Calmann-Lévy (p. 172-177).
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XIV



Lundi 30.

— « Allah Akbar !… Allah Akbar !… Allah est grand !… Allah seul est Dieu !… »

Il est quatre heures à peine ; une pâle lueur indécise s’épand dans l’air infiniment sonore, et le muezzin chante.

Il chante, de sa voix fraîche, la prière du réveil. Ses phrases musicales sont interminables, imprévues, d’une hauteur qui dépasse le registre habituel des hommes — et d’un sentiment rare, d’une tristesse de mort.

C’est le muezzin de la plus voisine mosquée, et on croirait qu’il est là, sur mon toit :

« — Allah Akbar !… Allah est grand !… Allah seul est Dieu !… »

Il répète aux quatre vents sa prière ; quand il chante vers l’Occident et vers le Nord, les paroles se perdent et on ne dirait plus des sons humains, mais plutôt quelque fugue de hautbois.

Je l’entends, et cependant je ne cesse pas de dormir ; son chant, sans que je puisse expliquer cette image, me fait l’effet d’un grand oiseau de rêve qui prendrait son vol dans l’aube encore grise, pour monter, descendre, planer avec des ailes légères et constamment tremblantes, remonter et puis redescendre enfin dans un frémissement d’agonie…

Chaque matin, à pointe d’aube, j’entends ses hautes vocalises, qui se traînent, pour finir comme de suprêmes plaintes, et j’en reçois une presque angoissante impression d’Islam — dans ce sommeil, qui redevient profond dès qu’il a fini de chanter.

Mais ce matin, c’est le jour du départ et je ne me rendormirai pas. Bientôt, en bas, dans la rue à peine éclairée, tintent gaîment les grelots des mules matinales qui passent. Puis, les oiseaux, les martinets, après un léger prélude, entonnent tous ensemble une aubade folle. Et enfin commencent les voix des hommes, les cris des marchands, le tapage des métiers et des marteaux, tous les bruits de la vie orientale.

À six heures, nous sommes à cheval, reprenant, pour quatre jours qui seront les derniers, notre vie errante, nos burnous de laine.

Nous éloignant de plus en plus des lieux saints — dont nous sentons déjà, hélas ! l’image s’effacer — nous allons remonter vers le Nord, dans le pays des Gentils, jusqu’aux ruines colossales des temples du Soleil ; puis, nous gagnerons Beyrouth, où notre pèlerinage s’achèvera.

Toute la journée, nous suivons le cours de cette rivière qui apporte à Damas ses eaux vives et s’en va se perdre au levant dans les « Lacs des Prairies ». Nous avons d’abord, durant les premières heures, la route carrossable qui va à Beyrouth et à la mer ; puis, des chemins difficiles, aux flancs d’une profonde vallée dans laquelle la rivière s’encaisse et devient invisible sous des voûtes de verdure.

Nos sentiers passent à mi-montagne à travers un pays tourmenté, desséché, désert, d’une monotone couleur d’ocre rouge, tandis que, au-dessous de nous, l’étroite et interminable vallée que nous longeons est un fouillis d’arbres, d’herbages, d’un vert printanier très éclatant — où il se fait, comme à Damas, une éternelle musique d’eaux courantes, de ruisseaux ou de cascades.

Nous sommes tantôt plus haut, remontés dans l’aridité absolue, ocrée et brûlée, tantôt plus bas, au niveau des feuillages des arbres ; nous distinguons alors tout ce qui pousse à leur ombre, les orges, les fèves, les blés, les fleurs ; nous voyons de près les toits des villages, et, autour des fontaines, les groupes de femmes et les groupes d’enfants, qui lèvent vers nous leurs beaux yeux. Toute la vie s’est localisée là, en bas, dans cette fraîcheur et cette nuit verte, et le reste du pays est en pierrailles, en roches abandonnées que le soleil dévore. — Oh ! les exquis visages de jeunes filles, relevés de temps à autre vers nous, d’une fenêtre, d’un jardin ou d’une terrasse, au bruit du trot de nos chevaux…


Vers midi, une fusillade dans le lointain. Elle part d’un village au-dessus duquel nous allons arriver bientôt. Et il y a aussi des voix humaines qui chantent en chœur, et une musique de puissants tamtams, dont les coups sont frappés trois par trois, suivant un rythme lent…

C’est une noce, que nous verrons à vol d’oiseau comme nous voyons tout ce qui se fait dans la vallée. Passant à une dizaine de mètres au-dessus d’une petite place que bordent des maisonnettes de terre carminée, nous ralentissons notre marche pour regarder. À côté d’une fontaine jaillissante, sur un sol trop rose, sous des arbres trop verts, tous les habitants des environs — deux ou trois cents Syriens et Syriennes — sont groupés en cercle, au soleil que tamisent les branches fraîchement feuillues ; ils ont revêtu leurs habits de fête, des vestes bleues ou rouges, à longues manches, entièrement brodées d’or — tout ce qu’il y avait, à des lieues à la ronde, de beaux costumes gardés au fond des coffres, dans les hameaux en terre séchée.

Des hommes tirent des coups de fusil en l’air ; d’autres frappent en chantant sur des tamtams énormes. Les mariés sont assis au centre : deux enfants, ces mariés ; elle, quinze ans tout au plus ; lui, encore imberbe. Brodés et dorés comme les gens de leur cortège, ils se tiennent très près l’un de l’autre, confus et naïfs, rouges de timidité et de soleil. Tous deux portent leur fortune sur leur front ; lui, autour de son tarbouch ; elle, autour de son voile, des guirlandes de pièces d’or.

Et tant de belles têtes d’hommes à grandes moustaches se lèvent vers nous, tant de délicieuses figures de jeunes femmes, aux yeux presque trop longs et trop noirs !…


Plus loin, nous descendons au fond de l’éden pour prendre le repas du milieu du jour, sous une treille, devant une petite auberge où l’on nous fournit des narguilés. C’est en face d’un vieux pont romain qui traverse la mince rivière. Pendant nos heures de repos, nous voyons par là beaucoup de gens revenir de la noce, qui sans doute est finie, tous charmants sur leurs chevaux.

Passe aussi, hélas ! une bande Cook, grotesque et nombreuse, sur des mulets.


Nous plantons nos tentes, le soir, en un lieu d’aspect banal, qui pourrait être un coin quelconque de la France : des champs d’orge et des peupliers, sous un ciel du Nord.

Campée dans notre voisinage, une autre bande Cook, qui est pour nous la seconde du jour : à cause des grandes ruines de Baalbek, toute cette partie de la Syrie en est infestée.