Ernest Flammarion, Éditeur (p. 251-267).
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iii

À mesure qu’ils approchaient du Vert-Logis, Régis évoquait la maison de Mme Ambrat… Le rez-de-chaussée sous bois, à la lisière de Vaucresson, la tonnelle avec son cercle de visiteurs… Blanchet, naturellement ! Et, de plus en plus silencieux, il se renfrognait.

Il avait eu beau prendre sur lui, se jurer d’être calme : Monique avait raison, c’était stupide de gâcher ainsi, soi-même, son bonheur !… Que ne jouissait-il tranquillement du miracle que dans sa vie un tel amour réalisait ? Jamais il n’avait encore rencontré, et jamais plus il ne rencontrerait un être qui joignit, à plus de réelle valeur morale, une plus séduisante beauté.

Lui reprocher, qu’elle en fût ou non responsable, un passé auquel, logiquement, il était et devait rester étranger ? Imbécillité… Lui en vouloir de son indépendance d’esprit ? Petitesse. De sa fortune ?… Un sentiment trouble, ici, le partageait. Sensible à la parure de son luxe, et pauvre à côté d’elle, il était humilié que sur ce point encore elle échappât à la norme : la femme tributaire, l’homme ordonnant…

— Par là ! dit-il, à la croisée de deux chemins.

— Mais non. Voilà les acacias !… Nous sommes sur la bonne route.

L’auto filait, au bourdonnement régulier du moteur.

Coiffée d’un béret de cuir rouge, le cou nu dans le manteau dégrafé, elle conduisait avec une décision attentive, si joliment garçonnière que Régis ne put s’empêcher, tout maussade qu’il fût, de l’admirer… Oui, tout de même, il y avait là une nouvelle réalisation de la grâce féminine ! Un être encore singulier, quoique naissant par milliers d’exemplaires, et avec lequel il fallait dorénavant compter, comme avec un égal… Constatation qui, loin de le satisfaire, l’ancrait dans sa répugnance à tout ce qu’il englobait dans ce mot pour lui malsonnant : « féminisme. »

— Hein ? dit Monique… Était-ce ça ?

L’auto stoppait, devant le Vert-Logis. Enfouie sous son porche de lierre, où les dernières roses remontantes s’effeuillaient, jaunes et rouges, la petite porte à claire-voie, peinte en blanc, laissait voir au fond d’une pelouse la maison basse, avec son toit de vieilles tuiles.

— C’est gentil, il n’y a pas à dire ! s’exclama Monique. Au fond, la sagesse ce serait de vivre comme ça, assez près de Paris pour y venir, quand il faut, et assez loin pour être chez soi, au grand air.

L’après-midi d’automne éployait, sur le taillis, son éclatante sérénité. Ciel léger, à la lumière si douce qu’on ne savait si c’était celle de l’été finissant, ou d’un printemps à sa renaissance.

Ils garèrent l’auto dans une allée, refermèrent la porte. Au bruit de la clochette, Mme Ambrat, sur le seuil de la maison, parut… Elle agitait le bras en Signe d’accueil, hâtait sa marche alerte.

— Bonjour, ma chérie ! Bonjour, monsieur Boisselot. Nous nous demandions si vous viendriez… Car, sans reproche, vous vous faites rares !… Je ne vous en veux pas. Les amoureux sont des égoïstes.

Elle avait pris Monique par le bras.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venus déjeuner ? Il y avait un de ces porcs aux haricots blancs !… et le petit Vouvray, que M. Boisselot ne déteste pas…

Elle se tourna vers lui :

— Il y a deux bouteilles qui vous attendent, bien rafraîchies ! Quoique vous ne le méritiez guère, accapareur !… Venez vite, tout le monde vous attend.

— Qui, tout le monde ? s’enquit Monique.

— Votre grand ami Vignabos, M. Blanchet, et les Muroy, que vous connaissez.

Le nez de Régis s’allongea. Il hésita s’il ne ferait pas demi-tour. Mais déjà elles traversaient le salon, centre de la demeure, et dont les portes-fenêtres ouvraient en vis-à-vis sur le jardin d’entrée, et, derrière, sur le bois. Il suivit, Monique, un moment, s’arrêta :

— Comme j’aime cette pièce !

— C’est bien simple, dit Mme Ambrat.

— Justement !

C’était reposant, cette atmosphère intime, avec les anciens meubles provinciaux, luisants de la patine que donne, de génération en génération, l’entretien familial. Monique appréciait particulièrement une vaste armoire aux sobres moulures qui venait des grands parents tourangeaux de M. Ambrat. Vestige de la maison ancestrale.

Régis en palpa le bois velouté, en passant, et pensa : « Tu peux t’aligner ! Ça fiche un coup au style Lerbier ! » Comme si elle eut deviné sa pensée, elle déclarait justement :

— Voilà ce qui manque aux plus beaux meubles modernes. Ce que le temps seul apporte. Un fondu, à la dureté des angles, — l’enrichissement de la vie.

Il allait répondre : « La vie ! comme c’est malin… Oui, bien sûr ! En attendant cent cinquante ans, la nôtre aussi s’arrangera !… » quand, — accourant de la tonnelle où, à leur vue, on se levait, — une fillette vint se jeter dans les bras de Monique.

— Comme tu es belle, Riri ! Tu vas bien ?

L’enfant leva ses yeux bleu de lin, toute sa frimousse heureuse, aux maigres cheveux châtains noués d’un ruban de la couleur de son regard. Sa personne entière répondait, comme un cri. Monique flatta la tête mutine, et félicitant Mme Ambrat :

— Ce qu’elle a changé !

Le visage maternel s’éclaira, orgueilleusement.

— N’est-ce pas ?… Va, Riri, va vite chercher deux verres !

Elles suivaient, d’un œil attendri, le sautillement joyeux des mollets nus, tout le frêle corps dansant, qui se précipitait… Il n’y avait pas plus de deux ans qu’Henriette Lamur, — elle en avait six, à présent — avait été recueillie par les Ambrat.

C’était la fille d’une piqueuse en bottines, morte d’un cancer, à moins que ce ne fût de misère et d’épuisement physique. Le père, ouvrier zingueur, ivrogne et brutal, avait fait à l’Œuvre abandon de la sauvageonne, qu’il battait. Mieux qu’une renonciation écrite de ses droits, — sans valeur effective aux yeux de la loi, qui respecte chez les pires brutes l’autorité paternelle — un remariage, heureusement suivi de l’émigration du poivrot dans les régions libérées, avait permis aux Ambrat d’entreprendre, avec sécurité, le sauvetage définitif. De l’humble victime, deux ans d’éducation sagace et de tendre affection avaient suffi pour faire un autre être. Riri, transplantée, poussait droit.

— Quelle réussite ! Vous pouvez en être fière.

Mme Ambrat sourit, modestement :

— Elle est si gentille ! Et c’est si réconfortant de voir s’épanouir une âme qui ne demandait qu’à aimer et à vivre. Je crois décidément, de plus en plus, qu’il n’y a de vrais foyers que ceux d’élection, Riri m’aime comme si j’étais sa mère. Mieux, peut-être. La famille n’est qu’un mot, si on la fonde sur le seul préjugé du sang. Oui, chaque jour m’en persuade davantage : la vraie filiation, c’est celle de l’intelligence et du cœur.

— On ne supprime pas l’hérédité, observa Régis.

— Non, monsieur Boisselot. Mais on la corrige à tel point qu’on la transforme. La greffe est une belle invention ! Pourquoi ne ferait-où pas d’une sauvageonne un joli arbre à fruits, quand une souche d’amandier amer produit, au bout de deux ans, des pêches exquises ?

M. Vignabos, qui s’était emparé de Monique, lui tapotait amicalement les mains. Autour d’elle chacun s’inclinait, avec un empressement dont Régis malgré lui prit ombrage. Il s’accoutumait difficilement d’être ainsi relégué au second plan. Il serra, sans chaleur, la main de Blanchet et reçut, avez amertume, les politesses banales des Muroy. C’étaient des cousins de M. Ambrat ; le mari, notaire à Langeais, la femme, ménagère discrètement effacée. Couple de vieilles gens sans grande culture, pour qui, évidemment, le nom de Boisselot n’évoquait rien.

Les Ambrat les recevaient régulièrement une ou deux fois l’an, à chacun de leurs voyages. Ils estimaient en eux une droiture et une tolérance malicieuses, la souriante philosophie d’un de ces ménages d’antan, vieillis dans la paix provinciale, et dont la seule grande douleur, stoïquement supportée, avait été la perte d’un fils unique, — le commandant Muroy, tombé le 20 août 1914, à Morhange.

Le cercle se reforma, élargi, sous la tonnelle, Riri reparut, deux coupes précautionneusement tenues dans ses menottes.

— Voilà, marraine !

M. Ambrat, avec une dextérité de vigneron, débouchait une des bouteilles en train de glacer. Le vin d’or pâle pétilla, dans les verres embués. Les Muroy, ayant attiré Riri, la caressaient : elle ressemblait à leur petite-fille, une enfant naturelle du commandant, adoptée par eux en même temps qu’ils ouvraient leur maison à la mère en deuil. Ils avaient repris avec Mme Ambrat leur grand sujet de conversation, — l’Œuvre, dont à Langeais ils s’étaient faits les propagandistes. Deux garçonnets avaient grâce à eux retrouvé, l’un à Angers, l’autre à Saumur, des parents inattendus.

— Si seulement, regrettait M. Muroy, nos rescapés ne demeuraient pas sous la menace d’être réclamés, un jour ou l’autre, par les auteurs mêmes de leurs maux ! Nous continuons à vivre, en ce qui concerne la législation de l’enfance, sous la loi romaine… Le père de famille a tous les droits, et pas un devoir. Comme si l’enfance n’était pas un capital social à protéger, avant tout autre !

— M. Blanchet l’a fait observer avec force, dans son étude du Monde Nouveau, remarqua Mme Ambrat… Si ! si ! mon cher ami, vous nous avez rendu un grand service ! Grâce à vous, nous avons reçu au siège de l’Œuvre quantité de lettres et de demandes… Vous ne vous doutez pas de votre influence !

— Blanchet sera député de Seine-et-Oise quand il voudra, dit M. Vignabos.

— Je ne voudrai jamais. Des conférences ou des articles, tant qu’il faudra… Mais discourir au Palais Bourbon ! Savez-vous à quoi ça me fait penser, Ambrat ? À vos moulins à vent, sur les coteaux de la Loire. Leurs ailes s’agitent…

— Et tournent à vide ?

— Voilà.

— Et qui refera les lois, demanda le notaire, si ce ne sont les législateurs ?

Blanchet ébaucha un geste vague :

— Il viendra bien, et plus tôt peut-être que nous ne pensons, un temps où on se lassera des Moulins à Paroles. Le monde, autour de nous, évolue. Sous peine de suicide, nous ne pouvons échapper à la loi. L’heure des actes sonnera.

— La révolution ? dit M. Muroy, sans entrain. Il faut, pour la réussir, plus qu’un état-major et des troupes. Il faut des cadres. Où sont-ils ? Sans le Tiers, pas de 89 !

— La bourgeoisie de 1922 ignore ou méconnaît la C. G. T. comme noblesse et clergé faisaient du Tiers. Confiance au Peuple !

— Bien dit, Blanchet ! appuya M. Vignabos.

Mais le notaire s’inquiétait :

— Une Révolution, c’est l’inconnu, ou plutôt c’est l’éternelle histoire : on dépasse le but, et il faut revenir en arrière ! Qu’est-ce que le bolchevisme a apporté à la Russie ? Pouvez-vous me le dire ?

— Mais, objecta Blanchet, la Russie n’est pas la France. Et au surplus la ruine et la famine russe ont d’autres causes, plus profondes et plus lointaines, que l’utopie communiste. Son échec même milite en faveur des réformistes français. Quoiqu’il arrive cependant, la nationalisation de la terre et de la grande industrie survivront, dans l’ancien empire des tsars, au règne de Lénine. L’humanité tout entière en bénéficiera, avec ce peuple enfant, et géant, que nous allons voir croître, au sortir de ses convulsions sanglantes, Que voulez-vous ! Rien de grand ne s’accomplit sans lutte et sans douleur.

Ardemment Monique écoutait la voix généreuse, La conviction donnait, à la résonance du timbre, un charme dont M. Muroy lui-même se défendait mal. Seul Régis enveloppait, dans la même ironique réprobation, le « cahot » et son auditoire… « Barytonne, mon vieux ! Ça prend toujours ! » Il railla :

— Blanchet a tort de garder ses talents à l’usage interne. Avec une voix comme la sienne, je ne lui donne pas deux ans pour être ministre.

Le professeur sentit le coup de boutoir, sous la boutade.

— Je ne suis qu’un humble professeur de philosophie, mon cher. Et je n’enseigne que ce que je pense.

Le romancier s’excusa perfidement :

— Tiens ! je croyais que vous aviez une chaire de rhétorique. Pardon.

— Mais, riposta Blanchet, je ne vois pas ce que cela aurait de désobligeant… La rhétorique a du bon, Et c’est bien en tout cas la première fois que J’entends un littérateur en médire. Vous crachez sur votre pain !

Régis pâlit. Touché ! Sous la plaisanterie du ton, les pointes, pour eux seuls démouchetées, poussaient leurs blessures. Duel de mots, — dont personne, sauf Mme Ambrat, ne devinait la gravité, — et dont Monique, juge en même temps que témoin, ressentait tous les coups. C’était pour elle que ces deux hommes croisaient le fer de leurs regards et de leurs propos.

Car elle le percevait avec une netteté soudaine, dont la révélation la saisissait : ce n’était pas absolument à l’aveugle que la jalousie de Régis flairait le rival. Elle s’en rendait compte, moins à l’attitude toujours égale du professeur, qu’à l’échange secret des sympathies. Depuis ses dernières rencontres avec Blanchet, un sentiment nouveau s’était éveillé en lui.

Une curiosité d’abord, puis un attrait, moins banal que celui de la camaraderie, avait succédé à sa cordialité. Elle sentait, avec cette finesse d’instinct qu’ont toutes les femmes, flattées de plaire même quand elles n’y songent pas, le progrès qu’avait fait en lui, chaque fois qu’ils s’étaient revus, la cristallisation.

Ce n’était plus seulement une parenté d’esprit, l’élan de l’amitié intellectuelle qui avait rapproché d’elle, à travers chaque absence, cette âme dont elle avait fini par apprécier, pleinement, la délicatesse. Un plus impérieux aimant l’aiguillait… À son insu peut-être ? Car rien, dans les apparences, ne permettait d’y distinguer autre chose qu’un affectueux respect. Il fallait l’œil félin d’un amant, et jaloux, pour y avoir vu immédiatement clair.

En même temps elle s’interrogeait. Prise par Régis, au point que tout ce qui n’était pas leur plaisir n’existait pas, physiquement, pour elle, elle ne se découvrait, pour Georges Blanchet, du point de vue charnel, ni attirance, ni répulsion. Il n’était ni bien ni mal. Indifférent…

Pourtant, à la réflexion, elle s’avouait qu’il gagnait à être connu. La première impression, lorsqu’il lui avait été autrefois présenté, n’avait-elle pas été plutôt désagréable ? Maintenant elle prenait plaisir à le revoir. Elle aimait sa largeur de vues, et par-dessus tout, sa foi, qui n’excluait pas la tolérance. Oui, un beau caractère !

Elle se voulut absolument sincère : l’aurait-elle apprécié à ce point si Régis, par son absurde soupçon, par la maladresse de son insistance, ne l’avait contrainte à poursuivre, plus qu’elle n’eût fait d’elle-même, la comparaison ?… Non. Si l’image de Blanchet avait pris corps, au point d’occuper souvent ses pensées quand elle était seule, à qui la faute ?…

Ce qui, par-dessus tout, dans les grossiers reproches, l’avait ulcérée, c’était moins leur inanité, que leur injustice. Cœur meurtri, et qui avait besoin pour guérir de soins doux et minutieux, Monique n’avait ressenti que plus cruellement la brutalité des mains qui, venant de la panser, avaient arraché, d’un coup pansement et cicatrice.

La vieille plaie s’était rouverte à vif, envenimée encore, par un mal dont jusque-là Monique n’avait pas souffert l’atteinte : déchirement de l’âme qui se détache, et de la chair qu’un lien souillé, mais solide, retient. Chaque jour, maintenant, activait le virus…

Ainsi tous trois touchaient, sans qu’ils s’en doutassent, à l’heure la plus grave.

Régis, inconscient de l’imprudence, fonça sur l’adversaire. Il était de ceux que leur violence emporte, et se croyait, au demeurant, plus sûr de sa conquête qu’il n’était. Eût-il douté de son pouvoir, il ne l’eût pas plus sauvagement défendu.

— Mon pain ! grogna-t-il. Vous en avez de bonnes !…

Il attesta leur vieux maître.

— Rhétoricien, moi !… Non, mais ! Lequel des deux ? S’il y a bien quelque chose que je hais, parce que je ne connais rien de plus dangereux, et — littérairement — de plus méprisable, c’est l’éloquence ! Chaque fois que je peux, je suis le conseil de Verlaine : je la prends et je lui tords son cou. L’éloquence ? C’est une vieille poule de luxe déplumée, bonne à exciter seulement cet imbécile de coq gaulois ! Confiance au Peuple ? Mais avec deux sous de boniment, et du creux, le premier ventriloque le possède.

— Il est certain, concéda M. Vignabos, habitué aux truculences de Boisselot, qu’à lire le compte rendu de la séance d’hier !… Il suffit qu’un orateur y aille de son petit couplet ; il a beau dire le contraire du précédent, la Chambre applaudit.

Blanchet sourit :

— C’est qu’en général rien ne ressemble moins au peuple que les représentants du Peuple ! Un singe habillé n’est pas un homme. Pour un Jaurès, que de Pertout !

Les Muroy, peu intéressés par cette discussion, profitèrent du silence où la remarque se prolongeait, pour prendre congé. Comme la plupart des gens de leur classe, la politique les rebutait. Ils n’y voyaient qu’une grande cuisine alimentaire, dont la desserte, seule, les concernait. Ils s’en allaient à pas menus, escortés par les Ambrat, et Riri, qui tenait sa « marraine » par la main.

— Nous les rasions ! constata Monique, en riant.

M. Vignabos hocha la tête :

— Je le crains. Et c’est plus sérieux que cela n’en a l’air, cette désaffectation grandissante d’un pays pour les idées générales, qui, en fin de compte, l’orientent et le dirigent. Les divisions des partis, — et la façon personnelle dont, lorsqu’ils sont au pouvoir, ils l’exercent, — dégoûtent peu à peu de la vie publique les meilleurs. Chacun ne s’occupe plus que de ses affaires. Le sens de la vie nationale se perd.

Régis avait bourré, allumé sa pipe. Il constata :

— Alors, ne parlons plus de révolution ! Il n’y a pas que les bourgeois qui s’en battent l’œil, avec leurs plumes d’autruche. Le populo fait comme eux. Il s’en fout ! Vous parliez de la C. G. T. ? Elle s’est vidée de moitié. On nous a assez bourré le crâne, — tous, avec les principes !… Les principes ?

Un rictus l’enlaidit :

— Un escalier de service. Et, à chaque marche, des gens assis dessus !

— Prenez garde, mon cher confrère, railla Blanchet, le paradoxe est lui aussi de la rhétorique.

— Paradoxe ! Prétendez-vous qu’on ne vive pas aujourd’hui dans le manoir à l’envers. Partout ! Et tous ! Hommes, femmes, c’est à qui mieux mieux.

— À qui la faute, messieurs ? demanda Mme Ambrat, qui venant de les rejoindre n’avait entendu que la dernière phrase.

— Pas à moi ! fit Régis, en tirant sur sa pipe qui brasilla.

— Les présents sont toujours exceptés !… dit-elle, en se rasseyant. Mais enfin si, dans l’anarchie actuelle, il y a quelqu’un de responsable, avouez que — si ce n’est vous, monsieur Boisselot, ni les apôtres que voilà, — (M. Vignabos et Georges Blanchet saluèrent, comiquement) — ce n’est pas non plus nous, pauvres femmes ! S’il ne dépendait que de notre volonté, soyez certain que les choses n’iraient pas si mal. Ce n’est pas nous qui aurions laissé d’abord faire la guerre ! Il y aurait aussi, si nous avions voix au chapitre, moins de bistros vendeurs d’alcool, moins de taudis faiseurs de tuberculose, moins de prostituées donneuses de syphilis. Et il y aurait plus de Maternités et plus d’Hospices. Il y aurait surtout plus d’écoles !

Monique se lova et vint embrasser son amie, Régis, d’un jet brusque, expira sa fumée :

— Joli programme ! Je le recommande à notre ami Blanchet, pour sa prochaine campagne électorale, Car vous y passerez, mon cher ! Cent sous qu’on vous affiche ! « Georges Blanchet, socialiste-féministe ! » Ça fera riche.

— En tout cas, cela ferait bien. Je partage entièrement l’avis de Mme Ambrat.

— Parbleu !… Une toute petite question, madame ? Et vos électrices, — car pour qu’une Mme Ambrat soit élue, il faudra d’abord que les femmes votent…

— Mais oui ! Comme en Amérique, comme en Angleterre, comme en Allemagne…

— Et en Suisse, en Belgique, en Autriche, en Tchéco-Slovaquie, en Finlande, au Danemark ! énuméra M. Ambrat. Il faudra bien qu’un jour la France suive !

M. Vignabos murmura :

— La France de la Convention ! L’émancipatrice !…

— Revenons à la question, continua Boisselot : — l’homme responsable de l’anarchie actuelle. Vous me faites rire ! Est-ce nous qui avons appris, à vos citoyennes « conscientes et organisées », le branle qu’elles mènent, dans la sarabande générale ? Est-ce nous qui conseillons à l’ouvrière de claquer tout son salaire de la semaine, en fourrant ses pieds sales dans des bas de soie, des bottines jaunes ou des souliers vernis ? Est-ce nous qui raccourcissons les jupes des femmes du monde, pour les prier de mieux remuer leurs petits derrières bien propres, au dancing ? Est-ce nous qui sommes responsables des mœurs nouvelles des jeunes filles, et de l’incurable vanité des occupations féminines ?… Mlle Lerbier m’excusera, je ne parle pas d’elle !

Monique ne sourcilla pas. Mais l’injure en elle pénétrait, lancinante. Mme Ambrat répliqua, froidement :

— Permettez à l’agneau d’emprunter le langage du loup, pour lui répondre : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! » Oui, ce sont les hommes qui ont non seulement cantonné, mais enfoncé encore, dans ses habitudes d’artifice, dans une seconde nature de mensonge et de ruse, la faiblesse féminine ! Tous les mauvais exemples viennent de vous, d’autant moins excusables que vous étiez, et que vous êtes encore les maîtres… Cela dit, je vous ferai observer, monsieur Boisselot, qu’il y a dans votre paradoxe autant d’erreur que de vérité. Vous généralisez trop. Les femmes, et même les jeunes filles de France ne sont pas toutes comme celles que vous nous dépeignez. Mme Muroy, si elle était encore là, pourrait vous dire, à mon défaut, qu’il y a en province et même à Paris une foule de familles où la vertu est plus fréquente que le vice. Cela, c’est l’évidence. Et les taches qu’il peut y avoir, jusque sur le soleil, n’empêchent pas que le soleil soit.

M. Vignabos se frotta les mains. M. Ambrat se versait, en souriant d’un air approbateur, un doigt de Vouvray. Il rougit, en s’apercevant que tous les verres étaient vides, et tendant la bouteille :

— Oh ! pardon !… Mais si ! Mais si ! un petit verre, monsieur Boisselot. Vous l’aimez bien. Il y a encore, heureusement, quelques-unes de ces bonnes choses, sur le sol de chez nous !

— Et puis, reprit Blanchet, pourquoi juger d’un temps et d’une société sur un de ses aspects passagers ? D’abord, en effet, comme l’observe Mme Ambrat, ce que voit Boisselot n’est que ce que voit Boisselot. Ensuite, qu’est-ce que dix ans, vingt ans, au regard de l’histoire ?… Qui sait ? Dans l’anarchie même un ordre nouveau s’élabore… Les mœurs nouvelles des jeunes filles, avec les excès que tout apprentissage de liberté comporte, embellissent peut-être le visage de la femme de demain.

Boisselot ricana :

La Vierge Folle, introduction à la Marche Nuptiale, musique d’Henry Bataille !

— Et après ? La virginité, chère aux anciens acheteurs d’épouses, ne me semble pas avoir plus d’importance qu’une dent de lait ! Et la superstition que certains y attachent m’apparaît plutôt comme une sorte de sadisme, que comme une preuve d’intelligence. Je suis du parti de Stendhal, pour qui « le pucelage est la source des vices et des malheurs qui suivent nos mariages actuels ! »

Boisselot nargua :

— Je ne m’étonne plus de votre indulgence pour les bolchevistes ! Le communisme en amour, c’est une opinion.

Blanchet haussa les épaules :

— Il n’est pas question de communisme, mais simplement d’étendre aux jeunes filles notre droit à la liberté, et au choix. Il est absurde de les condamner par milliers à l’abstinence, quand nous vouons, au supplice du plaisir forcé, la morne foule des filles publiques. C’est le célibat des vierges qui enfle le nombre des prostituées. Sans compter qu’à l’heure où la natalité baisse…

— Ma foi, conclut Mme Ambrat, on ne fera jamais trop d’enfants. Vive la vie !

Régis allait répondre, quand il surprit le regard de Blanchet posé sur Monique. En même temps celle-ci levait les yeux. Elle approuvait d’un signe de tête, mais elle acquiesçait de tout l’être. Alors il se dressa, l’air si furieux dans sa barbe rousse, que Mme Ambrat sursauta, comme si un diable avait surgi d’une boîte.

— Vous m’avez fait peur ! plaisanta-t-elle.

— Excusez-moi ! Avec tous ces radotages, il est tard, et le temps de rentrer… Je regrette, mon cher Blanchet, de vous enlever une admiratrice… Vous venez, Monique ?

— Restez ! insista Mme Ambrat, outrée par l’inconvenance de la sortie… On finira le porc, avec une bonne salade de légumes… du jardin ! Nos amis ne partent qu’après dîner, au train de dix heures.

Régis sentit que Monique, tentée, hésitait. Il joua le tout pour le tout :

— Impossible ! Nos phares sont détraqués !

Il mentait. Mais, sous le coup d’œil asséné comme une sommation, elle céda, par crainte de l’esclandre…

Blanchet lui baisait la main. Elle regarda bien en face Régis, blanc de rage, Et très haut, comme une promesse :

— À bientôt.