La Gastronomie de Bechoux 1819/Lettre à l’Auteur
J’ai dévoré, mon cher ami, le poëme que vous avez eu la bonté de m’adresser sur l’art de la gueule, comme dit Montaigne. Vous avez fait un très-bel emploi de la poésie didactique ; et c’est une bonne idée que celle de nous enseigner à manger, comme on nous enseigne à aimer et à habiter la campagne. Je ne crains point d’avancer, à votre louange, que votre Homme à Table a un très-grand avantage sur l’Homme des Champs, sous le rapport du plan, qui est la partie essentielle. Je ne parle pas du sujet, qui est bien meilleur sans contredit. L’histoire de la cuisine des anciens, ensuite votre repas, composé d’un premier, d’un second service et du dessert, forment la matière d’un poëme on ne peut plus régulier, contre lequel je ne pense pas qu’il y ait rien à dire, à moins que l’esprit de parti ne s’en mêle. Mais il s’en mêlera, il ne faut pas en douter : vous devez bien croire que les marmitons de la littérature ne vous pardonneront pas vos succès. On ne fait pas impunément dans ce siècle-ci un ouvrage de l’importance du vôtre. On vous querellera avec acharnement sur des mots ; on ne vous fera pas grâce sur un hémistiche ; on ne vous saura aucun gré d’avoir élevé un monument utile au bonheur des hommes. Voilà les orages accoutumés de la république des lettres. Tout cela s’apaisera, il est vrai, quand vous serez mort ; et alors vous jouirez, à dater de votre enterrement, d’une gloire solide. En attendant, ne vous fâchez point. Quand on vous attaquera, répondez par un poëme ; quand on reviendra à la charge, répondez par un autre poëme, et ainsi de suite. Avec la facilité que je vous connais, il n’y a rien que vous ne puissiez mettre en vers, jusqu’à l’art de planter des choux.
Vous saurez, mon cher ami, que dans mon enthousiasme j’ai songé à mettre toutes vos leçons en pratique ; mais je me suis d’abord aperçu que ma petite fortune ne me le permettait pas, ce qui, je vous assure, m’a causé beaucoup de chagrin. J’aurais bien désiré avoir un bon château dans l’Auvergne ou la Bresse, ou les empirons de Lyon, comme vous le conseillez très-bien, pour y faire bonne chère et y vivre à gogo ; je sens combien cela eût été agréable pour moi. Hélas ! il faut que je me borne à ma petite maison, et que je me passe d’un bon cuisinier, qui est une chose pourtant bien essentielle, comme vous le donnez à entendre. Il faudra que je me dispense aussi, ne vous en déplaise, de manger du poisson des deux mers, et de boire du Chambertin à mon ordinaire. Croyez qu’il m’en coûte beaucoup, mon cher ami, d’être dans l’impuissance de profiter de vos bons conseils, et que c’est une grande mortification pour moi d’être réduit à faire, dans mon petit ménage, une chère très-médiocre, à côté d’un poëme comme le vôtre, qui fait, comme on dit, venir l’eau à la bouche. Voilà comme vous êtes presque tous, messieurs les poëtes : vous dites des choses admirables, mais il n’y a pas moyen de faire comme vous dites. Cela n’empêche pas que je n’aie une très-grande estime pour tous ceux qui ont le talent de nous chatouiller agréablement l’oreille, et que je ne vous remercie bien sincèrement, en mon particulier, de l’excellent dîner poétique que vous venez de donner au public, lequel dîner vous vaudra infailliblement dans la postérité le titre de Restaurateur du Parnasse français.