La Gaspésie/Chapitre III

Imprimerie A. Côté (p. 71-100).

CHAPITRE TROISIÈME


L’anse au Gris Fond — Un baleinier, et les baleines — Entrée du Saint-Laurent — Le cap des Rosiers, le Fourillon et la Vieille — Brumes — Baie de Gaspé — Baie du Pénouïl — Jacques Cartier et ses deux gaspésiens — Alguimou — Baie des Molues.


Juin, 24.

Vers huit heures du matin, nous mouillons à l’entrée de l’anse au Gris-Fond, qui ressemble beaucoup à celle de la rivière au Renard, à cela près, qu’un cap s’avance vers le milieu de la première et la sépare en deux parties. L’entrée de ce havre est assez difficile, car de la pointe ouest courent au large des brisants, sur lesquels la mer vient rebondir avec fureur. Quinze ou seize familles catholiques, presque toutes d’origine anglaise ou irlandaise, forment la population stable de cette localité.[1] Tous parlent l’anglais et le français, ou plutôt, mêlent l’anglais avec le français ; cette fantaisie s’est même attaquée aux noms propres, car plusieurs des habitants ont un double étui pour leurs noms de famille. Ainsi, le jour de notre arrivée, se présentait un des marguilliers de l’endroit, sous le nom de Rinfret ; le lendemain il était désigné comme M. Coldback : c’était son nom breton, qu’il comprenait aussi bien que le nom gaulois de ses ancêtres.

Trois familles ont formé la base sur laquelle s’est élevée la population de l’anse au Gris-Fond et de la rivière au Renard : ce sont les English, les Sinnot et les Bond. Des pêcheurs, venus généralement du district de Québec, sont entrés dans ces familles et en ont fondé de nouvelles. Ainsi que dans les autres villages de la côte, il s’y réunit pendant l’été un bon nombre d’étrangers, qui sont employés par MM. Janvrin et par la maison Buteau et LeBouthillier.

Une couple de goëlettes sont dans le havre, échangeant des farines, du lard, des marchandises, contre les produits de la pêche. Sur les grèves règne un air de vie et d’activité.

Au fond de l’anse est une petite rivière avec son barachois. En général, sur cette côte, tous les établissements sont placés dans une situation analogue. En voici la raison : la pêche demande une grève commode pour faire sécher la morue, et un mouillage où les chaloupes et les goëlettes puissent ancrer à l’abri des gros vents ; il faut aussi trouver de l’eau douce dans le voisinage. À l’embouchure des petites rivières qui se jettent dans la mer, se rencontrent ordinairement une grève commode, une anse, de l’eau douce ; la mer fournit le reste. Sur tous les autres points de cette côte, les flots viennent battre contre des rochers escarpés, au pied desquels une corneille trouverait à peine assez de place pour poser le pied.

Les terres sont bonnes aux environs de l’anse au Gris-Fond ; mais, comme dans les autres parties de la Gaspésie, l’agriculture y est presque abandonnée pour la pêche.

Un fort vent contraire nous accueille à la sortie du petit havre ; cependant notre malheur est fort avantageux pour une goëlette que nous hélons. Elle se rend de la baie des Chaleurs à Québec, où le capitaine est prié de donner de nos nouvelles. La soirée est obscure, et de lourds nuages s’étendent sur l’horizon, puissamment poussés par le vent. Au large apparaît une goëlette, à la coupe étrange, qui porte le cap sur nous. Deux longues chaloupes sont suspendues à ses flancs, l’une à bâbord et l’autre à tribord ; sur son pont sont rangés une douzaine de gaillards, qui semblent prêts à tenter une aventure. Noire, lourde, se traînant péniblement sur les eaux, elle a la mine lugubre de ce mystérieux vaisseau de la mort, qui, suivant les marins anglais, se révèle, la nuit de la mi-été, à quelque bâtiment condamné à périr. Eh bien ! les ténèbres qui se répandent sur les flots, nous annoncent précisément le commencement de cette nuit terrible.

Après tout, ce n’est pas le « flying Dutchman » des Anglais, mais bien un baleinier de la baie de Gaspé, portant ses deux barges, longues, étroites et légères ; il est monté par le nombre d’hommes nécessaire pour faire la pêche de la baleine. Cette goëlette croise ordinairement entre l’île d’Anticosti et la côte du sud, parage où les baleines sont nombreuses. En effet, depuis quelques jours, à peine se passe-t-il une heure sans que nous en voyions plusieurs s’élever à la surface, lancer dans l’air une colonne d’eau, éternuer vivement, faire trois fois le plongeon, et aller répéter les mêmes tours un peu plus loin. Trois ou quatre baleines sont parfois en mouvement sur différents points, les unes assez rapprochées de nous, les autres à deux ou trois lieues de distance. Ces énormes masses se montrent, dit-on, difficiles dans leurs repas, et elles paraissent rechercher une nourriture choisie. Quand elles voyagent ainsi près de la surface, elles font la chasse à un poisson fort petit, dont elles raffolent, et qu’elles engloutissent par milliers.

Les Canadiens ont négligé les trésors que leur présente le golfe Saint-Laurent. Tandis que les armateurs d’Halifax et de Saint-Jean du Nouveau-Brunswick expédient annuellement des navires pour la pêche de la baleine, pas un seul bâtiment n’est frété à Québec pour faire la guerre à ces géants de la mer, qui, à l’entrée du grand fleuve, vivraient dans une profonde sécurité, si des Écossais du bassin de Gaspé ne leur donnaient la chasse.


Juin, 25.

À trois lieues de l’anse au Gris-Fond, une terre basse s’avance du pied des montagnes, et se termine à la mer par une pointe, qui n’a guère plus de trente à quarante pieds de hauteur. C’est le cap des Rosiers, que les géographes donnent comme le point où finit le Saint-Laurent. Il faut avouer que ces messieurs ont, au mépris des convenances, choisi un des plus ignobles amers, pour désigner l’entrée du roi des fleuves de l’Amérique Septentrionale. Ils n’avaient cependant pas besoin de porter la pointe de leur compas, bien loin du misérable cap des Rosiers, pour trouver une colonne aussi grandiose que le Calpé et l’Abyla d’Hercule, et digne d’annoncer aux navires le majestueux Saint-Laurent. En effet, à sept milles au-delà du cap des Rosiers, se termine par le promontoire du Fourillon, la chaîne des montagnes qui bordent la rive droite du fleuve, au-dessous de Québec. Le Fourillon est une péninsule étroite, qui s’avance hardiment jusqu’à une lieue dans la mer, entre l’anse du cap des Rosiers et la baie de Gaspé. Du côté du nord, il présente un roc nu, taillé à pic, et s’élançant à une hauteur de sept cents pieds ; c’est le reste d’une montagne, dont une moitié a été précipitée dans la mer, après avoir été minée à sa base par la glace et par les eaux ; l’autre moitié est restée debout, droite comme une muraille.

Vis-à-vis de la pointe du Fourillon, est l’îlot de la Vieille, probablement uni autrefois avec la terre ferme, dont il est maintenant séparé par un étroit canal.

La Vieille, rocher de peu d’étendue, a reçu ce nom, parce que les yeux des marins y ont entrevu une tête de femme, couverte d’une large coiffe, comme en portaient nos grand’mères canadiennes. Mais le temps, les vents et les vagues ont dérangé les ajustements de la bonne dame. Aujourd’hui, l’îlot, vu de la mer, ressemble tellement à un vaisseau portant toutes ses voiles, que les navigateurs, même ceux qui connaissent ces lieux, y sont quelquefois trompés.[2]

C’est ici un pays de tempêtes et de naufrages. Ce qui ajoute aux dangers de la mer voisine, ce sont les brumes épaisses, qui dérobent à la vue les objets les plus rapprochés. À la hauteur de la Vieille, nous rencontrons un de ces brouillards que les matelots nomment bancs de brume. Devant nous s’abaisse, comme un immense linceul, un voile obscur, que l’œil ne peut percer, et qui sépare les ténèbres de la lumière. Au moment où nous l’atteignons, le soleil luit au-dessus de nos têtes ; un instant après, nous sommes plongés dans une nuit, qui ne permet pas de distinguer un homme, d’un bout à l’autre de la goëlette. Cette transition est subite ; le changement se fait complet, tranché, comme celui qui s’opéra devant les anges rebelles, lorsqu’ils tombèrent de la splendeur des cieux dans la nuit des enfers.

Fréquemment, au milieu de ces brumes, des navires poussés par un vent favorable, et n’ayant point vu de terres depuis leur départ d’un port européen, vont se briser contre les rochers du Fourillon, ou les côtes basses du cap des Rosiers. D’autres entrent, à pleines voiles, dans la baie de Gaspé, croyant remonter le Saint-Laurent. Il y a deux ans, un bâtiment, qui naviguait ainsi dans de profondes ténèbres, s’échoua brusquement sur un banc de sable. Comme le capitaine se croyait en plein fleuve, il ne pouvait s’expliquer la mésaventure ; le seul remède était de prendre patience, et il s’y soumit. La brume se dissipa ; et quel ne fut pas son étonnement, lorsqu’il se vit échoué sur une pointe de sable, au fond de la baie de Gaspé ! Ce printemps même a péri, près du même lieu, un navire chargé d’émigrés, qui à grande peine ont échappé à la mort.

La baie de Gaspé est une belle nappe d’eau, large de huit milles et s’avançant environ six lieues entre deux terres hautes. L’une, le revers du Fourillon, est montagneuse ; l’autre est agréablement diversifiée par des coteaux, des vallons, des bois, des groupes de maisons. La terre du nord est généralement escarpée. Sur quelques points, néanmoins, les montagnes s’éloignent de la mer, et laissent à leur base un espace plus uni, sur lequel se sont formés des établissements de pêche ; telles sont l’anse Saint-George et la Grand’Grave, occupées par des familles venues de Jersey. L’industrie et l’esprit d’entreprise de ces Jersiais, comme on les nomme ici, leur procurent, bientôt après leur arrivée, une aisance qu’ils n’auraient jamais connue dans leur pays.

Au fond de la baie de Gaspé, est le meilleur port de toute la côte ; il est séparé de la baie par deux pointes, qui laissent entre elles un canal navigable pour de gros navires. Avant d’arriver à l’entrée du port, on rencontre à la côte du sud, l’embouchure de la petite rivière Saint-Jean, près de laquelle, sur un coteau, est le village de Douglastown. Il fut fondé, il y a environ soixante ans, par un arpenteur écossais, nommé Douglas. Dans l’espérance d’y voir bientôt fleurir une ville considérable, il avait partagé un terrain étendu, en lots de quatre arpents, qu’il sépara les uns des autres par des rues larges et se coupant à angles droits. Le gouvernement impérial dépensa beaucoup d’argent, pour établir en ce lieu quelques Américains restés fidèles à l’Angleterre, et pour rendre leur condition supportable. Malgré ces secours, ou plutôt en conséquence de ces secours, le fondateur se ruina dans la spéculation, et aujourd’hui à peine reste-t-il quarante familles descendant des premiers habitants. À ce petit groupe d’Anglais se sont joints quelques Canadiens et des Français : aussi les langues anglaise et française paraissent familières à tous.[3]

À peine avons-nous mouillé, qu’un Juif anglais, à la figure vraiment israélite, monte à bord de la Sara. Il fait le commerce sur cette côte, et a pris notre goëlette pour un bâtiment qu’il attend de jour en jour. Après avoir fait gracieusement ses offres de service, il retourne à terre porter aux catholiques du lieu la nouvelle de l’arrivée de l’Évêque.

Au sommet du coteau apparaît le clocher de la petite chapelle, dont le corps est caché par un bosquet de sapins. En débarquant, nous dirigeons nos pas de ce côté, au milieu de monticules de morue et aux cris de joie des honnêtes citoyens de Douglastown.

Sous le rapport moral, cette mission est une des meilleures du district de Gaspé. La population est polie, intelligente et religieuse ; elle présente une physionomie sociale qu’on ne rencontre point dans les postes environnants. Cette différence marquée doit être regardée comme un des effets de l’instruction, qui est généralement répandue parmi les habitants de Douglastown ; depuis un grand nombre d’années, en effet, ils ont tenu à honneur d’avoir parmi eux un bon maître d’école. Les hommes, les femmes et les enfants s’occupent beaucoup de la pêche, et, afin de s’y livrer, négligent les autres genres d’industrie. Aussi, c’est aux magasins qu’ils prennent habits, chaussures, outils, meubles et provisions, pour les besoins de la famille ; ces articles coûtent fort cher sur les lieux, et il faut les payer en morue, qui n’est pas aussi abondante qu’ailleurs.

Depuis 1882, un poisson jusqu’alors inconnu a servi à augmenter les profits des pêcheurs ; c’est, par la forme et les habitudes, un véritable maquereau géant, ayant une longueur de dix à onze pieds, qualités qui lui ont valu le nom de cheval-maquereau. Telle est la grosseur de ce poisson, qu’un seul individu de bonne taille suffit pour remplir trois barils ; or c’est une assez belle aubaine pour le pêcheur, puisque le prix du baril est de six piastres.

Le cheval-maquereau est fort, actif, et se défend vigoureusement lorsqu’il est attaqué. La pêche de ce poisson ressemble en petit à celle de la baleine. Une barge légère s’avance sans bruit vers le maquereau monstre, qui se joue à la surface de l’eau ; placé à l’avant de la barge, un homme lance contre lui un dard retenu par une longue corde, tandis qu’un second matelot veille à ce qu’en se déroulant, elle ne rencontre aucun obstacle qui l’arrête. Le poisson frappé plonge et s’enfuit d’abord rapidement : mais, bientôt épuisé par ses efforts et par la douleur que lui cause sa blessure, il revient sur l’eau, où il est attaqué de nouveau et traqué par ses persécuteurs, jusqu’à ce que la mort mette fin à ses souffrances.

L’agriculture est entièrement négligée, quoique les terres soient bonnes dans les environs, et qu’une dune, située à l’entrée de la rivière Saint-Jean, fournisse une vase propre à former un excellent engrais. Les céréales réussiraient, et la culture des pommes de terre serait profitable pour celui qui voudrait s’y livrer. Un irlandais, établi ici depuis deux ans seulement, en a vendu, le printemps dernier, pour la valeur de soixante-quinze louis.


Juin, 27.

Monseigneur de Sidyme termine une des missions les plus consolantes pour lui, par un discours dans lequel il félicite les catholiques de Douglastown de leurs bonnes dispositions. À son départ du village, tous veulent avoir la satisfaction de l’escorter jusqu’à la goëlette, afin de recevoir une dernière bénédiction de sa main, avant de se séparer pour retourner chez eux.

L’Évêque avait témoigné le désir de visiter l’établissement où les trois baleiniers de Gaspé déposent leurs prises. Plusieurs embarcations ont été préparées pour nous y conduire, et nous profitons d’un vent léger, qui nous y pousse en peu de temps. Après avoir passé le banc extérieur, nous nous dirigeons vers une autre pointe sablonneuse, qui s’avance dans le port et sur laquelle s’élèvent quelques chétives baraques ; là sont amoncelées des masses de lard de baleine, que l’on fait fondre dans d’immenses chaudières, afin d’en extraire les matières grasses et huileuses. Le résidu est employé comme combustible pour alimenter les feux.

Le dépècement se fait au large, ou dans un des havres voisins du lieu où la baleine a été tuée. Après l’avoir solidement amarrée sur un des flancs du bâtiment, les matelots, ayant des crampons fixés sous la semelle de leurs lourdes bottes, descendent sur la masse inerte et glissante. Munis de tranches, de couteaux et de crocs, ils découpent la viande par longues bandes, qui sont enlevées au moyen d’un cabestan et déposées dans la calle. Les barbes de la baleine sont arrachées soigneusement ; et lorsqu’on s’est assuré de toutes les dépouilles, à un signal donné, les travailleurs remontent sur le bâtiment, les amarres qui retenaient la carcasse sont larguées, et elle descend lentement dans les profondeurs de la mer.

Les pêcheurs ne font aucune difficulté de manger le maigre de la baleine ; mais les sauvages seuls ont le courage d’avaler le gras, dont le goût, suivant eux, ressemble à celui du lard. Il en découle une huile abondante, avant même qu’on l’ait soumise à l’action du feu. Cette première huile est bien supérieure à celle qu’on obtient par la chaleur des fourneaux ; aussi se vend-elle plus cher que l’autre.

De la pointe au Pénouïl,[4] où nous sommes l’on aperçoit tout le port, avec une grande partie du bassin, ainsi que le village où réside l’aristocratie de la Gaspésie. Dans le port de Gaspé se jettent la rivière du nord-ouest et celle du sud-ouest. L’entrée de la dernière forme le bassin, qui a moins d’un mille de longueur, et dont la profondeur varie de cinq à neuf brasses d’eau. Ce port intérieur peut recevoir une flotte considérable ; il renferme dans ce moment plusieurs navires et une goëlette du gouvernement, placée sous la direction du capitaine Bayfield et employée à faire le relèvement des côtes du district. Le grand port connu autrefois des Français sous le nom de baie du Pénouïl, jouissait d’une certaine importance, il y a un peu plus d’un siècle. En 1745, M. de Beauharnois, gouverneur-général du Canada, proposait au ministre de s’en occuper. « On pourrait absolument », écrivait-il, « faire faire un établissement à Gaspé. Il y a, dans le fond de la baie de ce nom, un beau havre appelé la baie du Pénouïl ; les plus gros vaisseaux y seraient en sûreté… On a vu à Gaspé et aux environs jusqu’à quarante et cinquante navires de pêche ; elle commence ordinairement du quinze au vingt juin, et finit au quinze et vingt novembre et même plus tard. Le climat est à peu près semblable à celui de Québec. On assure que les terres qui sont dans le fond de la baie du Pénouïl sont passablement bonnes. Le nommé Harbour, canadien, y a une habitation, où il a cultivé du blé, qui est venu à maturité, ainsi que le blé sarrasin et les légumes de toute espèce. »

Plus de deux siècles avant la date de cette lettre, les Français avaient visité la baie du Pénouïl et en avaient pris possession. En 1584, Jacques Cartier fut forcé de s’y réfugier et se mit en rapport avec les naturels qui demeuraient dans le voisinage. Sa petite flotte était mouillée à l’entrée de la baie de Gaspé, lorsque le vent souffla avec tant de violence qu’un de ses navires perdit une ancre. « Pour ce », dit-il, « nous fut besoin passer plus outre en ce fleuve, quelques sept ou huit lieues pour gagner un bon port, où il y eût bon fond lequel nous avions été découvrir avec nos barques ; et, pour les mauvais temps, tempête et obscurité qu’il fit, demeurâmes en ce port jusqu’au vingt-cinquième, sans pouvoir sortir. »

« Cependant nous vîmes une grande multitude d’hommes sauvages qui péchaient des tombes,[5] desquels il y a grande quantité ; ils étaient environ quarante barques, et, tant en hommes, femmes qu’enfants, plus de deux cents, lesquels, après qu’ils eurent conversé en terre avec nous, venaient privément au bord de nos navires avec leurs barques… Ils n’ont autre demeure que dessous ces barques, lesquelles ils renversent et s’étendent sous icelles, sur la terre sans aucune couverture. »

Avant de quitter le port, Cartier voulut planter une croix, sur la pointe de sable qui en ferme l’entrée. « Le vingt-quatrième jour de juillet », dit-il, « nous fîmes faire une croix, haute de trente pieds, sur la pointe de l’entrée de ce port, au milieu de laquelle mîmes un écusson relevé avec trois fleurs de lis, et dessus était en grosses lettres entaillées en du bois : Vive le Roi de France. Et après, la plantâmes en leur présence sur la dite pointe. Et, l’ayant levée en haut, nous agenouillons tous, ayant les mains jointes… de laquelle chose ils s’émerveillaient beaucoup. »

Cartier avait choisi un site admirable pour y arborer l’étendard sacré de la foi. Érigé pour la première fois dans la Nouvelle-France, la croix dominait d’un côté sur la magnifique baie de Gaspé, et, de l’autre, sur ce beau port, où, bien des fois, depuis, les bâtiments français et anglais sont venus chercher un abri contre les fureurs de la tempête. Les Gaspésiens parurent cependant s’inquiéter de cette prise de possession, car, lorsque les marins français furent retournés à leurs navires, un capitaine sauvage, accompagné de ses trois fils et de son frère, vint protester contre l’occupation de son pays ; c’est du moins ce que comprit Cartier. Vêtu d’une vieille peau d’ours, le chef se leva avec dignité dans son canot, et fit une longue harangue, durant laquelle, tantôt il montrait la croix, tantôt il étendait la main vers les terres voisines, comme pour déclarer qu’elles lui appartenaient. Quand il eut péroré à sa fantaisie on l’attira, ainsi que ses compagnons sur un des navires, où, après lui avoir remis quelques présents, Cartier lui expliqua qu’il désirait mener en France deux de ses fils. Pour les engager à faire ce voyage, on revêtit chacun d’eux d’une chemise et d’un sayon de couleur ; on leur mit sur la tête une toque rouge et on leur passa au cou une chaîne de laiton. Ainsi affublés, les jeunes gars ne pouvait plus contenir leur joie ; et, sous l’inspiration du moment, ils consentirent à suivre leurs magnifiques patrons. Taiguragny et Domagoya distribuèrent leurs vieux habits à leurs parents ; le lendemain, ils faisaient leurs adieux et laissaient leur sauvage patrie, pour aller visiter le beau pays de France.

Lorsque, l’année suivante, le navire de Cartier débouquait du canal qui court entre l’île d’Anticosti et la côte du nord, pour entrer dans le grand fleuve, les deux jeunes gaspésiens, se balançant dans les haubans, saluaient la chaîne bleuâtre des montagnes du sud, aux cris joyeux de Honguedo ! Honguedo ! Malgré les splendeurs qu’ils avaient entrevues dans les villes européennes, ils portaient leurs regards avec bonheur vers la terre de leurs ancêtres. Et ils avaient le droit de la contempler avec un juste orgueil, car la France ne leur avait rien offert de plus majestueux que les monts Notre-Dame, de plus noble que la baie de Gaspé, de plus beau que le bassin sur les eaux duquel ils avaient souvent, dans leur enfance, poussé le léger canot de leur père, le vieux chef de Honguedo.

Comme il y a déjà trois cents ans que ces faits se passaient, et qu’ils ont perdu l’attrait de la nouveauté, il sera peut-être mieux de laisser le seizième siècle pour rentrer dans le dix-neuvième.

Pendant notre visite aux fourneaux, le vent a changé de direction, de sorte que nous pouvons en profiter pour retourner au mouillage de Douglastown. Cette partie du voyage est rendue peu agréable par quelques fortes ondées ; cependant nous oublions presque ce contretemps, en prêtant l’oreille à la belle voix d’un de nos bateliers, qui répète avec goût quelques chants mélancoliques de la vieille Irlande. Né dans la Gaspésie ce jeune homme les a reçus de ses parents, et il les conserve comme de précieux souvenirs de la terre que ses pères ont habitée.

La pluie continue à battre le pont de la goëlette, et nous nous félicitons de nous être mis à l’abri, lorsqu’un sauvage, grimpant par dessus le plat-bord, se présente au milieu de nous ; il balbutie quelques mots, moitié français, moitié anglais, qui, mal articulés, ne peuvent guères nous expliquer l’objet de sa visite. M. F. est heureusement muni d’une assez bonne provision de micmac, et il s’en sert pour questionner notre homme. Après un long interrogatoire, on conclut qu’une femme sauvage est malade, tout près du lieu que nous venons de quitter, dans le port de Gaspé ; en vrais Micmacs, pour envoyer chercher un prêtre, ses amis ont attendu le jour et le moment où le vent favorable allait engager le capitaine V. à lever l’ancre. — « Où est la malade ! » — Oulla », répond Alguimou, étendant le cou, comme une tortue qui veut reconnaître le terrain ; « Oulla », répète-t-il en recommençant sa pantomime. — « Ce doit être à une bonne distance », remarque M. F. ; « oulla signifie là-bas ; et, chez eux, là-bas veut dire qu’il faut aller plus ou moins loin, selon que le cou est plus ou moins tendu. Or vous voyez qu’il a fait tout ce qu’il a pu pour se l’arracher du milieu des épaules. » Monseigneur de Sidyme se décide à aller administrer la confirmation à la malade ; il est accompagné de messieurs F. et Montminy, dont les services sont requis en même temps. Ils ne reviennent de leur excursion que tard dans la soirée.


Juin, 28.

De grand matin, la Sara s’ébranle pour quitter la baie de Gaspé. Dans sa course autour de la pointe Saint-Pierre, elle est serrée de près par un cul-de-poule américain ; les deux goëlettes se penchent, étendent leurs longues voiles, et glissent sur les flots comme des oiseaux de mer. On les dirait douées d’intelligence, tant elles semblent faire d’efforts pour se devancer l’une l’autre, tant elles paraissent se passionner dans la lutte ; chacune met dehors toute sa puissance de vitesse, pour ne point céder à sa rivale. La course se termine près du village de la Malbaie, où les deux concurrentes viennent s’arrêter bord à bord, sans que l’une puisse réclamer l’avantage sur l’autre.

La chapelle de la Malbaie est bâtie sur un coteau qui domine le village, et d’où la vue s’étend au loin sur la mer. Vers l’ouest, une terre basse, coupée par un barachois et offrant quelques habitations éparses, forme le fond de la baie, qui a une lieue de longueur sur trois lieues de largeur. À l’autre bord de cette belle nappe d’eau, se dressent des montagnes brisées, au-dessus desquelles s’élève le mont Sainte-Anne, et dont les derniers contreforts forment l’île de Percé et celle de Bonaventure.

Cette baie a porté dans l’origine le nom de baie des Molues ou Morues, parce que ce poisson s’y prenait en abondance par les pêcheurs basques, normands et bretons. Les anglais ont changé les mots, baie des Molues, en Molue bay, puis en Malbay ; ce dernier nom a été accepté par les pêcheurs français du pays, et aujourd’hui il est le seul qui soit généralement connu.

Nous sommes reçus chez Guillaume Girard, premier marguillier du lieu, quoique encore protestant. Girard est un des plus riches pêcheurs de la Malbaie. Arrivé pauvre de l’île de Jersey, à force d’activité et d’industrie, il est parvenu à réaliser une petite fortune. Outre ses propriétés foncières, il possède dix-sept barges, qui depuis le printemps ont déposé sur ses vignots mille quintaux de morue. La morue est fort abondante dans les eaux voisines ; souvent elle s’y jette en si grande quantité, qu’elle est poussée au rivage. Dernièrement on en a trouvé des masses considérables, qui, en poursuivant le capelan, s’étaient aventurées dans la rivière de la Malbaie, et étaient restées à sec sur le sable.

Comme cette mission est peu étendue, nous en repartons le même jour pour Percé.

  1. En 1858, l’anse au Gris-Fond renfermait quarante-une familles. Aujourd’hui la langue française y a presque supplanté l’anglais.
  2. Le rocher de la Vieille, miné par les flots, a été renversé, vers 1851 on 1852 ; il pouvait avoir de trente à trente-cinq.
  3. Depuis 1836 un grand changement s’est opéré à cet égard. Quelques familles irlandaises, s’étant jointes à l’ancienne population de Douglastown, l’anglais a pris le dessus, et la langue française a été complètement oubliée, même dans les familles canadiennes. Il ne reste plus guères que cinq ou six vieillards qui parlent le français.
  4. Ce nom, donné autrefois par les pêcheurs basques, signifie péninsule.
  5. Selon Hakluyt, ce sont des maquereaux.