Ernest Flammarion, Éditeur (p. 82-101).
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vi

Dehors, elle alla devant elle, dans la nuit.

Le gel durcissait l’asphalte. Un ciel d’étoiles apparaissait vaguement. Le halo lumineux de la ville, le rayon des rues, tous réverbères allumés, reculaient très haut, très loin un catafalque d’ombre. Une foule musait encore, badaude, sur les boulevards peuplés comme en plein jour. Sortie des théâtres, entrée des réveillons. Des flots de gens heurtaient, croisaient leurs courants… Désert où elle avançait sans voir et sans entendre, d’un pas mécanique, en pleine solitude. Le tumulte intérieur auquel elle était en proie l’absorbait au point que rien d’autre n’existait. Elle était le centre bouleversé du monde.

Par moments, elle essayait de raisonner, de se ressaisir. Aussitôt la vision surgissait, implacable : elle n’éprouvait plus que douleur aveugle, incompréhension sourde. Tout en elle avait chancelé, s’abattait. Avec son rêve d’amour broyé, sa foi pantelait, sous les ruines. Elle ne souffrait pas encore dans son orgueil, tant la stupeur l’accablait. Elle n’était qu’une seule meurtrissure. Elle eût voulu pouvoir sangloter, crier.

Puis, avec la conscience à demi réveillée, impérieusement l’envahissait une surprise d’enfant qu’on a frappé sans cause, et qui se révolte. Était-ce possible ? Pourquoi ? Comment ?… Elle entendait encore l’intonation de Lucien, au Ritz. Il attestait son regret, maudissait les Belges, leur coup de téléphone, ce matin encore… Il souriait en lui disant au revoir, bien tranquille après la promesse qu’elle lui avait faite de rentrer après le théâtre, de ne souper nulle part !

Elle se demandait, dans l’ingénuité de sa lamentation : « Après m’avoir prise !… Pourquoi m’a-t-il laissée ? Pourquoi ?… » Trahison inexplicable, mensonge incompréhensible qui, après l’avoir confondue, la ramenaient au contre-coup de la fureur. Plus encore peut-être que de la douleur de sa passion, assommée, elle enrageait d’une telle fausseté, comme du pire outrage.

Certes elle saignait, dans tout son être. Arrachement brusque d’un sentiment qu’elle avait cru incarner sa vie même. Et elle en saignait d’autant plus cruellement, qu’en elle se cicatrisait à peine la douce blessure de son abandon. Mais, dans son instinct d’absolu, elle se voulait détachée, instantanément et pour jamais, de ce qui, tout à l’heure encore, était sa raison d’existence. Partie d’elle-même amputée. Illusion pourrie, — chair morte.

Aimer Lucien ? Elle ? Non. Elle le détestait, et le méprisait. Jugement sinon sans dépit, du moins sans appel, parce qu’il était rendu par une inflexible pensée. Vierge hier encore, et n’ayant pas goûté toute l’ivresse physique de l’amour, Monique ignorait le plus puissant des liens. Nœud gordien de la volupté… L’esprit seul, à cette minute, délibérait en elle, et décidait.

Elle marchait depuis près d’une heure, insensible aux invites murmurées, aux cris plaisants, aux gestes même. Quand un peu de calme tombait, et que s’atténuait un moment la double torture : l’injure ignoble à son amour en même temps qu’à son sens viril de l’honneur, elle revoyait, à la table qu’ils avaient déjà quittée peut-être pour le lit, Lucien empressé auprès de sa compagne…

Il ne l’avait donc jamais aimée ! Il avait joui d’elle, en passant, comme d’une fille, — comme de cette fille ! Il la lui préférait !… Elle souffrait moins, à cette idée, qu’à l’humiliation et à la rancune de n’avoir été pour lui qu’un jouet. Pis ! Un marche-pied d’affaires !… De quelle boue une âme pareille pouvait donc être faite ? Comment avait-elle pu, elle-même, s’aveugler à ce point ?

Et demain, il faudrait le revoir, l’entendre mentir encore ? Car sans nul doute il mentirait ! Non pour nier le fait, il était là, mais pour le colorer de quelque excuse… Il n’y en avait pas, à de tels actes. Et si de pareilles goujateries en pouvaient trouver, aux yeux de Lucien comme à ceux d’autres hommes, c’est qu’alors il n’y avait plus ni amour, ni honneur ! Il n’y avait plus qu’à vivre comme les bêtes. Inconsciemment. Impunément…

Demain ! Et l’explication inévitable, et les justifications qu’il essayerait, les dernières bourdes qu’à cet instant même, la tête sur le sein de cette fille, il préparait et dont, avant de passer à leurs saletés, ils se gaussaient ensemble !… À cette image Monique se mit à rire si nerveusement qu’un sergent de ville, avec curiosité, s’approcha.

Elle prit peur, et, traversant, alla à un taxi. En même temps qu’elle en ouvrait la portière, une main, gantée de blanc, s’allongeait vers la poignée.

— Oh ! pardon, madame !

L’homme, élégant, un visage fin dont elle aperçut vaguement le contour nerveux, la dévisageait avec une surprise amusée… « Une grue ? Une femme du monde ? Jolie en tout cas ! Qu’est-ce qu’elle fichait, seule, un jour pareil, et à cette heure ? »

Elle hésita, avant de jeter son adresse, et de monter. Il perçut son trouble, flaira le hasard miraculeux de l’aventure, et sans perdre une seconde s’installa, d’autorité, à son côté.

Elle dit :

— Vous êtes fou. Descendez ! ou j’appelle…

Une imperceptible dissonance, dont, avec son instinct de mâle en chasse, l’inconnu saisit l’involontaire indice, signalait le trouble du sentiment, sous la netteté des mots. Il répondit :

— Oh ! madame ! Je vous en supplie… Permettez-moi tout au moins de vous déposer à votre porte, nous allons du même côté… Je ne me consolerai jamais de perdre, au moment prédestiné où je la rencontre, une compagnie telle que la vôtre…

Elle s’était rencognée dans l’angle opposé. Elle se taisait obstinément. Que pouvait-il lui arriver, après tout ? Rien que ce qu’elle voudrait… Il parla, pas bêtement, finit par se présenter, fut galant, puis pressant. Elle n’écoutait pas. Les phrases expiraient à ses pieds comme un murmure de vagues. Elle voguait, sans âme, sur une mer mystérieuse. Il lui prit la main, qu’elle ne retira pas. Il voulut l’embraser, elle gifla.

— Ça ! par exemple ! fit-il.

Il lui saisit les poignets, et l’attirant de force, lui fouilla les lèvres d’un baiser brutal. Surprise, elle avait eu beau se défendre. Un écœurement presque doux la traversa, sous la violence : un jour encore obscur se levait dans l’ombre de sa chair, d’accord avec le soudain, irrésistible commandement de l’orgueil.

L’homme qu’elle aimait l’avait trahie. Elle prenait contre lui sa revanche. Revanche de liberté, et surtout de franchise. Demain quand elle reverrait Lucien, elle le soufflèterait de tout. Elle aussi, elle aurait mis entre eux l’irréparable. Et il n’aurait rien, absolument rien à dire ! Ne l’avait-il pas, de l’instant du parjure, rendue à elle-même ?

Le reste se déroula, comme dans un cauchemar de ciné. Le changement d’adresse jeté au chauffeur, la bouteille de champagne bue dans l’ahurissant tapage d’une boîte de Montmartre, l’entrée machinale dans une chambre d’hôtel…

Elle n’avait aucune honte, et aucun remords. Elle accomplissait un acte logique, un acte juste ! Elle n’avait, pour ou contre son compagnon d’une heure, ni attrait ni répulsion. Il n’avait rien promis. Il ne mentait pas… C’était quelque voyageur de passage, officier en permission… forme anonyme du hasard. Elle n’eut même pas l’idée de l’identifier, en lisant le porte-adresse de la valise, et se laissa déshabiller, sans répondre aux questions dont il la pressait.

Devant le visage contracté qu’animait une double et contradictoire expression, d’absence et de volonté, il crut à quelque drame du cœur. À moins que ce ne fût simple complication des sens ? Vengeance de femme trompée ou perversion de curieuse, qu’importait ? Elle était venue, sans se faire prier. Il se dit qu’il eût été bien bête de ne pas profiter de l’aubaine.

Il regardait, ivre d’une joie ahurie, ce corps magnifique, abandonné… Les jambes longues, la rondeur des hanches sous la transparence de la chemise courte, les bras croisés sur la poitrine nue… Avec la fraicheur et la gracilité de la jeune fille, cette diablesse avait la plénitude de la femme ! Que faisait-elle, dans la vie, cette passante dont il ne savait ni les pensées ni le nom, et qu’il entraînait, sans résistance, vers le lit ?…

Étendue, les bras allongés, Monique se laissait faire comme une bête, une bête inerte. Elle avait les yeux clos, les mains si durement fermées que ses ongles lui entraient dans les paumes. Sous les caresses qui la parcouraient toute, ou soudain s’attardaient, aux seins tendus, au sillon secret, elle tressaillait parfois de réflexes nerveux. Alors elle serrait les dents, pour ne rien livrer d’elle, que sa chair. Un âcre plaisir de vengeance la transportait, si plénier que toute pudeur en était, au fond de l’être, abolie. Seule une angoisse la tourmentait à l’approche du pénible contact.

D’abord savants et doux, les baisers de l’homme s’exaspéraient. Et comme, farouchement, elle refusait ses lèvres, il perdit contrôle. L’instinct le rua. Sous l’aiguillon brûlant qui la pénétrait, elle poussa un cri si aigu qu’il s’arrêta. Mais comme elle se taisait, il l’enlaça plus étroitement, et tout en les faisant moins brutaux, accéléra ses coups. La tête enfouie dans le parfum des cheveux, il ne voyait pas les grosses larmes qui coulaient sur le visage supplicié. Soudain, comme la douleur était trop forte, elle le rejeta d’un effort si brusque qu’il lâcha prise, en jurant… « Juste au bon moment !… »

Il était debout près du lit, ne sachant quelle contenance tenir. Sa fatuité, son désir à la fois satisfait et raté cédaient à une inquiétude obscure. Monique s’était levée d’un mouvement irrésistible. Il ne sut que balbutier, devant cette face hagarde, des phrases sans suite.

Elle se rhabillait, avec une hâte machinale. Un silence tragique entre eux pesa, que ni ses essais de conversation, ni ses offres de la reconduire ne parvenaient à chasser. Brusquement, comme l’orage crève, elle se mit à pleurer, convulsive. Les larmes frappèrent, émurent l’homme. Elles coulaient intarissablement, à gros sanglots. Quand ceux-ci furent calmés, elles coulaient toujours, sur la face muette.

Il s’affola, mais n’obtint qu’un « Laissez-moi ! » et qu’un « Adieu ». Elle avait tiré la porte sur elle, avec un air si glacial, une décision si formelle qu’il ne tenta pas de la suivre. Il ébaucha, ennuyé, un « Après tout ! » et rêveur alluma une cigarette, dispersa, philosophiquement, la fumée… Un souvenir de plus !

Monique, en rentrant, trouvait de la lumière dans l’antichambre. Sa mère venait d’arriver et, trouvant l’appartement vide, se tourmentait. Elle accourut au bruit.

— Comment ! Te voilà ! D’où sors-tu ?… Moi qui te croyais au lit !… Tu peux te vanter de m’avoir fait une peur !… Je viens de reconduire Michelle. J’ai laissé ton père au restaurant, avec ces messieurs. Ils causent affaires… Mais qu’est-ce que tu as ?… Tu me terrifies, avec tes yeux de folle !…

Mme Lerbier prit les mains de Monique. Elle était sincèrement épouvantée :

— D’où viens-tu ? Tu as la peau brûlante !

…Qu’est-ce que cette petite avait bien pu faire, depuis deux heures !

— Enfin me diras-tu ?

Monique, à mots entrecoupés, conta sa rencontre à l’entrée du Rignon…

— Tu auras mal vu, c’est impossible !

Elle donna les précisions… l’auto… Lucien enlevant des épaules de la femme sa cape de martre, — « la même que celle qu’il m’a conseillé de prendre !… » — le salut gêné de Marius…

— Je comprends maintenant ! Ma pauvre petite…

Elle voyait Monique errant dans les rues, désespérée. Quelle aventure stupide ! Fallait-il que les hommes fussent bêtes ! Bêtes et maladroits.

Elle la prit et la câlina :

— Mets ta tête sur mon épaule… Tu as de la peine ?

Elle eût voulu l’adoucir, et ne savait quels mots trouver. Elle était à la fois furieuse contre son futur gendre, et animée d’un désir de conciliation. Quel avantage à pousser au tragique ? Aucun. Elle affirma :

— Ton chagrin, ta surprise sont bien naturels… Mais, enfin, il n’y a peut-être dans tout cela qu’un malentendu… Je ne sais pas, moi ! Attends une explication, ne te fais pas d’avance une idée peut-être disproportionnée… À ta place, je ne me tourmenterais pas autant !

Monique la regarda stupéfaite. Elle avait eu d’abord envie de crier, après ce qu’elle avait vu, ce qu’elle avait fait. Son désespoir et son dégoût s’étaient élancés vers la compréhension maternelle, avec le besoin d’être entendus… d’être plaints…

Mais, devant la compassion banale qu’elle lisait aux yeux qui lui étaient chers, devant le ton presque indulgent de cette voix dont elle attendait l’indignation comme un réconfort, elle eut le cœur aussi serré qu’à l’instant où elle sortait de la chambre de l’hôtel…

L’impression de solitude et d’abattement qui l’avait alors aplatie se doubla d’une autre douleur. Elle se sentait comme éloignée, à un point qu’elle n’eût pu croire, de cet être qui doucement lui souriait, qui était sa mère, et en qui, tout à l’heure encore, elle voyait la confidente et la consolatrice…

Enfin, reprit Mme Lerbier, étonnée du silence de sa fille, ce que Lucien a fait est très mal, évidemment… Ça n’a pas le sens commun. À la veille de son mariage, venir se fourrer, avec sa maîtresse, sous les yeux de sa fiancée ! C’est inconvenant, godiche, tout ce que tu voudras… Mais de là à te rendre malade, comme tu le fais !… Sois raisonnable, aussi !… Voilà un garçon qui t’aime certainement. Ce souper, tu peux en être certaine, c’est une rupture avec son passé. Une rupture définitive. Quand vous serez mariés, ce sera le garçon le plus fidèle. À condition que tu saches le prendre, naturellement…

Monique secoua la tête :

— Non. C’est fini.

— Ta ! ta ! ta ! L’exaltation, avant le mariage, tant que tu voudras ! Après, il faut mettre chacun du sien. Vivre ensemble sans se faire souffrir, ce n’est pas une petite affaire. C’est même la grande affaire de la vie ! On n’y parvient qu’à force de concessions réciproques…

Monique sentait chaque phrase entrer, dans la révolte de sa souffrance, comme une pointe de feu… Un fossé d’âme entre elle ? Non, un abîme. Elle découvrait, sous les broussailles de l’affection quotidienne, la profondeur du précipice. Et, en même temps, elle se blottissait dans son mutisme, comme dans un refuge. Elle tendit le front :

— Nous causerons demain. Je n’en peux plus.

— Tâche de dormir !

Seule, elle courut à sa baignoire, se plongea, longtemps, dans une eau si chaude qu’elle finit par s’y amollir. Le saisissement de la douche froide acheva de détendre ses nerfs. Si elle souffrait encore dans sa chair déchirée, elle n’éprouvait, de son action même, nul regret. Sa première sensation de souillure s’était effacée, au bienfait de l’eau lustrale. Elle n’éprouvait, avec une horreur indistincte pour la sauvagerie de l’homme, qu’une haine collective contre tout ce qui, personnes, mœurs et lois, venait de la torturer si cruellement. Lucien, son amour, l’avenir totalement modifié tombaient au rang des contingences. Une sorte de courbature morale la jetait bas. Elle finit par s’endormir…

Au réveil, à nouveau, tout dansa dans sa cervelle. Si encore elle avait eu, pour penser tout haut, la bonne tante, sa pitié, sa tendresse agissantes ! Elle eut pu vomir partie au moins de ce qu’elle avait sur le cœur, puisque, de la fin de la soirée, elle s’était résolue à ne rien dire à sa mère, avant de s’être expliquée avec Lucien…

— Il est navré, il va venir, fut le premier mot que Mme Lerbier, en entrant dans sa chambre et en l’embrassant, prononça.

Elle avait, sitôt jour, téléphoné à Vigneret pour lui révéler les conséquences de son exploit. Elle avait aussi averti son mari à l’usine où M. Lerbier, — qui y avait une chambre avec rechange de vêtements, — s’était rendu directement, après le souper. Il avait poussé les hauts cris. Surtout que Monique n’envoyât rien promener ! Qu’elle attendit de l’avoir vu !

Mme Lerbier, soucieuse de l’avenir matériel, y pensait plus qu’au chagrin de sa fille.

— Comme tu te tourmentes, mignonne ! Il a tort, oui… Mais il paraît que cette femme a un caractère de chien ! Elle exigeait, pour se tenir tranquille, une somme énorme. Un vrai chantage ! D’où ce souper. Voilà au moins ce que Lucien m’a dit, en quelques mots, au téléphone. Il fallait transiger, la convaincre…

Monique secoua la tête.

— Non. Il fallait oser tout m’avouer, franchement, avant de…

Elle hésita. À quoi bon révéler intégralement l’étendue de son grief ? Jamais sa mère ne comprendrait à quel touchant mobile elle avait obéi, en se donnant à Lucien, avant le contre-seing social… Une imprudence, oui, mais dont seule elle avait à connaître, puisque seule elle était victime.

— Ne crois pas surtout que ce soit dans ma jalousie que je souffre ! Je ne suis pas jalouse, parce que je n’aime plus.

— Alors tu n’aimais pas !

Mme Lerbier regarda sa fille avec une autorité doctorale, l’espérance aussi que dans ces conditions tout n’était peut-être pas encore perdu. Du moment que l’amour tout court n’était pas en cause, on ne rompait pas, par amour-propre, des accordailles officielles.

— Il faut n’avoir jamais aimé pour croire qu’à la première tromperie un sentiment véritable peut disparaitre, comme une allumette s’éteint.

— Tu fais erreur, maman. Ma douleur vient au contraire de ce que j’avais voué à Lucien un amour si confiant, si grand que tu ne peux même l’imaginer…

— Dans ce cas, lorsque cet imbroglio sera élucidé, j’espère que…

— Non, maman, c’est fini. Rien ne peut plus s’arranger.

— Pourquoi ? Parce que ton fiancé t’a menti ? Mais si c’était pour t’épargner un tourment inutile ?… Un chagrin que sans ce hasard déplorable tu n’aurais pas eu ? Tu lui reproches ce qui n’a été peut-être qu’une attention délicate… un ménagement qui le montre plus soucieux de ton repos, peut-être, que du sien…

— Tu ne comprends pas ! soupira Monique avec une amère tristesse. Pour toi, le mensonge de Lucien n’est rien. Si c’est presque une bonne sinon une belle action !… Pour moi, c’est une faute impardonnable… Pis qu’une escroquerie. Un meurtre !… Le meurtre de mon amour, de tout ce que j’y enfermais de pur, d’ardent, de noble ! Je t’étonne. Oui ?… c’est qu’entre la façon dont tu envisages le mot et celle dont je conçois l’idée, il y a une muraille de Chine ! Nous vivions à côté l’une de l’autre, et je m’éveille à mille lieues… Sache-le, puisque ce qui se débat ici, c’est ma vie et non la tienne !…

— Tu souffres… et tu exagères.….

— Je ne t’ai pas encore dit tout ce que je pense !

Mme Lerbier haussa les épaules :

— Tu t’exagères en tout cas la portée du faux-pas de Lucien. Crois-moi. Si toutes les femmes abordaient le mariage avec l’esprit d’intransigeance que tu affiches, il n’y aurait guère de publications de bans ! En revanche, il n’y aurait pas assez de registres pour les transcriptions de divorce ! Mais pas un mariage, ma petite, pas un n’y résisterait. Il faut te faire une raison, avoir un peu de bon sens. Oui, le romantisme, les comédies de Musset, À quoi rêvent les jeunes filles !… Et tu dis que tu t’éveilles ? Eh bien ! ouvre les yeux, regarde autour de toi, sois moderne.

— Le rêve de Ginette et de Michelle n’est pas le mien.

— Le rêve de toutes les jeunes filles est le mariage. Une association sans rapports obligatoires avec l’amour. Et le mariage est… ce qu’il est… Prétends-tu réformer d’un coup la société ?.…

— Non certes ! pas plus que tu ne dois prétendre à me faire voir dans le mariage autre chose qu’un besoin d’union absolue, une mise en commun de tout l’être, sans restriction d’aucune sorte ! Le mariage sans l’amour n’est pour moi qu’une forme de prostitution. Je n’aime plus Lucien, et je ne me marierai jamais !

Mme Lerbier ouvrit des yeux ronds.

— Par exemple !

— Dès que le calcul s’en mêle, ton association n’est plus qu’un accouplement d’intérêts, un contrat réciproque d’achat et de vente ! Une prostitution, je te dis, une prostitution !

Elle pensa soudain à l’inconnu, revit la chambre d’hôtel, l’heure de vertige et rougit jusqu’au cou. Mais une certitude orgueilleuse lui fit repousser toute analogie de son acte avec les syllabes qu’elle martelait, comme une flétrissure. Elle reprit fiévreusement :

— Toutes les bénédictions du Nonce et du Pape n’empêcheront pas le marquis d’Entraygues, en épousant les millions de Michelle, d’être ce que Ponette a dit de Mercœur, et ce que nous pensons de Bardinot… Et Ginette, avec toute son adresse, ne m’apparait pas plus recommandable, dans sa pêche au mari, que la dernière pécheresse, dans la boue du ruisseau !

Mme Lerbier, sifflet coupé, entendait le tonnerre gronder. Elle se ressaisit, et volubile :

— C’est inimaginable ! Ah ! la tante et toi vous vous ressemblez bien ! Je reconnais toutes les billevesées dont elle t’a bourré le crâne…

— Si tu m’avais élevée toi-même…

— J’ai toujours regretté de n’avoir pu le faire ! Ta santé…

— Ou ta convenance ?

— Me voilà récompensée !… Une fille bonne pour Charenton, avec ses principes révolutionnaires ! Te doutes-tu que tu piétines toutes les conventions sociales ? Mais avec ta vérité, puisqu’il n’y a que la tienne qui compte, ce n’est pas seulement le mariage, c’est la vie qui deviendrait impossible !… Voyons ! Voyons ! Revenons à la réalité. Un peu de tolérance, un peu de largeur d’idées…

Monique regarda sa mère. Le sol des habitudes sous elle se dérobait, comme un fond de vase. Elle piétinait, mais elle enfonçait. Elle voulut se raccrocher à l’apparence, se suspendre à l’image que dans l’éloignement, et depuis son retour d’Hyères, elle s’était faite, en dépit des passagères dissonances, de celle qui l’avait enfantée et, malgré leur séparation, gâtée à sa façon. Elle cria, comme on appelle au secours :

— Mais toi, maman, tu as aimé papa ! Vous vous êtes mariés pauvres, avant que ses découvertes aient fait de l’usine ce qu’elle est devenue ? Tu ne peux pas penser autrement que moi ! Tu méprises Ponette ! Malgré son argent et son salon tu n’admires pas vraiment la mère Jacquet ? Tu n’as pas d’estime pour Hélène Suze qui ne s’est donnée à un vieux et sale bandit comme son ex-mari que pour troquer, en divorçant, son étiquette de Mademoiselle contre son estampille de Madame ? Et je cite celles-là au hasard. Il y en a des centaines comme ça ? Tu ne t’es pas conduite comme elles, tu ne les approuves pas !

Mme Lerbier éluda :

— Tu vas toujours d’un extrême à l’autre ! Non évidemment, je ne te donne pas nos amies comme des saintes. Mais que veux-tu ? Quand on vit dans le monde, — et non seulement nous y vivons, mais nous en vivons, il faut bien accepter… oh ! pas ses vices, non, mais certaines coutumes, certaines nécessités. C’est comme ça… Nous n’y changerons rien. Ah ! si tu avais mon expérience, tu verrais qu’il peut y avoir des actions qui te paraissent aujourd’hui incompréhensibles, révoltantes même, et qui ont leurs circonstances atténuantes, leurs excuses, leur fatalité ! Allons, allons ! tout peut s’arranger encore, entre Lucien et toi.

— Renonce à cet espoir ! Il y a une chose que tu ne me feras jamais admettre : Le mensonge entre êtres qui s’aiment. Je n’ai jamais menti à Lucien. J’avais droit à la réciprocité.

Mme Lerbier sourit, avec supériorité.

— Le droit ! Le droit des femmes ! air connu… Tante Sylvestre, Mme Ambrat !… Mais, mon enfant, il y a des cas où le mensonge lui-même peut devenir un devoir. Ne me regarde donc pas comme cela ! Tu as tes yeux d’hier soir, tu me fais peur.

— Le mensonge, un devoir !

— Calme-toi !

— Non et non ! Le devoir, maman, c’est de dire la vérité. Et puisque je la dirai tout à l’heure à Lucien, autant que tu la saches, toi aussi ! Et tout de suite ! Rien ne peut plus s’arranger, rien, parce qu’hier soir, en te quittant, j’ai couché, tu entends, couché avec quelqu’un.

— Oh !

Cette fois la foudre était tombée. Mme Lerbier, sidérée, regardait sa fille en tremblant. Et soudain, hors d’elle, menaçante :

— Tu as fait ça ? Tu as fait ça ?

— Oui, et je le referais, si c’était à refaire !

— Petite imbécile ! c’est trop bête ! Et avec qui ?… Peut-on savoir ?

— Non.

— Parce que ?…

— Parce que, moi-même, je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ? Tu te moques de moi ? Réponds… Un de nos amis ? Non ? Alors un passant, le premier venu ?

— Oui.

— Ce n’est pas vrai ! Ou alors tu es folle.

— C’est vrai. Et je ne suis pas folle.

Mme Lerbier plia, effondrée. La catastrophe ! Elle était pourpre. De fureur plus encore que d’indignation… Elle bredouilla, tant la rage la travaillait :

— Ma… Malheureuse ! Et si tu as un enfant ?

Monique pâlit. Un enfant… De quel père ? Elle souhaita, si la supposition se réalisait, que ce ne fût pas du misérable auquel elle avait cru… Un enfant ?… elle pensa, tout haut :

— Et bien je l’élèverai, voilà tout.

— Ton inconscience dépasse les bornes ! Tu n’es qu’une idiote, une…

Elle s’arrêta court. Une issue s’ouvrait, dans le cul-de-sac. Distinctement elle voyait poindre une lueur, — le tournant… Pas de preuve, en somme ! Aucun signe à redouter, de quelque temps… Que Monique consentit à ne pas faire bravade de sa démence, et ce serait comme si rien ne s’était passé… D’ailleurs la violence, avec une nature comme celle-là, ne mènerait à rien, Elle essaya de la douceur. Et persuasive :

— Je ne m’attarderai pas à des blâmes sans doute superflus, puisque tu me diras que tu as ta conscience pour toi !… Le mal est fait. Restent les remèdes. Tu estimes que tu as bien agi ? Soit, tu juges selon ta morale ? Bien. Veux-tu que je te donne, en vieille maman qui t’aime, malgré tout le chagrin que tu lui fais, le conseil de la sagesse ?… Garde pour toi le secret de cette escapade. Quand je te disais qu’il y a des cas où le mensonge est un devoir, je ne pensais pas que tu me donnerais raison si complètement, et si tôt ! Parle comme tu veux le faire, te voilà dégradée, disqualifiée, et nous avec… Sans compter le ridicule ! Au contraire, si tu te tais, ni vu, ni connu, le malheur est réparable.

— Oh ! maman !

— Quoi ? Des scrupules, vis-à-vis de Lucien ? Un homme qui, le premier, t’a trompée ? Tu t’en es vengée… N’as-tu pas satisfaction ? Dis-toi bien ceci, ma petite. Dans le monde, et par conséquent dans la vie, ce qui importe, c’est moins ce qu’on fait, que ce qu’on dit, et surtout ce qu’on en dit.

— Maman ! maman !

— Comme on fait sa réputation, on fait son chemin !… Tu as commis une bêtise. C’est ton affaire… Au contraire, le jour où je ne suis plus seule, avec toi, à la connaître, — ton honorabilité, la nôtre sont jetées du coup en pâture à la méchanceté publique. Est-ce cela que tu veux ? Non, certainement… D’ailleurs, rassure-la, ta belle conscience ! Si, même mariés, il fallait, à chaque coup de canif qu’on donne, s’en faire part, tous les ménages seraient à couteaux tirés, — tous ! Sapristi, tu n’as pourtant pas tes yeux dans la poche ! Crois-tu que ton père et moi nous vivrions en si bonne harmonie, si chaque fois qu’il y a pu avoir entre nous un malentendu, nous avions été le crier sur les toits ? J’ai été trompée, moi aussi. J’ai été trompée à telle enseigne que tu es sans doute la seule à ne pas savoir que ton père a pour maîtresse la petite Rinette, des Capucines ! Je m’en suis consolée comme j’ai pu… Personne du moins n’a eu les échos de mes déceptions, et de mes chagrins.…

— Toi, maman ! Toi !

Mme Lerbier craignit soudain d’en avoir trop dit. Alors, détournant les yeux sous l’interrogation que dardait le regard bouleversé de Monique, elle ajouta :

— Mais tout cela, ce ne sont que des considérations générales ! J’en reviens à ce qui te concerne… Plus que jamais, tu dois te taire. Et épouser Lucien, sans retard. |

— Même en lui apportant, n’est-ce pas, l’enfant d’un autre !

— D’abord, ce n’est qu’une supposition.

— Et si elle devait être une réalité ?

— Il ne le saura pas ! Donc…

— Tais-toi ! C’est ignoble…

— Tu vas te mêler de me donner des ordres, maintenant ? De me juger ?… Toi !… Regarde-moi : ou tu te tairas, et tu épouseras Lucien…

— Jamais.

— Ou je dis tout à ton père. Et il te chassera.

— D’accord.

— Monique, voyons, tu…

Elle n’acheva pas. Son enfant était devant elle, comme devant une étrangère. Une pâleur glaçait le visage douloureux. Les yeux baissés disaient un affreux désarroi. Mme Lerbier voulut l’embrasser, l’attirer contre son pauvre cœur corrompu, maternel quand même.

— Monique ! répéta t-elle.

— Laisse-moi.

Repoussée, et ne sachant que faire, Mme Lerbier prit le parti de se draper dans sa dignité.

— Tu réfléchiras, dit-elle.

Et sans insister, elle battit en retraite, noblement. Monique, la tête dans ses mains, ne la vit pas sortir. Un second écroulement venait de se faire en elle.

L’affection, le respect filial gisaient, parmi les décombres.