Ernest Flammarion, Éditeur (p. 268-282).
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iv

L’auto garée, place Saint-Sulpice, Monique et Régis regagnaient, sans se parler, l’appartement rue de Vaugirard.

Elle avait, durant le trajet du retour, refusé d’engager toute conversation. Et maintenant qu’elle sentait se rapprocher l’instant inéluctable, une appréhension la gagnait : s’ils rentraient, la scène habituelle éclaterait, avec son déroulement fatal, l’averse des reproches, la grêle des mots blessants, et puis, après l’orage, l’amollissante chute au fond du lâche plaisir, comme dans une couche de boue dont, chaque fois, elle se relevait plus souillée,

Elle sentit la prendre à la gorge, ainsi qu’une asphyxie, l’atmosphère raréfiée des petites pièces. Plus pauvre et plus vide lui semblait d’avance, — par ce soir de dimanche automnal, dont la splendeur planait sur le Luxembourg vert, — le logis où rien ne l’attendait… Nulle intimité, nulle douceur. Rien que le visage de leurs griefs…

Au tournant de la rue Bonaparte, elle s’arrêta :

— Il fait beau, et il n’y a pas de dîner prêt… Inutile de monter les trois étages, pour ressortir.

— Le temps de se reposer, avant le restaurant ?

— Non. Rentre si tu veux. Je préfère aller m’asseoir, dans le jardin. J’ai besoin d’être seule… Tu viendras me rejoindre.

Il secoua la tête :

— Allons nous asseoir.

Ils traversèrent les grands parterres où couples et familles musaient, dans la magnificence du jour apaisé. Elle contemplait avec tristesse les femmes suspendues d’un air tendre, au bras de leurs compagnons, les bandes d’enfants qui jouaient, entre les chaises, autour des groupes de parents, cousant, lisant. Elle envia leur indifférence. Combien de ces promeneurs portaient, comme elle, une âme de tourment ? Elle cherchait à lire à travers les faces leur secret… Que d’insoucieux et de résignés ! Et comme, au milieu de cette foule, elle était seule !…

Régis marchait à sa hauteur. En étendant le bras, elle l’eût touché. Elle le regarda, surprise de se sentir, si près de lui, comme à cent lieues. Enfin, sous le grand arbre qui ombrage la statue de Mme de Ségur, ils trouvèrent deux fauteuils libres. Elle dit :

— Ici… on ne sera pas trop mal.

Le silence entre eux pesa, un moment encore. Enfin Régis, refoulant sa rancœur, trouva le mot qu’elle n’attendait pas, et qui l’émut :

— Je ne mérite pas que tu m’aimes… si tu m’aimes encore. Je me suis conduit, cet après-midi, comme un goujat.

Il avait levé ses yeux, jusque-là baissés, et humblement l’implorait. Surprise, elle se recueillit… Elle avait été si écœurée par son inqualifiable attitude chez Mme Ambrat, qu’elle s’était tue, depuis. Le silence, plus méprisant que toute récrimination ! Attaquer ? Il ne valait pas cet honneur ! Mais elle se tenait sur ses gardes, prête à toute riposte… Et voilà que cette humilité imprévue la désarmait. À son tour elle l’interrogea, jusqu’au fond de l’âme :

— Es-tu sincère ?

— Juge-moi désormais à ma conduite. Depuis une heure, je me dis que je suis en train d’anéantir, définitivement, notre bonheur… Et j’y tiens plus qu’à ma vie. Sans toi, qu’est-ce que tout le reste m’importe ! Je ne peux me passer de toi. Tu m’es plus nécessaire que…

Il parlait, d’une voix basse, le front buté… Il chercha une comparaison dans l’absolu. Elle vint à son secours :

— Que ta pipe !… Comment veux-tu que je te croie, après toutes tes promesses, et le joli résultat d’aujourd’hui ?

— Il y a un moyen. C’est de me mettre à l’épreuve. Allons-nous-en, nous le pouvons, tous les deux… Tiens, allons-nous-en à Rozeuil ! La maison de Rignac est à louer, pour l’hiver. Il la vendrait, au besoin, si on avait envie de l’acheter.

— Pourquoi faire ?

— Pour y vivre.

— Tu n’y penses pas !

— Je ne pense qu’à ça. On dit, dans la colère, des paroles qui ne riment à rien, des choses bêtes, qu’ensuite on regrette…

— Par exemple ?

— Non, ce n’est pas du passé qu’il s’agit. J’ai eu tort !… C’est du présent, et de l’avenir, qui ne dépendent que de nous. Si tu étais bonne, tu oublierais tout le mal que je t’ai fait, malgré moi. Oui, malgré moi. Parce qu’au fond je ne suis pas méchant… Nous nous en irions loin de Paris, loin des gens. Rien ne nous retient. Moi, mon encrier, toi tes godets, nous emportons notre métier avec nous…

— Si on n’emportait que ça !… : Mais on a beau changer, voyager… On ne traîne pas que son métier, comme une valise : on s’emporte avec soi !

— Nous laisserons ici les mauvais souvenirs. Tout ce qui à Paris me poursuit, m’obsède… Ceux que nous trouverons à Rozeuil sont ceux de notre amour. Ils ne nous rappelleront que des joies. En vivant seuls, l’un pour l’autre, nous serons heureux. Je n’ai plus que cette idée : tout faire, pour oublier !… Oublier ! oublier !…

Il avait un accent si douloureux, une telle tension de volonté et d’espérance qu’elle en fut troublée. S’il disait vrai ?… Il sentit le terrain plus stable, avança :

— Je ne te demande que cela : essayons !… Si tu pouvais avoir assez d’indulgence pour ne plus penser à mon injustice ! Si tu voulais me donner cette preuve que rien, ni personne, ne te relient à Paris…

L’idée de Blanchet entre eux surgit, aussitôt chassée par l’ardente prière dont il tenta de l’exorciser, voyant le front de Monique se rembrunir.

— Vivre loin de tous, en travaillant, en s’aimant… Cultiver, comme un champ étroit, notre infini !… Peut-être qu’alors, l’épreuve accomplie, tu serais la première à vouloir revenir sur tes paroles… et si je te suppliais, à ce moment, de…

Il hésita, empourpré d’une timidité humiliée.

— Quoi ? dit-elle, sans deviner.

— Je n’ose pas te le dire. Pourtant cela me brûle la pensée…

— Parle.

Il avait peur. Ses oreilles résonnaient encore, de la tranchante phrase : « Je ne t’épouserai jamais… » Pourtant, depuis qu’elle les avait prononcés, matérialisant ainsi brusquement un projet auquel il n’avait jusque-là songé que par intermittences, ces mots le poursuivaient, d’un désir accru, en même temps que d’un regret. L’épouser !… Cette idée qu’ils avaient parfois pu avoir, chacun de leur côté, et dont ils n’avaient parlé que pour l’écarter, s’imposait depuis, impérieuse, à ses réflexions. L’épouser ! Oui… Seul moyen de l’avoir désormais à lui, bien à lui, rien qu’à lui. Elle comprit et s’écria :

— Devenir ta femme, moi ? Nous marier ?

— C’est mon seul rêve.

— M’asservir, n’est-ce pas ?… Tu crois que tu me tiendrais davantage !

— Qui est-ce que le mariage retient, aujourd’hui ?… N’aie pas peur. Le cabinet de Barbe Bleue, c’est une très vieille histoire. C’est même un conte !… Non. T’épouser pour que, davantage encore, nous ne fassions qu’un, nous nous appartenions sans réserve…

Tout en elle avait beau protester, dans un instinct de défense qui résolument lui faisait rejeter, comme la menace d’un mortel danger, cette proposition inattendue, — elle éprouvait, dans l’incorrigible ingénuité de sa chair et de son cœur, un revirement d’indulgence, à demi crédule… Rozeuil ?… qui sait ? Et qu’est-ce que cela coûtait d’essayer en effet, une dernière fois ?

Elle ne dit pas oui, le soir même. Mais, quelques jours après, touchée par l’effort d’affectueux repentir dont Régis témoignait, elle céda. L’auto les emmena, un matin brumeux, vers la maison de la rivière. Julia les y avait devancés, la veille, avec les malles.

Était-ce le prisme de la saison ? cette chaude clarté de l’été de la Saint-Martin sur le décor renouvelé, et en eux-mêmes ? Avec ses peupliers aux feuilles d’or, la nacre des brouillards sur l’eau, les bois rougissants, ils trouvèrent Rozeuil plus émouvant, aux suprêmes soleils de novembre, qu’ils n’avaient fait, au printemps de leur amour.

Régis était redevenu le simple compagnon du début. La première semaine s’envola, emportée en longues randonnées sur les routes, l’air vif aux tempes, les petits villages traversés en vitesse. Le soir, de grandes flambées échauffaient, éclairaient la petite salle à manger où, la table desservie, ils étalaient leurs pages blanches, prolongeaient la veillée, en travaillant avec bonne humeur.

Elle crut à la possibilité du miracle : un côté-à-côte suffisamment agréable pour qu’elle passât sur quantité de défauts, dont malgré sa bonne volonté il ne se pouvait défaire… Et assez de points de contact, en somme, pour qu’ils demeurassent amis, et même amants. Quant au projet que par politique il taisait, mais dont elle sentait bien qu’il gardait l’espoir, — rien que de l’imaginer, la révulsait.

Le mariage ! Jamais ! Avec Régis moins encore qu’avec tout autre… Libre elle était, libre elle resterait ! Aussi bien qu’est-ce que cette légalisation, en soi, pouvait désormais lui apporter ?… Qu’ajoutait-elle aux unions heureuses ? Rien ! Et aux autres ? La corde au cou…

Réticences qu’il percevait en elle comme elle les percevait en lui, et qui assombrissaient, malgré eux, leur ciel intérieur. La seconde semaine leur parut plus longue que la première. Les jours raccourcissant, les matins gris, bientôt froids, l’ombre vite tombée sur les après-midi maintenant tramés d’une pluie monotone, les réduisaient au vis-à-vis des heures enfermées, interminables…

Séparés du monde extérieur, ils retombaient, comme un feu que plus rien n’attise, à leur propre aliment. En vain ils s’efforçaient de galvaniser la flamme. Il n’y avait plus que des tisons mal éteints et des cendres.

Monique, seule, avait le courage de se l’avouer, parce qu’elle ne souffrait pas à le constater. Elle croyait avoir épuisé, du fait de Régis, tout ce qu’elle en pouvait attendre, en bien comme en mal. Elle ne tenait plus à lui que par le fil usé de sa liaison même. Aurait-elle tant donné d’elle, tenté cette dernière expérience pour rien ?… Blessure d’orgueil, plus que d’affection. Douleur d’avoir cru toucher terre, et de se sentir rejetée au large, comme une barque désemparée.

Cette fois, — à découvrir, dans un être qu’elle avait aimé d’abord pour sa franchise et sa droiture exceptionnelles, la même horreur de la vérité que chez le menteur le plus invétéré, — l’humiliation, l’étonnement avaient été si grands qu’elle en gardait comme une stupeur… Était-ce donc les autres, Hypocrite et Cie — comme disait Anika, — qui, étant dans le faux, étaient dans le vrai ?… Et n’était-elle, elle, qu’une anormale, avec sa soif toujours plus altérée de sincérité et de justice ?

Au bout d’une quinzaine de jours, exaspérée par la pluie qui n’avait depuis l’aube cessé de tomber par rafales, elle s’arracha soudain de la fenêtre, où elle regardait la nuit venir, sur le paysage noyé d’eau. Une tempête !

— Sonne ! dit-elle, pour que Julia nous donne de la lumière. Sale pays ! Pas même d’électricité.

Il fumait sa pipe, sans répondre. Quand Julia eut posé sur la table les deux torchères à bougies qui décoraient la cheminée, ravivé le feu et fermé les volets, il déclara :

— On est bien ici ! Tu es difficile.

— Tu trouves ?

— Qu’est-ce qui te manque, voyons ? Allons ! dis-le ?…

Ils se regardèrent. Le vent sifflait contre les fenêtres. D’un coup, comme s’il avait renversé les murs, ce fut, en eux, l’invasion brusque de l’ouragan et des ténèbres. Le frêle échafaudage, tout l’édifice de la quinzaine s’effondrait, dispersé.

— Allons ! ordonna-t-il, empressé à consommer la ruine… ou je te le dirai, moi !… Ce qui te manque c’est ton Paris… Et ton…

Blanchet ?… Elle tressaillit.

— Tu mens !

— Cette fois on n’a même pas besoin de le nommer !… Monsieur devance l’appel… Présent !… Comme cela se trouve !

Elle dédaigna de se disculper, ouvrit un livre. Il le lui arracha :

— Réponds ! Ce n’est pas pour rien qu’il est arrivé, hier, une lettre de Mme Ambrat !… Une lettre si intéressante que tu ne m’en as pas même parlé, et que si je n’avais pas retrouvé l’enveloppe, déchirée en petits morceaux, dans la corbeille à papiers… Oh ! rien que l’enveloppe… tiens, la voilà !

Il tira de son sous-main et montra, recollé bout à bout, le puzzle accusateur.

— Compliments ! fit-elle.

— Ce qui te manque, et ce qu’elle te propose, n’est-ce pas, — car ce n’est pas seulement une belle, mais une bonne âme, — c’est une petite visite à Vaucresson ? Hein ? c’est ça ?

— C’est ça.

Il se leva, du même élan rageur qu’il avait eu, l’autre dimanche, pour l’entraîner hors du Vert-Logis. Mais cette fois, il la saisit par le poignet et la secoua.

— Brute ! brute ! gémit-elle… Eh bien ! oui ! Paris me manque, et Vaucresson… et même Blanchet, si ça peut te faire plaisir !…

Elle comparait, involontairement, à la face bilieuse et barbue, avec son regard assassin et sa mâchoire dure, le visage noble et fin que Régis lui-même avait devant elle campé, et qui, au contraste, dans la nuit où elle se déballait, lui parut lumineux, comme une naissance de jour.

— Lâche-moi !

— Jamais…

Il l’avait poussée loin de la porte, contre le mur. Insensible aux coups dont elle le frappait, il la maintenait par les épaules. Il criait en même temps :

— Tu avoues, hein ?… Je le savais… Tu n’as jamais été qu’une roulure.

Elle se dégagea, d’une secousse désespérée. Il la vit déjà partie, perdue. Alors la rage le transporta. Il dégorgea la sanie qui l’étouffait :

— Vous étiez faits pour vous entendre. Une putain et un maquereau !…

Elle le regardait avec une pitié si insultante, qu’il eût envie de se rejeter sur elle, et de l’étrangler.

— Tu peux crâner ! Ça n’empêche pas que vous ferez des époux assortis !… Ça ne le gênera pas, lui, ta vie de garçon ! Monsieur n’est pas dégoûté, il mange les restes… Oui, oui ! c’est un joli cœur, et un bel esprit ! Le nez bouché, mais les idées larges !… Non ! attends, je n’ai pas fini ! Tu as beau prendre ton air impératrice… Tu n’as jamais été qu’une pauvre fille qui n’a jamais rien compris à rien, une détraquée !… Au lieu de commencer par te mettre sur le dos, avec un passant, tout ça parce qu’on avait menti, à Mademoiselle, — tu n’avais qu’à faire comme les autres, à te marier sans tant de chichis !… Mais non ! Ça voulait réformer le monde !… Si toutes les femmes faisaient comme toi, vrai, ce serait du propre ! Et ce qu’il y a de rigolo, c’est que ça se croit honnête !… Honnête, c’est à se tordre ! Va, va retrouver le Blanchet, vous faites la paire !…

Son venin jeté, il se tut, farouche. Elle le regardait toujours, droite, blanche, les yeux dans les yeux… Il céda, recula. Lentement elle passa devant lui, ouvrit la porte : au milieu de l’escalier, Julia, tapie, écoutait. À la vue de Monique, elle descendit précipitamment, et, dans le vestibule, s’excusa :

— Je montais pour voir s’il n’y avait pas besoin de bois… J’ai entendu monsieur qui criait… Pauvre petite dame ! Y a pas de bon sens de se mettre dans des états pareils !…

— Préparez mes deux malles.

— Madame veut s’en aller !

Le visage de la grosse vieille femme, tout grêlé de cicatrices, s’imprégnait d’un blâme apitoyé. Le corps épais se dandinait, au seuil de la cuisine ouverte.

— J’sais bien que j’ai pas de conseils à donner à Madame… Mais si c’était moi !… S’en aller pour des giries !… Y a pas de bon sens…

Monique endossait son imperméable, et sur le bonnet de cuir, qu’elle venait de décrocher de la patère, rabattait le capuchon. Julia, stupéfaite, observa :

— Ah ! bien, s’il fallait qu’on se quitte, chaque fois qu’on se dit ses raisons !… Mais les hommes, c’est comme ça. Faut qu’ils soient les maîtres… Ça se comprend, pisqu’ils sont les plus forts. Moi, tenez, le mien, il m’a fichu du vitriol. Ça n’a pas empêché que quand mon autre est mort, j’suis retournée à la maison. C’était mon mari, s’pas… Le vitriol, c’était son droit… Et puis on n’a pus d’enfants, ils sont morts. Alors on reste ensemble. Il m’bat bien, de temps en temps… Ben quoi ? Ça r’mue les idées, un moment… Et pis on s’dit : faudra bien claquer un jour !… Alors, tout ça, qu’est ce que ça fiche !… Restez, allez. C’thomme, il vous aime bien, tout de même… Il a du sang, c’est vrai !… Dame, aussi ! c’est un homme !

Monique frissonna, avec autant de mélancolie que de dégoût. Cette acceptation avachie, cette misérable accoutumance ! Julia lui parut incarner, soudain, ses milliers de sœurs populaires. Ah ! celle-là n’avait pas eu le loisir de s’attarder à la psychologie ! L’analyse ? bon pour celles qui n’ont rien à faire !… Elle lisait, au visage vultueux et taraudé, des siècles d’humble peine et d’écrasant servage. Quel abîme entre elles ! Se comblerait-il, un jour ?

— Je vais jusqu’au village commander une voiture. Je partirai par le train de huit heures,

— Avec ce temps !

La porte claquait. Julia, vexée, rentra dans sa cuisine,

Monique s’en alla, sur la route noire. Elle avait peine à rassembler ses idées. Elle marchait comme soulevée, emportée par le vent. Enfin les premières maisons de Rozeuil parurent, l’hôtel montra ses fenêtres éclairées…

Elle avait, devant l’aubergiste surpris, retrouvé toute sa lucidité, donné les ordres d’une voix nette… En revenant, sous la pluie qui lui fouettait les joues, elle respirait. Fini ! C’était fini !…

Dès lors elle ne se départit plus de son calme, fit ses malles, tranquillement. Julia l’aidait, avec des soupirs. Derrière la cloison de la chambre, on entendait un pas martelé.

Quand Monique eut achevé de caser elle-même, méthodiquement, son linge, elle alla, comme si de rien n’était, chercher dans la pièce voisine son cartable et sa boîte à aquarelle. Régis se planta devant elle :

— Alors tu crois que tu vas partir, comme ça ?

— Oui, je te laisse l’auto. Tu dîneras seul, avec Julia.

Elle rangeait ses godets, ses pinceaux, indifférente à la fureur dont elle le voyait trembler. Soudain il s’élança, écrasa du poing le couvercle de la boîte, qui bascula.

— Penses-tu, que tu me lâcheras, pour aller te foutre de moi, demain, avec l’autre ! Tu ne partiras pas. Tu es à moi ! Je t’ai, je te garde… Laisse tout ça ! Tu restes.

D’un air froidement décidé, elle ramassa les petites bouteilles de couleur, les jeta au feu, et prit tranquillement son cartable. Hors de lui, il lui barra le chemin, ordonna :

— Laisse ça !… tu entends, sinon…

— Sinon, quoi ?…

Brusquement cabrée sous la voix cinglante, elle cria :

— Tu ne me fais pas peur ! En voilà assez !… Rien ne m’empêchera de partir ! Rien. Il faudrait me tuer, pour que je reste !… Moi c’est fini, fini. Laisse-moi passer. Tu te consoleras, avec Julia !… Une femme de ménage, c’est tout ce qu’il te faut.

Il vit rouge, mais elle marchait sur lui avec une telle exaltation qu’il hésita. En même temps le roulement de la voiture les surprit. Le cocher appelait.

Elle se précipita :

— C’est vous, père Brun ! Montez !

Vivement elle gagnait sa chambre, suivie par Régis, décontenancé. Mais, à la vue de l’homme qui arrivait, bonasse, il rebroussa chemin, rentra dans le petit salon, en claquant violemment la porte et s’enfermant, à double tour… Presque aussitôt elle entendit les volets s’ouvrir et se rabattre avec fracas.

Vivement elle ferma les malles, que le père Brun descendit l’une après l’autre, avec Julia : elle soufflait, les seins écroulés, sous le caraco. Monique la suivit, talonnant son large dos incliné sur la lourdeur du faix. Une hâte l’élançait : fuir, quitter ces lieux soudain pris en haine, le fauve enfermé, là-haut !

Elle ne prit pas le temps de boutonner son manteau, sauta dans l’omnibus sur le toit duquel le cocher arrimait les malles. Dans la clarté jaunâtre des lanternes, le cheval fumait, sous l’averse. Julia se tenait éberluée, sur le seuil.

Monique se pencha, pour lui dire : « Au revoir » et aperçut, à la fenêtre ouverte du premier, Régis qui se découpait en noir, sur le fond lumineux. Il tétait sa pipe, avec une rage farouche… Elle se rejeta en arrière. La voiture s’ébranlait.

En un instant, la petite maison, Julia, Régis, tout avait disparu. Il n’y avait autour d’elle que l’ombre humide, épaisse, une sensation de fin du monde : le déluge, dans la nuit, — et, en elle, un allégement immense.


Rue de La Boëtie, personne ne l’attendait. Pas de clefs. Elle dut, laissant ses mailles au concierge, reprendre un taxi, aller coucher à l’hôtel. Elle était si lasse qu’elle ne réagissait plus. Elle se coucha brisée, comme si elle revenait, en effet, d’un long, long voyage. Elle était si énervée qu’elle ne put fermer l’œil.

Il fallut quelques jours pour qu’elle reprît équilibre. À sa joie d’avoir échappé au dégradant supplice, une fatigue si grande se mêlait que tout, pour rien, l’excédait. Elle ne se trouvait bien qu’étendue. Il lui semblait sortir d’une maladie mortelle et s’éveiller, dans les premières langueurs de la convalescence.

Mlle Tcherbalief, — au courant de l’aventure dont elle devinait à mi-mots ce que Monique, par respect d’elle-même, voulait taire, — lui fut, durant ces heures, de précieuse amitié. Elle monta la garde autour de sa Chaise longue, écartant visites et coups de téléphone importuns, veillant aux surprises du courrier… Régis écrivait lettre sur lettre.

Mais, loin de s’émouvoir à la vue de la rude écriture, — dont avec tant de ferveur elle s’était employée, naguère, jusqu’à recopier des pages, — Monique, sans même ouvrir, jetait au feu les enveloppes. Elles s’y tordaient et s’y consumaient, sans qu’un reflet éclairât le morne regard dont elle suivait la dansante flamme.

Il ne se contenta pas d’écrire, se présenta plusieurs fois, toujours éconduit, impitoyablement. Il revenait, de ces infructueuses tentatives, tête basse, si sombre, avec ses airs de méditer un sale coup, que des passants, parfois, se retournaient.

À la fin de la semaine, sur les instances de la Russe, Monique se décida à écrire à Mme Ambrat. Celle-ci, grippée, n’avait pu venir rue de la Boëtie prendre des nouvelles, mais surprise de ne recevoir aucune réponse à sa dernière lettre, adressée à Rezeuil, elle avait, dans son petit mot de reproche affectueux, annoncé à Monique, tout à la fois, et sa courte indisposition et son désir de la revoir bientôt. Que devenait-elle ? On l’attendait sans faute, dimanche, à Vaucresson. Pour déjeuner, et, de préférence, seule ! Il n’y aurait que Vignabos et Blanchet…

Blanchet ?… Non ! elle ne voulait pas le rencontrer… Plus tard, peut-être… Elle avait un tel besoin de repos, d’oubli ! Bien qu’il songeât sans doute encore moins à elle qu’elle ne pensait à lui, et si sympathique qu’il fût, elle éprouvait une horreur physique de tout ce qui lui rappelait l’amour empoisonné de Régis. Une ombre en restait sur tout, et sur tous.

Tentée néanmoins, Monique, ayant réfléchi, se déroba par un refus catégorique, et une instante prière à sa vieille amie. « — Venez, vous ! J’ai tant, tant de choses à vous dire !… » Le lendemain, Mme Ambrat était là.

Et le soir elle ramenait Monique avec elle, à Vaucresson.