La Genèse du Génie du Christianisme/01

La Genèse du Génie du Christianisme
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 521-552).
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LA GENÈSE
DU
« GÉNIE DU CHRISTIANISME »

I
LES ORIGINES ET LA JEUNESSE DE CHATEAUBRIAND

Il n’y a pas de grand livre que son auteur n’ait longtemps porté en soi, quelquefois à son insu, qui ne soit, pour ainsi dire, la somme de son expérience morale. Et tel est assurément le cas du Génie du Christianisme.


I

« Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parens barbares chez les Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord d’une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages… » Si, un demi-siècle avant Renan, au lieu de rêver sur l’Acropole aux « yeux fermés depuis deux mille ans, » Chateaubriand avait composé une prière à Pallas, il aurait pu adresser à la Vierge d’Athènes ces harmonieuses et justes paroles. Fils de cette Bretagne qu’il a tant aimée, et qu’il a si poétiquement chantée, quelque chose de ce sol où, à chaque pas, le granit affleure, où forêts et landes, jadis surtout, étalaient leur muette tristesse, quelque chose de ces cieux humides et bas, de cette mer presque toujours irritée ou plaintive, oui, quelque chose de tout cela a passé dans le hautain et sombre génie de René. Certes, il serait bien téméraire de vouloir établir une connexion trop étroite, un rapport d’absolue et inéluctable nécessité entre un fait aussi général et aussi matériel que l’ensemble des conditions d’un milieu géographique, et cet autre fait, essentiellement individuel, et si ondoyant, si divers, une âme humaine dans l’infinie complexité de ses attitudes et de ses manifestations. Et cependant, s’il existe entre les deux ordres des rapports visibles, et je ne sais quelles secrètes harmonies et quelles mystérieuses « correspondances, » sera-t-il défendu de les constater ? Ne pourra-t-on admettre qu’au contact des mêmes phénomènes physiques, à la vue des mêmes paysages, l’imagination s’emplisse de visions particulières, la sensibilité se charge, pour ainsi parler, d’impressions très déterminées, bref, que l’âme individuelle tout entière, surtout si elle s’ouvre aisément aux actions du dehors, prenne d’assez bonne heure un certain pli, et devienne volontiers le miroir et comme la traduction ou la transposition morale de ce coin d’univers où le sort l’a placée ? Et si enfin de nombreuses générations ont eu pour cadre de leurs existences successives ces mêmes horizons brumeux, cette même mer mugissante, est-ce que, transmises et renforcées peut-être par l’influence héréditaire, les dispositions intimes que la répétition des mêmes spectacles finit par imposer à la personnalité, n’iront pas se graver plus profondes dans l’âme d’enfant qui aura pour mission de les exprimer un jour ?

C’est là, me semble-t-il, ce qui s’est produit pour Chateaubriand. Si l’on veut comprendre entièrement le grand écrivain, entrer pleinement dans l’intimité de son génie et de son œuvre, il faut voyager en Bretagne, aller voir de ses yeux quelques-uns des lieux où il a passé sa jeunesse, où ont vécu ses ancêtres. Même aujourd’hui, malgré l’envahissante banalité moderne, elle demeure la plus originale de nos provinces, « cette pauvre et dure Bretagne, l’élément résistant de la France, » comme la définit si bien Michelet[1]. « Ce n’est point une contrée plate, monotone et prosaïque. C’est au contraire une région pleine de contrastes, de grâces variées, imprévues et attirantes, et aussi de grandes harmonies, là riantes et radieuses, ici graves et solennelles, ailleurs mystérieuses et sombres. De son sol émane une vertu vivifiante, une poésie douce et forte montant vers le ciel comme un encens, et dont quiconque foule ce sol, — étranger ou indigène, — subit le charme pénétrant. » Ainsi s’exprime le dernier et le plus pieux de ses historiens[2], et l’on ne peut que lui donner raison. Oui, si variée qu’elle soit d’aspects, — car il y a plusieurs Bretagnes, — cette noble terre d’Armor, « riche d’âme et gueuse d’écus, » ne ressemble à aucune autre, et l’on comprend, à la parcourir, la filiale et profonde tendresse qu’elle inspire à tous ses enfans. L’impression qui domine et se dégage assez vite de l’ensemble du pays, c’est une mélancolie, tantôt âpre et presque farouche, tantôt très douce, enveloppante et insinuante. La mélancolie, elle sort de partout en Bretagne, de ces côtes incessamment rongées par une mer implacable, de ce sol de granit, le plus ancien de notre France, usé et nivelé par les vents et les pluies[3], de ces brumes pénétrantes, de ces landes monotones, de ces arbres rabougris, courbés en deux par le noroît… Et involontairement, le mot si juste de Renan vous remonte à la mémoire, et l’on se surprend à le murmurer tout bas : « Et la joie même y est un peu triste… »

Cette impression de tristesse, il n’est pas besoin, pour l’éprouver, d’aller s’asseoir à la pointe de Penmarc’h, ou d’aller contempler les sombres monumens mégalithiques de Locmariaquer ou de Carnac. Même quand on voyage dans la partie de la Bretagne qui, plus rapprochée de la Normandie, la rappelle à bien des égards, et surtout si c’est l’automne, on se sent vite gagné par cette sorte de charme triste, qui est si particulier à ce pays. Quelle ville plus lugubre que Rennes ! Dol, Dinan, Plancoët, — je choisis à dessein les horizons familiers à René, — jolis coins, certes, et d’où la grâce n’est point absente, mais qui, à l’ordinaire, ne suggèrent point des images joyeuses : le vert des arbres y semble plus sombre, le bleu du ciel plus gris qu’ailleurs, et le soleil toujours un peu humide, comme un sourire trempé de larmes.

Et maintenant allez à Combourg. Du haut de la vieille tour du Maure, si vous jetez un regard circulaire sur l’immense horizon, de toutes parts, vous n’apercevez que des bois : on pourrait se croire encore comme au centre de cette antique forêt de Brocéliande, si chère aux poètes bretons, si riche en douloureuses et subtiles légendes. Quand le vent souffle ou quand la pluie tombe, il semble vraiment que les fées qui y ont élu leur séjour vous viennent toucher de leurs ailes. Et le matin, aux bords de l’étang rêveur, ou vers le soir, quand le crépuscule descend lentement sur la terre, c’est comme un voile de mélancolie qui se répand doucement sur les choses ; « les grandes voix de l’automne sortent des marais et des bois : » elles parlent à l’âme solitaire, elles lui tiennent le langage troublant et triste qu’elles tenaient déjà, il y a plus d’un siècle, au glorieux adolescent de Combourg.

« O Bretagne, ô très beau pays ! Bois au milieu, mer alentour ! » Ces deux vers d’un vieux poète rendent à merveille l’impression d’ensemble qu’on emporte d’un voyage en terre armoricaine. En Bretagne, la mer n’est jamais loin, et l’on conçoit sans peine que « le même nom maternel et puissant, Armor, » ait jadis servi à désigner et le pays et l’Océan qui l’enserre. — Sur la côte septentrionale si curieusement déchiquetée, et toute parsemée d’écueils et d’îlots, les coins avenans sont rares. Là, la mer n’est point égayée par le joyeux soleil méditerranéen, ni même par la chaude et rieuse lumière qui, bien souvent, paraît-il, se joue sur les bords escarpés du Morbihan, et qui verse tant de grâce heureuse sur la jolie presqu’île de Rhuys, l’aimable patrie du peu mystique Le Sage. Là, sur cette côte peu hospitalière, « une mer presque toujours sombre forme à l’horizon un cercle d’éternels gémissemens. » Là, fièrement campée sur son îlot de granit, embusquée derrière sa ceinture de remparts, Saint-Malo, la vieille cité des corsaires la patrie de Surcouf et de Duguay-Trouin, de Lamennais et de Chateaubriand, semble encore surveiller la mer et méditer quelque sinistre entreprise. « Petite ville, riche, sombre et triste, dit Michelet, nid de vautours ou d’orfraies, tour à tour île ou presqu’île, selon le flux ou le reflux ; tout bordé d’écueils sales et fétides, où le varech pourrit à plaisir. Au loin, une côte de rochers blancs, anguleux, découpés comme au rasoir. » Sur cette plage où l’auteur d’Atala joua tout enfant, au pied de ces sombres remparts, en face de cette mer qui tant de fois emporta ses rêves, comme lui on resterait de longues heures à « béer aux lointains bleuâtres, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils. » La rêverie, le reploiement de l’âme sur elle-même dans un isolement un peu farouche, ce sont des sentimens qu’on éprouve aisément ici. Et quand on est assis au Grand-Bé, et que la mer à nos pieds vient s’abattre, furieuse, écumante, ou bien encore, quand, par une nuit sans lune, on entend les flots se briser sur la grève avec un mugissement lugubre, alors on revit avec une intensité singulière les impressions inoubliables qui remplirent cette âme enfantine ; alors, la poésie de l’Océan, dans ce qu’elle a de douloureux, de passionné et de voluptueux tout ensemble, se révèle à nous avec une rare puissance. Et l’on comprend que René ait pu dire que « ces flots, ces vents, cette solitude furent ses premiers maîtres. » « Ces instituteurs sauvages, » comme il les appelle, n’ont pas été sans lui apprendre quelque chose.

Amiel disait qu’un paysage est un état d’âme : il est au moins incontestable qu’un paysage crée, ou suggère un état d’âme. Mélancolie et poésie : il semble que ces deux mots expriment assez bien l’état d’âme que fait naître en nous le paysage breton.


II

Cet état d’âme, la terre bretonne la fait naître aussi chez la plupart de ses enfans ; idéalisme et tristesse, si ce n’est pas toute l’âme bretonne, tout le génie breton, nul doute que ces deux traits ne fassent partie intégrante de sa définition. Joignons-y un autre trait essentiel, et qui, lui aussi, tient peut-être au sol, un esprit « d’indomptable résistance et d’opposition intrépide. » « En Bretagne, dit encore Michelet, sur le sol géologique le plus ancien du globe, sur le granit et le silex, marche la race primitive, un peuple aussi de granit. Race rude, d’une grande noblesse, d’une finesse de caillou. » Dans cette région que sa situation géographique a comme dérobée aux influences continentales, la race s’est maintenue plus intacte qu’ailleurs. Si elle n’est pas autochtone, elle est l’une des plus anciennes de toutes celles qui ont contribué à former la France ; et, plus que toute autre, la nature extérieure a pu la marquer de son empreinte, la façonner à son image.

L’esprit d’obstination des Bretons est célèbre, et il s’est souvent manifesté dans leur histoire sous les formes les plus diverses : héroïsme inlassable, loyalisme invétéré, culte fervent de l’honneur, longue opposition parlementaire, révoltes et insurrections. Le Breton ne cède pas volontiers à ses adversaires, qu’il s’appelle Duguesclin, ou La Chalotais, Moreau ou Lamennais. L’isolement où il vit, ses habitudes de concentration morale et de vie intérieure développent en lui l’attachement à son sens propre, la confiance en soi, l’orgueil, un orgueil ombrageux, irritable, passionné. Il tient à ses traditions, à ses morts, bref, à tout son passé, parce que son passé, c’est encore lui-même, un prolongement dans le temps de sa personnalité éphémère. Et de là chez lui un curieux mélange d’esprit traditionaliste et d’individualisme. Il accepte la tradition, il verserait même son sang pour elle, surtout si d’autres l’attaquent, mais du jour où elle lui serait imposée du dehors, où il ne lui serait point permis de la défendre à sa manière, il sera capable de se retourner violemment contre elle, il a besoin qu’elle soit sa chose pour s’y conformer et pour y croire.

Le repliement sur soi produit l’orgueil : il engendre aussi la tristesse. Ceux-là seuls sont joyeux qui ne regardent jamais en eux-mêmes ; on n’oublie pas la tragédie de la vie quand on médite sur le rôle qu’on y tient. L’âme bretonne est triste, invinciblement. Dans ses chants, dans ses poèmes, dans ses romans, dans ses légendes, dans ses fêtes, dans ses croyances, dans tout ce qui est expression spontanée de ses sentimens les plus intimes, cette mélancolie s’exhale, douce ou poignante, étrangement enveloppante, toujours. Et cette tristesse, loin de se fuir elle-même, se complaît aux idées funèbres. « La Bretagne, a-t-on dit excellemment, est avant toute chose le pays de la mort[4]. » Dans aucune autre région, — sauf peut-être en Pologne, le pays de l’Europe qui, à bien des égards, ressemble le plus à notre Armorique, — les « légendes de la mort » n’ont fleuri plus abondantes, plus douloureuses, plus naïvement terrifiantes. Et aujourd’hui, quand on lit les curieux ouvrages où on les a rassemblées, au frisson involontaire dont elles nous secouent encore, on se rend compte de la puissance de suggestion qu’elles doivent exercer sur des âmes simples, incultes, et qui si fréquemment, sur les côtes, sont aux prises avec les tragiques réalités de la mort.

« La mort, a écrit Schopenhauer répétant Platon, est le génie inspirateur de la philosophie : » la pensée de la mort est, à tout le moins, une grande préceptrice d’idéalisme. L’homme ne chercherait pas le sens de la vie, s’il ne savait qu’il doit mourir, et s’il ne voyait pas mourir autour de lui ; et la mort ne serait pas ce qu’elle est, « le roi des épouvantemens, » si elle n’écartait pas impérieusement, d’un simple geste, les solutions superficielles et illusoires, le mensonge des mots qui trompent et qui n’expliquent pas. « Il faut parier : nous sommes embarqués ; » et, quand le port est en vue, on n’a que faire des cartes fausses ou des dés pipés. Dans ces dispositions d’esprit et d’âme, on s’aperçoit bien vite que la vie n’a pas de sens en elle-même et que, puisqu’il faut parier, seuls les paris dont l’enjeu est en dehors d’elle ont chance de n’être pas vains. Ainsi l’on est conduit à construire, au-delà et au-dessus de la vie présente et soi-disant réelle, tout un monde de pensées, de rêves peut-être, et d’espérances, où l’âme froissée et meurtrie se réfugiera avec délices pour échapper à l’étreinte de la brutale réalité. L’âme bretonne est ainsi faite que ce monde idéal lui paraît plus réel et plus vrai que l’univers sensible, et qu’elle l’habite plus volontiers. Renan a écrit des pages charmantes et profondes sur cette passion d’idéalisme, sur ce goût de l’aventure, sur ce besoin irrésistible de fuir le réel, et de courir « sans fin après l’objet toujours fuyant du désir » qui caractérise si bien la race celtique. « Cette race, dit-il admirablement, veut l’infini ; elle en a soif, elle le poursuit à tout prix, au-delà de la tombe, au-delà de l’enfer. » « Terre de Bretagne, s’écrie un autre poète, E. -M. de Vogué, terre de Bretagne qui finis le vieux monde et d’où il regarde le nouveau, marche mystérieuse placée au seuil de l’infini, quel est donc ton secret pour former des enfans qui, plus que tous les autres, brament vers cet infini… ? » Son unique secret, c’est peut-être de familiariser les âmes avec la pensée de la mort.

De cette soif d’idéalisme procède sans doute aussi l’étonnante « poésie des races celtiques. » Certes, on peut concevoir, et il existe en fait, des poésies purement naturalistes, qui s’efforcent et qui réussissent à se modeler sur le réel, à en suivre les contours, à en dessiner les formes visibles ; mais ce ne sont ni les plus puissantes, ni les plus hautes, ni les plus « poétiques, » pour tout dire : les Émaux et Camées ne valent pas les Méditations, et les Idylles de Théocrite ne valent pas la Divine Comédie. La vraie poésie, comme la vraie philosophie, est celle qui dédaigne le décor changeant des choses, et qui, sans s’arrêter aux apparences, va droit jusqu’à l’invisible. Pour avoir plus que toute autre adoré l’idéal et recherché l’éternel, la race bretonne a mérité de doter le monde moderne d’une poésie incomparable. Poésie exquise, où les sens n’ont presque point de part, poésie d’un charme si prenant que, jadis, il y a sept ou huit siècles, elle n’eut qu’à se révéler à nos pères pour enchanter, pour conquérir toute l’Europe chrétienne, et qu’aujourd’hui encore, à travers la musique de Wagner, elle suffit à verser l’apaisement à nos âmes fatiguées et endolories.

L’idéalisme invétéré des Bretons se marque encore dans leur conception de l’amour. Cette race a littéralement inventé une nouvelle manière d’aimer. « Aucune famille humaine, je crois, dit Renan, n’a porté dans l’amour autant de mystère. Nulle autre n’a conçu avec plus de délicatesse l’idéal de la femme et n’en a été plus dominée. C’est une sorte d’enivrement, une folie, un vertige. » Rien ici de cette grivoiserie narquoise qui déshonore les productions de l’esprit dit « gaulois, » les Contes de La Fontaine et les Chansons de Béranger ; rien non plus de cette griserie sensuelle qui est propre aux peuples du Midi. Mais un sentiment profond et grave qui remplit l’âme tout entière, qui l’exalte, qui l’élève au-dessus d’elle-même, qui la rend capable des plus nobles dévouemens et des plus complets sacrifices, un sentiment dont l’ardeur n’exclut pas la pureté, et qui, dans ses erreurs mêmes, garde je ne sais quelle noblesse native et quel inaltérable sérieux ; par-dessus tout, peut-être, un besoin passionné de se donner, de s’oublier et de se fondre en autrui, et, Sans cette ferveur d’immolation volontaire, une soif mystique d’adoration et d’immortalité, une irrésistible tendance à transfigurer, à diviniser l’être aimé, et, par-delà la « sylphide » terrestre, à poursuivre obstinément l’idéale beauté dont elle est un reflet obscur. Conception dangereuse, certes, autant que séduisante, et qui, glorifiant la passion, la revêtant de tous les prestiges de la poésie, en proclame la fatalité, en légitime les égaremens, en sanctionne la souveraineté, et, pour tout dire, en justifie l’obscur égoïsme ; mais aussi conception qui, dans les âmes nobles, peut inspirer le dévouement, conseiller l’héroïsme, qui, en fait, a renouvelé, avec les mœurs, les littératures modernes, et à laquelle, peut-être, nous avons dû la chevalerie. L’amour ainsi conçu et ainsi pratiqué, c’est plus que de la poésie : c’est déjà de la religion.

Et la religion, cette forme supérieure de l’idéalisme, est aussi l’un des élémens du génie breton. Le Breton est naturellement religieux ; tout l’y incline : son goût du mystère, sa passion de l’infini, sa curiosité de l’au-delà, sa tristesse, et « l’invincible attrait » qu’il a pour les choses de la mort, son désir d’immortalité, le tour de son imagination et ses facultés poétiques, son besoin d’aimer enfin, et d’aimer d’un amour éternel. Il faut dire plus : il faut répéter le mot si juste de Renan, que le Breton est « naturellement chrétien. » « La douceur des mœurs et l’exquise sensibilité des races celtiques, écrit-il encore, jointes à l’absence d’une religion antérieure fortement organisée, la prédestinaient au christianisme. » Rien de plus exact. Pour ne toucher ici qu’un seul point de cette sorte d’harmonie préétablie qui existait entre l’âme bretonne et la religion chrétienne, songeons comme le culte de la Vierge mère s’accommodait bien de l’idée toute mystique que les Celtes se formaient de la femme. Aussi, la religion nouvelle n’eut-elle aucune peine à pénétrer en Armorique, à y implanter fortement ses dogmes, ses institutions et son esprit. D’autre part, comme pour redoubler, consolider et perpétuer cette première influence, l’action des premiers évêques et des premiers saints, des moines « âpres à l’apostolat » a été, dans la vieille péninsule, plus profonde et plus heureuse peut-être que partout ailleurs : non seulement ils ont civilisé, ils ont, à la lettre, fondé le peuple breton d’Armorique. De tels services ne s’oublient guère. « Dans l’histoire des choses humaines, a-t-on pu dire, cette œuvre leur assure une gloire ineffaçable, et dans le cœur de tout Breton une reconnaissance mêlée de respect et de tendresse toujours vivante. » Et c’est pourquoi, de nos jours encore, les croyances chrétiennes sont demeurées si vivaces sur le sol breton. On a tout dit sur la profondeur et la persistance de la foi religieuse dans la vieille province ; on sait l’influence qu’exerce sur ses paroissiens le curé breton, — « le recteur, » comme ils disent, — et tout ce qu’il peut obtenir d’eux. Taine, il y a cinquante ans, voyageant en Bretagne, notait avec curiosité l’attitude des fidèles à l’église : « Rien de véhément, d’ardent : seulement, ils ont l’air pris tout entiers ; c’est la plénitude de la croyance et de l’attente. Qui n’a pas vu en effet prier dans une église bretonne ignore peut-être ce que c’est que la prière et que la foi… Le monde extérieur n’existe plus pour ces êtres que le bruit de nos pas n’a point troublés : les yeux ouverts, profonds, immobiles, semblent contempler l’invisible ; les lèvres murmurent de vagues paroles, et disent la supplication tendre, l’appel balbutiant au Sauveur ; les fronts les plus vulgaires, les plus chargés de rides et d’ennuis, paraissent comme éclairés du dedans ; tout le corps incliné, à la fois humble et confiant, exprime l’adoration, l’élan intérieur, le recueillement, l’attente. Quand ils sortent de là, visiblement rassérénés, pacifiés, plus forts pour supporter la vie, un rayon d’idéal a lui sur leur misère, et, dans un acte d’amour, ils ont dit toute la poésie de leur âme au Dieu sensible au cœur… »

« O pères de la tribu obscure au foyer de laquelle je puisai la foi à l’invisible, s’écrie Renan quelque part, Dieu m’est témoin, vieux pères, que ma seule joie, c’est que parfois je songe que je suis votre conscience, et que, par moi, vous arrivez à la vie et à la voix. » René, lui aussi, aurait pu tenir ce langage. — Il fallait essayer de pénétrer jusqu’à cette « âme invisible et présente » de la terre d’Armor pour mieux comprendre celui qu’un historien breton a justement appelé « le plus grand poète de la race celtique, Chateaubriand. »


III

C’était une idée chère à Gœthe que toute famille qui dure et se maintient dans son intégrité finit par produire à la longue un individu qui en ramasse puissamment tous les traits épars et successifs, qui l’exprime, en un mot, supérieurement et tout entière : de telle sorte que, si l’on connaissait exactement la lointaine série d’ancêtres qui l’ont précédé dans la vie, on serait capable de prévoir en quelque manière et de caractériser d’avance l’homme de talent ou de génie dont la naissance serait comme l’idéale récompense des traditions pieusement transmises, des nobles efforts obscurs et des hautes vertus ignorées.

Nous ne connaissons pas assez, pour vérifier sur eux la pensée de Gœthe, les « très vaillans chevaliers, » les « barons puissans et généreux » qui, depuis Brient ou Briand, fils aîné de Thiem, noble seigneur breton du XIe siècle, jusqu’à René-Auguste de Chateaubriand, comte de Combourg, le père du grand écrivain, se seraient « bornés à vivre dans leurs châteaux, en réputation d’honneur, d’hospitalité et de piété. » Il n’est pourtant point téméraire de croire que l’orgueil nobiliaire, que la hauteur aristocratique durent être de tradition dans une famille qui prétendait descendre des ducs de Bretagne, et qui se vantait d’avoir contracté des alliances avec les Rohan, les Tinténiac, les Duguesclin, et même d’avoir mêlé son sang à celui des races royales de France, d’Angleterre et d’Espagne : « vieilles misères » sans doute, mais dont l’auteur des Mémoires d’Outre-Tombe n’a pas fait si « bon marché » qu’il veut bien le dire. D’autre part, si la devise primitive des Chateaubriand : Je sème l’or, a eu apparemment sa raison d’être, elle convient trop bien encore à René pour que nous ne soyons pas tentés d’expliquer par une prédisposition héréditaire l’origine de ses fastueuses prodigalités. Et enfin, ne peut-on pas conjecturer qu’une famille, dont une seule branche a fourni au moins quatre croisés et un évêque de Nantes, qui a vu sortir d’elle nombre de gens d’Eglise et de hardis chevaliers, qui a « teint de son sang les bannières de France, » a dû transmettre à ses derniers rejetons, avec le culte de la religion des ancêtres et un grand fond de loyalisme, le goût de l’action, l’instinct combatif, et l’habitude chevaleresque de lutter, de se dépenser pour de hautes et nobles causes ? L’ennemi déclaré de « Buonaparte, » l’homme d’Etat de la Restauration, l’adversaire des derniers Encyclopédistes, l’auteur enfin du Génie du Christianisme n’aurait ainsi point démenti son origine.

A mesure que l’ordre des temps nous rapproche de lui, il semble que tes traits de la physionomie familiale deviennent plus particuliers, plus précis, plus individuels. D’abord, nous voyons paraître la disposition littéraire : un des oncles paternels de René s’était voué à des recherches d’érudition historique ; un autre, qui s’était fait prêtre, « avait la passion de la poésie ; » la même faculté poétique se retrouvera chez son frère aîné, chez sa sœur, Mme de Farcy, surtout chez sa sœur Lucile : décidément, la nature s’essaie ; le grand écrivain, le grand poète est tout près de naître. Rude, violent, taciturne, infatué de sa race, chacun a présent à l’esprit l’admirable portrait que Chateaubriand a tracé de son père, vrai tempérament de corsaire ou de négrier, qui, à force de courage, de volonté persévérante et d’habileté, tour à tour marin, négociant, armateur, finit par relever la fortune de sa maison et réussit à racheter Combourg. « Son état habituel était une tristesse profonde que l’âge augmenta, et un silence dont il ne sortait que par des emportemens. » Tristesse, ou plutôt hypocondrie, qui, à ce degré, est une maladie véritable, et dont, malheureusement, il légua le germe à plusieurs de ses enfans : ses quatre premiers nés, — signe caractéristique, — sont morts d’un épanchement de sang au cerveau ; sa fille Lucile est morte folle, et nul doute que ce qu’il y eut de morbide dans le caractère et dans le génie même de son illustre fils ne vînt en partie de là. « J’ai le spleen, a écrit ce dernier, tristesse physique, véritable maladie. » Notons cet aveu, dès maintenant, et méditons-le. La mère, en revanche, était vive et enjouée de nature, comme René quand il se portait bien, et dans l’intervalle de ses crises. Elle était très pieuse aussi. « Pour la piété, ma mère était un ange. » Nous retrouverons cette disposition chez Mme de Farcy et chez son glorieux cadet.

Tel paraît avoir été l’apport héréditaire des Chateaubriand, leur part de contribution au génie et à l’œuvre de celui qui devait rendre leur nom si célèbre. Nous tenons maintenant, semble-t-il, les principaux facteurs, à la fois physiques et moraux, qui, en se combinant d’une certaine manière, ont formé l’individualité de l’auteur d’Atala. E. -M. de Vogué l’a dit avec justesse et avec force : « il s’est fait durant huit siècles, » — durant plus longtemps peut-être encore. — Sur le petit être chétif et presque à demi mort qui, par une nuit d’horrible tempête, vint au monde le 4 septembre 1768 dans une sombre rue de Saint-Malo, le rêve triste d’une rude et forte race, l’orgueil batailleur, la passion et la foi d’une vieille lignée féodale avaient déjà mis leur empreinte. Sa volonté et la vie feront le reste.


IV

Avant que celles-ci n’aient commencé leur œuvre, avant toute autre acquisition ou déformation ultérieure, quel était-il donc dans son fond, ce François-René de Chateaubriand auquel sa mère venait d’ « infliger la vie ? » Il était, ce semble, tout désir et toute tristesse, l’un redoublant et renforçant l’autre, et l’un étant d’ailleurs inséparable de l’autre[5]. Lui-même nous l’a dit avec une insistance bien significative[6] : « J’attrapai un Tibulle : quand j’arrivais aux vers enchanteurs de la première élégie : Quam juvat…, ce double sentiment de volupté et de mélancolie sembla me révéler ma propre nature. » Et une page plus loin : « Une nature triste et tendre comme la mienne… » — Oui, c’est bien là le fond primitif et permanent de René, ce qui fait qu’il est lui, et non pas un autre, ce qui le distinguera de tel autre membre de sa famille, de tel autre Breton son contemporain, et, — autant que notre pauvre langage humain peut nous permettre de toucher le fond d’une âme étrangère, autant qu’une formule abstraite est susceptible de saisir en chacun de nous la « monade » irréductible et incommunicable, — ce sera là, si l’on veut, sa a faculté maîtresse, » le double don qu’il apporte en naissant, que nul n’a eu à ce degré et dans ces proportions, et qui va renouveler l’imagination française.

Chateaubriand est né triste, et sa tristesse, il nous l’avoue, est « physique, » elle est congénitale, comme nous disons, elle est une « véritable maladie. » On a voulu, — quelques gens bien portans, — voir là une simple attitude littéraire. Que c’est mal le connaître ! N’attachons, j’y consens, que peu d’importance à la multiplicité des déclarations pessimistes qui parsèment toutes ses œuvres. Elles ont pourtant bien leur éloquence, et que de fois l’on y sent vibrer une sincérité, une profondeur d’accent qui ne peut tromper ! « Je n’assiste pas à un baptême, à un mariage, sans sourire amèrement ou sans éprouver un serrement de cœur : après le malheur de naître, je rien connais pas un plus grand que celui de donner le jour à un homme. » Schopenhauer n’a pas de formule plus saisissante. Ce jour-là, Chateaubriand a oublié qu’il se disait chrétien. Mais ouvrez la correspondance : à chaque instant, et à tout propos, souvent hors de tout propos, sous mille formes, et avec mille variantes, c’est la même incantation douloureuse qui revient : Je m’ennuie, je suis affreusement triste, je suis las de tout, las des hommes, las de moi-même, las de la vie surtout, j’aspire à n’être plus, je voudrais n’être pas né. Dans l’une des plus anciennes lettres que nous ayons de lui, — il avait vingt et un ans, — cette disposition perce déjà : « Mille affaires, mille sentimens pleins d’amertume m’assiègent. Ton penchant à la mélancolie m’est commun, et c’est dans cette idée que je me suis permis de te raconter mes peines… » Nous savons aussi par lui-même, — et il me semble que nous pouvons l’en croire sur parole, — que, plus jeune encore, vers seize ou dix-sept ans, dans une crise de « désespoir » et presque de folie, pris d’ « un profond désir de la tombe, » il « oublia sa religion » et tenta de mettre fin à ses jours. Nous n’avons pas ici à « lui disputer ses souffrances. » Mais qu’il est joli et qu’il est juste, le mot que lui disait une Irlandaise à Londres, en 1797 : « Vous portez votre cœur en écharpe ! » Il était déjà blessé, ce cœur, quand Chateaubriand est venu au monde.

Cette tristesse native, que parfois venaient traverser de brusques sursauts de folle gaîté, était accompagnée d’une autre disposition, assez morbide elle aussi, celle-là même que Sainte-Beuve, qui l’a trop bien connue, a complaisamment décrite dans son curieux roman de Volupté. De quelque nom qu’on l’appelle, « volupté, » « désir, » « vague des passions, » il est partout dans Chateaubriand, ce besoin d’exaltation sentimentale qui se porte d’emblée sur tout objet, comme pour épuiser d’un élan toutes les jouissances qu’il semble promettre. Ce n’est pas seulement au « désir prolongé et toujours renouvelé d’une Eve terrestre » qu’il faut ramener, comme l’a fait malicieusement Sainte-Beuve, « cette flamme profane et trop chère » que, de tout temps, nous voyons briller en lui ; l’amitié et l’amour, la gloire littéraire et la célébrité politique, l’art et la nature, la poésie et la religion, Chateaubriand a tout, — sauf l’argent, — également poursuivi de « l’ardeur de son désir. » Et ce désir était en lui si violent et si passionné, il en imaginait la satisfaction dans un rêve si lumineux de félicité suprême, que la réalité ne pouvait manquer de lui infliger les déceptions les plus amères, et que, retombant sur lui-même, il en concevait un redoublement de peine, de remords aussi et d’âpre dégoût. Si, seule peut-être de tous les biens qu’il a convoités, la religion ne lui a pas ménagé de mécomptes, et a résisté, somme toute, aux retours offensifs de ses humeurs noires et de son scepticisme, c’est que, par son objet même, elle se trouvait placée en dehors et au-dessus de ses prises, c’est qu’il n’a pu en éprouver, en réaliser, en épuiser dès ici-bas toutes les infinies promesses. Ainsi, tous les efforts qu’il faisait pour se fuir lui-même, pour échapper à ses sombres rêveries, l’y replongeaient plus profondément encore, et, à son tour, l’amertume de sa tristesse aiguillonnait et exaspérait l’âcreté de son désir. Qui fera dans tout cela la part des fatalités organiques ? Qui marquera le point précis où finit le domaine de la servitude, peut-être de la maladie physique, et où commence celui de la liberté morale ? « J’ai peur d’avoir eu une âme de l’espèce de celle qu’un philosophe ancien appelait une maladie sacrée. » Ce mot des Mémoires ne me paraît pas une simple métaphore, et peut-être, pour juger équitablement Chateaubriand, faudrait-il en avoir approfondi le sens.

Dans cette âme orageuse et maladive, âme de désir et de tristesse, l’hérédité lointaine avait déposé un germe plus noble, et qui semble avoir levé presque en même temps que les autres penchans que nous venons de noter. « Avec le vague penchant qui commençait à me tourmenter, naquit en moi le sentiment de l’honneur, principe exalté, qui élève un simple besoin à la dignité d’un sentiment, et qui maintient le cœur incorruptible au milieu de la corruption ; sorte de passion réparative que la nature a placée auprès d’une passion dévorante… » Qu’on l’appelle comme on voudra, orgueil ou honneur, ce fut cette disposition intime, ce fut, si j’ose dire, ce geste héréditaire qui, dans une nature manifestement prédisposée aux pires égaremens, prévint certaines fautes, empêcha certaines faiblesses, imposa certains renoncemens, commanda certaines vertus, et mit au total sur l’ensemble de cette vie un cachet de dignité, et même de grandeur, qu’on ne saurait nier sans injustice.

Il nous reste à voir comment ce métal brut, comment cet original alliage d’orgueil, de désir et de tristesse a été trempé, et forgé par l’éducation, par le milieu, en un mot, par la vie.


V

S’il y a des éducations qui contrarient la nature, ce n’est pas celle que reçut « M. le chevalier » de Chateaubriand. Destiné vaguement à la marine, ce dernier-né d’une famille de dix enfans grandit sans amour et sans surveillance entre un père bizarre et despotique et une mère à la fois pieuse, évaporée et distraite. A peine au monde, on le met en nourrice à Plancoët, où on le laisse trois ou quatre ans, chez une pauvre paysanne qui, le voyant si chétif, le consacre à la Vierge pour obtenir son retour à la vie. Revenu au toit paternel, on le livre aux domestiques, à la bonne Villeneuve, qu’il se prend à aimer « avec fureur, » « restant pâmé de douleur une journée entière, refusant toute nourriture, » un jour qu’on l’avait renvoyée, puis s’attachant avec passion à sa sœur Lucile, « la plus négligée et la moins aimée » des quatre filles, comme lui nature exaltée, tendre et maladive, enfin vagabondant sur la plage, « compagnon des vents et flots, » et là, s’emplissant l’âme et les yeux de toutes les impressions, de tous les rêves qui peuvent solliciter l’imagination d’un enfant de Saint-Malo.

Cependant, de temps à autre, cette vie abandonnée et triste d’enfant rudoyé, sauvage et fier s’éclairait de joies d’autant plus profondes qu’elles étaient plus rares, et qu’elles tombaient dans un terrain mieux préparé, sur une sensibilité plus repliée et plus vive. « Cette petite ville de Saint-Malo, remplie de hardis navigateurs et d’hommes habitués aux périls, se distinguait par sa piété. » Les grandes fêtes de l’année y revêtaient un caractère à la fois religieux, familial et presque patriotique, bien propre à frapper une âme d’enfant. « Noël, le premier jour de l’an, les Rois, Pâques, la Pentecôte, la Saint-Jean, grâce à la religion, étaient pour moi des jours de bonheur. Il n’y a que la Saint-François qu’on ne chômait point. » Outre la cathédrale « grande, sombre et religieuse, » de nombreuses chapelles étaient ouvertes aux fidèles. Dans ces jours de fête, on y conduisait l’enfant avec ses sœurs. Il en revenait l’âme toute pleine de visions, d’émotions et de souvenirs.


Lorsque dans l’hiver, à l’heure du salut, la basilique était remplie d’une foule immense, que les autels étaient illuminés de toutes parts, qu’on voyait de vieux matelots à genoux, de jeunes femmes et des enfans tenant de petites bougies pour éclairer leur livre de prières, que la multitude, au moment de la bénédiction, chantait en chœur le Tantum ergo, que, dans l’intervalle des chants, on entendait le vent de la mer et les tempêtes de Noël qui ébranlaient les vitraux de l’église, j’éprouvais, tout enfant que j’étais, un sentiment extraordinaire de religion. Je n’avais pas besoin que la Villeneuve me dît de joindre mes deux mains pour prier Dieu par tous les noms que ma mère m’avait appris. Ce que je ne vois aujourd’hui que par les yeux de la foi, je le voyais comme en réalité, Dieu descendant sur l’autel au son de la cloche sacrée, les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos vœux à l’Éternel. Je courbais mon front…


Il fallait citer cette page déchirée du manuscrit des Mémoires d’Outre-Tombe[7] : elle éclaire toute l’évolution religieuse de l’auteur du Génie du Christianisme. Plus tard, quand il conçut l’idée de son grand ouvrage ; ce sont tous ces pieux souvenirs qui lui sont remontés au cœur ; ce sont les impressions ineffaçables d’une enfance peu ensoleillée, et dont les premières joies ont été la contemplation des « beautés poétiques et morales de la religion chrétienne[8]. »

Ces premières émotions religieuses rencontraient un écho au foyer paternel. Chrétien suffisant plutôt que pieux, à ce qu’il semble, peut-être même un peu entamé par l’esprit du siècle[9], le père n’eut pas sans doute, à cet égard, grande action sur son fils. Mais la mère était fort pieuse, et elle paraît avoir veillé d’assez près à l’éducation religieuse de ses enfans : au fond, elle eût désiré que le « chevalier » se fît prêtre. « Voué à la Sainte-Vierge, nous dit celui-ci, on avait eu soin de me faire connaître et aimer ma protectrice… La première chose que j’aie sue par cœur, c’est un cantique de matelots. » A sept ans, on le conduit à Plancoët pour être relevé du vœu de sa nourrice ; et l’imposante, la touchante cérémonie, le sermon du prieur qui, en lui rappelant l’exemple d’un de ses ancêtres, lui dit que lui aussi visiterait peut-être la Terre-Sainte, tout cela fit sur lui une impression profonde. « Combien il est essentiel, écrivait-il longtemps après, de frapper l’imagination des enfans par des actes de religion ! Jamais dans le cours de ma vie je n’ai oublié le relèvement de mon vœu. Il s’est présenté à ma mémoire au milieu des pires égaremens de ma jeunesse. Je m’y sentais comme attaché à un point fixe autour duquel je tournais sans pouvoir me déprendre. Depuis l’exhortation du bénédictin, j’ai toujours rêvé le pèlerinage de Jérusalem, et j’ai fini par l’accomplir[10]… »

On fut de retour à Saint-Malo en octobre 1775, et les polissonneries sur la grève reprirent de plus belle. Cette éducation d’un futur officier de la marine royale parut enfin insuffisante. On décida de mettre l’enfant au collège ; et, au mois de juin 1777, après un voyage mémorable « dans une énorme berline dorée » à travers la campagne bretonne, si riante dans sa parure printanière, après une première et rapide vision de Combourg, vrai nid d’aigle perdu parmi les bois, — « malgré ses pleurs, » sous la conduite du bon abbé Porcher, le jeune « hibou » partit pour Dol.


VI

Il s’apprivoisa lentement dans sa nouvelle « cage. » On lui enseignait le latin à l’insu de son père, qui n’avait voulu pour lui que des mathématiques, du dessin, des armes et de l’anglais. Il apprit toutes choses avec cette ardeur de passion qui était sa nature même : il avait une grande puissance de travail, une mémoire prodigieuse ; et s’il est vrai, comme il nous le dit, que « sa phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre » qu’on l’avait surnommé l’Elégiaque, ce nous est un signe que, de très bonne heure, durent s’éveiller en lui la faculté littéraire et le sens des « beautés poétiques. » Ce goût des Lettres l’achemina bien vite à d’autres découvertes. Dans ce tempérament robuste et violent, dans cette âme excessive, l’éveil de la puberté fut singulièrement précoce et troublant. Le hasard des lectures acheva de bouleverser cette imagination déjà trop ardente : un Horace non châtié, « une histoire effrayante des confessions mal faites » lui apportèrent en même temps la révélation de « deux empires si divers, » et déposèrent en lui, s’il faut l’en croire, les germes de l’art de « peindre avec quelque vérité les passions mêlées aux sentimens religieux. » Trop prompt à saisir tout ce que les textes des poètes anciens ou modernes, et même des moralistes chrétiens, peuvent receler d’expérience de la vie réelle et d’allusions aux choses de l’amour, il se nourrissait de Virgile et de Lucrèce, de Tibulle et de Fénelon, de Massillon enfin, et mille pensées voluptueuses lui venaient de ces pages harmonieuses, de « ces descriptions séduisantes des désordres de l’âme. »

La foi, cependant, subsistait parmi tout cela, foi inquiète et troublée sans doute, et déjà mêlée à des rêveries bien profanes, intacte pourtant, et que les traditions et les habitudes du collège, — il avait été fondé en 1728 par l’évêque de Dol, et il était dirigé par des prêtres, — étaient de nature à entretenir. La chapelle du collège n’existe plus ; mais l’admirable cathédrale demeure encore, et l’on aime à croire que René vint plus d’une fois s’agenouiller sous ces sombres et religieuses voûtes, et qu’il apprit à aimer l’art gothique en contemplant ces splendides verrières et ces étonnantes, ces fines colonnettes, qui montent d’un si noble élan vers le ciel, et qui, groupées en faisceaux de chaque côté du jubé, semblent s’être unies là pour porter à Dieu les humbles prières de tout un peuple de croyans.

L’époque de la première communion approchant, il eut, comme il était naturel, une grande recrudescence de pitié. Il faut ici relire dans les Mémoires d’Outre-Tombe le récit de ses abstinences excessives, de ses troubles, de ses scrupules, de ses terreurs, de ses « sanglots de bonheur » au moment de l’absolution, et de ce qu’il appelle « tout le triomphe de son repentir. » — Il eut d’abord, et très forte, la révélation de la vertu, de la « beauté morale » du christianisme : « J’ose dire que c’est dès ce moment que j’ai été créé honnête homme. » D’autre part, ardent et tendre comme il l’était, il était mieux disposé que personne à comprendre, à sentir toute la poésie de « cette cérémonie touchante et sublime, » dont il a vainement, nous dit-il, « essayé de tracer le tableau dans le Génie du Christianisme. » Il fut vraiment pris tout entier, et remué et secoué jusqu’au fond de l’âme :


J’approchais, — écrit-il, — de la sainte table avec une telle ferveur que je ne voyais rien autour de moi. Je sais parfaitement ce que c’est que la foi par ce que je sentis alors. La présence réelle dans le Saint Sacrement m’était aussi sensible que la présence de ma mère à mes côtés. Quand l’hostie fut déposée sur mes lèvres, je me sentis comme tout éclairé en dedans. Je tremblais de respect… Je conçus encore le courage des martyrs ; car j’aurais pu dans ce moment confesser la foi au milieu des plus cruels supplices…


De telles émotions ne s’oublient guère. Quand une fois on les a éprouvées, elles font désormais partie intégrante de notre nature morale, et, aux momens de crise, ce sont elles surtout qui surgissent du fond de notre âme, et qui revivent en nous, avec un relief, une intensité d’autant plus grande parfois qu’on croit davantage en avoir perdu le souvenir.

Peu après, l’enfant quittait Dol pour Rennes où il resta deux ans. Là, dans « ce Juilly de la Bretagne, » qui, en 1761, avait compté jusqu’à 4 000 élèves, et qui, trois ans plus tard, passait de la direction des Jésuites expulsés à celle de prêtres séculiers, il devait compléter ses études de latin, de grec, — il avait déjà pour cette langue un penchant décidé, — et de mathématiques. « Quoique l’éducation, nous avoue-t-il, y fût très religieuse, ma ferveur se ralentit. Le grand nombre de mes maîtres et de mes camarades multipliait les occasions de distraction et de chutes. » Puis, ce furent à Brest, dans l’attente d’un brevet d’aspirant, les libres études, des « idées vagues » qui lui viennent « sur la société, ses biens et ses maux, » les longues promenades sur le port, les rêveries sans fin au bord de la mer, des tristesses sans cause, mille aspirations sans objet, et tous les troubles d’une sensibilité débordante, tous les vagabondages d’une « jeune imagination qui se joue dans ces espaces immenses. » Un beau jour, — il avait seize ans, — il tombe comme du ciel à Combourg, déclare, pour « gagner du temps, sa volonté ferme d’embrasser l’état ecclésiastique : » « sa mère fut ravie ; » on l’envoie à Dinan pour y compléter ses études classiques ; mais « il savait mieux le latin que ses maîtres ; » à chaque inslant, sous mille prétextes, il revenait dans ce Combourg, où il avait déjà passé bien des vacances, où déjà il avait eu bien des échappées douloureuses ou troublantes sur la vie réelle, et qui l’attire par on ne sait quel charme de tristesse et de mystère. Et son père, « trouvant économie à le garder, » le voilà « insensiblement fixé à Combourg. »

Et alors commence pour lui pendant deux années, entre ses parens et sa sœur Lucile âgée de vingt ans, dans ce vieux château plein de souvenirs et de légendes, cette existence extraordinaire qu’il nous a contée en des pages inoubliables. Existence oisive et folle de jeune cheval lâché sans frein, sans contrôle et sans guide à travers ses passions naissantes. Dans ses courses effrénées parmi les landes et les bois, ou là-haut, dans son « donjon » solitaire, toutes les ardeurs de sa fougueuse nature s’exaltent et se donnent carrière. Des premières fièvres de son adolescence, de ses premiers rêves de tendresse, de gloire et d’honneur il se compose alors ce « fantôme d’amour, » cette idéale, « sylphide » qu’il devait toute sa vie poursuivre, création maladive de son imagination débridée, sorte d’hallucination physique et morale dont les suites semblent l’avoir conduit comme aux bords de la folie et du suicide, et qui, en tout cas, ont mis ses jours sérieusement en danger. Jusqu’à quel point d’ailleurs a-t-il laissé passer quelque chose de son expérience intime dans la mystérieuse et malsaine histoire de René ? La question est délicate ; on n’ose y répondre, et la faute presque impardonnable de Chateaubriand est qu’il invite à la poser. Mais il paraît bien que ce fut cette sœur si tendre, la douloureuse et tragique Lucile, qui lui révéla son génie, sa vocation de poète et d’écrivain. « Tu devrais peindre tout cela, » lui dit-elle un jour, en l’entendant parler avec ravissement de la solitude. « Ce mot, ajoute-t-il, fut une révélation. Je me sentis naître à une existence nouvelle, il me sembla qu’un vide immense se comblait dans mon sein… Je me mis à bégayer des vers… Jour et nuit je chantais mes bois et mes vallons. Je composai alors la petite pièce sur la forêt : Forêt silencieuse, que l’on trouve dans mes ouvrages. » Et Job et Lucrèce, et Dorat aussi, deviennent ses livres de chevet. Le grand poète que nous connaissons est né sur les bruyères de Combourg.

Cependant, il fallait prendre un parti. Sa mère un jour vint lui proposer d’entrer au séminaire. « Pendant que ma mère m’avait parlé, nous avoue-t-il, j’étais descendu dans mon cœur, je ne me dissimulais pas que ma religion était affaiblie… Je renonçai donc à l’état ecclésiastique. » Il déclare qu’il va partir au Canada ou aux Indes, se fait envoyer à Saint-Malo où il rêvasse tristement pendant six mois sur sa grève natale, en face de cette mer qui lui a donné ses premières impressions poétiques, songeant peut-être à ce lointain Paris, la patrie née des gens de lettres, à ce Paris dont leur parlait son père quand, le soir, à Combourg, il daignait interrompre sa morne promenade, et leur raconter sa vie. « Il avait vu Paris, il en parlait comme d’un pays d’abomination et comme d’un pays étranger… » Soudain on le rappelle à Combourg : son père lui remet cent louis, un brevet de lieutenant au régiment de Navarre infanterie, sa vieille épée, et lui donne l’ordre, en l’embrassant, de partir sur-le-champ pour Rennes, et de là pour Cambrai, où son régiment est en garnison. « Alors, comme Adam après son péché, je m’avançai sur la terre inconnue, et le monde désert s’ouvrit devant moi. » Il n’avait pas dix-huit ans.

Essayons de nous le représenter tel qu’il était alors, le petit Breton sauvage et timide qui, un beau jour de l’année 1786, débarquait à Paris en compagnie de la pimpante Mme Rose. — C’est avant tout une âme mobile et chantante de poète que celle de cet adolescent rêveur qui, sans préparation morale suffisante, va maintenant entrer dans la vie. Il a développé, il a exalté en tous sens toutes les énergies latentes d’une imagination démesurée, d’une sensibilité inquiète, maladive, frémissante-Au sein d’une nature « solitaire, triste, orageuse, enveloppée de brouillards, retentissante du bruit des vents, et dont les côtes, hérissées de rochers, sont battues d’un océan sauvage, » il a vécu d’une vie toute sentimentale, il s’est rempli l’âme et les yeux de grandioses, mélancoliques ou voluptueuses visions. Il a enfin pris conscience de son génie ; il a « bégayé, » il a écrit des vers ; il a dû se dire qu’il était né pour en écrire toujours et que déjà, au cours de son enfance refoulée et pensive, il avait ramassé la matière de plus d’un poème.

Des impressions de nature et des souvenirs d’enfance ne suffisent pas à faire un poète : il y faut encore l’émulation littéraire, l’action, parfois souveraine, de certains livres. Il est assez malaisé de reconstituer les principales lectures de la jeunesse de Chateaubriand. À ne tenir compte que de celles qu’il avoue, elles ne laissent pas d’être assez significatives. La Bible, Lucrèce et Virgile, Tibulle et Horace, Fénelon et Massillon, Dorat enfin[11], est-ce que, rien qu’à mentionner et à rapprocher ces noms, on ne voit pas se dessiner déjà et se lever en quelque sorte sous nos yeux l’idéal poétique qui flotte dans sa jeune imagination ? Quelque chose de tendre et de passionné, de douloureux et de voluptueux tout ensemble, et « je ne sais quelle longueur de grâces, » voilà ce qu’il aime à trouver dans les anciens et chez les modernes qui ont réussi à franchir les portes des collèges ou du vieux château de Combourg et sont venus solliciter sa curiosité rêveuse. L’Élégiaque, comme l’appelait l’abbé Égault, est admirablement préparé à goûter cette « sensibilité » qui, depuis plus d’un demi-siècle, a envahi ta littérature française.

De toutes ces lectures, quelques-unes n’ont-elles pas déjà entamé le fond de croyances religieuses que lui a transmis sa famille ? Peut-être ; mais j’inclinerais à croire que l’éveil des premières passions y a contribué davantage. Si d’ailleurs sa ferveur a faibli, il ne semble pas que la foi proprement dite se soit éteinte dans son cœur. Il lui a dû ses premières jouissances ; ses premiers rêves d’art, ses premières chimères amoureuses ont été étroitement associés et mêlés à des pensées chrétiennes. Il a pris l’habitude d’unir et de fondre ensemble ces trois inspirations si diverses. Et s’il est vrai que nos impressions d’enfance laissent en nous une trace indélébile, le chevalier de Chateaubriand aura beau se costumer en philosophe : il n’oubliera jamais entièrement que c’est le christianisme qui, tout d’abord, a rempli le vide de son âme ardente, et qui lui a révélé la poésie.


VII

« Né sauvage » et déjà « regrettant ses bruyères, » durant les trois jours qu’il y passa pour se rendre à Cambrai, entre son frère aîné, sa sœur Julie, la brillante Mme de Farcy, et l’importun cousin Moreau, le jeune chevalier ne fit tout d’abord qu’entrevoir le Paris mondain, dissipé, frivole, dont on lui avait tant parlé : il paraît l’avoir peu goûté. A Cambrai, il s’initie avec plaisir et avec succès à sa nouvelle vie de soldat, relisant le Télémaque auprès du tombeau de Fénelon, quand la mort subite de son père, survenue le 6 septembre 1786, le rappelle brusquement à Combourg. Il pleura avec sincérité ce père peu tendre ; mais tout heureux de revoir « les landes de sa Bretagne, » il s’attarde avec délices, une fois les partages faits, dans les châteaux de ses sœurs. Il s’y serait peut-être attardé longtemps sans une lettre de son frère qui, désireux de « préparer les voies à sa propre élévation, » le mande sur-le-champ à Paris : on lui a obtenu le titre de capitaine de cavalerie, on l’agrégera à l’ordre de Malte, le maréchal de Duras va le présenter à la Cour : la fortune s’offre à lui, brillante peut-être, inespérée. Il accepte à contre-cœur de la suivre. A Versailles, les 17 et 19 février 1787, ses heureuses aventures de débutant, bien loin de lui servir d’encouragement, le dégoûtent à tout jamais du métier de courtisan ; et, après un nouveau séjour à Paris, où, le travail et le théâtre aidant, peu à peu il s’apprivoise[12], il retourne en Bretagne, puis tient garnison à Dieppe et revient enfin passer quelque temps à Fougères. Cependant, à voir tant de milieux différens, ses idées et ses goûts se modifient ; il se sent de moins en moins fait pour la vie et les distractions provinciales ; et, en 1787 ou 1788, une occasion se présentant d’accompagner ses sœurs à Paris, il les suit.

C’était un curieux spectacle que celui qu’offrait le Paris d’alors. On connaît le mot si souvent cité de Talleyrand à Guizot : « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre. » Jamais en effet société plus brillante n’avait couru plus joyeusement à sa ruine. L’habile diplomatie de Vergennes, l’heureuse intervention de nos armes dans la guerre d’Amérique, avaient rendu à la France presque tout son ancien prestige. Les difficultés intérieures, les mauvaises récoltes, l’augmentation de la misère, le progrès des idées révolutionnaires, les mille symptômes précurseurs d’une grande crise qu’il nous est si facile de relever aujourd’hui, ou passaient inaperçus, ou entretenaient dans les esprits les illusions les plus généreuses. Liberté, raison, humanité, nature, dans toutes les classes de la société, on se grise de ces grands mots vagues et sonores ; on s’imagine qu’une ère nouvelle va s’ouvrir, et, comme le Loup de la fable, nos Français « déjà se forgent une félicité, qui les fait pleurer de tendresse. » Sous un roi si bon, si consciencieux, si honnête, comment tout ne finirait-il pas par s’arranger ? — Et la vie de bals, de plaisirs et de fêtes reprenait de plus belle. L’incrédulité, pour se faire, sous l’influence croissante de Rousseau, peut-être moins agressive, était tout aussi répandue et tout aussi railleuse. « Quelques bureaux d’esprit où on se moque de Dieu et de la religion, et où on regarde comme des imbéciles ceux qui y croient, » — le mot est de la comtesse de La Marck, — voilà les salons parisiens de cette fin de siècle. Avec cela, une politesse exquise, et, parmi tous les signes d’une profonde décadence littéraire, une passion croissante de cosmopolitisme, et un goût resté très vif des choses de l’esprit. Depuis dix ans, Voltaire et Rousseau étaient morts ; d’Alembert et Diderot eux aussi avaient disparu ; Buffon venait de mourir : Bernardin et Beaumarchais remplissaient seuls l’intérim du génie : on s’attendrissait auprès de l’un ; on riait aux éclats avec l’autre. La cour et la ville venaient follement d’applaudir au Mariage, et la Reine jouait Rosine à Trianon. On se croyait sur du lendemain. Le 29 juin 1789, Necker disait encore : « Quoi de plus frivole que les craintes conçues à raison de l’organisation des Etats-généraux ! » « La sécurité alla jusqu’à l’extravagance, » avouait plus tard Mme de Genlis. Et Ségur à son tour : « Jamais réveil plus terrible ne fut précédé, par un sommeil plus doux et par des songes plus séduisans[13]. »

Plus clairvoyant que bien d’autres, Chateaubriand a-t-il senti dès lors combien cette sécurité était trompeuse ? De bonne heure, en tout cas, il eut dans sa propre province, où il retournait quelquefois, un avant-goût des troubles qui allaient se déchaîner sur le pays. Il n’avait pas, à l’égard du nouvel ordre de choses qui se préparait, les préjugés de quelques-uns de sa caste. Il vit avec faveur les débuts de la Révolution ; mais le premier sang versé l’indigna. Spectateur impartial et curieux des premières journées révolutionnaires, un peu isolé dans son monde, en proie à des embarras d’argent et essayant, pour en sortir, du métier imprévu de commis voyageur en bas[14], n’étant plus lié par son devoir militaire, puisque son régiment s’était révolté et était dissous, sentant vaguement d’ailleurs que son heure n’était pas venue, il eut l’idée de passer aux Etats-Unis. Soit qu’il songeât sérieusement à découvrir un passage au Nord-Ouest de l’Amérique, soit que, tout simplement, il désirât voir de ses yeux quelques-uns des pays que la guerre de l’Indépendance et l’exotisme à la mode avaient rendus populaires, et qu’il se proposât surtout, comme plus tard pour les Martyrs, d’« aller chercher des images et de la gloire pour se faire aimer, » il alla embrasser sa mère à Saint-Malo, et s’embarqua sur le Saint-Pierre, le 8 avril 1791.


VIII

Durant ces cinq années, il semble à première vue que la vie de Chateaubriand ait été celle de ces officiers galans et poètes, comme le XVIIIe siècle en vit un assez grand nombre. Certains aveux des Mémoires, les petits vers qu’il inséra en 1790 dans l’Almanach des Muses, les deux premières lettres que nous ayons de lui, nous font songer à Gentil-Bernard, à Bertin, à Parny, comme à son groupe naturel. En effet, c’est bien parmi les « petits poètes » de la fin du XVIIIe siècle que Chateaubriand débuta : leurs œuvres « firent les délices de sa jeunesse, » et ce sont eux qui l’ont initié à la vie littéraire. Ginguené et Parny, Flins des Oliviers et Fontanes, Le Brun et La Harpe, voilà ses principales relations d’alors. Il ne connut personnellement, de son propre aveu, ni Marmontel, ni Rulhière, ni Palissot, ni Beaumarchais, ni Delille, ni les Chénier, et l’on peut conjecturer qu’il ne connut pas davantage Bernardin ou Ducis, Condorcet, Rivarol ou Volnoy. Au total, il vit de près quelques-uns des plus distingués représentans de la littérature contemporaine, et si l’on en juge, non d’après la verve caricaturale des Mémoires, mais d’après l’Essai sur les Révolutions, ce qu’il éprouva tout d’abord à leur égard, ce fut quelque chose comme une respectueuse admiration. « Lorsque j’ai vécu parmi eux, écrira-t-il dans l’Essai, je n’ai pu m’associer à leur gloire ; je n’ai partagé que leur indulgence[15]. » Nul doute qu’avec cette promptitude d’admiration qui caractérise la jeunesse, il n’ait bien vite adopté la plupart de leurs goûts, de leurs idées, de leurs préjugés même philosophiques et littéraires. Nous nous en apercevrons de reste.

Avec la société des gens de lettres, Chateaubriand fréquentait aussi celle que voyait son frère aîné : celui-ci avait épousé la petite-fille de Malesherbes. L’ancien directeur de la librairie prit en affection le « chevalier. » Comme lui, il éprouvait une vive sympathie pour les idées nouvelles ; il partagea ses premières illusions sur les débuts de la Révolution ; il encouragea ses projets de voyage ; surtout il lui parlait de Rousseau, qu’il avait connu et aimé, « avec une émotion que le jeune homme ne partageait que trop : » c’est à lui que « le monde devait » l’ « immortel Emile ; » et c’était assez pour que le jeune enthousiaste de Jean-Jacques reportât sur le vieillard la profonde tendresse qu’il éprouvait pour son dieu.

Car Rousseau est alors, manifestement, la grande influence que subit Chateaubriand, avec toute sa génération d’ailleurs. Il suffit de voir en quels termes il parle encore de lui, six ans plus tard, dans l’Essai, pour deviner que, même s’il l’avait découvert avant de partir pour Paris, c’est alors surtout qu’il dut s’en nourrir avec passion. Aussi bien, c’est en 1789 que paraissent les six derniers livres des Confessions, et en 1790 les Dialogues : cette sensibilité exaspérée et maladive, ces accens d’éloquence, cet amour ardent de la nature, cette langue de poète en prose, tout dans cette œuvre était pour ravir le futur auteur de René : il dut prendre conscience de lui-même en lisant Rousseau.

Mais il ne s’en tient pas au seul Jean-Jacques. M. Faguet nous le représente « très ignorant à vingt ans, » et mettant à profit ses loisirs pour « faire ses études. » De cette ignorance je suis moins sûr que M. Faguet : il faut, je crois, se défier de la prétendue paresse des poètes : leurs heures de rêverie sont souvent celles où ils lisent, et, quelquefois, où ils écrivent le plus. Mais, entre dix-huit et vingt-trois ans, si, à proprement parler, Chateaubriand ne « fait » pas ses études, il les refait, et il les achève. Voltaire et Diderot, Montesquieu et Buffon, Bayle et les Encyclopédistes, — l’Essai nous en est la preuve, — sont parmi ses livres de chevet. Assurément aussi il complète ses lectures d’œuvres étrangères : s’il connaissait déjà, ce qui me paraît probable, Ossian et Werther, Richardson et Shakspeare, il découvre Thomson et Gray, Young et Gessner. Il est sans doute à l’affût de toutes les œuvres nouvelles : il lit les Incas (1777), qui semblent bien lui avoir donné l’idée des Natchez ; il lit les Études de la nature (1784), et déjà peut-être songe à les récrire ; il lit, — on pressent avec quelle ferveur d’attendrissement et d’émulation, — Paul et Virginie (1787), et en lisant l’« adorable » idylle, rêve peut-être d’Atala ; il lit le Voyage du jeune Anacharsis (1788), et, avec tous ses contemporains, s’éprend d’antiquité classique. « J’avais alors la rage du grec, nous avoue-t-il dans les Mémoires : je traduisais l’Odyssée et la Cyropédie jusqu’à deux heures, en entremêlant mon travail d’études historiques. » L’aveu est précieux à retenir, et nous fait entrevoir à quelle variété de travaux et de lectures se livrait Chateaubriand, durant ces fécondes années où il préparait son œuvre. Parmi toutes les influences philosophiques et littéraires qui, à cette date, pouvaient s’exercer sur sa jeune pensée, il n’en est vraiment aucune à laquelle il ne se soit librement ouvert.


IX

Sous ce flot montant de lectures, des croyances plus robustes et plus réfléchies que les siennes auraient pu résister peut-être ; encore y eût-il fallu, à défaut d’une volonté plus ferme, l’action d’un autre milieu, et aussi d’autres habitudes morales ; le christianisme de Chateaubriand, déjà entamé, ce semble, ou du moins affaibli au moment où il quittait Combourg, s’évapora très vite au contact de la « philosophie » contemporaine. Dans quelles conditions exactement s’opéra cette rupture ? Y eut-il une « crise ? » Combien de temps dura-t-elle ? et quels en furent les caractères ? Quelles influences précises, quelles objections décisives emportèrent les dernières résistances ? Dans cette âme de jeune homme, la foi s’éteignit-elle par une sorte de dégradation lente, par l’infiltration progressive et insoupçonnée d’élémens hostiles, par le sourd travail intérieur de ces atomes subtils qui composent l’atmosphère d’une époque irréligieuse, et dont la force dissolvante est telle qu’un jour vient où, sans qu’on sache presque pourquoi, on se trouve dans l’incapacité de croire ? Ou bien se fit-il en lui une substitution brusque d’un idéal moral à un autre ? Et enfin, quelles furent les causes déterminantes et comme les élémens essentiels de son incroyance ? et doit-on la rapporter au respect humain, à l’orgueil intellectuel, ou au besoin d’émancipation morale ? On voudrait répondre à ces questions ; mais Chateaubriand a été si sobre d’explications sur ce délicat sujet, que c’est à peine si l’on ose hasarder quelques conjectures : s’il a eu sa « nuit de Jouffroy, » l’écho n’en est point parvenu jusqu’à nous.


De chrétien zélé que j’avais été, nous dit-il dans les Mémoires, j’étais devenu un esprit fort, c’est-à-dire un esprit faible. Ce changement dans mes opinions religieuses s’était opéré par la lecture des ouvrages philosophiques. Je croyais de bonne foi qu’un esprit religieux était paralysé d’un côté, qu’il y avait des vérités qui ne pouvaient arriver jusqu’à lui, tout supérieur qu’il pût être d’ailleurs. Ce benoît orgueil me faisait prendre le change… Enfin, une chose m’achevait : le désespoir sans cause que je portais au fond du cœur.


Un autre texte nous permet de préciser davantage : c’est un fragment d’une Préface probablement primitive du Génie du Christianisme :


Il faut avoir vécu comme nous au milieu des gens de lettres pour savoir combien cette fausse idée, que le christianisme est dépouillé de charme et de poésie, a fait d’incrédules. On s’est persuadé peu à peu, sans examen, qu’une religion qui n’avait ni beaux noms à reproduire, ni rites sublimes ou gracieux à offrir devait être une religion de moines et de Vandales. De là la conjuration de tous les hommes qui prétendent au bel esprit, de tous les artistes, de tous les talens contre elle. Les trois divines personnes, leurs mystères profonds, les saints et les anges sont devenus un sujet éternel de railleries aussi cruelles que dégoûtantes. Le roseau et la couronne d’épines ont meurtri de nouveau la tête du Fils de l’Homme, et les gardes des tyrans se sont écriés comme autrefois : « Salut, roi des Juifs, » Salve rex Judæorum.


Les deux témoignages concordent, et s’éclairent l’un l’autre. A l’en croire, il semblerait donc que ce fût surtout l’orgueil qui détacha René de ses croyances religieuses, et cette fièvre de pensée personnelle, cette ivresse d’affranchissement intellectuel qui sont si fréquens aux environs de la vingtième année. Au reste, tous ces écrivains qu’il admirait et qu’il considérait comme des esprits supérieurs, incrédules eux-mêmes, admettaient comme une vérité d’évidence que la supériorité de l’intelligence et du talent était désormais inconciliable avec l’humble foi des vrais croyans ; et certes, il n’y avait pas à se dissimuler que, depuis plus d’un demi-siècle, le talent et le génie littéraires, et sinon toujours la force, la profondeur et la justesse, tout au moins la vivacité et la fécondité de la pensée s’étaient bien rarement rangés du côté de la tradition. On pouvait donc se demander si l’avenir n’accentuerait pas encore l’irrémédiable contradiction ; si le christianisme ne devait pas abdiquer désormais ses antiques prétentions à guider les sociétés modernes, à exercer la maîtrise des intelligences ; et si enfin faire profession d’incroyance, ce n’était pas faire acte de candidat sérieux à la distinction intellectuelle et à la gloire littéraire.

Tel paraît avoir été l’état d’âme du jeune homme qui, par une piquante coïncidence, au mois d’avril 1791, partait pour l’Amérique sur le même bateau que quelques Sulpiciens désignés par M. Emery pour aller à Baltimore fonderie premier séminaire catholique des Etats-Unis. Justement, c’est à l’un de ses compagnons de traversée que nous devons le document le plus révélateur que nous possédions peut-être sur cette époque de sa vie et de sa pensée. C’est le récit, un peu tardif, mais assez précis, d’un vieux prêtre, Edouard de Mondésir, alors tout jeune séminariste, que les faits et gestes du « bouillant » Chateaubriand, comme il l’appelle, semblent avoir beaucoup frappé[16]. Tout « franc libertin » que fût alors le futur auteur d’Atala, et prompt au persiflage, il est fort loin pourtant d’être entièrement détaché des choses religieuses. Le jour du Vendredi-Saint, par exemple, il assiste à l’office sur le tillac. « Après le service, — nous conte l’excellent abbé, — il demanda à M. Nagot [le supérieur des Sulpiciens] permission d’adresser quelques paroles aux matelots, bons Bretons et bons catholiques. M. le supérieur y consentit. Alors notre nouveau missionnaire, prenant en mains un grand crucifix, se mit à haranguer l’équipage, et il débita des phrases extrêmement fortes et brûlantes, au point que, s’il se fût trouvé un juif à bord, je ne doute nullement que nos matelots ne l’eussent jeté à la mer. » Une autre fois, — car, « faute de mieux, et pour se désennuyer, » le jeune « vicomte » prenait volontiers une part très active aux lectures de piété qui se faisaient en commun, — « M. Nagot lui fit observer qu’un livre ascétique ne se déclamait pas sur le ton de la tragédie. Le lecteur répondit qu’il mettait de l’âme à tout. » Le mot n’est-il pas bien caractéristique, et, si je l’ose dire, déjà bien « génie du christianisme ? » Est-ce que déjà l’on n’y voit point percer une tendance à prendre les choses, et la religion elle-même, par leur côté dramatique et vivant, oratoire et pittoresque ? Les raisonnemens gris, les formules prudemment traditionnelles, les « habitudes recueillies et solitaires » ne sont point son fait ; il a besoin d’éclat, de pompe et de sonorité ; il porte partout sa fougue intérieure ; il « artialise, » comme eût dit Montaigne, jusqu’à la piété ; « il met de l’âme à tout. »

Et l’on saisit là, sur le vif, quelques-unes des incohérences de pensée et des tendances assez contradictoires qui se disputent cette personnalité puissante, mais tumultueuse : on n’entasse pas en vain dans une tête de vingt ans tant de lectures, et de si diverses. René est incroyant ; et pourtant, la religion, à condition qu’elle parle à son imagination, l’attire encore. Du moins, et à en juger aussi par ses poésies d’alors, il ne semble pas que son christianisme d’hier ait encore fait place au dogmatisme un peu simpliste et négateur des derniers Encyclopédistes. « Athée avec délices : » le mot de Chênedollé sur Chénier ne s’applique assurément point à lui. Un déisme plus sentimental que rationnel, avec, çà et là, de vagues aspirations panthéistiques, un résidu vaporeux et noble des rêves de Fénelon, des effusions de Rousseau, des attendrissemens de Bernardin, voilà, ce semble, à cette date, sa disposition dominante. Et l’on a aussi noté au passage cet aveu, — où ne se seraient reconnus ni Voltaire, ni Condorcet, ni d’Holbach, — sur « le désespoir sans cause qu’il portait au fond du cœur. » L’homme qui peut parler ainsi de lui-même n’a pas, à vingt-trois ans, achevé son histoire morale.


VICTOR GIRAUD.

  1. Michelet, Hist. de France, éd. de 1852, Hachette, t. TI, p. 6-22, et la Mer, Hachette, 1861, p. 25-27. — Voyez, pour préciser et rectifier, en plus d’un point, les intuitions de Michelet : E. Risler, Géologie agricole, Berger-Levrault, 1884, t. 1, p. 77-98, 139-148 ; — L. Gallouédec, Études sur la Basse-Bretagne (Annales de géographie, 15 janvier, 15 octobre 1893, 15 juillet 1894) ; — M. Barrois, les Divisions géographiques de la Bretagne (Annales de géographie, 15 janvier et 15 mars 1897) ; — Onésime Reclus, Le plus beau Royaume sous le ciel, Hachette, 1899, passim, et p. 649-654 ; et surtout peut-être, P. Vidal de la Blache, Tableau de la géographie de la France, dans l’Histoire de France de M. Lavisse, Hachette, 1903, p. 11-13, 323-329 ; — Cf. enfin G. Flaubert, Par les Champs et par les Grèves (Voyage en Bretagne), Charpentier, 1885 ; — A. Suarès, le Livre de l’Émeraude, C. Lévy, 1902 ; — Ch. Le Goffic, l’âme Bretonne, Champion, 1902, passim, et p. 3, 84, etc. ; — et F. Brunetière, le Génie Breton, dans ses verniers Discours de combat, Perrin, 1907.
  2. A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, Picard, 1895, t. I, p. 1-2.
  3. Vers la fin de l’époque primaire, le sol breton était occupé par une haute chaîne de montagnes, analogue à nos Alpes, et qui, aujourd’hui, ne se survit guère à elle-même que par les tristes monts d’Arrée : le point culminant actuel, le mont Saint-Michel de Braspart, n’a que 391 mètres d’altitude.
  4. Anatole Le Braz, la Légende de la mort en Basse-Bretagne, avec une Introduction par L. Marillier ; Champion, 1893, p. XLIV. — Cf. les autres ouvrages de M. Le Braz, Vieilles histoires du pays breton, 1897 ; Au pays des pardons, 1898, Champion ; la Terre du passé, 1902 ; Calmann Lévy.
  5. Sainte-Beuve distingue dans Chateaubriand trois élémens qu’il déclare mettre tous trois « sur la même ligne : » « la rêverie ou l’ennui ; » le désir « au sens épicurien, » et l’honneur ; et la plupart des critiques ont repris et développé le même thème, quelques-uns simplifiant encore, et donnant la prédominance à tel ou tel des divers élémens distingués par Sainte-Beuve. Pour M. Faguet (Dix-neuvième siècle, p. 7-12), le « fond permanent » est « une tristesse incurable, » avec l’orgueil pour « caractère particulier. » Pour E. -M. de Vogué, Chateaubriand est « une âme de désir, » — voyez dans la Revue son article du 15 mars 1892, — et c’est par le désir, mais au sens à la fois le plus large et le plus profond du mot, qu’il nous explique tout René. Pour M. Lanson (Hist. de la littér. française, 1re édit., p. 873), « l’orgueil est le fond de Chateaubriand, » — et le fond unique. — Pour ma part, je reprendrais volontiers les analyses de Sainte-Beuve, mais en les précisant un peu, et en essayant de graduer les élémens psychologiques qu’il a si finement démêlés. Au fond, tout au fond de Chateaubriand, il me semble bien trouver de la tristesse et du désir, — je prends ce dernier mot au sens d’E. -M. de Vogué, et je ne sépare pas les deux élémens, que je mets exactement sur la même ligne : bien entendu, cette double disposition est une donnée héréditaire ; elle n’est donc qu’en partie l’apport propre de Chateaubriand : mais qui démêlera jamais le point exact et précis où, en chacun de nous, notre personnalité commence, où elle devient nôtre véritablement, où elle se greffe pour ainsi dire comme quelque chose de nouveau et d’inédit sur le tronc commun ? Tout ce que je veux dire, c’est que la combinaison particulière qui s’est faite dans Chateaubriand de ces deux élémens originairement impersonnels, le désir et la tristesse, me parait être ce qui le différencie le plus de ses ancêtres ou des hommes de sa race, ce qui donc semble lui appartenir le plus en propre. Au contraire, je vois dans l’honneur ou dans l’orgueil, quelque chose de moins original, de moins profond aussi, de moins propre au seul Chateaubriand ; et c’est par ce trait que je le rattacherais le plus volontiers à toute sa lignée.
  6. Souvenirs d’enfance et de jeunesse de Chateaubriand, Manuscrit de 1826. Paris, Lévy, 1874, in-16, p. 81-82 (c’est une version, non pas tout à fait primitive, mais antérieure de plus de vingt ans au texte courant, et très intéressante, des trois premiers livres des Mémoires d’Outre-Tombe). L’épithète « double, » si importante au point de vue psychologique, toute la phrase : « Une nature triste et tendre… » ne figurent pas dans le texte courant des Mémoires (cf. éd. Biré, t. I, p. 93). La plupart des citations qui vont suivre sont tirées du Manuscrit de 1826. Je ne sais pourquoi les historiens et biographes de Chateaubriand n’ont jamais utilisé ce texte, qui est presque toujours plus précis et plus développé que le texte ordinaire des Mémoires, et qui, comme on le verra, contient bien des traits et détails curieux et suggestifs.
  7. Je donne ici, d’après un fragment autographe, le texte probablement primitif et, en tout cas, antérieur à celui du Manuscrit de 1826 (p. 33-34). Voyez, à cet égard, notre Chateaubriand, études littéraires. Hachette, 1904, p. 57-82.
  8. Titre primitif du Génie, comme l’on sait.
  9. « Mon père, nous dit Chateaubriand, ne descendait qu’une fois l’an à la paroisse pour faire ses Pâques ; le reste de l’année, il entendait la messe à la chapelle du château. » (Mémoires, éd. Biré, t. I, p. 131.) On ne le voit point paraître à la cérémonie du relèvement du vœu, ni, chose plus significative à celle de la première communion. Enfin, nous savons que « les déclamations de l’Histoire philosophique des Deux Indes le charmaient, » et qu’ « il appelait l’abbé Raynal un maître homme (p. 192). »
  10. La version, probablement primitive, de ce récit a été publiée, d’après un fragment autographe, par M. Marcel Duchemin qui, dans la Revue d’histoire littéraire de la France (janvier 1901), en a excellemment établi le texte critique. J’y note encore la curieuse réflexion que voici : « C’était la première fois de ma vie que j’étais décemment habillé ; je devais tout devoir à la religion, même la propreté, que saint Augustin appelle une demi-vertu. »
  11. Il a aussi vu jouer le Père de famille de Diderot, et ne paraît pas en avoir été ravi. D’autres lectures sont à moitié avouées : « Je savais par cœur, — vers 1788, — dit-il, les élégies du chevalier de Parny. » Le Manuscrit de 1826 (p. 132) nous apprend que les sœurs de Chateaubriand à Combourg lisaient Clarisse : encore une lecture, évidemment, à mettre à son propre compte. Sans doute aussi les lectures habituelles de sa mère, Fénelon, Racine, Mme de Sévigné, Cyrus « qu’elle savait tout entier par cœur, » et celles de son père, la Gazette de Leyde, le Journal de Francfort, le Mercure de France, l’Histoire philosophique des Deux Indes, devinrent assez promptement les siennes. Enfin, et surtout, enregistrons cette précieuse déclaration : « Je reconnais que dans ma première jeunesse, Ossian, Werther, les Rêveries du promeneur solitaire, les Études de la nature ont pu s’apparenter à mes idées ; mais je n’ai rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où je me délectais. » (Mémoires, éd. Biré, t. I, p. 91, 281, 20, 192 ; t. II, p. 208.) — Assurément, tous ces aveux ou demi-aveux ne satisfont pas entièrement notre curiosité. Nous voudrions savoir quelle impression exacte ces diverses lectures ont faite sur la jeune imagination de Chateaubriand : par exemple, le célèbre roman de Goethe dont la première traduction française est de 1776, n’aurait-il pas été pour quelque chose dans sa tentative de suicide ? D’autre part, avons-nous bien là toutes ses lectures essentielles à cette data ? Parmi les écrivains étrangers, avait-il lu déjà, dans le texte ou dans une traduction, — il lisait l’anglais, — Young et Shakspeare ? Parmi les classiques, ses professeurs de collège, ce qui est peu vraisemblable, lui auraient-ils laissé ignorer Pascal et Bossuet ? Enfin, parmi les contemporains, connaissait-il déjà Prévost, Buffon, et Voltaire surtout ? Ce sont là tout autant de questions auxquelles il est bien difficile de répondre, mais qu’il n’est peut-être pas mauvais de poser. L’essentiel, en tout cas, est que nous sachions, de la bouche même de Chateaubriand, qu’il a déjà pris contact avec « le grand Rousseau, » comme il l’appellera dans son Essai sur les Révolutions. Et si, comme on peut le croire sans témérité, les années de Combourg ont été pour René fécondes en lectures de toute sorte, j’imagine qu’il n’a pas dû s’en tenir aux Rêveries : l’Émile, l’Héloïse, les Confessions peut-être surtout (la première partie a paru en 1782) ont sans doute été dévorées par lui à cette époque, et sa propre ardeur a dû s’exalter au contact de ce verbe enflammé.
  12. « C’était à peu près Chactas à l’Opéra, écrit M. Faguet, et ce sont bien ses premières impressions de sauvage à Paris que nous retrouvons dans les Natchez. » — Rien n’est plus exact. Et il faut dire aussi que, dans le récit d’Eudore, Chateaubriand a très habilement transposé d’autres impressions de sa vie parisienne (Cf. Martyrs, éd. originale, t. I, notamment p. 112-115, 129, 146, 151-153).
  13. Le 24 mai 1788, La Harpe espérait encore « qu’avec les lumières qui sont aujourd’hui répandues, l’extrême désordre finit par amener l’ordre. « (Lettre inédite.)
  14. Voyez à cet égard la très curieuse publication récente du marquis de Granges de Surgères, Une gerbe de lettres inédites de Chateaubriand. Paris, Henri Leclerc, 1911.
  15. Essai, éd. Garnier, p. 341. — Cf. p. 541, la note de l’Exemplaire confidentiel : « Je me dis et me dirai toujours : Que penseront La Harpe, Fontanes, Bernardin de Saint-Pierre ? C’est le seul moyen de faire quelque chose de passable. »
  16. J’ai publié ce document au complet dans mon Introduction à une reproduction de l’édition originale d’Atala. Paris, Fontemoing, 1905. — Un autre récit plus succinct, publié par M. Anatole Le Braz dans le Journal des Débats du 18 janvier 1910, confirme entièrement le témoignage de l’abbé de Mondésir.