La Gaspésie/Chapitre II

Imprimerie A. Côté (p. 37-70).

CHAPITRE DEUXIÈME


Sainte-Anne des Monts — Un village de pêcheurs — Le Mont-Louis — Le braillard de la Madeleine — La rivière au Renard — Les pêcheries — Une chasse à la poursille, suivie de réflexions — Un coup marin qui cause en anglais — Le beaupré, et une heure de méditation sur le passé, le futur et le présent.


Vers 6 heures du soir, poussés par un fort vent de nord-ouest, nous doublons la pointe de Sainte-Anne des Monts, située à un peu plus de trois lieues du cap Chates. Comme le capitaine V. ne connaît point l’entrée de la rivière, nous mouillons à une demi-lieue de terre. Quelques coups de canon annoncent aux habitants de Sainte-Anne l’arrivée de l’évêque, qui est attendu depuis quelques jours. Une barge se détache aussitôt du rivage ; elle nous amène un pilote, qui, pour éviter des cayes dangereuses, jette la goëlette sur un banc de sable, à cinquante pieds de l’entrée du petit port. Par bonheur, la mer est presque basse ; nous pourrons facilement nous remettre à flot, quand elle montera.

À peine avons-nous eu le temps de rire de notre malheur, que nous voyons arriver une barge, expédiée pour transporter les passagers à terre. M. B. missionnaire de Sainte-Anne, et M. LeM., ancien seigneur du lieu, chez qui nous devons être reçus, viennent prier Mgr de Sidyme et ses compagnons de débarquer de suite. Cette invitation est reçue avec grand plaisir, car depuis notre départ de Québec nous n’avons pu encore descendre au rivage.

Le mouvement de la mer nous suit sur la terre ; lorsque nous entrons dans la maison de notre hôte, le plancher semble s’élever et s’abaisser, le pied est mal assuré, et le corps conserve un balancement qui serait compromettant à la suite d’un dîner à l’anglaise.

Mais c’est du souper qu’il s’agit ; il est déjà huit heures, et, après quelques jours passés à la mer, il n’est rien pour aiguiser l’appétit, comme des murailles qui ne vacillent point et une table qu’il n’est pas nécessaire de retenir avec les pieds et avec les mains. Sur leur demande, on sert aux voyageurs des mets qu’ils ont entendu vanter, mais qu’ils n’ont encore jamais rencontrés ; ce sont des ralingues de flétan et des morues toutes fraîches. Les morues qu’on nous présente ont été prises, il y a vingt-quatre heures, non à la ligne, mais avec le pied ! Hier soir, à deux pas du banc sur lequel nous nous sommes échoués, une vingtaine de morues, entraînées au rivage en poursuivant le capelan, sont restées sur le sable et ont été assommées à coups de pied.

Le vent du nord-ouest nous a fait parcourir depuis le matin environ trente lieues, dont dix-huit, depuis Matane, ne nous ont coûté que cinq heures et demie de navigation. Ce jour étant un dimanche, il a fallu suppléer aux offices de l’église par les prières de la messe, la récitation du chapelet et quelques lectures de piété. Comme le temps était magnifique, ces exercices se sont faits sur le pont, afin que tout l’équipage y pût assister. Se brisant contre les flancs du vaisseau, la mer élevait sa grande voix pour louer avec nous le Seigneur, et bénir celui qui a creusé son bassin et tracé ses limites.

Nous retournons à bord pour la nuit. La goëlette a été laissée sur le flanc lorsque la mer s’est retirée, et elle a donné à la bande de telle sorte, que deux d’entre nous doivent renoncer à se coucher sur leurs lits, où ils ne peuvent s’aventurer qu’en risquant de rouler sur le plancher. Force leur est donc de s’étendre in plano, afin de se maintenir la tête au-dessus des pieds. Mais ils ont compté sans leur hôtesse : lassée d’être étendue sur le côté droit, la Sara, pendant la nuit, s’est soulevée avec la marée montante, et, en reprenant sa position sur le banc de sable, s’est étendue sur le flanc gauche. Par suite du demi-tour, les deux malheureux de la veille se trouvent, ce matin, dans la position de Gulliver entre les mains du géant de Brobdignag : ils ont les pieds levés au ciel et la tête penchée vers le banc de sable.


Juin, 20.

Sainte-Anne des Monts est un poste agréable et salubre, offrant, pour les mois de l’été, une retraite confortable à un valétudinaire qui aurait conservé assez de santé pour aller respirer l’air pur et frais, en se livrant aux amusements de la pêche et de la chasse. À cette époque, les bords de la mer sont couverts de bandes de gibiers noirs ; au printemps et à l’automne, les canards et les outardes abondent ; outre cela, dans les bois voisins des habitations, l’on trouve en tout temps des perdrix et des porcs-épics.

Dans les eaux limpides de la Sainte-Anne l’œil du pêcheur peut suivre les mouvements, des truites, câlinant derrière une pierre, ou se poursuivant et se disputant entre elles les entrailles de morue qui leur sont jetées. Vers le commencement de juin arrive le capelan, qui remonte le Saint-Laurent pour déposer son frai. Ce petit poisson voyage en masses si denses, qu’elles opposent quelquefois de la résistance aux rames plongées à l’eau. Leurs colonnes mouvantes sont poursuivies par les morues, qui arrivent vers le même temps dans ces parages. Pendant que le capelan reste près de terre, la morue est abondante, et deux bons pêcheurs peuvent alors en prendre de trois cents à six cents par marée.

La chapelle et la maison du seigneur sont bâties sur une presqu’île sablonneuse, formée par un barachois et l’embouchure de la rivière Sainte-Anne. Les habitations s’étendent le long du fleuve, jusqu’à une demi-lieue de chaque côté de ce point central. N’ayant rien de mieux à faire avant les exercices de la mission, je consacre une heure à visiter le premier endroit de pêche que j’aie encore rencontré. Le soleil vient de se lever ; la brise du matin répand une délicieuse fraîcheur et porte au loin cette odeur, moitié saline et moitié sulfureuse, qui s’échappe des tas de varech déposés au rivage. Une grève de sable blanc, ferme et unie, s’étend autour de l’anse. Vers l’intérieur, à quelque distance du fleuve, le terrain s’élève, et les collines s’étagent les unes au-dessus des autres, jusqu’à ce qu’elles se terminent par les Chikchâks, dont quelques cimes, dans les environs, ont plus de trois mille cinq cents pieds de hauteur. Près de chaque maison de pêcheur est le vignot, échafaud long, étroit, couvert de claies sur lesquelles sèche la morue. Des bandes de chiens et de pourceaux, dans la jouissance d’une indépendance illimitée, errent de côté et d’autre, grognant, aboyant, se querellant autour des débris de poissons amoncelés sur le sable.

Sainte-Anne des Monts ne renferme que trente-sept familles, dont la plus ancienne y est établie depuis vingt ans, les autres y sont venues depuis.[1] Il n’y a pas encore bien longtemps que ceux qui naviguaient sur cette côte craignaient de s’y arrêter ; ils aimaient mieux essuyer les plus rudes tempêtes au large que de venir mouiller dans ce port, car les habitants passaient alors pour des pillards déterminés. Aujourd’hui les choses ont bien changé ; les pêcheurs du lieu gagnent leur vie honnêtement, se contentant de faire la guerre à la morue et au saumon. Ils prouvent leurs bonnes dispositions pendant la visite épiscopale, car tous se rendent aux exercices et s’empressent d’approcher des sacrements.

La seigneurie de Sainte-Anne des Monts appartient maintenant à M. Buteau, marchand de Québec, ainsi que celle de Petite-Sainte-Anne, acquise de la famille Vallée. Le sol est sablonneux près du fleuve, mais devient meilleur à mesure que l’on s’approche des montagnes. Quoique la température soit froide, le blé mûrit très-bien ; jusqu’à présent, cependant, les habitants ont négligé la terre pour s’occuper presque entièrement de la mer.


6 heures du soir.

Après les exercices de la mission, nous allons essayer notre chance à la pêche. Près du banc de sable, placé à l’entrée de la petite rivière, un grand nombre de pêcheurs, les uns marchant dans l’eau, les autres montés sur des flottes, s’occupent à prendre du capelan, qui sert de bouette ou d’appât pour la morue ; à chaque coup de verveux, ils retirent plus d’un demi-minot de ce poisson. Aussi notre provision de capelans se fait dans un instant, et nous mouillons sur un fond, où il y a cinq ou six brasses d’eau. Au bout de trois quarts d’heure, seize grosses morues, étendues au fond de la chaloupe, témoignent leur mauvaise humeur, en ouvrant les ouïes, balançant les nageoires et battant de la queue. Il faut savoir s’arrêter à temps dans les voies de la bonne fortune ; le soleil vient de se coucher, le canon de la pointe nous appelle ; on nous attend pour le souper.

— « Ramons, amis, vivement, vigoureusement ; qu’importe la fatigue du moment, nous pourrons ce soir dormir en paix, sans craindre les soubresauts de la Sara. »

La goëlette est, en effet, entrée dans la petite rivière, où, à l’abri des vents et des flots, elle nous promet une nuit plus tranquille que la dernière. Cependant, Morphée a beau entasser ses pavots sur nos paupières, il nous coûte de laisser le pont pour la chambre. Le temps est si calme ; la lumière de la lune tombe si mollement sur les masses obscures des montagnes ! Voyez au large ces feux glissant silencieusement sur la mer ; une lueur rougeâtre s’attache aux canots, et aux figures fantastiques qui les guident ; elle se répand au loin et s’étend sur les eaux, comme un vaste linceul ensanglanté. Armés de flambeaux, les pêcheurs sont en quête du saumon, qui ordinairement remonte pour frayer dans la rivière, vers le milieu du mois de juin. Le temps de son arrivée est passé, et il n’en a pas encore été pris. Aussi on s’inquiète de cette circonstance, et, chaque soir, depuis quelques jours, les pêcheurs viennent sonder de l’œil les fonds, où il a coutume de s’arrêter avant d’entrer dans la rivière Sainte-Anne.

Juin, 21.

Hier, nous devions laisser ce lieu ; mais comme plusieurs des habitants éloignés n’avaient pu encore se rendre afin de recevoir la confirmation, Mgr de Sidyme est resté pour l’avantage des retardataires ; à l’issue de la messe, il a adressé aux pêcheurs et à leurs familles des recommandations, qui ont été écoutées avec beaucoup d’attention.

La goëlette nous attend au large : la plus belle barge du port, choisie pour nous y transporter, est suivie de nombreuses embarcations. Du gaillard d’arrière, l’évêque renouvelle ses adieux auxquels les braves gens de Sainte-Anne répondent par une fusillade prolongée. Vers sept heures du matin, nous partons avec le secours d’un très-faible vent, qui, après nous avoir taquinés pendant une couple d’heures, nous abandonne complètement à la merci de la mer et du courant.

Aussi avons-nous le temps d’examiner les cheminées, rochers ainsi nommés à cause de leur forme, et d’admirer plusieurs gentilles cascades de cinquante à soixante pieds de hauteur, dont la blancheur contraste avec la teinte sombre des arbres voisins. Toute cette côte, depuis Sainte-Anne, est haute, escarpée, coupée par de profondes ravines. Dans l’intérieur, les terres sont bonnes, nous dit-on, et pourraient nourrir un grand nombre de familles. En ouvrant des chemins pour lier cette portion du pays avec le district de Québec, la législature encouragerait à s’y établir les cultivateurs peu fortunés des anciennes paroisses.

Pendant que la France possédait le Canada, on maintenait sur cette côte quelques établissements de pêche ; un des plus florissants, selon Charlevoix, fut celui de la compagnie du sieur Riverin, au Mont-Louis. Cet endroit, dans les environs duquel l’on avait découvert du cuivre, promettait alors beaucoup, par l’abondance de la pêche, la fertilité des terres de la vallée, et les avantages du port pour les petits bâtiments employés aux pêcheries. Il est à remarquer que le blé mûrit ici, aussi bien que dans les environs de Québec. Le poste de Mont-Louis est à douze lieues de Sainte-Anne des Monts ; il ne renferme plus aujourd’hui que trois familles, dont les habitations, placées sur les bords de la rivière, sont abritées contre les vents par l’éperon d’une haute montagne. Une famille habite Grand-Étang, à sept lieues au-dessus de la Rivière-au-Renard ; et voilà les seuls habitants qu’après avoir laissé Sainte-Anne, l’on trouve sur une étendue de trente lieues de côtes.[2]


Juin, 22.

Le vent nous a aidés pendant la nuit ; nous sommes par le travers de la rivière de la Madeleine, célèbre dans les chroniques du pays par les histoires de revenants qui s’y rattachent. Et quel est le matelot canadien qui a fréquenté ces parages, sans avoir entendu, pendant la nuit, les accents plaintifs, les cris lugubres du braillard de la Madeleine ? Quel marin de la côte consentirait à passer quelques jours, seul dans ce lieu, où un esprit tourmenté cherche à faire comprendre sa peine ? Est-ce l’âme d’un naufragé, qui demande la sépulture chrétienne pour son corps et les prières de l’église pour elle-même ? Est-ce la voix du meurtrier, condamné à expier son crime au lieu même où il l’a commis ? Les écumeurs de mer qui ont rôdé sur ces côtes ne se sont pas toujours bornés à dépouiller les naufragés ; ils ont essayé quelquefois de s’assurer l’impunité par l’homicide, convaincus que la tombe est muette et ne révèle point de secrets. Serait-ce la célèbre terre des démons, dont parle le cosmographe Thevet, terre où il prétend que Roberval abandonna sa nièce, la demoiselle Marguerite, avec son amant et une vieille duègne normande. Le vieux conteur place cette terre sur quelque point des côtes du golfe Saint-Laurent, et rapporte qu’après la mort de ses deux compagnons, la demoiselle eut longtemps à lutter contre les démons, qui, sous la forme d’ours blancs, cherchaient à l’effrayer par leurs cris et par leurs griffes. Thevet aurait pu tenir tête à un des matelots de la Sara, qui ne connaît pas l’histoire de la demoiselle Marguerite, mais qui en sait bien d’autres sur le compte du braillard de la Madeleine. Aussi, se sentant mal à l’aise dans ce quartier, il brasse vigoureusement les voiles pour appeler le vent, fut-ce même un vent contraire ; peu lui importe le moyen, pourvu qu’il s’éloigne du braillard de la Madeleine !


Juin, 23.

À une heure après midi, s’ouvre, devant nous, la baie de la grande rivière au Renard ; la petite rivière du même nom se trouve à quelques milles au-dessus. Cette baie forme un demi-cercle, dont le diamètre peut être d’un mille. L’entrée est entre deux caps, sans cesse minés par les flots ; autour du bassin, le terrain présente un amphithéâtre couvert de verdure et couronné de bois-francs. Vers le fond de la baie et au-dessus de l’embouchure de la rivière au Renard, se déploie un barachois[3], bordé de belles prairies. Des maisons éparses, habitées par dix-huit familles[4] ; quarante barges à l’ancre autour du bassin ; un cul-de-poule[5] de l’île Jersey ; au rivage, des vignots, des chafauds ; sur le penchant du coteau, une chapelle, qui a vingt pieds de longueur et ressemble à une chambre de vaisseau : voilà un petit monde riant, animé, où tout annonce que nous sommes dans un pays uniquement occupé de la pêche.

M. Edouard Montminy, prêtre, dont la mission s’étend sur plus de cinquante lieues de côtes, depuis la Pointe au Maquereau jusqu’au Mont-Louis, est bientôt rendu auprès de nous ; depuis quinze jours, il attend en ce lieu l’arrivée de monseigneur Turgeon.

Le débarquement se fait sur une belle grève de sable et de gravier ; mais quelle puanteur s’exhale de ces monceaux de têtes et d’entrailles de morues, qui pourrissent sous un soleil brûlant ! — Que voulez-vous, c’est le pays de la morue ! Par les yeux et par les narines, par la langue et par la gorge, aussi bien que par les oreilles, vous vous convaincrez bientôt que, dans la péninsule gaspésienne, la morue forme la base de la nourriture et des amusements, des affaires et des conversations, des regrets et des espérances, de la fortune et de la vie, j’oserais dire, de la société elle-même.

Autour de la rivière au Renard, le sol est excellent et naturellement couvert d’une herbe longue, propre à la nourriture des bestiaux ; il produit d’assez bon blé, de l’orge, de l’avoine, des pommes de terre qui viennent à merveille ; mais qu’est-ce que cela ? La mer n’est-elle pas là avec ses trésors inépuisables ? Au printemps, les travaux de la terre se font à la hâte, et l’on se livre avec fureur aux préparatifs de la pêche. Du district de Québec arrivent beaucoup de jeunes gens, qui s’engagent comme moitiés de ligne, chez un maître de grave[6] Celui-ci fournit lignes, hameçons, filets, barges et sel ; il reçoit la morue au rivage ; il la décolle, la tranche, la sale, la met sécher sur les vignots, la pile, la travaille, et enfin loge ses employés dans une coquerie, ou, suivant le langage du pays, un cook-room, qui leur sert de cuisine et de logis. Chaque barge est conduite par deux moitiés de ligne ; ceux-ci fournissent la bouette, et, pour s’en pourvoir, ils passent une partie de la nuit à draguer. Ils pêchent pendant la journée, et viennent le soir déposer le produit de leur travail sur la grève, où le maître prend le poisson et le prépare. Lorsque la morue est sèche, une moitié appartient au patron et l’autre moitié aux pêcheurs, qui, à cause de cette clause dans les marchés, ont reçu le nom de moitiés de ligne.

Vers le commencement de juin, arrive la morue poursuivant le capelan. Pendant une couple de semaines, elle remonte en très-grande quantité ; alors les pêcheurs prennent à peine deux heures de repos, sur les vingt-quatre heures de la journée.

Lorsque le capelan s’éloigne des rivages pour remonter le fleuve, l’abondance de la pêche diminue considérablement ; il faut appâter la morue avec du hareng, et une barge ne rapporte plus guères que deux ou trois cents poissons par jour. C’est, suivant le vocabulaire des Gaspésiens, le temps de la faillette.

Vient ensuite la saison du maquereau, qui, dans ces parages, n’est pas aussi importante que celle de la morue. Il arrivera aussi qu’un flétan sera retenu prisonnier à la ligne du pêcheur. Ce poisson plat ressemble à la plie, par la forme et par les nageoires ; mais il est de dimensions bien plus grandes, car on en trouve qui pèsent de deux cents à deux cent cinquante livres, et qui ont, de longueur, six pieds et même davantage. Doué d’une force prodigieuse, le flétan cause souvent de l’embarras aux pêcheurs ; c’est ce que déclare ingénument devant nous un brave homme, qui, en ayant arrêté un et ayant voulu l’amener trop vite à sa barge, faillit être emporté à la mer par sa proie.

Les habitants de la rivière au Renard sont bons et religieux ; plusieurs d’entre eux sont d’origine britannique, et parlent aussi mal l’anglais que le français : par leurs manières et leurs habitudes, ils sont Canadiens. La pêche leur fournit les moyens de vivre à l’aise, quoique les provisions s’y vendent fort cher. L’élévation des prix vient, en partie, de ce que les maîtres des goëlettes qui font le cabotage craignent de fréquenter cette partie de la Gaspésie, rendue célèbre par beaucoup de naufrages. L’anse de la rivière au Renard est cependant assez sûre ; les bâtiments y mouillent sur un bon fond et à l’abri de tous les vents, si l’on excepte ceux qui viennent du nord.

Suivis d’un cortège grotesquement mélangé d’hommes, de femmes et d’enfants en costume négligé, nous montons à la chapelle, en espérant nous délivrer de l’odeur infecte, qui, au débarquement, a salué nos narines. À mesure, en effet, que nous nous élevons vers le sommet du coteau, nous éprouvons un changement remarquable pour le mieux ; l’atmosphère est moins imprégnée d’odeurs méphitiques, et l’air se balance plus pur et plus frais ; de verts sapins, plantés autour de la chapelle, nous font déjà rêver aux bocages de l’Arcadie. Les portes de la chapelle s’ouvrent. « Pouah ! » s’écrie M. N., en s’écrasant le nez, « pouah ! comme ça sent encore la morue ! » — « M. le missionnaire », reprend Monseigneur de Sidyme, faites-vous « sécher du poisson dans la chapelle ? » — « Non, monseigneur ; mais, en la nettoyant, mes braves gens ont employé du savon fait avec de l’huile de morue. »

Pendant les exercices donnés à la chapelle, nous pouvons nous convaincre de la vérité d’une remarque faite par feu monseigneur Plessis : dès que les pêcheurs, accoutumés à un travail presque constant, demeurent tranquilles, un sommeil de plomb pèse sur leurs paupières. Cette propension à dormir s’explique par les veilles précédentes et par le contact du poisson, auquel on attribue une puissante influence soporifique.

Vers le soir, la Sara regagne le large, pour être prête à entrer demain, de grand matin, dans l’anse au Gris-Fond[7], qui est à deux lieues de la rivière au Renard.

Le soleil va disparaître à l’horizon. Une poursille, dauphin des mers américaines, vient faire quelques pirouettes autour de la goëlette. Le seul fusil que nous ayons à bord est prêt, et le coup est dirigé contre la pauvre bête, qui, étant blessée, plonge et reparaît au bout d’une minute. « Elle est blessée, » dit un des spectateurs : « elle est blessée, et dans peu de temps elle reviendra à la surface. » On lance une chaloupe à la mer ; et quatre amateurs du sport font force de rames vers le point où, pour la dernière fois, la poursille s’est montrée. « La voilà, à trente brasses de nous, » murmure le chasseur en chef ; appuyez légèrement sur la rame ; je vais me tenir prêt à faire feu. » Le chien est levé ; tous les yeux se dirigent vers la victime, à demi enveloppée dans l’obscurité qui s’accroît rapidement ; les rames sont suspendues, prêtes à frapper la mer ; le doigt du tireur presse la détente, qui obéit et déclique. Mais, au lieu d’une bruyante détonation, un son mat et étouffé se fait entendre. « L’infâme fusil a raté ! » remarque le chasseur, en remettant une seconde capsule sur la cheminée ; « mais le gibier est encore là ; silence ! » Le même son annonce une seconde déconfiture. Cette fois les chuchoteries, causées par un double désappointement, ont donné l’alarme à la poursille, qui disparaît tout à coup.

Rien de plus opiniâtre qu’un vrai chasseur. « La poursille blessée va reparaître ; taisons-nous », reprend à voix basse l’homme au fusil, en essuyant du revers de la main les grosses gouttes de sueur qui coulent sur son front. — « Peut-être, » dit un rameur ; «… mais la goëlette s’éloigne et il se fait nuit. » — « Vrai, mais on va rire de nous, si nous retournons les mains vides. » — « Eh ! bien, en avant, mes amis ; je vois un point noir, là-bas ; c’est elle assurément. » La chaloupe vole sur les flots ; une rame est levée, prête à assommer la poursille mourante, si elle ose faire un mouvement pour échapper… Illusion ! ce n’est qu’un petit loup marin, qui, entendant tout ce vacarme, a mis la tête dehors ; comme il voit que nos intentions sont hostiles, il bat précipitamment en retraite, et emporte avec lui nos dernières espérances. Il nous faut rebrousser chemin, et chacun de nous, en retournant vers la goëlette, paraît honteux comme un renard qu’une poule aurait pris.

N’est-ce pas là une édition abrégée de la vie de l’homme ? Il a cru apercevoir le bonheur glissant auprès de lui ; et, pour le joindre, il a lancé sa nef. Elle vogue gaîment, légèrement, à la poursuite de l’objet séduisant. Au moment où il va le saisir, le fantôme lui échappe et brille un peu plus loin, pour disparaître de nouveau. Alors naissent des réflexions. L’homme déçu s’arrête pour délibérer ; la vanité lui souffle un mot à l’oreille, et il s’élance vers de nouveaux désappointements. Cependant les ténèbres de la vieillesse descendent, et elles dissipent ses dernières illusions. Tristement, l’homme retourne vers le gîte qu’il a laissé alors que la lumière du soleil éclairait sa route ; il revient sur ses pas, n’ayant plus devant lui que les profondeurs de la nuit éternelle. — Mais ! voilà bien les flancs noirs de la Sara ; et là haut, sur le pont, on rit, on plaisante sur notre compte. Eh bien ! riez, riez, gaillards ; moi, je viens de prendre une bonne leçon de philosophie, qui me permettra d’endurer tous vos brocards sans sourciller.

« C’est, tout de même, une place embêtante pour la chasse aux poursilles et aux loups-marins, que c’te côte de Gaspé », me disait, à la suite de cette course, un vieux marin qui connaissait bien le pays. « On ne finit pas toujours ici par prendre la bête qu’on a poursuivie, car on rencontre par fois de drôles de gibiers. — C’était en 18… ; des navires avaient été jetés à la côte. Un jour, dans un de ces petits endroits, les barges étaient à terre, car la morue ne donnait plus depuis une semaine, et l’on en profitait pour faire un peu de foin sur les bords de la rivière. On n’oubliait pourtant pas la mer ; car il y avait souvent des curieux sur la pointe. Deux obstinés pêcheurs avaient l’œil au vent depuis quelques minutes, quand l’un d’eux dit à l’autre : — Mais, Jacques, c’est un drôle de loup-marin qu’on aperçoit là-bas, au milieu de ces pièces de bois qui descendent avec la mer. Prends ton fusil et allons y voir. — Il y avait de fait, au large, une tête de loup-marin, qui s’agitait au milieu de quelques morceaux de bois, comme si elle avait voulu tirer son corps d’un mauvais pas. Un saut et un bond, et les deux pêcheurs étaient sur un flette et gagnaient vers le loup-marin. Déjà celui des deux qui était à l’avant mettait son fusil à l’épaule, quand la bête pousse un cri épouvantable : c’était comme quand un anglais jase bien fort. Le fusil tombe des mains du chasseur. — Retournons, Jacques, dit-il. — Son compagnon ne se le fit pas dire deux fois Et le flette filait vers la terre. — As-tu vu comme il a la face noire ? — Oui. — Et ses grands yeux blancs ? — Oui. — Et puis c’est qu’il a parlé en anglais. — Eh ben ! il faut que ça soit le malin, ni plus, ni moins. — C’est ce que j’allais te dire. »

« Nos deux chasseurs étaient arrivés à terre. On les avait aperçus, et plusieurs s’étaient rendus pour les questionner. À toutes les demandes qu’on leur faisait, ils répondaient : C’est le malin, ben sûr. »

« Cependant, au large, le loup-marin secouait un bonnet au bout d’un bâton, — Vous êtes des lâches, dit un des pêcheurs, qui avait un peu plus voyagé que les autres. — Qu’il en vienne un avec moi. Eh bien ! si c’est le malin, nous le prendrons à son tour. — Il avait parlé si résolument, qu’il eut bien vite un compagnon qui s’embarqua avec lui. De la terre on les suivait des yeux ; ils arrivèrent près du prétendu malin qui sembla se montrer bon garçon, car ils le tirèrent de l’eau, et le mirent dans leur petit flette. »

« Miséricorde ! que c’est noir ! criaient les femmes, quand elles virent débarquer un beau grand matelot. C’était un nègre ; il marchait en boitant et en s’appuyant sur le bâton qui lui avait servi de mât de hune. Tombé à la mer, je ne sais comment, il avait été jeté sur la grève, loin des établissements ; comme il s’était blessé une jambe, il prit un bâton pour s’aider à marcher, car il ne voulait pas mourir sans se défendre jusqu’au bout. Pendant quelques milles, il trouva une belle grève ; mais au pied d’un cap, il n’y avait pas moyen de passer. Il s’avisa de faire un radeau avec du bois qu’il trouva, et de continuer son voyage par mer. Le courant emporta le radeau au large, la mer le brisa, et il y avait déjà quelques heures qu’il se soutenait, avec bien de la peine, sur les pièces de son bâtiment, quand il eut la chance d’être pris pour un loup-marin. — Voilà mon histoire de loup-marin ; elle vaut bien votre chasse aux poursilles. » — Certainement mieux ; mais est-elle aussi vraie ?


9 heures du soir.

Le vent d’est fraîchit ; il souffle bientôt avec violence. N’ayant que deux lieues à faire pour arriver à l’anse au Gris-Fond, et n’y pouvant entrer de nuit, nous portons au large, suivis du cul-de-poule de Jersey. Notre marche plus rapide que la sienne nous le fait bientôt perdre de vue. Le capitaine V. aime beaucoup mieux la pleine mer que les côtes ; aussi ce n’est qu’après s’être éloigné de terre d’environ cinq ou six lieues, qu’il fait mettre à la cape. Vers dix heures, le vent devient furieux, la mer est grosse, et la Sara, impatiente du frein, voudrait courir à toute vitesse ; elle s’agite, se cabre, pirouette si violemment, que M. Montminy, tout missionnaire qu’il est, profite de la circonstance pour offrir son souper en sacrifice au vieux Neptune, dont on aperçoit le bonnet blanc à travers l’écume des vagues.

Southey a dit, je ne sais ni où, ni quand, que la plus délicieuse position pour un flâneur, est d’être étendu sur un sofa, le cigare aux lèvres, et la nouvelle du jour entre les mains. Les goûts sont différents : j’aime quelque chose d’un peu plus dur que le duvet d’un canapé ; ce soir il me semble n’avoir rien à envier à cet heureux mortel du poète lauréat d’Angleterre. Enveloppé d’un épais manteau, vieux compagnon de voyage, muni d’une pipe prosaïque, et étendu sur le beaupré, pendant une heure je songe, comme songeait en son gîte le lièvre du bon LaFontaine. Au bruit des vagues, mes rêveries sont agréablement bercées par le balancement mesuré de la Sara ; avec le filet de fumée, qui s’élève en tournoyant du fourneau de mon pétunoir, se déroulent les songes enchantés de l’enfance, les fantaisies, les espérances, et l’avenir couleur de rose de la jeunesse ; les amis qui ne sont plus, et ceux que la Providence a dispersés, apparaissent les uns après les autres, traînant dans leur cortège des souvenirs, tantôt à demi effacés, tantôt plein de vie et de fraîcheur. Souvenirs, espérances, voilà la somme des joies humaines ; l’homme n’est heureux que dans le passé et dans l’avenir ; mais le présent… « Ouf ! le présent est trop humide et trop froid pour que je reste ici », fis-je, presque étouffé en si beau chemin, par une vague, qui venait de franchir le plat-bord, et brisait en un clin-d’œil la chaîne de mes méditations.

  1. En 1860, 119 familles habitaient Sainte-Anne des Monts.
  2. Le Mont-Louis renfermait, en 1860, 36 familles, formant une population de 216 âmes.
  3. Le barachois est un étang ou lac, qui se trouve ordinairement à l’entrée des petites rivières, au point où elles se jettent dans la mer. Les puissantes vagues qui arrivent du large élèvent un banc de sable, à l’embouchure des rivières ; c’est derrière ce banc que se forme le barachois. Le surplus des eaux de la rivière tombe dans la mer, par un canal étroit, qui se creuse tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.
  4. En 1858 la Rivière-au-Renard renfermait 84 familles.
  5. Göelette à poupe allongée et pointue.
  6. C’est ainsi que, sur la côte de Gaspé, l’on désigne le propriétaire d’un établissement de pêche. Les pêcheurs français emploient généralement les termes qui étaient en usage lorsque la France possédait ce pays. Grave signifiait d’abord, parait-il, une certaine étendue de terre près du rivage préparée pour faire sécher la morue ; ce nom a été ensuite donné à l’établissement tout entier.
  7. Aujourd’hui, on écrit Griffon au lieu de Gris-Fond, nom donné, suivant quelques-uns, parce que le fond de la mer est formé d’un sable grisâtre.