Calmann-Lévy (p. 151-155).
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XII

Samedi 28 avril.

Au centre de la ville, gisent les ruines toutes fraîches de la grande mosquée, qui fut jadis l’église de Saint-Jean de Damas, contemporaine de Sainte-Sophie et des basiliques de Constantin, célèbre par ses colonnes de marbre et ses mosaïques d’or, puis qui devint l’un des sanctuaires les plus saints de l’Islam, le troisième en vénération après ceux de la Mecque et de Jérusalem.

Il y a sept ou huit mois, en plein midi, le feu prit on ne sait comment, dans sa charpente desséchée, et, d’une façon soudaine, en quelques minutes tout flamba comme une pièce d’artifice ; puis, dès que la toiture fut effondrée, commença l’anéantissement imprévu de ces colonnes, qui valaient chacune le prix d’une ville et que les constructeurs avaient enlevées à des temples antiques ; déséquilibrées tout à coup, elles tombèrent les unes contre les autres et se brisèrent sur les dalles, irréparablement.

Depuis, on a tout laissé tel quel, en attendant une décision du khalife ; mais les hommes de nos jours n’ont plus les moyens de refaire de telles magnificences, et c’est d’ailleurs bien dans le sentiment de l’Islam de se soumettre en baissant la tête devant les destructions qui semblent fatales.

La cour de la mosquée, qui subsiste toujours, a l’étendue d’une place de grande ville entre ses rangées d’arcades blanches. Pieusement on se déchausse encore pour y entrer, bien qu’elle soit semée de pierres et de décombres — et aujourd’hui même de nombreux fidèles y sont prosternés le front contre terre.

Mais, dans la partie qui fut le sanctuaire des Ommiades, on a cessé de venir prier, à cause des amas de débris et des colonnes abattues. Çà et là, décorant des arceaux demeurés debout, brillent des restes de mosaïques ; sur des fonds d’or byzantin, quelques raides palmiers ou des branches de naïves fleurs. Et par terre, les milliers de petits morceaux scintillants, dont ces mosaïques avaient été si patiemment composées, couvrent, saupoudrent les tas de plâtras et de planches noircies ; on dirait qu’une grêle est tombée ici, une grêle de marbre vert, de porphyre et d’or.

Dans les dépendances épargnées par l’incendie, où nous pénétrons avec notre ami le pacha, au fond d’un vieux kiosque funéraire très mystérieux, qui renferme une source d’eau miraculeuse, on nous montre la châsse d’argent où est gardée la tête d’Husseim, prophète et martyr.

Au grand minaret, nous montons par d’étroits escaliers noirs, usés, luisants de frottements humains. Quand nous sommes en haut, dominant les ruines de la mosquée et tout le déploiement de la ville couleur saumon, il est l’heure de la quatrième prière du jour ; alors, une dizaine de muezzins, qui étaient montés derrière nous, apprêtent tous en même temps leurs mains en porte voix contre leur bouche… D’ordinaire, on n’entend qu’isolément ces chanteurs, improvisant au-dessus des villes, presque dans le ciel, leurs vocalises tristes ; un chœur de muezzins est pour moi quelque chose de nouveau que je ne prévoyais pas ; mais on me dit qu’à la grande mosquée, c’est l’usage de chanter ainsi, pour se faire entendre de plus loin et donner le pieux signal jusqu’aux extrémités des banlieues roses…

Sur l’étroite galerie, nous sommes forcément serrés les uns contre les autres, dans notre commun isolement au milieu de l’air… Trois heures ! Les voix suraiguës partent toutes ensemble en fugue déchirante, jetant le frisson religieux sur la terre, effarouchant les hiboux du minaret, qui prennent leur vol, et les pigeons coutumiers des toits, qui se lèvent comme un petit nuage blanc sous nos pieds.


Un point de vue célèbre en Orient est celui qu’on a de la funèbre montagne dressée tout à côté de Damas.

J’ai dit qu’aussitôt après ces grands vergers dont la ville est entourée comme d’une ceinture délicieuse, presque sans transition, le désert commence, vide et désolé.

Et cette montagne, si rapprochée pourtant, participe déjà de cette désolation infinie : aride, sèche, rougeâtre, creusée à toutes les époques pour des sépultures, elle n’est peuplée que de chacals et de morts. On y monte parmi des pierres et des tombeaux ; mais, dès qu’on s’y élève, les bois et les vergers si magnifiquement verts commencent à se déployer en bas, l’oasis paraît grandir au milieu des horizons mornes ; et, dans l’épaisseur des arbres, à demi noyée dans la mer de verdure, se révèle, avec ses minarets et ses myriades de coupoles, toute cette ville de terre rosée, qui mesure près de six kilomètres du nord au sud de ses faubourgs ; là, alors, dans ce lointain favorable aux enchantements, elle est immense, elle est féerique ; elle est vraiment reine orientale, ville de Saladin, ville des vieux temps et des merveilles…