La Gastronomie de Bechoux 1819/POEME. Chant IV. Le dessert

La Gastronomie, Poëme
L. G. Michaud (p. PL-90).
LA GASTRONOMIE,


POËME.


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CHANT QUATRIÈME.


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LE DESSERT.


Le mortel fortuné nourri dans les grandeurs,
Que le ciel a comblé de constantes faveurs.
Que jamais le besoin et la faim importune
Ne sont venu chercher au sein de la fortune ;
Celui-là, mes amis, inhabile à jouir,
Peut-être ne sent pas tout le prix du plaisir ;

Il n’éprouve jamais, endormi dans le faste,
Ce sentiment exquis que fait naître un contraste…
Il faut, loin du palais où languit le bonheur,
Avoir bu quelquefois le vin du voyageur ;
Avoir, en fugitif surpris par la misère,
Partagé le pain noir pétri dans la chaumière :
Alors, quand le destin vous présente au hasard
Un banquet embelli des prestiges de l’art,
Ce bien inattendu double vos jouissances ;
Vous savourez l’oubli des plus vives souffrances.
L’orage rend plus pur l’heureux jour qui le suit :
J’ai connu ce plaisir que le malheur produit.
Naguère, dans ces temps de mémoire fatale
Où le crime planait sur ma terre natale,
Effrayé, menacé par un monstre cruel,
Forcé d’abandonner le banquet paternel,
Je cherchai mon salut dans ces rangs militaires
Formés par la terreur, et pourtant volontaires ;

Je m’armai tristement d’un fusil inhumain
Qui jamais, grâce au ciel, n’a fait feu dans ma main.
Je me chargeai d’un sac, humble dépositaire
De tout ce qui devait me rester sur la terre.
Ainsi, nouveau Bias, je partis accablé
Du poids de tout mon bien sur mon dos rassemblé
Adieu, joyeux dîners, soupers plus gais encore,
Doux propos et bons mots que le vin fait éclore ;
Adieu, friands apprêts, gibier, pâtés dorés,
Au foyer domestique avec soin préparés !
Je suivis à pas lents des routes parsemées
D’innombrables soldats entraînés aux armées.
Que de tristes festins nous attendaient le soir !
Le pain du fournisseur était-il assez noir !
Son bouillon assez clair, et son vin assez rude !
Par-tout, à notre aspect, la sombre inquiétude
Veillait autour de nous ; nos hôtes consternés
Fermaient leur basse-cour, espoir de leurs dînés.

A l’hospitalité condamnés par un maire,
L’eau, le feu, le couvert, une faible lumière j
Un lit où trois soldats devaient se réunir,
Etaient les seuls secours qu’ils daignaient nous fournir.
Nous gagnions lentement la terre d’Italie
Le ciel me fit trouver sur la route une amie
On n’avait point encor dévasté son manoir ;
Elle attendait son tour, elle devait l’avoir ;
Elle osait aux brigands disputer son domaine,
Et mettait à profit sa fortune incertaine.
Je l’embrasse, et bientôt je me sens soulagé
Du sac et du fusil dont j’étais surchargé :
Tous le soins délicats que l’amitié prodigue
S’empressent de me faire oublier ma fatigue.
Le souper se prépare et s’annonce de loin
Passagère faveur dont j’avais grand besoin !
L’abondance est unie à la délicatesse :
La truffe a parfumé la poularde de Bresse ;

Un vin blanc qu’a donné le sol de Saint-Perret,
Pour réchauffer mon sein sort d’un caveau secret.
Je me sens ranimé de ses feux salutaires ;
Je bois à mon amie, aux mœurs hospitalières ......
Je ne suis plus soldat, je règne, je suis roi,
Et déjà la terreur disparaît devant moi.
Muse, sans vains détours, reviens à tes convives ;
Leurs teints sont plus vermeils, leurs couleurs sont plus vives.
A votre cuisinier, dont vous êtes content,
Tous devez, à cette heure, un hommage éclatant.
Qu’un éloge public soit le prix de son zèle ;
Vous le verrez demain, à la gloire fidèle,
Se signaler encor. « Mon ami, dites-lui,
« Ton maître est satisfait, et doit l’être aujourd’hui.
« Du meilleur des festins regarde ce qui reste ;
« Vois ces tristes débris et ce vide funeste,
« Et ces membres épars dépouillés jusqu’aux os :
« Tout dépose en faveur de tes heureux travaux.

« Poursuis, et je prétends, dans ma reconnaissance,
« Dérobant les lauriers d’un jambon de Mayence,
« D’une couronne un jour décorer ton bonnet.
« Puisse la récompense égaler le bienfait ! »
C'est ainsi qu’un héros, célèbre à plus d’un titre,
A daigné dans Postdam adresser une épître
A l’illustre Noël, digne du noble emploi
De commander en chef les cuisines d’un roi. 35
Le dessert est servi : quel brillant étalage !
On a senti de loin cet énorme fromage,
Oui doit tout son mérite aux outrages du temps… 36
Mais s’il faut sur ce point s’adresser aux amants,
Les parfums de Paphos, dont l’amour fait usage,
Ne peuvent s’allier à ceux de Sassenage.
Gardez-vous de cueillir sur les lèvres d’Iris
Un baiser maladroit qui ferait fuir les ris.
Un service élégant, d’une ordonnance exacte,
Doit de votre repas marquer le dernier acte.

Au secours du dessert appelez tous les arts,
Sur-tout celui qui brille au quartier des Lombards.
Là, vous pourrez trouver, au gré de vos caprices,
Des sucres arrangés en galants édifices ;
Des châteaux de bonbons, des palais de biscuits,
Le Louvre, Bagatelle et Versailles confîts ;
Les amours de Sapho, d’Abeilard, de Tibule,
Les noces de Gamache et les travaux d’Hercule ;
Et mille objets divers, que savent imiter
D’habiles confiseurs que je pourrais citer.
Ne démolissez point ces merveilles sucrées,
Pour le charme des yeux seulement préparées ;
Ou du moins accordez, pour jouir plus long-temps,
Quelques jours d’existence à ces doux monuments :
Assez d’autres objets dignes de votre hommage,
Avec moins d’appareil vous plairont davantage.
Ah ! plutôt attaquez et savourez ces fruits
Qu’un art officieux en compote a réduits.

A la grâce, à l’éclat sacrifiez encore ;
Aux trésors de Ponione ajoutez ceux de Flore ;
Que la rose, l’œillet, le lis et le jasmin,
Fassent d e vos desserts un aimable jardin ;
Et que l’observateur de la belle nature,
S’extasie en voyant des fleurs en confiture.
Vous avez satisfait à vos nombreux désirs ;
Mais Bacchus vous attend pour combler vos plaisirs.
Approche, bienfaiteur et conquérant de l’Inde,
Tu m’inspireras mieux que les filles du Pinde ;
Verse-moi ton nectar, dont les dieux sont jaloux,
Et mes vers vont couler plus faciles, plus doux.
De ces vases nombreux que l’aspect m’intéresse !
Quel luxe séducteur ! quelle aimable richesse !
Vos convives déjà, dans un juste embarras,
Vous adressent leurs vœux, et vous tendent les bras.
Venez à leur secours ; offrez-leur à la ronde
La liqueur qui vous vient des bords de la Gironde,

Le vin de Malvoisie et celui de Palma,
Le Champagne mousseux, le Christi-Lacryma,
Le Chypre, l’Albano, le Clairet, le Constance ......
Choisissez-les toujours au lieu de leur naissance.
N’allez pas rechercher aux faubourgs de Paris
Du vin de Rivesalte ou de Cante-Perdrix ;
Et ne vous fiez pas à l’art des empiriques
Qui souillent vos boissons de mélanges chimiques.
Donnez-vous, en buvant, les airs d’un connaisseur ;
Dites que ce Bordeaux aurait plus de saveur
S’il avait visité quelques plages lointaines,
Et que ce Malaga qui coule dans vos veines,
Usé par la vieillesse, a perdu sa vertu ;
Qu’il serait sans égal s’il avait moins vécu.
Buvez, il en est temps, mais à dose légère,
Et ne remplissez pas constamment votre verre.
Mettez un intervalle égal et mesure
Entre tous vos plaisirs ; arrivez par degré

A l’état d’abandon, de joie et de délire,
A l’oubli de tous maux, que le vin doit produire,
O vous ! qui nous tenez de fort graves discours
Sur l’art et les moyens de filer d’heureux jours,
Qui donnez des conseils dictés par la sagesse,
On ne les suivra point… je conseille l’ivresse.
Cette froide raison dont vous êtes si vains,
Qu’a-t-elle fait encor pour changer vos destins ?
Où sont les heureux fruits des devoirs qu’elle impose ?
Eh ! messieurs, perdez-la, vous perdrez peu de chose.
Avez-vous quelquefois rencontré, vers le soir,
Un brave campagnard regagnant son manoir,
Après avoir à table employé sa journée ?
Sa tête est vacillante et sa jambe avinée.
Il trébuche parfois, mais toujours sans danger ;
Car un Dieu l’accompagne et le doit protéger.
Il s’avance incertain du chemin qu’il doit suivre,
Guidé par la liqueur qui l’échauffe et l’enivre.

La joie est dans ses yeux ; son cœur est délivré
Des ennuis dont la veille il était ulcéré.
Après mille détours il retrouve son chaume,
Il se croit devenu souverain d’un royaume ;
Ou plutôt l’univers, réclamant son appui,
Dépend de son domaine et relève de lui.
Il lègue à ses enfans des trésors, des provinces ;
Sa femme est une reine, et ses fils sont des princes ;
Il triomphe au milieu de cet enchantement,
Demande encor à boire, et s’endort en chantant.
Triomphez comme lui. Gallien, Avicenne
Nous conseillent l’ivresse une fois par semaine :
Le remède est fort bon ; il y faut recourir.
D’un dessert prolongé savourez le plaisir.
Qu’à toute sa gaîté votre esprit s’abandonne ;
Sachez rire de tout sans offenser personne.
N’allez pas discourir, par l’exemple emporté,
Sur les grands intérêts de la société ;

Faire au moment de boire un cours de politique ;
Lier les droits du peuple à la métaphysique ;
Des rois de l’univers scruter les cabinets,
Qui ne vous ont jamais confié leurs secrets.
Abstenez-vous sur-tout de remettre en mémoire
Les crimes désastreux qui souillent notre histoire :
Déplorable sujet d’un fatal entretien,
Qui rappelle le mal sans ramener le bien.
C’est assez que Clio noircisse ses chroniques
Du récit douloureux des misères publiques.
De l’éclat du pouvoir ne soyez pas tenté :
L’ambition détruit l’appétit, la santé.
Assez d’infortunés, dans le siècle où nous sommes,
Ont recherché le soin de commander aux hommes.
Leurs désastres récents nous peuvent témoigner
Quels maux sont attachés à l’honneur de régner.
Jamais d’un doux festin ils n’ont connu les charmes,
Leur pain fut bien souvent humecté de leurs larmes,

Et par mille remords leur vin empoisonné.
Buvez donc en repos, bien ou mal gouverné.
Que si contre nos vœux, par un nouvel outrage,
Un tyran ramenait la terreur, l’esclavage,
Appelez à demain des malheurs d’aujourd’hui :
Buvez, et vous serez moins esclaves que lui.
De porter des toasts suivez l’usage antique ;
Mais vous ne direz pas, d’un ton démagogique :
« Puissent tous les mortels, mûrs pour la liberté,
« Vivre dans les liens de la fraternité !
« Puissent dans tous les lieux que le soleil éclaire,
« Les principes bientôt répandre leur lumière !… »
On a vu trop souvent profaner les banquets
Par ce triste langage et ces vœux indiscrets.
Écoutez les toasts que j’ose vous prescrire ;
En buvant à la ronde il est plus doux de dire :
« Puissions-nous dans cent ans, aussi vieux que Nestor,
« À ce même couvert nous réunir encor !

« Que le ciel garantisse et préserve d’orage
« Les ceps de la Champagne et ceux de l’Hermitage !
« Garde le clos Vougeot, celui de Chambertin,
« Des ardeurs de l’été, des fraîcheurs du matin !…
« Puissions-nous, affranchis des fureurs politiques,
« N'être plus séparés de nos dieux domestiques ! ….32
Que si vous conservez quelques désirs vengeurs
Contre vos ennemis et vos persécuteurs,
Ne faites pas comme eux, vous seriez sans excuse.
Souhaitez seulement que le ciel leur refuse
Un heureux appétit ; qu’un funeste dégoût
Les accable sans cesse et les suive par-tout ;
Qu’ils ne soient abreuvés que des vins de Surêne,
Ou de ceux que produit leur aride domaine ;
Que seuls, à leur couvert dégoûtant et hideux,
Jamais un bon ami ne s’y mette avec eux ;
Ou que, toujours trompés dans leurs tristes orgies,
Leur table soit livrée au souffle des harpies ;

Qu’un if^norant artiste, émule de Mignot, 37
Nouvel empoisonneur, assaisonne leur pot…
Qu’ils n’aient jamais de vous que ces souhaits à craindre ;
Si le ciel vous exauce, ils seront trop à plaindre.
Vous pouvez cependant, libre de leurs fureurs,
Parler de votre siècle et rire de ses mœurs.
« Que vous semble, messieurs, du siècle des lumières ?
— « Je pense en vérité que nous n’y voyons guères.
« Je préfère le temps où l’on ne voyait rien ......
— « Convenez cependant que nous dansons fort bien,
« Et que nos jeunes gens ne touchent pas la terre.
« Nous avons cultivé d’une étrangère manière
« La science publique et la danse à la fois ;
« Jamais on n’a tant fait d’entrechats et de lois.
« Messieurs, avez-vous lu la nouvelle brochure ?
« Que de biens sont promis à la race future !
« Une femme nous dit et nous prouve en effet
« Qu’avant quelques mille ans l’homme sera parfait ;

« Qu’il flevra cet état à la mélancolie,
« On sait que la tristesse annonce le génie
— « Nous avons déjà fait des pro<. ; rès étonnans.
« Que de tristes écrits ! que de tristes romans !
« Des plus noires horreurs nous sommes idolâtres,
« Et la mélancolie a gagné nos théâtres.
— « Mes amis, mon systènîe est, lorsque j’ai àlné y
« De trouver tout parfait et tout bien ordonné.
« L’état où nous vivons n’a rien qui me chagrine :
« Un décret ne vient point requérir ma farine ;
« La France ne craint plus ce fléau destructeur,
« Qui menaçait son peuple aux jours de la terreur.
« Ah ! puissions-nous toujours éviter la famine 1
« Que m’importe le reste, il suffit que je dîne… »
Le dieu que vous servez est l’ami des chansons :
Mêlez donc la musique à vos libations ;
Vous n’avez pas besoin d’être un grand coryphée 5
Bacchus ne prétend pas à la gloire d’Orphée :

Chantez ; nous savons bien que vous n’avez jamais
Essayé d’égaler les chantres des forêts.
Vous n’imiterez point les cadences parfaites
De nos jolis Garats aux voix de serinettes.
A table leur talent eut toujours peu d’attraits.
Vos plaisirs, chantés faux, n’en seront pas moins vrais.
Qu’entends-je ? quels accens dans les airs retentissent » ?
Votre voûte s’ébranle, et vos vitres frémissent…
Je reconnais les chants inspirés par le vin.
On répète à grands cris votre aimable refrain :
On y parle toujours et d’aimer et de boire ;
Mais Cupidon, jaloux, renonce à la victoire ;
Et tandis que Bacchus vous verse ses bienfaits,
Vos tristes Lalagés peuvent dormir en paix…
Que vois-je, mes amis, quel nuage vous trouble ?…
Ou vous n’y voyez pas, ou vous y voyez double…
Quels étranges discours ! quel langage confus !
Vous parlez, mais déjà je ne vous comprends plus.

Moi-même, en vous parlant d’ivresse et de délire,
Je cherche et ne sais pas ce que je veux vous dire.
C’est assez, la raison m’ordonne de finir…
Pour la reperdre encor, il faut y revenir.
Trop heureux qui pourrait déraisonner sans cesse !
Is ons sommes condamnés souvent à la sagesse.
Le café vous présente une heureuse liqueur.
Qui d’un vin trop fumeux chassera la vapeur :
Vous obtiendrez par elle, en désertant la table.
Un esprit plus ouvert, un sang-froid plus aimable ;
Bientôt, mieux disposé par ses puissans effets,
Vous pourrez vous asseoir à de nouveaux banquets ;
Elle est du dieu des vers honorée et chérie.
On dit que du poëte elle sert le génie ;
Que plus d’un froid rimeur, quelquefois réchauffé,
A dû de meilleurs vers au parfum du café :
Il peut du philosophe égayer les systèmes,
Rendre aimables, badins, les géomètres mêmes :

Par lui l’homme d’état, dispos après dîner,
Forme l’heureux projet de nous mieux gouverner :
Il déride le front de ce savant austère,
Amoureux de la langue et du pays d’Homère,
Qui, fondant sur le grec sa gloire et ses succès,
Se dédommage ainsi d’être un sot en français :
Il peut, de l’astronome éclaircissant la vue,
L’aider à retrouver son étoile perdue :
Au nouvelliste enfin il révèle par fois
Les intrigues des cours et les secrets des rois,
L’aide à rêver la paix, l’armistice, la guerre,
Et lui fait pour six sous bouleverser la terre…
Viens, aimable Lysbé ! que tes heureuses mains
Nous versent à longs traits ce nectar des humains
Dans ces vases brillants où l’argile s’étonne
Des formes, des couleurs, de l’éclat qu’on lui donne…
Que vois-je ? leur albâtre a défié ton sein !
L’or le plus pur ajoute aux grâces du dessin ;

À mes regards surpris la coupe enchanteresse
Offre les traits du dieu qu’adore ta jeunesse.....
En vain de la raison j’invoque le retour,
Le breuvage se change en un philtre d’amour…
Adieu, Comus, adieu, noble fils de Sémèle ;
Pardonnez si ma muse a mal servi mon zèle.
Éloigné du Parnasse, inconnu des neuf sœurs,
J’ai chanté faiblement vos divines faveurs.
Que ne puis-je fermer la bouche à mes critiques !
Ils n’approuveront pas mes conseils didactiques.
Messieurs, je vous entends, je sais vous deviner :
Un poëme jamais ne valut un dîner.




FIN DU QUATRIÈME CHANT.