La Gaspésie/Chapitre VIII

Imprimerie A. Côté (p. 251-298).

CHAPITRE HUITIÈME


Retour — Lutte entre l’Hubert-Paré et la Sara — Les esterlets — Petit-Rocher — La Croix — Nipisiguit — Philippe Hesnault et le Père LeClercq — Premiers colons du Nouveau-Brunswick et de l’île Saint-Jean — Caraquet — Coutumes et costumes — Huîtres — Insulte à la Vieille — Gros temps — La Nancy — La baie de la Trinité — La Grosse Île — Arrivée à Québec — Conseil — Adieux.


Pendant que les clauses du marché se stipulent, l’on aperçoit quelque mouvement sur le brick du capitaine P. et sur la Sara ; les mêmes manœuvres se font sur les deux bâtiments, un peu plus tard cependant sur le nôtre. À peine l’Hubert-Paré s’est-il mis en route, que la Sara s’élance à sa suite. Le premier a la générosité de ne pas mettre toutes ses voiles dehors ; il reste encore quelques vides dans le haut de ses mâts ; aussi dès que la Sara a étendu ses deux grandes ailes, elle se rapproche facilement de son rival. Dès lors, tout s’agite chez nos voisins. « À bas la générosité », devient le mot d’ordre sur l’Hubert-Paré ; toutes ses vergues se couvrent de voiles et le dernier pouce de toile est livré au vent. — Peine inutile ! la Sara coule si lestement à côté de son rival, qu’elle le laisse promptement en arrière, et, dans une course de six lieues, elle le devance au moins de quatre milles. Nous laissons le capitaine V. se frotter les mains de joie, et l’équipage étudier le mouvement des voiles afin de les faire toutes porter, et nous nous occupons de quelques leçons d’histoire naturelle que nous donnent les oiseaux.

Des perches enfoncées en terre s’élèvent au-dessus de l’eau, sur les bords du Ristigouche ; elles servent, soit à retenir les rets, soit à en marquer la position, et forment une forêt marine. De grosses bandes d’esterlets y ont élu leurs domiciles. Chaque bout de bois qui s’élève au-dessus de la surface des eaux en porte deux, trois, ou plus, selon le nombre de nœuds qu’il peut offrir. L’esterlet est sans cesse en mouvement. Une bande arrive, fatiguée d’être sur l’aile, et fond sur celle qui est en possession des perches. Celle-ci s’élève, va décrire quelques cercles dans l’air et revient s’emparer de ses possessions. Leurs évolutions aériennes, leurs combats, leurs cris animent et vivifient les bords de la rivière, surtout dans les parties où ils seraient le plus monotones ; car rien n’est plus triste qu’une pêcherie couverte d’eau et où l’on n’aperçoit plus que des milliers de perches, qui restent engourdies et immobiles, tandis que le courant fuit alentour avec rapidité.

Le capitaine V., obligé de se présenter à Dalhousie pour obtenir la permission de disposer de sa pacotille dans le Nouveau-Brunswick, mouille vis-à-vis de la ville, et peu après l’Hubert-Paré, tout confus de sa déconfiture, vient jeter l’ancre auprès de nous. Comme le missionnaire de Carleton va nous laisser pour retourner au chef-lieu de sa mission, nous allons reconduire notre confrère et visiter en même temps ce beau bâtiment, qui est un modèle d’ordre et de propreté. Nous y trouvons madame P., environnée de tous ses enfants, dont quelques-uns se forment à la marine, sous l’œil exercé de leur digne père.

Les papiers de notre patron mis en règle, nous quittons la rivière de Ristigouche, pour entrer dans la baie des Chaleurs. Devant nous, s’étend une mer rase et resplendissante sous les rayons du soleil. Le fond de la baie fuit ; les hauteurs décroissent, les coteaux disparaissent, et bientôt l’on n’aperçoit plus en arrière qu’une ligne bleuâtre, dansant à l’horizon. Ce tableau nous rappelle le beau vers d’un poète, qui en a tant fait de mauvais :

« Chinon au loin blanchit, décroît et disparaît.


3 heures après midi.

Nous arrivons au Petit-Rocher, escortés par douze barges, qui sont venues au-devant de monseigneur de Sidyme. Déduction faite d’une heure passée à Dalhousie, la Sara n’a mis que huit heures à parcourir les vingt lieues qui séparent le village de Ristigouche du Petit-Rocher.

M. Madran, missionnaire du lieu, a préparé ses paroissiens pour la visite épiscopale, de sorte qu’après l’office de l’après-midi, nous pouvons nous donner le plaisir de visiter les rochers de la grève. Aussi en profitons-nous à notre aise. Tandis que M. N. se livre avec ardeur à des recherches minéralogiques et conchologiques, il croit remarquer une belle pierre blanche, à demi-cachée sous des feuilles de varech ; pour la saisir il enfonce avidement la main dans l’eau : « Seigneur, que ça mord ! » s’écrie-t-il, en retirant précipitamment les doigts, et secouant sur le sable un homard, qui heureusement n’a pu lui entamer que la peau. — « Maudit coq, tu mourras » ; disaient les fileuses de La Fontaine. « Maudit homard, tu grilleras » ; fut le cri général d’exécration, à la vue du traître, coupable d’une si honteuse supercherie. Le même soir, en effet, accompagné de plusieurs individus de son écaille, il a été dépecé par celui qu’il avait voulu tenailler.

Après cet accident, les recherches se font avec plus de prudence ; dès que le blessé aperçoit un caillou blanc au fond de l’eau, il bat en retraite, et se porte à la bouche le doigt qui a failli devenir la victime d’un infâme guet-apens.

Le presbytère est un bâtiment neuf, construit sur un rocher, qui s’avance dans la mer et donne à l’établissement le nom de Petit-Rocher.

À l’extrémité de la pointe, s’élève une haute croix, appuyée sur le roc et soutenue par quelques pierres. Bien qu’exposée à la fureur des vagues, qui, dans les grandes marées, viennent battre contre son pied, elle a jusqu’à ce jour résisté à toutes la violence des vents et des flots.

Dans notre catholique pays, la religion a planté ce signe sacré aux lieux qu’elle veut particulièrement honorer, et elle l’a placé sur la voie de l’homme, partout où il a besoin de force et de consolation.

La croix veille sur le champ de la mort, afin que le chrétien, conduit par la douleur auprès du tombeau de ceux qui lui furent chers, y trouve un gage d’union entre les vivants et les morts. Avec respect et reconnaissance, le nautonnier salue la croix du rivage, qui lui désigne l’écueil à éviter et l’avertit de prier pour l’âme du pauvre naufragé. Succombant sous la fatigue et brûlé par l’ardeur du soleil, le pèlerin, qui a suivi le chemin poudreux de la vallée, s’arrête pour se reposer près de la croix, au pied de laquelle murmure un ruisseau et qu’ombragent les longs rameaux de l’érable ou de l’orme. La croix marque l’endroit où furent déposés les restes de l’inconnu, qui mourut au coin du bois, sans qu’une voix amie lui adressât un mot de consolation ; rudement taillée, elle apparaît au détour du tortueux sentier qui circule dans l’épaisseur de la forêt, et elle étend ses bras sur l’aventureux pionnier, pour lui rappeler que, même dans ces solitudes profondes, il est toujours sous la sauvegarde de Dieu.


Juillet, 26.

M. Madran dessert les missions de la Rivière-Jaquette, de la Belle-Dune, du Petit-Rocher et de Nipisiguit, où depuis quelques années beaucoup d’Irlandais se sont établis auprès des Acadiens.

Vers midi, nous laissons ce village, et emmenons avec nous M. le missionnaire et quelques-uns de ses paroissiens.

La distance du Petit-Rocher à Nipisiguit n’est que de quatre lieues, et nous serions arrivés en peu de temps à ce dernier endroit, si le vent eût continué de souffler ; mais un calme plat succède à la brise favorable, et empêche la Sara de continuer sa course. Par bonheur, plusieurs barges viennent à notre rencontre ; sept ou huit d’entre elles sont attachées les unes aux autres et nous remorquent dans le bassin. Comme la mer baisse rapidement et que le chenal est difficile, il nous faut trois longues heures pour parcourir trois milles, depuis la passe jusqu’au fond du port.

Le bassin de Nipisiguit est séparé de la baie du même nom, par une pointe basse et sablonneuse que traverse un étroit goulet. Pendant une de ses visites pastorales, monseigneur Plessis fut condamné à passer la nuit en plein air sur cette pointe, alors inhabitée, mais aujourd’hui occupée par des maisons et des chantiers.

De l’entrée du goulet, on aperçoit à droite et à gauche des habitations nombreuses, au milieu de champs cultivés. Au fond du port, beau bassin circulaire, dont le diamètre est d’une lieue, brillent les toits de la petite ville de Bathurst et le clocher de l’église catholique, à l’ombre duquel s’est réfugié un village acadien. Toute nouvelle encore, la ville de Bathurst possède déjà plusieurs maisons de commerce ; celles de Cunard, et de Gilmour et Rankin y font des affaires considérables. Elle est le siège d’une cour, et, par conséquent, elle réunit des hommes de loi et tous les officiers qui se rattachent à un tribunal judiciaire. C’est ici aussi qu’habitent les notables du comté, attirés par les avantages qu’offre la position centrale de la ville.

Du débarcadère, monseigneur de Sidyme se rend directement à l’église, suivi d’une foule de catholiques et de protestants. Comme il est sept heures du soir, il est forcé de congédier les assistants après leur avoir adressé une courte exhortation.

À notre grande surprise, le presbytère, que nous pensions trouver désert, a été meublé et préparé pour six ou sept voyageurs. Les chambres renferment des lits resplendissants de blancheur ; dans la large cheminée pétille un bon feu, autour duquel s’empressent plusieurs matrones du lieu, armées d’ustensiles de cuisine ; tout nous annonce que nous trouverons le souper et le coucher, sans être obligés de retourner à la goëlette. Ces préparatifs sont dus aux soins bienveillants du père Doucet, qui, pour nous héberger convenablement, a fait transporter au presbytère une partie des meubles de sa maison.

À peine nous a-t-il introduits dans notre logis, que les principaux citoyens de Bathurst arrivent pour saluer l’Évêque de Sidyme. Parmi eux se trouve le représentant du comté de Gloucester, M. End. Jeune encore, il était employé comme avocat à la cour de Bathurst, lorsqu’aux dernières élections la portion française de la population jeta les yeux sur lui, pour se faire représenter au parlement du Nouveau-Brunswick. Dès la première session à laquelle il assista, il acquit une réputation bien méritée d’habileté et d’éloquence ; comme orateur, il n’a peut-être pas son égal dans la chambre basse de la province. Il s’est jeté dans la faible minorité tory, qui soutient le pouvoir exécutif. Cependant son toryisme est beaucoup plus libéral que le radicalisme de certains personnages du parti opposé. Quoique irlandais et protestant, il a défendu contre eux les intérêts des catholiques acadiens, qui, dans une grande partie du Nouveau-Brunswick, sont plus nombreux que les sujets d’origine britannique. M. End est accompagné de M. Morin, membre du parlement provincial du Bas-Canada. Notre compatriote est en route pour la Nouvelle-Écosse, où il va traiter avec les commissaires des provinces voisines, au sujet du site et des frais d’établissement d’un nouveau phare dans le golfe Saint-Laurent.

Au souper, nous jouissons de la compagnie de M. le grand-vicaire Macdonald, qui, après nous avoir laissés, il y a bientôt huit jours, est venu attendre monseigneur Sidyme à Nipisiguit ; ainsi que M. Morin, il loge à l’hôtel tenu par M. Doucet.

Ce brave père Doucet est un des Acadiens les plus riches et les plus respectables du Nouveau Brunswick. Il a toujours été l’ami des missionnaires, et très-souvent leur hôte. Par son industrie, il s’est créé une petite fortune, et possède aujourd’hui de grandes fermes, sur lesquelles il a, dans une seule année, recueilli jusqu’à trois mille minots de pommes de terres.

Trois rivières viennent tomber dans le bassin de Nipisiguit et forment ainsi deux péninsules. Entre la rivière Tétigouche et la rivière du Mitan, s’avance une pointe qui domine sur tous les environs, et qui, par sa position, son escarpement et son élévation ressemble au cap de Québec. Sur le bout de cette pointe sont placés l’église catholique et le presbytère, édifice presque neuf, bien fait, et admirablement situé. De ses fenêtres l’on aperçoit le bassin garni de navires, la ville de Bathurst bâtie sur un plateau entre la rivière du Mitan et la grande rivière de Nipisiguit, et, au-delà, de fort belles campagnes, qui s’abaissent graduellement vers le port. Au pied du cap, sur une étroite grève, s’étend un petit village, qui par sa position rappelle la basse-ville de Québec.

Un beau chemin, de douze lieues de longueur, unit Bathurst avec Miramichi. C’est par cette voie que les villes et les villages des bords de la baie des Chaleurs communiquent avec Saint-Jean et avec Frédéricton, capitale du Nouveau-Brunswick ; c’est aussi la route par laquelle, pendant l’hiver, les habitants de la Gaspésie entretiennent des rapports avec Québec.

Le commerce de Bathurst est si considérable, que, l’année dernière, cent quarante navires européens et cent-trente goëlettes employées au cabotage y ont pris des chargements. Cependant le port est sujet à un grave inconvénient. En se réunissant, les trois rivières forment un chenal, que les bâtiments doivent suivre pour arriver au quai. Son cours est si tortueux et si étroit, que deux goëlettes ne s’y rencontrent qu’avec le risque de s’échouer. Les difficultés augmentent, quand plusieurs bâtiments, environnés de trains de bois, restent à l’ancre dans ce passage pour y recevoir leurs chargements. Le reste du bassin qui a peu de profondeur peut à peine porter de petites goëlettes.

Voici comme les sauvages expliquent les méandres de la rivière Nipisiguit. « Le grand esprit », disent-ils, « faisait chaudière sur le cap. Il venait de prendre une grosse anguille et s’apprêtait à l’écorcher, lorsqu’elle glissa entre ses doigts, tomba dans le bassin, et, en s’enfuyant vers la mer, creusa dans le limon le chenal étroit et tortueux qui cause tant d’ennui aux pilotes. »

Nipisiguit se trouvait d’abord renfermé dans l’immense territoire accordé au sieur Nicolas Denys. Cette concession ayant plus tard été considérée comme invalide, le gouvernement français accorda des terres qui avoisinent la rivière de Miramichi au sieur Denys de Fronsac ; les autres parties du domaine de son père furent distribuées à quelques personnes, qui s’engagèrent à les faire valoir. En vertu de cet arrangement et par acte du trois août 1689, Philippe Hesnault, qui habitait ces lieux depuis plusieurs années, obtint du roi le fief de la rivière Nipisiguit, contenant deux lieues de front sur la même profondeur. Hesnault faisait la pêche en grand et s’occupait de la traite avec les Micmacs, qu’il s’était attachés, en épousant une femme de leur nation. Après sa mort, une partie de sa famille paraît s’être établie dans les environs de Québec.

Le récollet Chrestien LeClerq était à Nipisiguit comme missionnaire des sauvages en 1678. Il parle assez longuement du sieur Hesnault, à propos d’un voyage qu’ils firent ensemble de Nipisiguit à Miramichi.[1]

Comme ils devaient être accompagnés de quelques sauvages et que le voyage était alors long et pénible, ils s’étaient munis des provisions jugées nécessaires.

« Pour cet effet », écrit le Père LeClercq, « on fit nos provisions qui consistaient en vingt-quatre petits pains, cinq à six livres de farine, trois livres de beurre et un petit baril d’écorce, qui contenait deux à trois pots d’eau-de-vie. » Les vivres leur manquèrent cependant en chemin, car ils avaient compté, sans songer à l’appétit des sauvages et aux accidents de la route. « Nipisiguit », ajoute-t-il, « est un séjour des plus charmants qu’il y ait dans la grande baie de Saint-Laurent : il n’est éloigné que de douze à quinze lieues de l’île Percée. La terre y est fertile et abondante en toutes choses ; l’air y est pur et sain. Trois belles rivières, qui s’y déchargent, forment un bassin très-agréable dont les eaux se perdent dans la mer, par un détroit qui en fait l’entrée et l’ouverture. Les récollets de la province d’Aquitaine y ont commencé la mission en 1620, et le P. Bernardin, un de ces illustres missionnaires, mourut de faim et de fatigues, en traversant les bois pour aller de Miscou et de Nipisiguit à la rivière Saint-Jean, à la Cadie, où ces Révérends Pères avaient leur établissement principal. Les RR. PP. Capucins et singulièrement les RR PP. Jésuites y ont exercé leur zèle et leur charité pour la conversion des infidèles ; ils y ont fait bâtir une chapelle dédiée à la sainte Vierge ; et l’on remarque que celui de ces Pères qui quitta cette mission laissa son bonnet dessus l’autel, disant qu’il le viendrait chercher quand il lui plairait, pour faire connaître que sa compagnie avait droit d’établissement dans ce lieu. »

« Le sieur Hesnault y cultive la terre avec succès, et recueille du froment au-delà de ce qu’il en faut pour les besoins de sa famille. »

Voilà quel était Nipisiguit à cette époque reculée. Des Français continuèrent d’y résider en petit nombre jusques vers 1756 ; alors quelques familles acadiennes y arrivèrent, et s’établirent en ces lieux, dont les héritiers du sieur Hesnault semblent ne s’être plus occupés. Du moins personne n’empêcha les colons de défricher le terrain, dont ils ne connaissaient d’autre maître que Dieu et le roi de France.

Après la cession du Canada aux Anglais, le pays dans lequel se trouvait renfermé Nipisiguit fut érigé en province, sous le nom de Nouveau-Brunswick, et partagé en townships. Accoutumés à ne point payer de rentes, les anciens habitants de ce lieu ne s’occupèrent point des redevances, qu’on ne leur demandait point. Plus tard, les officiers du gouvernement provincial se ravisèrent à ce sujet ; depuis quelque temps, la question des rentes territoriales fait du bruit dans la province, et ne sera définitivement réglée que par le gouvernement impérial.

Les cultivateurs du Nouveau-Brunswick sont, après tout, fort heureux de n’avoir pas été traités comme ceux de l’île Saint-Jean. Là, comme ici, s’étaient établies des familles acadiennes. Quelques années après que l’île eût passé sous la domination de l’Angleterre, des gentilshommes anglais et écossais s’avisèrent de se la faire partager en seigneuries ; leur demande fut facilement accordée, sans aucun égard aux droits des anciens habitants. Alors, sur les épaules des premiers propriétaires, tomba un joug de fer dont ils ne purent se débarrasser. À la suite de longues discussions, on leur permit de garder leurs terres pendant quarante ans, à condition qu’ils paieraient une rente annuelle de cinq louis ; encore, cette grâce ne fut-elle accordée que par quelques-uns des seigneurs. Les autres laissèrent les terres à bail, pour vingt ans seulement, et exigèrent une rente annuelle de dix et même de vingt louis. La conséquence naturelle de cette spoliation a été que beaucoup d’Acadiens ont été ruinés et ont cédé la place à des fermiers écossais. Ceux-ci, à leur tour, ont éprouvé le même sort, et sont partis aussi pauvres que leurs devanciers. Les plaintes soulevées contre ces injustices ont été efficacement étouffées, par les gens qui en profitent et qui sont les maîtres dans les chambres législatives.


Juillet, 27.

À midi, nous sommes prêts à faire route ; mais le départ est retardé par l’absence de quelques-uns des matelots, que la curiosité retient à Bathurst. Le vent est favorable, et cependant ils nous font attendre deux grandes heures. Voilà un beau champ pour la mauvaise humeur ; heureusement la lecture des journaux canadiens, que nous venons de recevoir de Québec, adoucit la bile des mécontents, et fait oublier les reproches préparés pour l’arrivée des retardataires.

Vis-à-vis de Nipisiguit, la baie des Chaleurs est dans sa plus grande largeur. Comme il y a environ sept lieues d’une côte à l’autre, l’on ne peut, du nord, distinguer les terres basses du Nouveau-Brunswick ; d’ici, au contraire, l’on aperçoit clairement les montagnes du district de Gaspé.

Les rivages présentent une suite non interrompue d’habitations et de champs cultivés, entre Nipisiguit et Caraquet. Près de ce dernier endroit, est Poccha, qui possède une chapelle, et fournit au commerce de Québec d’excellentes meules à aiguiser ; leur réputation a cependant diminué beaucoup, par la paresse et la malhonnêteté de quelques tailleurs de pierre. Ceux-ci, au lieu de chercher et de choisir les meilleurs lits de grès, prenaient les pierres qui leur tombaient sous la main, et livraient au commerce des meules dont on ne pouvait se servir. En conséquence de ces fraudes, l’anathème des affileurs s’est étendu sur toutes les meules de Poccha, sur les bonnes comme sur les mauvaises.

Vers 8 heures du soir, nous jetons l’ancre à l’entrée de la baie de Caraquet, après avoir parcouru environ douze lieues, depuis la sortie du bassin de Nipisiguit. Comme le temps est obscur et l’entrée difficile, le Capitaine V. n’ose entreprendre de franchir le passage pendant la nuit.


Juillet, 28.

L’église de Caraquet est bâtie sur la baie du même nom, à peu près à une lieue de l’entrée. Quoique la marée et le vent soient contraires, le Capitaine V. veut forcer la Sara à se faire un nom, en remontant jusqu’à l’église, malgré ces obstacles. Ayant été dans l’habitude de visiter Caraquet une ou deux fois par an, il se trouve ici en pays de connaissance. Souvent il s’est vanté de son habileté à construire des bâtiments, et il a même porté des défis aux charpentiers du lieu, qui passent pour fort habiles ; sa goëlette favorite vient de devancer le brick du capitaine Painchaud, bâti par les frères Aché, qui sont les meilleurs ouvriers de Caraquet. Ces circonstances lui ont monté la tête, et mettent en jeu la double vanité du marin et du constructeur naval.

De grand matin donc, il déploie ses voiles pour louvoyer dans un chenal étroit ; contre le vent et contre le courant, la Sara gagne à chaque bordée, et enfin elle arrive glorieuse et triomphante au mouillage, voisin de l’église. Je me trompe : la Sara reste indifférente à sa victoire ; c’est le capitaine qui est glorieux et triomphant ; il accepte, avec un légitime orgueil, les félicitations des habitants du voisinage, qui ont reconnu la goëlette de l’Évêque, et se sont réunis pour recevoir la bénédiction épiscopale. « Capitaine », lui dit un des plus anciens marins, « vous nous avez fait voir aujourd’hui ce que nous n’avions pas encore vu ; jamais bâtiment n’a réussi à monter jusqu’ici contre vent et contre marée. »

M. MacHarron, missionnaire de Caraquet, a été informé ce matin seulement de la visite de l’Évêque ; il est trop tard pour que ses paroissiens puissent se préparer à recevoir aujourd’hui la confirmation ; notre séjour à Caraquet sera donc prolongé jusqu’à demain.

Deux choses nous étonnent, au débarquement : le costume antique des habitants, particulièrement celui des femmes, et la charité qu’on a de ne point nous assourdir à coups de fusil. Pas un seul de ces braillards, comme les appelle un vieux chasseur, n’ose ouvrir sa gueule noire. Mais trêve de compliments sur ce dernier point ; car si les chasseurs de Caraquet n’ont pas aujourd’hui dérouillé leurs fusils, c’est qu’ils ont été pris à l’improviste ; demain, nous paierons le repos du premier jour. En effet, ce matin, dès que la renommée aux mille voix eût proclamé aux paisibles habitants de l’endroit l’arrivée de l’évêque de Sidyme, un conseil des notables s’est tenu, et six vigoureux rameurs ont été dépêchés au Chippagan, situé à quatre lieues d’ici, pour acheter une bonne provision de poudre.

Le sujet de notre première surprise est mieux fondé. Cette population a conservé les coutumes et le costume de ses ancêtres, bien plus religieusement que les autres communautés acadiennes. À voir l’habillement des femmes, on les prendrait pour des religieuses. La partie la plus curieuse de leur toilette est la couverture de tête, grande coiffe à fond quarré et sans aucune garniture. Sous cette enveloppe, toutes les têtes paraissent de loin appartenir aux bisaïeules de la génération présente.

« Et les huîtres de Caraquet ! en mangerons-nous ? » demande l’ami N., qui craint moins les huîtres que les homards. Les huîtres de Caraquet sont renommées ; elles habitent une batture d’une demi-lieue en superficie, vers le fond de la baie, et à deux milles environ de l’église. L’année dernière, les habitants du lieu, trop avides de gain, en chargèrent une vingtaine de goëlettes, et par là en diminuèrent le nombre, de manière à donner des craintes pour l’existence de la colonie sous-marine. Munis des instruments nécessaires et habitués à ce genre de travail, ils ne craignent point de compétition de la part des étrangers, et se regardent comme autorisés à régler l’exploitation des huîtres de leur baie.

Les opérations sont généralement dirigées par un conseil d’anciens. Ceux-ci, reconnaissant leur imprévoyance de l’année dernière, résolurent de n’en point vendre à l’avenir avant la fin de septembre. Nous faudra-t-il donc attendre jusqu’au mois d’octobre ? Non ! À peine monseigneur Turgeon a-t-il témoigné le désir de se procurer des huîtres, que les anciens chargent cinq ou six pêcheurs d’en fournir autant qu’il en faudra.

Deux râteaux, attachés en ciseaux, forment l’instrument le plus commode pour saisir les huîtres au fond de l’eau. D’abord écartés l’un de l’autre, les deux râteaux sont rapprochés au moyen de leurs manches, et retiennent entre leurs dents les cailloux et les coquillages. L’instrument est alors tiré de la mer, déchargé dans la barge et plongé de nouveau.

L’église et le presbytère de Caraquet sont construits de pierre ; c’est à M. Cooke, ancien missionnaire du lieu, qu’est dû l’honneur d’avoir fait bâtir le seul grand édifice de pierre qui soit dans la baie des Chaleurs.


Juillet, 29.

Vers 5 heures du soir, nous faisons nos adieux aux Acadiens, dont nous avons admiré la foi et l’attachement aux anciennes mœurs.

«………….. Heu pietas ! heu prisca fides ! »

peut-on répéter avec le poète, en rappelant les bonnes qualités de ces braves gens.

Au départ, tous les fusils se font entendre, et les jeunes gens tâchent ainsi de réparer leur honneur, si gravement compromis à notre arrivée.

En sortant du goulet, le capitaine V. nous expose à passer la nuit sur un banc de sable. Malgré les avis d’un pilote qui a voulu nous suivre jusqu’en pleine mer, malgré les remontrances de son fils Benne, qui connaît mieux que son père le port de Caraquet, il s’obstine à suivre une route qui a bientôt mis la quille de la Sara en contact avec le fond de la mer. Par bonheur, le vent souffle avec force ; après avoir tracé un sillon de quatre ou cinq arpents, la goëlette se trouve de nouveau dans le chenal et fuit vers Québec.

Tout va bien, hormis le cœur de M. le grand-vicaire Gagnon, que Monseigneur a invité à monter avec nous jusqu’à Québec.

Missionnaire dans ce pays depuis trente ans, et, par conséquent, obligé de voyager souvent, soit en goëlette, soit en barge, M. Gagnon ne peut se trouver sur mer sans être malade ; chaque nouvelle excursion lui prouve que son apprentissage n’est pas encore fini. Tandis que, la gaieté dans le cœur et sur les lèvres, nous soupons avec appétit, le vieux missionnaire est étendu sur son lit de douleur, répondant avec piteuse mine à nos joyeux propos.


Juillet, 30. — 9 heures du matin.

Nous sommes au milieu des barges de pêche de la Grande-Rivière. Désireux de se procurer de la morue fraîche pour le marché de Québec, le capitaine s’arrête pour en faire provision. Deux heures plus tard, quelques coups de canon tirés par la Sara informent de notre passage, M. le missionnaire de Percé, et vont porter l’épouvante parmi les goëlands et les cormorans du cap.

Vers 5 heures du soir. — Nous passons vis-à-vis de la Vieille ; un des voyageurs boit un verre d’eau à sa santé et lui lance quelques écailles d’huître. — « Ne faites point cela », dit quelqu’un au mauvais plaisant ; « si vous insultez la Vieille, elle se vengera, soyez-en sûr. »


6 heures du soir.

Des nuages épais roulent au-dessus de la baie de Gaspé ; ils s’accumulent et semblent acquérir de la solidité, en se pressant les uns contre les autres. Bientôt ils forment une arche sombre et lugubre, dont la base repose sur la crête du Fourillon, tandis que le sommet s’arrondit sur nos têtes. Le vent souffle avec violence ; l’obscurité des nuages est reflétée par la mer, qui est devenue furieuse ; les vagues se poursuivent ; elles s’élèvent comme des collines, entre lesquelles se prolongent des vallons, où, à l’abri de la tourmente, l’hirondelle de mer cherche sa pâture dans la plus profonde sécurité. La mer ne s’est pas encore montrée à nos yeux si sublime et si terrible.


8 heures et demie du soir.

De profondes ténèbres sont répandues dans l’air, tandis que sur les eaux s’étend une nappe de feux phosphoriques. Les yeux marins de Benne aperçoivent un bâtiment à quelque distance, en avant de la Sara ; peu après, tous le voient et distinguent le sillage lumineux qu’il laisse après lui. Il est à petite portée de la voix, et fait même route que nous. De part et d’autre, les questions et les réponses se croisent, sans pouvoir être comprises au milieu des sifflements du vent et du bruit des vagues. Enfin, après bien des cris poussés des deux côtés, Benne comprend que c’est une goëlette qui vient d’Halifax et qui appartient à M. Tremblay, de la Malbaie. — « Elle marche comme un quai », observe le capitaine V. Il disait vrai, car nous l’avions déjà dépassée.


Juillet, 31

« Où en sommes-nous ce matin ? » L’opinion générale est que le Grand-Étang est sur notre gauche, et la pointe nord-ouest de l’île d’Anticosti à droite. La brume est si épaisse que le capitaine craint d’être trop rapproché de cette île.

Août, 1er

À gauche est Sainte-Anne-des-Monts ; nous faisons la traverse vers le nord. Loin devant nous, est la pointe des Monts avec son phare.

Vis-à-vis de la Trinité, un lourd vent du nord s’abat sur la Sara et la pousse en peu de temps à la pointe des Monts. Là, suivant la prédiction du capitaine, le vent favorable nous abandonne ; les voiles ne portent plus et battent contre les mâts ; nous sommes arrêtés par une brise fraîche du sud-ouest, et condamnés à louvoyer, mais avec si peu de succès que chaque bordée vers la terre nous ramène près du phare.

Cette tour qui doit avoir une centaine de pieds de hauteur, a empêché bien des naufrages. Le fleuve, qui, au-dessus de l’île d’Anticosti, a vingt-cinq lieues de largeur, se rétrécit rapidement ensuite, et ici n’en a plus que dix-huit. La côte du nord s’avance subitement vers le sud et se termine par une pointe basse et fort dangereuse, où les naufrages étaient fréquents et où les naufragés se trouvaient autrefois éloignés de tout secours. Aujourd’hui, avec sa lumière brillante, la pointe des Monts a perdu sa mauvaise renommée et offre des secours aux matelots, qui sont toujours sûrs de n’y point périr de faim, depuis que le gouvernement y a établi un dépôt de provisions.

— « Ça-t-il l’air de la Nancy, ça », s’écrie Benne, en rapprochant de son œil la longue-vue, que depuis quelques moments il dirige vers un bâtiment occupé comme nous à louvoyer au large.

— « C’est la Nancy qui arrive d’Halifax. » — « Ça serait drôle », répond le père V., « si je nous rencontrions, où je nous sommes séparés. »

— « C’est elle, c’est elle » ; reprend Benne, au moment où les deux goëlettes se trouvent en même temps sur le sommet de deux vagues.

— « Vite, Benne, manne de botte ; il faut aller voir où en sont les garçons. » — Le capitaine, dans sa joie mêlée d’inquiétude, mêle aussi un peu d’anglais avec son français ; cette goëlette lui appartient ; un de ses fils la conduit et deux autres y sont sous les ordres de leur frère. La chaloupe revient bientôt, amenant Polite et Edoir en échange de Benne. Coque à bord de la Nancy, Edoir est un égrillard de dix ans, qui oublie souvent le feu de la cambuse, pour grimper dans les mâts comme un écureuil et s’y balancer comme un carcajou. — Aussi le père V. est-il fier de son Edoir, son joculot, à lui.

La Sara a beau louvoyer, elle n’avance que peu à peu et avec un immense travail contre les efforts réunis du vent et des courants. — « Monseigneur », dit le capitaine, « ce serait mieux de retourner à la rivière de la Trinité, où on attendra un bon vent. » — « C’est bon, capitaine ; mais y serons-nous tranquilles ? » — « Comme dans un pot, Monseigneur, on y mouille tout proche de terre, quoique la grève ne soit pis rouâble. » — « Près de terre ! » répètent plusieurs voix ; « nous n’avons pas été à terre depuis cinq jours. »

Un quart-d’heure après, la Sara et la Nancy jettent l’ancre à l’entrée de la rivière de la Trinité, au milieu d’une nappe d’eau, unie comme une glace. Libre à nous de nous promener sur le pont, sans craindre de faire un faux pas. Mais ce n’est pas encore le plus beau de la position : la pointe de l’ouest est couverte de rochers ; un peu plus loin est une grève de sable, que nous allons avoir le plaisir de parcourir.

Une goëlette nous a précédés dans la baie. Qui sont nos voisins ? — « À qui la goëlette ! » — « A. M. Tremblay, de la Malbaie. » — « C’est justement le quai que la Sara a passé dans le gros temps, au large du cap des Rosiers », dit le capitaine V. ; « c’est la tortue qui a été plus vite que le lièvre. »

Pendant l’après-midi nous explorons la belle grève de la baie de la Trinité, et nous visitons un petit établissement de la compagnie de la baie d’Hudson, situé sur la rivière, à une demi-lieue plus haut. Quatre employés résident là, pour faire la pêche du saumon et éloigner ceux qui cherchent à trafiquer avec les Montagnais. De notre promenade nous rapportons coquillages, oursins, étoiles de mer, et de plus un magnifique saumon.

Sur la pointe de l’ouest, sont les morceaux à demi pourris d’une croix, qui a été plantée en ce lieu, il y a plus de vingt ans. Demain, si le vent est aussi défavorable qu’il l’a été aujourd’hui, nous la remplacerons par une croix nouvelle.


Août, 3.

À huit heures du matin tout est prêt pour notre entreprise ; nous nous rendons à terre, munis de haches, de pinceaux et de peintures. Les ouvriers se mettent au travail, abattent deux sapins, les taillent et les clouent en croix. Sur cette œuvre un peu rude, s’étend une double couche de peinture ; et voilà la croix prête à être élevée sur le rocher. Pour la soutenir, quelques grosses pierres sont roulées autour de sa base ; ainsi appuyée, elle pourra résister aux plus rudes coups de vent. Les équipages des trois goëlettes, les employés de l’établissement et quelques pauvres sauvages montagnais assistent à la bénédiction faite par monseigneur de Sidyme ; tous viennent ensuite baiser avec respect le pied de la croix.

Les hommes sont avides de laisser un souvenir après eux ; et, ce souvenir, chacun l’attache comme il peut sur son passage. La date de la bénédiction est tracée sur le montant de la croix, et les rochers qui la contiennent sont chargés de porter à la postérité les noms des personnes présentes. Il n’y a pas même jusqu’à Jacques et à Edouard, qui ne désirent voit leurs noms peints en grosses lettres, à côté de celui de leur père. Ce memento ne durera probablement pas longtemps, car la peinture n’est pas œre perennius, mais il se conservera assez bien, pour que, dans trente ans, un savant antiquaire s’amuse à déchiffrer ces caractères, et à y découvrir l’histoire d’une tribu sauvage, ou quelques fragments d’un récit sur les voyages des Scandinaves. La croix rendra de plus grands services, en rappelant quelque pensée religieuse aux équipages des nombreux navires qui mouillent dans ce port.


Août, 4.

Matane au sud et Betsiamite au nord.


Août, 5.

Nous passons la journée, en vue de Portneuf. C’est un petit purgatoire que de louvoyer en face d’un gros vent. Le bâtiment, penché sur le côté, prend une allure saccadée, qui vous ballotte comme le grain est ballotté dans un van. À force de patientes recherches, vous avez trouvé un coin où vous ne serez pas exposé à rouler sur le pont ; vous bénissez votre étoile et commencez à jouir de votre bonne fortune, quand la voix du capitaine vient vous arracher à vos rêveries, par les trois mots magiques : « Parez à virer. » Le bâtiment s’arrête incertain. « Gare aux têtes », retentit de l’avant à l’arrière ; c’est un avertissement charitable, qui vous engage à tomber à plat ventre sur le pont, si vous ne voulez être emporté à la mer. À peine le lourd gui est-il passé en grondant sur votre tête, que le bâtiment se penche brusquement sur l’antre bord. Alors, mieux vous étiez blotti avant ce changement, plus il est probable que vous allez rouler à fond de cale on vous empaler sur une patte d’ancre. Et combien d’autres bagatelles du même genre s’unissent pour vous tourmenter ? Une vague franchit le plat-bord et vient rafraîchir votre sommeil on tremper les feuilles de votre livre ; un lourdaud, qui se hâte de changer les voiles, s’assied sur votre joue, tandis que les souliers ferrés d’un autre vous écrasent les orteils. Ami lecteur, Dieu vous garde de passer trois longues journées à louvoyer !


Août, 8.

De la rivière du Loup nous traversons au pot à l’Eau-de-Vie. Accoutumés depuis six semaines à un vaste horizon, le fleuve nous paraît étroit, quoiqu’il ait ici sept lieues de largeur. Le soir, nous jetons l’ancre à la pointe aux Pins. Demain matin, nous arrêterons à Grosse-Isle.


Août 9, 4 heures du matin.

Le bruit des chaînes, qui se déroulent lorsque l’ancre tombe à l’eau, fait hâter le lever des plus paresseux. Arrivés à Grosse-Isle, nous attendons la visite de l’officier de santé. Vers six heures, a. m., paraît une chaloupe à pavillon jaune, et gouvernée par un homme au visage long, blême et ombragé d’épais favoris. Avec ce teint et cette figure, on le prendrait pour la fièvre jaune elle-même, s’il n’était beaucoup plus courtois. Ayant reconnu monseigneur de Sidyme, le docteur P. s’empresse de lui offrir sa chaloupe et l’invite à descendre à terre pour visiter la chapelle et le missionnaire.

Déclarés sains de corps par messieurs les médecins, nous faisons route vers le terme du voyage, et vers 4 heures la Sara entre dans le bassin de Québec. Sa faible artillerie salue la capitale du Bas-Canada ; le pavillon des jours solennels est étendu sur le pont pour être hissé au grand mât ; en se déployant, il enveloppe dans ses longs replis le bréviaire du curé de Saint-Isidore et le lance par-dessus le plat-bord. Somme toute : voilà la seule perte que nous ayons faite dans tout le cours du voyage ; cet accident est même bientôt réparé, car, grâce à la libéralité de monseigneur de Sidyme, le livre au teint hâlé, au couvert battu de la tempête, aux feuilles jaunies par l’eau de la mer, est remplacé par quatre beaux volumes, brillants de jeunesse, de force et de santé !

Voilà donc Québec, le lion du nord, assis en roi sur son rocher escarpé, dominant les eaux du grand fleuve, et environné de ses riches et riantes campagnes. Dans le cours de notre voyage, la nature ne nous a rien offert de si magnifique.

À l’entrée de la rivière Saint-Charles, la Sara est visitée par l’officier de santé, par un employé de la douane et par le capitaine du port ; munis de leur permission, nous nous dirigeons vers le quai que nous quittions, il y a environ sept semaines. Et le groupe d’amis que nous y laissâmes est encore là, environné d’une foule considérable de citoyens, venus pour saluer l’évêque de Sidyme.

— « Montez, messieurs ; montez » ; nous crie-t-on. — Mais comment arriver jusque-là. Notre goëlette est échouée à deux brasses du quai et à quinze pieds au-dessous de la plate-forme.

Cependant on fait glisser sur le gaillard une longue échelle, dont nous sommes invités à nous servir. De notre côté, nous tenons conseil au pied du grand mât : — « Voilà nos amis qui nous attendent là haut ; monterons-nous au moyen de l’échelle tremblante et brisée que voici ? Qu’en dites-vous, messieurs ? »

— « Non », répond l’un ; « nous sommes partis leurs égaux ; nous ne ramperons point pour remonter vers eux. » — « Et pourquoi non ? c’est le plus court chemin. » — « Vous êtes bien pressés ; moi, je ne monterai pas, car il fait si noir, que d’ici en haut, je ne pourrai mettre la main sur un seul échelon. » — Or le préopinant a la vue si basse, qu’il n’y verrait goutte, même en plein jour. — « Point d’échelle ! point d’échelle ! » s’écrie M. F., qui a une aversion profonde pour les échelles, depuis la mauvaise nuit passée au pied de la grande échelle, près du ruisseau à Manon.

Le poids de ce grave personnage, jeté dans la balance, la fait pencher vers la négative. — « Ça ne fera pas comme ça », observe le capitaine V. ; « mettez la chaloupe à l’eau : allons, Benne, entends-tu ? Voyons, Moyse, mon garçon ; bordez les rames ; faites ça comme il faut, devant le monde. » — La chaloupe est préparée, et elle nous conduit à un point du rivage, où nous pouvons débarquer en observant toutes les règles de la bienséance.

Adieu ! adieu ! légère Sara. Sur ton bord, j’ai passé des jours agréables ; accepte en retour mes meilleurs souhaits. Que la main de Constant V. te soit propice ! Puissent les tempêtes respecter ta forme si élégante et si coquette ! Puisses-tu, parée de ta robe blanche, sillonner la mer pendant de longues années ! Je retourne vers mes bois ; adieu pour la dernière fois.


Deux ans après ce voyage, la Sara, gréée à neuf et fournie de voiles plus grandes que les premières, partait de Québec pour le golfe de Saint-Laurent. Une violente tempête la surprit sur les côtes du Labrador, et la jeta au rivage, où elle fut complètement brisée.

  1. Nouvelle Relation de la Gaspésie.