La Gastronomie de Bechoux 1819/Prière du soir d’un poëte

La Gastronomie, Poëme
L. G. Michaud (p. xi-xvii).
PRIERE DU SOIR


D’UN PŒTE *[1].


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Mon Dieu ! je suis si faible, si mince et si misérable, que j’ose à peine vous adresser ma prière et converser avec vous, quoique cela me soit ordonné par ma religion. Je me persuade difficilement que du haut de votre voûte éternelle, vous veuilliez écouter mon petit filet de voix, et faire attention, tous

les jours, au milieu des mondes qui vous entourent, à un être qui n’a pas plus d’un mètre six cent cinquante-deux millimètres de haut, c’est-à-dire environ cinq pieds et un pouce. Cependant je me suis quelquefois flatté, dans mon orgueil, que vous avez pu me remarquer, sur-tout depuis que je me suis mis dans les rangs des hommes qui parlent le langage des dieux : c’est ainsi qu’on est convenu d’appeler la poésie, qui est, à la vérité, un langage sublime, parce que nous y employons des mots très-sonores, et des tournures de phrases extraordinaires ; mais je pense que vous n’avez jamais tenu un pareil langage. D’un autre côté, quand je considère que vous n’avez peut-être jamais pris garde, dans la foule des hommes qui ont passé sur la terre, à mes confrères Hésiode, Homère, Virgile, le Tasse, Milton, Boileau, Corneille et Racine, qui ont parlé cent fois mieux que moi le langage en question, je rentre dans la confusion et l’humilité. Mais enfin, si, dans votre grandeur infinie, vous daignez vous intéresser à mon infiniment petit, je vous prie de ne jamais me priver à un certain point du sens commun, quoiqu’on dise qu’il n’est pas bien nécessaire pour le métier que je fais. Accordez-moi assez de facilité pour que je ne sois pas obligé de chercher le jour et la nuit des rimes et des hémistiches, sans pouvoir en trouver quelquefois de bons, ce qui fait que je suis souvent plus malheureux que si je travaillais aux mines, aux carrières ou aux cannes à sucre. Je vous supplie de m’inspirer de temps en temps quelques sujets neufs, afin que je ne me traîne pas ennuieusement sur les pas des autres, et que je ne repète pas jusqu’à satiëte’ce qu’on a dit mille fois avant moi. Donnez-moi la force de supporter patiemment les bonnes ou mauvaises critiques, les chutes et autres accidens auxquels sont sujets les gens de ma profession ; faites aussi que je ne sois pas gonfle d’orgueil, et que je ne crève pas dans ma peau au moindre triomphe.

Je vais me coucher, mon Dieu, et je vous demande pardon de n’avoir compose’autre chose dans ma journée qu’une vingtaine de vers alexandrins ou héroïques, dont j’ai fait lecture à tous ceux que j’ai rencontrés, ce qui les a un peu ennuyés, autant que j’ai pu m’en apercevoir. Je voudrais bien avoir une occupation plus utile ; mais je sens que je ne pourrai jamais renoncer à mon petit talent, qui est une espèce de maladie incurable. INc me damnez pas pour cela, je vous prie, non plus que mes chers frères du côté d’Apollon, lesquels font, en vérité, leur purgatoire dans ce bas monde, par les peines et les inquiétudes qu’ils se donnent sur le pavé de Paris, pour aller de là à l’immortalité. Accordez-leur, en attendant, ainsi qu’à moi, de quoi vivre tout doucement sur la terre, où nous sommes presque toujours obèrés, souffreteux, mal logés, mal peignés, errans et vagabonds comme notre chef, le divin Homère, qui était aveugle par-dessus le marché. Faites-moi miséricorde, quoique je fasse cent sottises par jour, tout en parlant emphatiquement de vertu, de sagesse, d’humanité, de bienfaisance, de grandeur d’âme, et autres choses très-magnifiques, dont malheureusement je ne me sers guère que pour la rime. Éloignez de moi tout sentiment de jalousie, et faites que je ne sois pas tente, pour ainsi dire, de sauter aux cheveux de ceux d’entre mes confrères qui font les vers mieux que moi, et qui tiennent le haut bout du Parnasse. Otez-moi toute tentation de faire jamais des satires ou autres mauvais écrits de ce genre, qui me mettraient dans le cas de marcher toujours le sabre à la main dans la république des lettres. Accordez-moi, s’il vous plaît, un sommeil tranquille, et empêchez —moi de rêver continuellement, comme je fais, au neuf Pucelles, aux trois Grâces, à Vénus, Cupidon, Minerve, Saturne, Jupiter, Junon, Hébé, Ganimède, Diane, Pan ; aux Driades, aux Amadriades, aux Faunes, aux Sylvains, aux Zéphirs, à l’Aurore, au siége de Troie, au Scamandre, aux Grecs et aux Romains… toutes choses dont je suis toujours obligé de parler de temps en temps dans mes poésies. Détournez-moi enfin des faux dieux qui me détournent souvent de vous. Je ne crois qu’à vous seul, ô mon Dieu ! quand je ne rêve pas, et je compte fortement sur l’immortalité, non pas en ma qualité de poète, mais en ma qualité de chrétien.


  1. * J’ai cru que cette prière, que j’ai adressée un jour au bon Dieu, ne serait pas déplacée à la tête d’un poëme.