin et la Bible. Paris, Perrin, 1901, in-16, ch. II.
  10. Voyages, p. 112. — Récrivant cette page dans ses Mémoires (éd. Biré, t. I, p. 411), il dira : « Je me sentais vivre et végéter avec la nature dans une espèce de panthéisme. »
  11. Essai sur les Révolutions, éd. Garnier, in-8, p. 603-606, note (II, LIV). — Cf. p. 606-610, les réflexions d’un tour très voltairien que lui inspire la vue d’un couvent de moines aux Açores. — Tous ces détails nous sont d’ailleurs confirmés par le récit de l’abbé de Mondésir.
  12. Mémoires, éd. Biré, t. I, p. 348-349. — Chateaubriand a décrit cette scène, mais en idéalisant et purifiant ses propres impressions, dans le Génie du Christianisme (I, V, ch. XII).
  13. Il serait intéressant de savoir exactement lesquelles : je n’ai pu les découvrir. Cependant Chateaubriand nous dit lui-même (Œuvres complètes, éd. Ladvocat, t. XXII, Préface des Mélanges et Poésies, p. iij) qu’en 1793, « grand partisan du Barde écossais, » il avait traduit presque toutes « les productions ossianiques » de John Smith : il a reproduit dans ce même volume trois de ces poèmes. D’autre part, à la fin de son Essai sur la littérature anglaise, il écrit : « Lorsque, au commencement de ma vie, l’Angleterre m’offrit un refuge, je traduisis quelques vers de Milton pour subvenir aux besoins de l’exil. » Dans une excellente étude sur les Origines littéraires d’Alfred de Vigny (Revue d’histoire littéraire de la France, juillet-septembre 1903), M. Ernest Dupuy a conjecturé fort ingénieusement que certains développemens du Paradis reconquis auraient suggéré à Chateaubriand « les traits essentiels » du Génie du Christianisme. Ses traductions de Milton n’auraient donc pas été inutiles au grand écrivain.
  14. Voyez sur tout ceci le livre si curieux de M. Anatole Le Braz, Au pays d’exil de Chateaubriand, Champion, Paris, 1909, son article intitulé le Premier amour de Chateaubriand dans l’Opinion du 25 juin 1910, et l’article de M. Ernest Dick sur le Séjour de Chateaubriand en Suffolk, dans la Revue d’histoire littéraire de la France de janvier-mars 1908.
  15. Je ne connais sur l’ouvrage qu’un seul article français, très élogieux d’ailleurs, mais anonyme, dans le Républicain français du 8 messidor an V (26 juin 1797). Deux Revues anglaises au moins en ont parlé, la Critical Review, sans aucune espèce de sympathie (janvier-mai 1797, t. XIX, p. 494-497), et la Monthly Review, au contraire, avec de grands éloges (t. XXII, p. 540-547, art. XIV). Ajoutons enfin qu’un ministre anglican, le Révérend Mr Symons, aurait prêché, sans le nommer du reste, contre Chateaubriand, dans un sermon qui a été imprime sous ce titre The Ends and Advantages of an Establish’d Ministry.
  16. À ce titre, l’Essai est une réponse tout à la fois à l’Esquisse de Condorcet et à l’Essai sur les mœurs.
  17. Essai (Œuvres complètes de Chateaubriand, t. I, Paris, Garnier, s. d. gr. in-8o), p. 363, 354, 362, note 5 ; 569, 567, 410, 596. — Je renvoie à cette édition, parce qu’elle est la seule qui contienne les notes de ce qu’on est convenu d’appeler, je ne sais trop pourquoi, l’Exemplaire confidentiel : c’est un exemplaire sur lequel, peu après la publication de l’Essai, Chateaubriand avait écrit des notes manuscrites assez curieuses. Cet exemplaire, acquis par Sainte-Beuve, a été racheté, après la mort du critique, par la famille du grand écrivain. On trouvera ces notes aux pages 324, 325, 330, 389, 463, 469, 470, 504, 508, 509, 510, 521, 522, 529, 536, 538, 541, 542, 565, 587, 593, 607, 623 de l’édition Garnier.
  18. Essai, p. 589, 569, 590, 530, 582, 587.
  19. Essai, p. 427, 387, 497.
  20. « Quelquefois je suis tenté de croire à l’immortalité de l’âme ; mais ensuite la raison m’empêche de l’admettre. D’ailleurs, pourquoi désirerais-je l’immortalité ?… Ne désirons donc point survivre à nos cendres, mourons tout entiers, de peur de souffrir ailleurs. Cette vie-ci doit corriger de la manie d’être. » (p. 565). — « Voilà mon système, voilà ce que je crois. Oui, tout est chance, hasard, fatalité dans ce monde, la réputation, l’honneur, la richesse, la vertu même ; et comment croire qu’un Dieu intelligent nous conduit ? Voyez les fripons en place, la fortune au scélérat, l’honnête homme volé, assassiné, méprisé. Il y a peut-être un Dieu, mais c’est le dieu d’Épicure ; il est trop grand, trop heureux pour s’occuper de nos affaires, et nous sommes laissés sur ce globe à nous dévorer les uns les autres. » (p. 536).
  21. Voyez Essai, p. 269, 270, 271, 302, 319, 342, 343-345, note ; 394, 395, 398, 399 et note 3 ; 401, note a ; 404, 459, 511, 321, 553-557, et les notes ; 559, 584 et notes a et d ; 605, note ; 619 et note.
  22. Essai sur les Révolutions, p. 388, note ; 586, 593, 584, 559, 560, 548, 593.
  23. Essai, p. 611, 610, note a.
  24. Essai, p. 462, 564-365, 510-571.
  25. « Homme, s’écrie-t-il quelque part, serais-tu assez misérable pour ne point espérer dans ce Père des affligés qui console ceux qui pleurent ? » (p. 466) : voyez toute la page qui est très éloquente et fort curieuse ; voyez aussi, p. 506, ce qu’il dit des Évangiles et de « leur divin auteur. » — « O mes compagnons d’infortune, écrit-il encore, je voudrais pouvoir sécher vos larmes. Mais il vous faut implorer le secours d’une main plus puissante que celle des hommes. » (p. 507).
  26. Essai, p. 599-600 ; cf. p. 596. — Il y a bien d’autres passages de l’Essai rapportés dans le Génie ; on trouvera les principaux aux pages 395, 402, 508, 510, 520, 551, 565, 066, 572, 600, 610, 625, 627.
  27. Essai, p. 602, 693. Voici ce dernier passage : « Nous sentons fort bien, fait dire Chateaubriand à ces philosophes argumentant contre les chrétiens, que vous n’auriez jamais converti les peuples au christianisme sans la solennité du culte. C’est en quoi nous préférons la secte romaine. Il est ridicule d’être luthérien, calviniste, quaker, etc., de recevoir à quelques différences près l’absurdité du dogme et de rejeter la religion des sens, la seule qui convienne au peuple. » — Voyez dans la Revue du 1er novembre 1899 l’article de M. Paul Gautier sur Mme de Staël et la République.
  28. Essai, p. 571, 574.
  29. En extrayant un certain nombre de pages de l’Essai sur les Révolutions et en les publiant à la suite les unes des autres, on pourrait composer un véritable Génie du Christianisme abrégé. Voyez à cet égard nos Pages choisies de Chateaubriand, Hachette, 1911, p. 47-52.
  30. Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile démontrée par le raisonnement et par l’histoire, par M. de B***, gentilhomme français, 1796, 3 vol. in-8 (s. 1.) ; — Considérations sur la France, Londres [Bâle], 1796, in-8 ; IV-242 p.
  31. Je dis surtout ; car si déjà, dans la Théorie, Bonald opère la fâcheuse alliance, et qu’on lui a si souvent reprochée, « du trône et de l’autel, » — au point qu’il ne craint pas d’écrire : « Telle est en peu de mots la marche, et l’analyse de mes preuves de la nécessité, ou, ce qui est la même chose, de la divinité de la religion chrétienne, et de la nécessité, oserais-je dire, de la divinité du gouvernement monarchique, » (t. II, p. 480), — néanmoins, sentant peut-être obscurément le danger de cette confusion, il fait ailleurs ce précieux aveu : « La religion, sans la constitution politique, peut conserver un peuple, et la constitution politique sans la religion ne peut défendre la société. » (t. I, p. 60).
  32. Théorie, t. I, p. 49. Voyez d’autres vigoureuses formules de la même pensée, p. 64, 249, 250, etc., et à la fin du tome II, une intéressante réfutation de l’Esquisse de Condorcet.
  33. Théorie, t. II, p. 5. Ailleurs, Bonald parle d’ « une démonstration de l’existence de Dieu, d’une évidence sociale, si j’ose, ajoute-t-il, me servir de cette expression. » (t. I, p. 56-57).
  34. Notice, etc., au t. VIII, p. 455 des Œuvres de Bonald, 4e éd., Bruxelles, 1843 : cette édition est la meilleure des Œuvres complètes ; on y a réimprimé la Théorie aux t. III et IV. — Cf. l’Allocution de Bonaparte aux curés de Milan (5 juin 1800) : « Nulle société ne peut exister sans morale, et il n’y a pas de bonne morale sans religion. Il n’y a donc que la religion qui donne à l’État un appui ferme et durable. Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole… La France, instruite par ses malheurs, a enfin rouvert les yeux, elle a reconnu que la religion catholique était comme une ancre qui pouvait seule la fixer dans ses agitations. »
  35. Considérations, éd. originale, p. 77. Voyez tout ce chapitre V.
  36. Voyez, au tome I des Œuvres complètes de J. de Maistre, Lyon, Vitte, 1884, in-8, la Notice de son fils, p. VIII.
  37. Voyez sur Rivarol le livre si savant, si spirituel et si vivant que M. André Le Breton lui a consacré (Paris, Hachette, 1895, in-8). M. Le Breton a trouvé dans les Pensées inédites de Rivarol une bien curieuse note concernant Chateaubriand. La voici : « On me fit lire à Hambourg une esquisse sur le Génie du Christianisme, imprimée à Londres, qui annonce un ouvrage plus complet et plus étendu. Il y a du Fénelon et du Bossuet dans cette esquisse, et l’auteur, qui est jeune encore, nous promet un homme religieux et un grand écrivain. » (p. 162).
  38. Voyez sur La Harpe les deux articles de Sainte-Beuve (Lundis, t. V), celui de Paul Albert dans son Dix-huitième siècle, et surtout le Mémoire placé en tête des Œuvres choisies et posthumes de M. de La Harpe, Paris, Migneret, 1806, 1 vol. in-8. Nous n’avons pas encore sur cet écrivain le livre que réclamait déjà Sainte-Beuve, et qu’il mériterait autant que bien d’autres.
  39. Les ennemis de La Harpe, — il en avait beaucoup, comme on le sait, — ont essayé de faire entendre que « le mandat d’arrêt » avait été la cause unique de son brusque revirement ; il ressort d’une note de La Harpe (Du Fanatisme, etc., 1re éd., 1797, p. 77-78) qu’il n’avait pas attendu le « mandat d’arrêt » pour condamner les excès révolutionnaires.
  40. Ce travail a été l’origine du livre que La Harpe a publié en 1798, chez Migneret, le Pseautier, en français, traduction nouvelle… précédée d’un Discours sur l’esprit des Livres saints et le style des Prophètes, ouvrage qui serait à rapprocher, d’une part, du livre de Sylvain M[aréchal], Pour et contre la Bible (à Jérusalem, l’an de l’ère chrétienne, 1801, in-8), et, d’autre part, de certaines pages du Génie du Christianisme (II, VI).
  41. Ce sont les expressions mêmes de l’auteur anonyme du Mémoire. Je note dans ce Mémoire un mot de Saint-Lambert, rapporté par La Harpe, et fort curieux à cette date : « Le seul de ces athées avec qui j’aie été lié, écrivait La Harpe, c’est M. de Saint-Lambert qui me pardonnait ma croyance en Dieu comme un système plus poétique qu’un autre. (p. LI).
  42. Mémoire, p. LIII-LV. — Le « cas » de La Harpe présente tant d’analogies avec celui de Chateaubriand, qu’il me parait bon de céder ici la parole à La Harpe lui-même : « Je tombai, écrit-il, la face contre terre, baigné de larmes, étouffé de sanglots, jetant des cris et des paroles entrecoupées. Je sentais mon cœur soulagé et dilaté, mais en même temps comme prêt à se fendre. Assailli d’une foule d’idées et de sentimens, je pleurai assez longtemps, sans qu’il me reste d’ailleurs d’autre souvenir de cette situation, si ce n’est que c’est, sans aucune espèce de comparaison, ce que mon cœur a jamais senti de plus violent et de plus délicieux. » (p. LV-LVI). — Sainte-Beuve dit excellemment : « Cette conversion soudaine de La Harpe, ce qu’elle laissa subsister du vieil homme en lui, ce qu’elle y modifia peut-être par endroits, mériterait toute une étude morale. »
  43. Du Fanatisme, etc., p. 39.
  44. Voyez, entre autres, Du Fanatisme, p. 106. le passage qui commence par : « Vous avez rétabli la liberté du culte… : » on croirait lire une page du Génie. Et dans la Préface de son Apologie, à propos d’une lecture du sermon de la Cène : « C’est alors que je m’écrie : Que la religion est belle ! Elle est belle comme le ciel dont elle est descendue ; elle est grande comme le Dieu dont elle est émanée ; elle est donc comme le cœur de J.-C. qui nous l’a apportée. » (Œuvres choisies, etc., t. IV, p. 78). — A en juger par les fragmens qui nous en restent, l’Apologie de La Harpe aurait eu surtout un caractère philosophique ; mais elle offre, comme on peut voir, plus d’un trait commun avec l’apologétique surtout esthétique de Chateaubriand, auquel il a dû sans doute donner plus d’un conseil ; et Peltier, en annonçant le Génie dans son Paris, déclarait même que le livre avait été écrit en collaboration avec La Harpe, et contenait des notes de ce dernier.
  45. Pensées, éd. Raynal, p. 4, 21 (I, LX). — Cf. Toutes les pensées du titre I, en particulier les pensées LIII, LXI LXII, LXV, LXVIII, LXX, CVII, CXII, CXIX, CXXVII. — Voyez sur Joubert la Revue du 15 août 1910.
  46. Voyez, sur Fontanes, l’article de Sainte-Beuve (Portraits littéraires, t. II), et son Chateaubriand ; les Mémoires d’Outre-Tombe ; les Correspondant de Joubert ; Louis Bertrand, la Fin du classicisme et le retour à l’antique, p. 329-340 ; Henri Potez, l’Élégie en France avant le Romantisme, p. 331-349 ; et G. Pailhès, Chateaubriand, sa femme et ses amis, et Du nouveau sur Joubert. Fontanes est encore un de ces sujets qui mériteraient tout un livre.
  47. Dans son Paris du 24 octobre 1795, Peltier publiait le Jour des Morts, et il écrivait à ce propos : « On se rappelle le mot de Voltaire à un jeune poète qui le consultait sur le parti qu’il devait prendre dans son ouvrage sur Dieu : Le parti de Dieu, c’est le plus poétique. Entre les idées religieuses qui peuvent émouvoir l’âme et intéresser l’imagination, la Fête des Morts est particulièrement propre à produire cet effet… Et si l’on joint à cette puissance des idées religieuses le charme des tableaux analogues de la nature, on est sûr d’atteindre le véritable but des beaux-arts, c’est-à-dire de toucher et de plaire. L’auteur du Jour des Morts y a complètement réussi. » (t. III, p. 172). — Ces lignes n’ont pu manquer de tomber sous les yeux de Chateaubriand, et nous pouvons être assurés qu’elles n’ont pas été perdues pour lui.
  48. Sur Ballanche, voyez les études de Sainte-Beuve (Portraits contemporains, t. II), de J.-J. Ampère (Ballanche. Paris, René, 1848, in-8), de M. Faguet (Politiques et Moralistes, t. III, et les ouvrages de M. Ch. Huit, la Vie et les Œuvres de Ballanche. Paris, Vitte, 1904, in-8, et de M. Gaston Frainnet, Essai sur la philosophie de P. -S. Ballanche. Paris, Picard, 1903, in-8. — Cf. dans notre Chateaubriand, études littéraires, notre étude intitulée : Simple recherche de paternité littéraire.
  49. Du sentiment, p. 182, 183. Voyez tout le chapitre intitulé : De la religion catholique (De ses monumens, de sa morale, de son influence sur la littérature et les arts). — Cf. encore, p. 179 : « Poètes, car c’est aussi à vous que je parle, sans doute ces merveilles inéligibles sont bien au-dessus de votre génie ; mais ne croyez cependant pas que vous ne puissiez vous parer des ressources de la mythologie ; ah ! loin de vous ce blasphème que Boileau a le premier osé proférer ! » Dans son Introduction, il énumère les plus récens des « apologistes ou des historiens du sentiment, » A. Smith, Bernardin, Rivarol et… Kant, et il se donne pour leur continuateur. Le livre Du sentiment, publié en 1801, n’a pas été réimprimé dans les Œuvres complètes de Ballanche. « C’est un Génie du Christianisme enfantin, dit un peu durement M. Faguet, mais qui a paru avant le Génie du Christianisme. » Voyez, p. 166 un curieux passage où Ballanche semble appeler de ses vœux, pour exprimer ses propres idées, un plus puissant écrivain que lui.
  50. Dans un petit livre contemporain du Génie, Du retour à la religion, par Paul Didier, 2e éd. Paris, 1802, in-8, je lis ceci : « Ils blasphèment ceux-là qui disent qu’il faut une religion pour le peuple et qui semblent ne la croire digne que de lui, ou lui seul digne d’elle… Le peuple, c’est tous les citoyens. » (p. 66-67).
  51. M. F. Baldensperger a très bien montré que cette idée se montre fréquemment dans les ouvrages de l’émigration française à Londres (Chateaubriand et l’émigration française de Londres, Revue d’histoire littéraire de la France, décembre 1907, p. 603-605).
  52. Lettre du 15 août 1798, publiée par G. Pailhès, Chateaubriand, sa femme et ses amis, p. 35-37.
  53. « Le moi se fait remarquer chez tous les auteurs qui, persécutés des hommes, ont passé leur vie loin d’eux. » (Notice en tête de l’Essai sur les Révolutions, 1re édition.)
  54. « Dans la pratique journalière de l’adversité, j’ai appris de bonne heure à évaluer les préjugés de la vie. » (Essai, éd. Garnier, p. 271.)
  55. Essai, p. 600, 602-603. — Cf. Mélanges littéraires, éd. Pourrat, p. 11-14.
  56. Mémoires, éd. Biré, t. I, p. 320-321, 324. — Il a vu, entre autres, à Londres (Mémoires, t. II. p. 160), le célèbre abbé Carron, l’un des directeurs de Lamennais. — Voyez F. Plasse, le Clergé français réfugié en Angleterre, Paris, Palmé, 1886, 2 vol. in-S : Abbé Sicard, l’Ancien clergé de France, t. III. Paris, Lecoffre, 1903, in-8 ; P. Thureau-Dangin, la Renaissance catholique en Angleterre, t. I. Paris, Plon.
  57. « Une fois, je m’oubliai dans l’admiration de cette architecture pleine de fougue et de caprice. Dominé par le sentiment de la vastité sombre des églises chrétiennes, j’errais à pas lents. » (Mémoires, t. II, p. 116.) — Il est alors assez préoccupé des questions d’art : voyez sa curieuse Lettre sur l’art du dessin dans les paysages, datée de Londres, 1795 (Œuvres complètes, éd. Ladvocat, t. XXII, p. 3-15).
  58. Voyez, entre autres, le chapitre de l’Essai intitulé : Aux infortunés. Le ton de ses premières lettres à Fontanes est très moulé, très passionné, déclamatoire, si l’on veut, mais touchant d’évidente sincérité : « Adieu, croyez au sincère, au tèes sincère attachement de votre ami des terres de l’exil. » (15 août 1798). — « Quel long silence,… et que de choses d’amitié on aurait ù vous dire ! » (19 août 1799). — « Le ciel m’est témoin que les miens (mes yeux) n’ont jamais cessé d’être pleins d’eau toutes les fois que je parle de vous… Il (Dieu) aura désormais avec vous toutes mes pensées. (27 octobre 1799). J’anticipe ici, mais à dessein. — Voyez également la pièce intitulée les Tombeaux champêtres, élégie imitée de Gray, que Chateaubriand publiait le 11 décembre 1797 dans le Paris de Peltier (par M… de S. Malo, auteur de l’Essai sur les Révolutions anciennes et modernes).
  59. J’ai indiqué plus haut les principaux articles dont l’Essai a été l’objet. Chateaubriand a répondu à ses critiques par une lettre que Peltier a publiée dans son Paris du 10 juillet 1797, et que j’ai réimprimée dans mon Chateaubriand, Hachette, 1904, p. 257 : « Je ne suis point théologien, y disait-il, et je suis prêt à reconnaître tout ce qu’on voudra. Si j’ai avancé des erreurs, je les désavoue. Je respecte aussi bien que le Rev. Mr Symons la Religion et ses ministres, je pense comme lui qu’un peuple d’athées serait un peuple de scélérats… Que dois-je penser d’après toutes ces contradictions ?… Qu’il faut se contenter d’être simples de cœur, amis des malheureux, adorateurs de Celui qui voit et juge les hommes, et laisser les disputes d’opinion à ceux qui s’occupent de songes… »
  60. Sans doute, elle avait été une éducatrice un peu distraite ; sans doute, elle avait eu pour son fils aîné une préférence marquée. Mais Chateaubriand n’était pas homme, au moment de la mort, à se souvenir des torts qu’on avait pu avoir envers lui. Il nous dit qu’il a pleuré son père. Je crois qu’il avait la sensibilité plus altruiste qu’on ne l’a prétendu quelquefois. Dans une lettre un peu postérieure à la nouvelle de la mort de sa mère, et écrite sous le coup de l’émotion que lui causa la mort de Mme de Farcy, on lit ces paroles, dont l’accent ne saurait tromper : «… Dieu qui voyait que mon cœur ne marchait point dans les voies iniques de l’ambition, ni dans les abominations de l’or, a bien su trouver l’endroit où il fallait le frapper, puisque c’était lui qui en avait pétri l’argile et qu’il connaissait le fort et le faible de son ouvrage. Il savait que j’aimais mes parens et que là était ma vanité : il m’en a privé afin que j’élevasse les yeux vers lui… » (Lettre du 25 octobre 1799). — Pourquoi Sainte-Beuve qui le premier a publié cette lettre de Chateaubriand (Lundis, t. X, et Chateaubriand, t. 1, p. 177-182), après avoir déclaré « qu’elle prouve sa sincérité, » et comme pour rattraper cet aveu, s’empresse-t-il aussitôt d’ajouter : « sa sincérité, je ne dis pas de fidèle (cet ordre supérieur et intime nous échappe), mais sa sincérité d’artiste et d’écrivain ? » En vérité, si cette lettre, comme l’a dit encore Sainte-Beuve, « est évidemment celle d’un homme qui croit à sa manière, qui prie, qui pleure, — d’un homme qui s’est mis à genoux avant et après, pour parler le langage de Pascal, » je me demande, je ne dis pas ce qu’un critique comme Sainte-Beuve, je ne dis même pas ce qu’un « fidèle, » mais ce qu’un prêtre même, et un prêtre janséniste, pourrait bien exiger de plus.
  61. « C’est l’honneur qui a fait l’émigration ; c’est l’honneur qui a rappelé aux idées religieuses. » (Mme de Duras, note finale d’Edouard, citée par M. Baldensperger, art. cit.)
  62. C’est là, comme on sait, le mot célèbre de la Préface de la 1re édition du Génie du Christianisme. Dans cette Préface, Chateaubriand a arrangé, dramatisé et, si je puis dire, symbolisé un peu les choses : « Elle (ma mère), y écrit-il, chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère : quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort m’ont frappé. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie du cœur : j’ai pleuré et j’ai cru. » — Tout cela n’est vrai qu’en gros. Mme de Chateaubriand est morte le 31 mai 1798, Mme de Farcy le 26 juillet 1799 ; la lettre par laquelle Mme de Farcy annonçait à son frère la mort de leur mère est datée, d’après Chateaubriand lui-même, du 1er juillet 1798, et elle lui est certainement parvenue avant la mort de Mme de Farcy, qu’il a apprise entre le 19 août et le 27 octobre 1799. Une lettre à Fontanes datée du 19 août 1799 nous montre le Génie du Christianisme déjà fort avancé : il est donc probable que la nouvelle de la mort de Mme de Chateaubriand parvint à son fils dans les derniers mois de 1798, — il l’ignore encore le 15 août ; — et ce fut alors qu’eut lieu la crise religieuse et que le Génie fut conçu sous sa première forme. La nouvelle de la mort de Mme de Farcy reçue un an plus tard n’a fait que redoubler et fortifier l’impression produite par la mort de Mme de Chateaubriand ; et la lettre du 27 octobre 1799 publiée par Sainte-Beuve doit nous rendre un écho assez fidèle des sentimens éprouvés par Chateaubriand un an plus tôt. C’est en ce sens que l’on peut interpréter son témoignage rappelé plus haut.
  63. Chateaubriand à Fontanes, 25 octobre 1799. — Je n’ai pas cru devoir poser ici la question si souvent soulevée de la sincérité religieuse de Chateaubriand. A mes yeux, c’est là une fausse question ; et il me semble que cela ressort surabondamment du livre, d’ailleurs trop long et incomplet tout ensemble, de M. G. Bertrin (Paris, Lecoffre, 1900) sur ce sujet. D’abord, j’estime, avec M. Faguet, qu’ « il ne faut douter de la sincérité de personne ; » et, pour ma part, je ne me reconnais pas plus le droit de suspecter la sincérité religieuse de Chateaubriand que la sincérité de l’irréligion de Voltaire ou de Renan. J’ajoute qu’y ayant regardé de fort près, et qu’ayant même, jadis, trop docilement accueilli les habiles, — et perfides, — insinuations de Sainte-Beuve, j’ai fini par trouver bien peu sérieuses les raisons qu’on faisait valoir pour justifier la thèse de l’insincérité, et il m’a paru que cette thèse avait contre elle les textes les plus formels, les témoignages les plus décisifs et la vraisemblance psychologique la plus entière. — Souvent aussi, on a fait un peu dévier le débat, et confondu la question de la sincérité avec celle de la qualité ou de la nature du christianisme de Chateaubriand. Christianisme de poète ou d’artiste ! s’écriait-on un peu dédaigneusement, et, je crois, non sans quelque injustice. Mais d’abord, outre qu’il peut arriver à un poète de voir plus profondément et plus loin qu’un pur logicien, l’objection ne vaut que pour ceux qui s’imaginent bien naïvement que, dans les grands partis pris qui sont au fond de l’incroyance comme de la croyance, seule la raison pure intervient, alors qu’en fait l’imagination et la sensibilité jouent toujours un rôle. Et, en second lieu, si la « foi du charbonnier » est chose parfaitement légitime et respectable, pourquoi la foi du poète le serait-elle moins que celle du théologien ou du philosophe ? — Enfin, de ce que la vie de Chateaubriand n’a pas été parfaitement exemplaire, de ce qu’il a été trop souvent, suivant le mot de Veuillot, « un chrétien honoraire, » il n’en faut rien induire contre la sincérité de ses convictions religieuses : à ce compte, que devrait-on penser du christianisme de Louis XIV, par exemple ? Tout ce qu’on peut et doit dire, c’est que Chateaubriand apologiste a manqué, dans une certaine mesure, d’autorité morale, et que sa vie a fait tort à son œuvre. Et, pour conclure, on peut préférer au christianisme de Chateaubriand celui de Newman et celui de Pascal ; on peut regretter que sa foi religieuse n’ait pas été accompagnée et comme doublée d’une pensée plus forte et surtout d’une vie morale plus parfaite. Mais à aucun moment de sa vie, on n’a le droit, — historiquement ou psychologiquement, — d’en suspecter la sincérité.
  64. Titre tout primitif du Génie (Lettre à Fontanes du 19 août 1799). — L’idée religieuse est si naturellement associée chez Chateaubriand à l’idée esthétique que, dans une prière composée par lui, probablement à Rome après la mort de Mme de Beaumont, on lit ceci : « Etre éternel, objet qui ne finit point et devant qui tout s’écroule, seule réalité permanente et stable, vous seule méritez qu’on s’attache à vous… En vous contemplant, ô beauté divine, on sent avec transport que la mort n’étendra jamais ses horribles ombres sur vos traits divins. » — Ailleurs, dans le Voyage en Italie (éd. Ladvocat, t. VII, p. 191), il écrit : « Jésus-Christ était-il le plus beau des hommes, ou était-il laid ? Les Pères grecs et les Pères latins se sont partagés d’opinion : je tiens pour la beauté. » Chateaubriand a toujours tenu pour la beauté.