La Gaspésie/Chapitre VII

Imprimerie A. Côté (p. 211-250).

CHAPITRE SEPTIÈME.


Carleton — Un Musée — Dalhousie — Un combat naval sur le Ristigouche — François Coundeau — Village de Ristigouche — Traditions — Pitre Baskette et son canot d’écorce.


Carleton, ou Tracadigetche, ressemble aux paroisses du district de Québec. Pour ses habitants, la pêche est d’une importance secondaire ; l’agriculture forme leur principale occupation. Des chemins bien entretenus permettent de voyager en voiture, dans toute l’étendue de Carleton ; aussi chaque cultivateur possède cheval et charrettes, tant pour les voyages et les promenades, que pour les travaux de la terre. C’est un luxe que nous n’avons pas encore rencontré dans la Gaspésie.

Après la dispersion des Acadiens, quelques familles, originaires de Tracadie, poussèrent jusqu’à ce lien-ci, qu’elles nommèrent Tracadigetche, on petite Tracadie. Ce fut le noyau autour duquel se réunit la population actuelle.

Maria, Carleton et Mégouacha, qui forment cette mission, renferment environ treize cents âmes. Les deux derniers cantons sont presque entièrement peuplés par des Acadiens, tandis que le premier est occupé par des Irlandais. À Maria, entre la mer et le pied des montagnes, l’on trouve deux ou trois rangées de terres, qui peuvent être aisément cultivées ; mais à Carleton, le premier rang atteint le flanc du mont Tracadigetche, dont les aspérités ne sont guère propres à tenter le laboureur.

M. le missionnaire, qui ne nous attendait pas si tôt, est encore à Ristigouche, occupé à préparer les sauvages pour la visite épiscopale.

Hier, un canot léger a été expédié pour lui annoncer que l’évêque de Sidyme était à l’entrée de la baie des Chaleurs, car on croyait la Sara à Port-Daniel, quand elle a paru dans le havre.

M. M., missionnaire de Carleton, a formé un cabinet d’histoire naturelle, riche en productions minérales et zoologiques de cette portion du pays. Les oiseaux de la mer y sont perchés à côté des habitants de la forêt ; les poissons nagent dans l’air, soutenus par les instruments qui les ont arrachés aux douceurs de la vie aquatique ; l’écorce, qu’une matrone micmacque a ornée de symboles et de fleurs en poil de porc-épic, est suspendue aux armes de guerrier. Le tomahawk, la massue, les haches, les têtes de flèches, les longs calumets de paix et de guerre se croisent, au-dessus du bonnet coquet de la fille sauvage, et du capot orné de rasades que le faraud micmac porte aux grandes solennités. Les fourneaux de calumets ont été taillés par les sauvages, qui emploient une pierre, molle au sortir de la carrière, mais se durcissant à l’air et prenant une teinte fort noire. Dans des corbeilles du pays, sont déposés les minéraux que M. M. s’est procurés pendant ses courses scientifiques. Il a surtout réuni un grand nombre d’agates, pierres fort abondantes sur les côtes de la Gaspésie. Les pointes de flèches sont formées d’un silex blanchâtre ; souvent la charrue en déterre au milieu des champs sur la pointe à Bonami, où les sauvages ont été autrefois dans l’habitude de séjourner.

Devant l’église de Carleton est un grand barachois, de même forme que celui de Paspébiac ; l’eau y est presque partout d’une profondeur de quatre à cinq pieds. Lorsque la mer agitée par le vent vient se briser avec furie sur le banc de sable, à quelques toises des vagues irritées s’étend ce bassin, toujours calme et paisible. N’est-ce pas l’image de l’homme juste, qui reste impassible au milieu des agitations du monde et des tempêtes de la vie ?


Juillet, 17.

Pendant l’office du matin, M. le missionnaire arrive, tout surpris de nous trouver à l’œuvre, alors qu’il nous croyait encore bien éloignés. Les exercices de la visite se font ici avec plus de dignité que dans les missions voisines ; la sacristie est abondamment fournie d’ornements, les clercs sont adroits, l’église est plus grande qu’aucune de celles que nous avons vues jusqu’à présent dans la Gaspésie.

Quelques bourgeois résident à Carleton, et parmi eux sont des avocats qui, lorsque la cour siège, vont à New-Carlisle discuter le pour et le contre avec leurs confrères du lieu. Quoique le désir d’obtenir justice engage à s’adresser à ces messieurs, les plaideurs ne sont pas toujours satisfaits des résultats. « Autrefois », nous disait un ancien cultivateur, « nous vivions en paix ; s’il s’élevait un différend entre voisins, deux experts avaient bientôt arrangé l’affaire. À présent qu’il y a des avocats, il n’y a plus moyen de s’accorder. Il faut en revenir aux experts et laisser les cours. Voyez, par exemple : le docteur LaB. avait établi une pêcherie à saumon ; pour se maintenir dans ses droits, il fut obligé de plaider avec son voisin, pendant plusieurs années. Comme la décision n’arrivait point, les plaideurs convinrent de s’en rapporter au jugement de trois arbitres. Au bout d’une heure, l’affaire était conclue à la satisfaction des deux parties. Tenez, si l’on voulait nous en croire, la cour remonterait bien vite à Québec. » Cette mauvaise humeur des plaideurs tombe, non sur les particuliers, qui sont des hommes honorables, mais sur le système d’administration de la justice, propre à multiplier les frais et à retarder l’époque du jugement.


Juillet, 21.

Nous entrons dans la rivière de Ristigouche. À notre gauche, est une terre basse, qui appartient au Nouveau-Brunswick ; c’est la pointe à Bonami. Vis-à-vis, sur le côté du Canada, est le cap de Mégouacha. Ce nom sauvage signifie longtemps rouge, et désigne la couleur de la terre ; la teinte rougeâtre du sol s’étend sur une grande partie des côtes.

La pointe la plus avancée de Mégouacha porte quelques arbres, qui, de mémoire d’homme, ont toujours servi de refuge à des familles de corbeaux. Ces oiseaux, d’un noir brillant, sont beaucoup plus gros que les corneilles, et ne se rencontrent nulle part ailleurs, autour de la baie des Chaleurs. Ils paraissent attachés à ce coin de terre, que leur tribu a sans doute habité depuis longtemps ; aussi, quand ils voient approcher des maraudeurs, ils ne manquent point de protester contre les envahissements de l’homme, par des coassements bruyants et prolongés.

À un mille de la pointe à Bonami et sur la même rive, est la ville de Dalhousie, renfermant une trentaine de maisons. L’année dernière, soixante bâtiments y ont pris des chargements de bois. Une petite île située à quelques arpents de la terre ferme, met les navires à couvert des vents. Près de cet îlot, sur une pente assez raide, est placée la ville naissante qui, par sa position avantageuse, pourra un jour acquérir de l’importance. Les rivières qui se jettent dans le Ristigouche arrosent une grande étendue de pays, aujourd’hui couverte de beau bois et renfermant des terres fertiles. Quand cette contrée sera ouverte à la culture, Dalhousie sera le centre d’un vaste commerce d’importation et d’exportation. Située au fond de la baie des Chaleurs, à l’embouchure d’une rivière, qui a ici une lieue de largeur et peut porter les plus gros navires, entourée de pêcheries abondantes, jouissant d’un climat salubre, cette ville réunit des avantages qui manquent à beaucoup de villes considérables de l’Amérique anglaise.

Nous mouillons devant Dalhousie. Monseigneur de Sidyme demeure à bord, tandis que, poussés par la curiosité, ses compagnons de voyage mettent pied à terre, pour visiter la future capitale du pays de Ristigouche, Les habitants du Nouveau-Brunswick, comme leurs voisins, les Yankees, créent une ville à peu de frais ; maint village du Canada renferme une population double et triple de celle de Dalhousie, sans aspirer cependant au titre de ville. Dalhousie est encore une cité microscopique, dont la rue principale, bordée de douze maisons, conduit à une hauteur, capitole futur de cette nouvelle métropole.

De la pointe à Bonami, où nous allons voir quelques familles sauvages sous leurs tentes, nous suivons la grève pour arriver au village de la Rivière-à-l’Anguille, qui, ainsi que Dalhousie et Ristigouche, est desservi par M. le missionnaire de Carleton. Malheureusement pour nous, un rocher s’avance dans la mer et nous barre le chemin. Reculer cette masse est impossible ; nous jeter à l’eau, ne nous convient guères. Retourner sur nos pas ? ce procédé ne paraît point honorable à un des voyageurs, qui entreprend d’escalader le cap, taillé presque perpendiculairement. Il grimpe, en s’aidant des pieds et des mains ; mais à peine est-il arrivé au milieu de la montée, qu’une pointe de rocher cède sous son poids, et trois pirouettes conduisent l’aventureux individu dans l’onde amère.

Comme l’eau est peu profonde, le danger n’est pas grand. Une barge vient nous chercher pour nous déposer au village, où notre joyeux ami reste après nous, afin de faire sécher ses habits.

Pendant que nous sommes arrêtés à Dalhousie, M. MacDonald, nommé administrateur du diocèse de Charlottetown après la mort de l’évêque MacEachern, arrive de Nipisiguit pour inviter monseigneur Turgeon à visiter la côte méridionale de la baie des Chaleurs, qui fait partie du Nouveau-Brunswick. Ayant reçu une réponse favorable, il repart aussitôt, afin d’aller préparer les populations des villages acadiens à la visite épiscopale.

Dalhousie est à quatre lieues de Carleton, et à six lieues du village sauvage de Ristigouche, où il nous faut remonter par la rivière qui porte le même nom. Nous laissons la petite ville, vers trois heures, et quoique le vent ne soit point favorable, nous faisons route à l’aide de la marée ; vers sept heures du soir, le reflux nous force à jeter l’ancre vis-à-vis de la pointe à la Batterie.

Les rayons argentés de la lune se jouent sur les eaux, légèrement agitées par une faible brise. En amont et en aval de la Sara, une bande scintillante marque le cours de la rivière ; sur les coteaux voisins descend une lumière plus pâle et plus égale, qui en fait ressortir les contours ; quelques maisons blanches se détachent çà et là sur les massifs assombris de la forêt. Ce demi-jour répandu dans les airs laisse errer un vague mystérieux sur les eaux et sur la terre.

Sauf le murmure des conversations parmi les passagers, et les aboiements d’un chien du Nouveau-Brunswick, auxquels répond l’écho de la rive canadienne, un calme solennel règne autour de nous. Et ces lieux si beaux, si paisibles, où l’homme n’a dû se livrer qu’aux travaux de la pêche et aux amusements de la chasse, peuvent néanmoins fournir l’occasion de s’écrier avec Virgile :

Et Tyberim multo spum… Bella, horrida bella,
Et Tyberim multo spumantem sanguine cerno.

Les horreurs de la guerre ont jadis troublé ces eaux, qui aujourd’hui coulent silencieuses sur les ossements des guerriers d’un autre siècle. En ces lieux, l’orgueil, la haine, l’amour de la gloire, le dévouement à la patrie ont vivement disputé la palme de la victoire.

C’était au printemps de 1760 ; Québec avait été pris l’automne précédent. Pressée par le marquis de Vaudreuil, la cour de Versailles envoyait de faibles et tardifs secours au chevalier de Lévis, qui était décidé à tenter une attaque contre Québec. La flottille française s’était amusée en route à poursuivre quelques navires ennemis ; aussi fut-elle devancée par les vaisseaux anglais, qui lui barrèrent le passage à l’entrée du fleuve Saint-Laurent. Elle se jeta alors dans la baie des Chaleurs, et remonta la rivière Ristigouche, où le commandant, M. de Danjac, trouva quinze cents personnes, réfugiées sur ces bords, et vivant dans un état déplorable de misère. Le capitaine Byron, probablement le célèbre navigateur, grand-père du poète de ce nom, s’avança avec les vaisseaux le Fame, le Dorsetshire, l’Achille, le Scarborough et le Repulse, pour attaquer la flotte française qu’il rencontra le huit juillet, à peu près dans cette partie du Ristigouche. Elle était composée du Machault, de trente-deux canons ; de l’Espérance, de trente ; du Bienfaisant, de vingt-deux ; du Marquis de Marloze, de dix-huit. Les Français s’étaient préparés à recevoir chaudement l’ennemi ; leurs vaisseaux étaient protégés par la pointe à la Batterie, où plusieurs canons avaient été mis en position. Plus bas, à la pointe à la Garde, d’où la vue s’étend jusqu’à l’embouchure du Ristigouche, était un piquet de soldats, qui avaient ordre de veiller sur le cours de la rivière et d’avertir de l’approche de la flotte anglaise.

Favorisés par un bon vent, les vaisseaux de Byron remontèrent sans obstacle, jusqu’à la pointe à la Batterie, où une vive canonnade s’engagea. Deux bâtiments français furent mis hors de combat, et les canons de la batterie réduits au silence ; le Bienfaisant et le Marquis de Marloze durent alors se retirer vers le village sauvage, tandis que les Anglais s’avançaient jusqu’à la pointe à Martin, sur la rive opposée, où ils souffrirent beaucoup de feu de quelques canons placés à fleur-d’eau. Cependant, leur artillerie supérieure criblait les vaisseaux français ; un de ceux-ci fut poussé au rivage, près de la chapelle de Ristigouche, tandis que le commandant de l’autre mettait le feu aux poudres, afin de l’empêcher de tomber aux mains des Anglais.

Resté maître du champ de bataille par la destruction de la flotte ennemie, Byron fit détruire un amas de cabanes, décoré du nom de la Nouvelle-Rochelle et situé sur la pointe à Bourdo, à trois milles au-dessus du village de Ristigouche. Pendant ce temps les Français et les Micmacs se réfugiaient dans les bois, où ils attendirent en sûreté le départ de la flotte anglaise.

L’imagination reporte fortement vers ces scènes animées et terribles, quand on se trouve sur le théâtre même de la lutte. Les vaisseaux des deux nations rivales, se croisant, se fuyant, se rapprochant ; leurs longs pavillons qui flottent dans les airs et portent un défi à l’ennemi ; au milieu des broussailles du rivage, ces troupes sauvages, grotesquement coiffées et habillées ; ces caps arides, surmontés du drapeau blanc et défendus par des pièces d’artillerie, dont la gueule s’allonge hors des meurtrières pour vomir le feu et la mort ; ces nuages de fumée roulant sur les eaux et dérobant aux combattants la vue du ciel ; les craquements des mâts qui se brisent, les sifflements aigus du commandement ; le bruit de la mousqueterie et du canon, les cris de la victoire, de la douleur, et de la rage : voilà les parties du drame qui se jouait, il y a soixante-quinze ans, sur le théâtre resserré, au milieu duquel nous nous trouvons. C’était un des épisodes de la longue rivalité entre la France et l’Angleterre.


Juillet, 27.

De grand matin la Sara louvoie, mais avec précaution, car le chenal du Ristigouche n’a ici qu’un quart de lieue de largeur. Sur la rive droite, loin devant nous, danse sur les eaux un groupe de maisons blanches : c’est Campbelltown, ou la pointe à Martin, petite ville qui s’est élancée dans le monde, depuis trois ou quatre ans. De l’autre côté, sur la rive canadienne, est la pointe à la Croix, propriété de M. Christie, ancien membre du parlement provincial ; un peu plus loin s’avance la pointe de Ristigouche, sur laquelle se trouve le village sauvage.

Trois chefs micmacs ont été députés pour offrir les hommages de leurs frères à monseigneur de Sidyme. François Coundeau, premier chef, est un peu courbé sous le poids de ses soixante-quinze ans. Il porte sur sa poitrine deux médailles d’argent : l’une lui fut donnée quand il devint chef ; l’autre a appartenu à son père. Thomas Barnabé, le second chef, est un homme actif et intelligent ; c’est le marchand et l’homme d’affaire du village ; sa sobriété et sa prudence lui ont procuré une aisance inconnue à ses compatriotes. José Marie, troisième chef, n’est remarquable que par un air de douceur, qu’on rencontre assez souvent chez les Micmacs. Il réside ordinairement au village de Cascapédiac.

Malgré son extrême pauvreté, François Coundeau a conservé toute sa fierté sauvage. Fils et petit-fils de chefs, il ne reconnaît autour de lui que des inférieurs. Avec lord Dalhousie seul, il consentit à communiquer sur un pied d’égalité, lorsque ce haut personnage, alors gouverneur-général du Canada, visita le village de Ristigouche. En adressant à l’évêque de Sidyme un discours en langue micmaque, Coundeau conserve un sang froid imperturbable. À quelques pas de lui, on tire le canon de la goëlette ; un mouvement involontaire se manifeste chez ceux qui l’entourent, mais la secousse ne produit pas la plus légère impression sur ses nerfs. Un grand chef ne se dérange pas pour si peu.

On l’a vu, après une marche de plusieurs jours, pendant lesquels il n’avait eu rien à manger, passer au milieu de framboisiers couverts de fruits, sans daigner se pencher pour en cueillir. « Il n’y a que les femmes », disait-il, « qui se baissent pour manger les fruits. »

Un jour qu’il remontait au village, un vent contraire soufflait avec violence et empêchait son canot de doubler une pointe. En s’asseyant, Coundeau offrait moins de prise au vent ; mais, suivant lui, un chef ne doit point plier devant l’ennemi. Debout, il continua à lutter contre la force qui lui résistait ; neuf fois il fut repoussé sans perdre courage. Enfin, sa persévérance l’emporta ; et, à la dixième tentative, il doubla la pointe, sans avoir eu la honte de s’assoir en face du vent.

« François », lui disait M. F., alors missionnaire de Ristigouche, « pourquoi n’as-tu pas appris le français ? » — Je n’en ai pas besoin. Comment fais-tu quand tu es sans vivres, milieu des habitations canadiennes ? — Oh ! voilà tout ce qu’il me faut : Ti pain ; té l’eau ; t’la fiande. Un capitaine n’a pas besoin d’en savoir plus long. »

Coundeau a toute l’imprévoyance sauvage et ne s’occupe jamais du lendemain. « Coundeau », remarquait Thomas Barnabé, « a moins d’esprit que le goéland ; le goéland connaît le temps du hareng, mais Coundeau ne connaît pas le temps où il doit faire ses provisions. »

Dès que les chefs sont montés sur la goëlette, une vive fusillade retentit sur le rivage. À travers la fumée, apparaissent tantôt un bras armé d’une baguette, tantôt une tête de micmac soufflant dans un canon de fusil, tantôt un groupe de chiens qui, le nez au vent, hurlent de toute la force de leurs poumons. De son côté, la pièce d’artillerie du village fait entendre sa grosse voix. Ce lourd individu, jadis défenseur d’une frégate française, fut encloué en même temps que plusieurs de ses confrères, lorsque ses anciens maîtres jetèrent leurs vaisseaux à la côte. Un sauvage a rendu la voix à celui-ci, en débouchant la lumière.

À neuf heures du matin, nous débarquons près de la chapelle. Messieurs et mesdames de la tribu, tous en grande tenue, sont rangés sur la grève, pour recevoir la bénédiction épiscopale. Monseigneur de Sidyme dit la messe, pendant laquelle Benjamin LaBauve, aidé de son père, de ses frères et de ses cousins, chante quelques prières en langue micmaque. Presque tous les hommes du village se mêlent de chanter, et la plupart s’en tirent assez bien ; mais la voix douce et mélancolique de Benjamin attire surtout notre attention.

La famille LaBauve est renommée dans tout le pays par les bons chantres qu’elle a produits. Le père de Benjamin, grand et vigoureux vieillard de soixante-douze ans, conserve encore quelques restes d’une voix autrefois magnifique. Sous ce rapport, son fils et son petit-fils soutiennent dignement la réputation du père. Dans la bouche de Benjamin LaBauve, les chants de l’Église, déjà si beaux par leur gravité et par la simplicité de leur cadence, se revêtent d’un charme particulier, que leur communiquent l’organe du chantre et la douceur de la langue micmaque. Lorsque, sous cette humble voûte, noircie par les années, et consacrée par les prières des premiers chrétiens de la Gaspésie, les descendants des enfants de la forêt entonnent des cantiques de douleur et de repentir, où quelque prière pour les morts, la pensée se reporte avec tristesse sur ce peuple, jadis maître de toute la contrée, et aujourd’hui disparaissant rapidement en présence de la civilisation européenne.

La plupart des cahiers de chant dont se servent les Micmacs sont dus à un des anciens missionnaires de la nation, M. Maillard, mort à Halifax en 1768, après avoir longtemps instruit, édifié et protégé ses ouailles. Quelques-uns des manuscrits sont en lettres romaines, les autres en caractères dont chacun représente une syllabe ou un mot. Aucun européen n’a jamais su le micmac aussi bien que M Maillard ; ce vénérable prêtre a laissé sur cette langue des instructions et des règles, qui ont été d’un grand service aux missionnaires chargés de continuer son œuvre.


Juillet, 23.

Du pied des hauteurs qui sont en arrière du village, le terrain s’abaisse insensiblement et se termine à la pointe où est la chapelle. De cet endroit, la vue est magnifique. D’un côté, en remontant, la rivière s’élargit considérablement et ressemble à un lac ; vis-à-vis, est Campbelltown avec ses jolies maisons, ses navires, ses longs trains de bois ; sur la gauche, se déploie le cours inférieur de la rivière, que l’œil suit jusques près de Dalhousie. Dans cet espace de cinq lieues de longueur, le Ristigouche coule entre deux chaînes de coteaux, tantôt couronnés de beaux arbres, tantôt couverts de riches moissons, au milieu desquelles s’élève la cabane du pauvre colon, ou la demeure plus confortable du bourgeois cultivateur.

Campbelltown a devancé Dalhousie, sa sœur aînée. Il renferme environ cinquante maisons, et une chapelle presbytérienne. L’an dernier, trente-cinq ou quarante navires y ont pris des chargements de bois. En effet, depuis les grands incendies qui ont dévasté une vaste étendue des forêts du Nouveau-Brunswick, une partie du commerce de Miramichi s’est réfugiée dans le Ristigouche. À tous les avantages que possède Dalhousie, Campbelltown en joint un autre qui peut lui devenir fort utile, celui d’être plus avancé dans l’intérieur du pays. Relégué au fond des bois, le défricheur, qui trouvera des marchandises à bon compte dans une ville voisine, ne se donnera pas la peine de parcourir encore cinq lieues, pour acheter au même prix des objets semblables. Il viendra au lieu le plus proche échanger ses denrées contre les produits des pays étrangers ; le commerce de l’intérieur s’y concentrera, et finira par y attirer le commerce du dehors.[1]

Cependant le site du village micmac était beaucoup plus avantageux pour la création d’une ville ; son beau plateau était bien préférable au terrain raboteux, sur lequel est bâti Campbelltown. La pointe des sauvages s’avance en eau si profonde, que les navires y peuvent mouiller à quelques pieds de terre, tandis qu’ils ne peuvent approcher du rivage opposé.

Lorsque lord Dalhousie visita le Ristigouche, il offrit aux Micmacs, en échange de remplacer l’emplacement de leur village, des terres qui avoisinent le lac Métapédiac, et de plus une rente annuelle de six cents louis. L’offre était avantageuse ; avec l’assurance d’une somme d’argent fort importante, ils devenaient maîtres d’un lac où le saumon monte en abondance dans la saison du frai. Or, pour eux, la pêche au saumon est une occupation favorite et un moyen de subsistance. En se transportant au lac Métapédiac, ils s’éloignaient d’une ville, qui tôt ou tard finira par corrompre leurs mœurs, ils se mettaient à l’abri des empiétements des blancs et occupaient le centre d’un pays de chasse.

Ils ne purent néanmoins se résoudre à abandonner les ossements de leurs pères. Qu’arrivet-il aujourd’hui ? Ils ne permettent pas aux blancs de se bâtir des maisons dans leur village ; mais les propriétaires voisins ont empiété considérablement sur le terrain réservé pour la tribu. Ainsi, les terres des Micmacs qui devaient avoir quarante arpents de longueur, n’en ont plus que dix ou douze, parce qu’on les fait couper par une ligne diagonale. Des commissaires, nommés par le gouvernement pour s’enquérir des injustices dont se plaignaient les Sauvages, donnèrent une opinion défavorable à leurs prétentions. Cependant, par une distinction assez singulière, ils laissèrent, à la terre réservée pour l’usage du missionnaire, une profondeur de quarante arpents, tandis que les deux terres voisines n’ont que le tiers de cette longueur.

À l’arrivée des Européens, les Micmacs ou Souriquois habitaient le pays qui forme aujourd’hui les provinces du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse ; ils s’étendaient dans la Gaspésie, ainsi que dans les îles du Cap-Breton et du Prince-Edouard. Rien n’est connu de leur histoire avant les temps où ils furent visités par les Français. Peu nombreux, comme les autres peuples du nord de l’Amérique, ils occupaient des villages fort éloignés les uns des autres, et situés près de l’embouchure des grandes rivières du pays. La nation jouissait ainsi des avantages que lui offraient la mer, les rivières et les forêts.

Il existe parmi les Micmacs de Ristigouche une tradition, qu’ils font remonter à une époque éloignée, mais à laquelle on ne peut guères se fier aujourd’hui ; car les sauvages, dans leurs souvenirs historiques, confondent souvent les temps et les lieux, et rattachent ensemble des faits qui se sont passés à des époques bien différentes.

Quoi qu’il en soit, voici ce que quelques anciens racontent. Les Micmacs établis à Ristigouche vivaient dans l’abondance et étaient devenus nombreux. Quelques familles poursuivies par la faim et la misère, arrivèrent un jour sur les bords de la rivière. Elles appartenaient à une nation éloignée, dont elles avaient été violemment séparées. Humbles et faibles, elles demandèrent la permission de s’établir sur la rive droite du Ristigouche, et de vivre sous la protection de leurs puissants voisins de la rive gauche. Les guerriers étrangers se firent connaître aux Micmacs, sous le nom de Codesques ; ils appartenaient réellement à la nation des Agniers, et avaient été attirés dans le pays par l’abondance du saumon et du gibier.

Bien des fois les feuilles des arbres tombèrent et les neiges se fondirent ; et le village codesque était toujours là, vis-à-vis du village micmac. Mais enfin les quelques familles étrangères avaient fini par former une peuplade nombreuse, dont les guerriers étaient aussi courageux dans les combats que rusés dans les conseils.

Un jour plusieurs enfants des deux nations chassaient ensemble ; un écureuil noir tomba sous leurs coups ; c’était un objet curieux que chaque parti réclama. Personne ne voulut céder, et une rixe éclata entre les petits Codesques et les jeunes Micmacs. Moins nombreux que leurs rivaux, les premiers eurent le dessous, et coururent au village demander du secours à leurs aînés, tandis que les Micmacs en faisaient autant de leur côté.

Une fois que la pomme de la discorde a été lancée dans l’air, les sauvages ne la laissent pas aisément retourner à terre. Trente Micmacs étaient dans le haut du Ristigouche, occupés à darder et à fumer le saumon. Un parti codesque tombe sur eux à l’improviste, et les massacre tous, à l’exception de Tonnerre, chef renommé, qui se jette dans la rivière et s’échappe à la nage.

La hache de guerre était levée ; le sang s’était mêlé aux eaux du Ristigouche ; des combats presque journaliers succédèrent au premier massacre. Quelquefois les guerriers ennemis, du milieu de leurs villages éloignés d’un tiers de mille, s’amusaient à se lancer des flèches, exercice qui, sans causer de mal, servait à entretenir la haine ; c’était le canon de Douvres envoyant des boulets vers les côtes de France. Le plus souvent ils se poursuivaient et se surprenaient dans la profondeur des forêts. Depuis la baie des Chaleurs, jusqu’aux bords du Saint-Laurent, les partis de guerre se multipliaient et portaient l’épouvante et la mort dans les solitudes de la Gaspésie.

Du côté des Micmacs, était la supériorité du nombre ; du côté des Codesques, l’astuce, le courage, l’activité. Après une résistance opiniâtre, prolongée pendant plusieurs générations, les Codesques, réduits à une poignée de guerriers, éteignirent leurs feux, abandonnèrent leurs pays de chasse, et s’enfoncèrent dans les terres pour se rapprocher des tribus iroquoises. Pendant bien des années, cependant, ils continuèrent de temps en temps à faire des visites hostiles à leurs anciens voisins.

Les Micmacs restèrent les maîtres du pays, mais après avoir vu diminuer considérablement la population de leur village. Le souvenir de ces luttes s’est conservé si frais et si terrible, que, vers le commencement du siècle présent, un mystificateur, ayant répandu le bruit que les Codesques étaient en marche pour surprendre le village de Ristigouche, plongea toute la population dans l’émoi. Les femmes et les enfants s’enfuirent, tandis que les guerriers couraient aux armes, afin de repousser les envahisseurs qui ne se montrèrent point.

Doux, inconstants, pauvres par suite de leur indolence, ces sauvages ont peine à se maintenir dans le pays, où ils furent jadis nombreux et puissants. Possesseurs de terres fertiles, ils ne les cultivent pas, préférant se procurer une nourriture précaire par la chasse et par la pêche.

Autrefois des masses mouvantes de saumons remontaient le Ristigouche, dans la saison du frai ; mais, depuis que des rets forts grands barrent la rivière dans toutes les directions, ce poisson ne paraît plus avec la même abondance, et peu de saumons peuvent arriver aux eaux mortes. Des lois ont été faites pour arrêter la destruction de cette source intarissable de richesses ; ces règlements sont souvent éludés par ceux qui ont charge de les faire observer. N’ayant point les fonds nécessaires pour se procurer des rets, les sauvages se contentent du dard ; aussi leur pêche est rarement abondante.

Qu’un saumon soit gros ou qu’il soit petit, le micmac en demande toujours le même prix ; il lui faut un écu. Lui représente-t-on qu’un petit saumon ne devrait pas coûter aussi cher que celui dont le poids est double ou triple : « Écoute », répond-il ; « je le prends comme le bon Dieu l’envoie ; et j’ai autant de peine à en darder un petit qu’un gros. S’il ne pèse pas davantage, ce n’est pas ma faute. »

Les Micmacs ont conservé leur langue. Beaucoup d’entre eux cependant parlent l’anglais, et quelques-uns le français. Le costume de leurs ancêtres commence à être mis de côté par les hommes ; les femmes, au contraire, conservent soigneusement les vêtements sauvages. Bonnet pointu, mantelet ouvert, jeté par-dessus les habits de dessous ; machicôté, ou jupon formé d’un coupon de drap, et recouvert de mousseline dans les grandes occasions ; mitasses, souliers de peau de chevreuil, garnis de rassades et de figures en poil de porc-épic : voilà la toilette des filles et des matrones, toilette que chacune d’elles diversifie, selon son goût et ses moyens. Tous ces ornements sont aujourd’hui étalés en l’honneur du grand patriarche.

L’apparence du village de Ristigouche est misérable. Quelques cabanes sont éparses de côté et d’autres, entre des bouquets de coudriers ; point de rues, mais d’étroits sentiers, serpentant d’une habitation à l’autre. Cependant la terre est si fertile, qu’elle menace d’étouffer ses maîtres sous la vigoureuse végétation dont elle se couvre, tandis que ceux-ci restent flâneurs et nécessiteux, au milieu de champs qui ne demandent qu’à produire.


Juillet, 24.

Aujourd’hui, dimanche, la grand’messe et les vêpres sont chantées solennellement. À l’office de l’après-midi, MM. F. et M. nous régalent de sermons en langue micmaque, que l’auditoire écoute avec un profond recueillement. À la messe et aux vêpres, assiste une foule considérable, accourue de tous les environs, et même de Carleton. Les pèlerins de ce dernier endroit sont venus sur la goëlette du capitaine P., mouillée tout près de la Sara. Outre le désir de conduire ses amis à Ristigouche, le capitaine avait un autre objet en vue, quand il s’est rendu ici. Comme il a entendu louer la goëlette du capitaine V., il voudrait nous prouver que son brick, l’Hubert-Paré, est meilleur voilier.

Après les offices, monseigneur de Sidyme regagne son logis flottant, entre deux longues files de machicotés et de capots sauvages. Pas un souffle de vent dans l’air ; il faut donc se résigner à passer la nuit près de la pointe de Ristigouche.

M. Christie, ancien membre de la législature du Bas-Canada, vient visiter l’évêque ; il est accompagné de deux ministres presbytériens, l’un desservant de Miramichi, l’autre de Campbelltown. Celui-ci est un Écossais, gai, gras, rubicond et fort bien élevé ; il nous invite à le visiter et nous assure que sa digne femme sera bien aise de nous voir. Il nous désigne comme sa demeure une jolie petite maison, située près de la chapelle presbytérienne de Campbelltown.

Une autre visite inattendue produit des réflexions pénibles. François Coundeau, portant ses médailles, se présente sur la goëlette. D’un air assuré, il vient déclarer à monseigneur de Sidyme qu’il a une grande faim, parce qu’il n’a pas mangé depuis deux jours. Il demande des provisions, qui lui sont données largement. Voilà où souvent le réduit son imprévoyance ; sa fierté ne s’en effarouche point, car le sauvage ne croit point s’abaisser en demandant de quoi apaiser sa faim. Il ne se regarde même pas comme obligé de faire des remercîments, car il est prêt lui-même à partager le pain ainsi reçu, avec le premier nécessiteux qu’il rencontrera.


Juillet 25, 4 heures du matin.

Temps magnifique, vent frais et favorable ; cependant l’équipage ne bouge point. Le capitaine et les matelots se font tirer du lit par les passagers, qui désirent profiter de la bonne humeur d’Éole. Les préparatifs du départ se font lentement ; avant d’appareiller, le capitaine prend le temps de mettre les cordages en ordre, ce qu’il pourrait faire un peu plus tard. D’un autre côté, Hector a été envoyé à terre pour hâter l’arrivée d’un sauvage, qui désire vendre un beau canot d’écorce. On attend le messager et son compagnon, mais personne n’arrive. Enfin, au bout d’une heure et demie, on voit glisser vers la Sara un canot, qui porte notre envoyé et un sauvage malécite. Trapu, courtaud et lourd, Pitre Baskette grimpe à reculons dans l’échelle ; arrivé sur le pont, il va s’appuyer contre le grand mât, et bâille tout à son aise, pendant qu’il se gratte la tête avec un vif sentiment de complaisance. Ces préliminaires réglés, il se hasarde à aborder les conditions du marché avec l’acheteur. Malgré les exhortations les plus pathétiques d’Hector, il n’a pu se décider à laisser sa cabane sans avoir fait, sa prière, et une longue prière, suivie d’une forte méditation sur les douceurs du repos.

Les canots malécites sont relevés aux deux bouts ; dans les canots micmacs, au contraire, le milieu est la partie la plus haute. La marche des premiers est plus rapide ; les seconds sont plus sûrs lorsque la houle est forte. L’écorce mérite aussi d’être prise en considération dans l’appréciation des qualités d’un canot ; l’écorce, nommée par les sauvages moskoui d’été, est légère et fragile, tandis que le moskoui d’hiver, par le nombre de ses feuillets, a toute la solidité du bois, sans en avoir la pesanteur.

  1. Je devais être mauvais prophète, il y a vingt-cinq ans ; car il ne parait pas que Campbelltown ait fait plus de progrès que Dalhousie 1861.